Le Forban noir

ÉPILOGUE

Le mois de février venait de finir. Mars, auxgiboulées fantasques, se levait au septentrion. Par un de cescaprices dont il est coutumier, son premier soleil brillait radieuxce jour-là.

Toute la population de Perros-Guirec sepressait sur le port. On était venu en foule de Lannion, deGuingamp, de Saint-Brieuc, de Morlaix.

À l’entrée du port, des tribunes étaientdressées pour les autorités, avec des mâts et des banderolesmulticolores. Quatre compagnies de fusiliers-marins, venus deBrest, un bataillon d’infanterie, huit brigades de gendarmes,ajoutaient à la magnificence de la fête.

Au premier rang des tribunes s’asseyaient lerecteur de Louannec, le maire, le notaire Duguer, l’instituteur etle docteur Bénédict. Ils avaient bien mérité cet honneur.

Une seule personne manquait à la fête, unepauvre mère en larmes qui, à la même heure, priait auprès d’ungrand cercueil de bois de fer, doublé de plomb, déposé, entre descierges, dans la nef de l’église neuve de Louannec, en attendant leservice solennel qu’on y célébrerait le lendemain. Car, depuis laveille, la baleinière de la Némésis avait apporté sur larive du bourg la dépouille mortelle d’Yves Plonévez, tombé dansl’apothéose d’une réhabilitation, et cette dépouille allait dormirson éternel sommeil dans la terre sacrée de la patrie, près des osdes obscurs héros qui l’y avaient précédée.

Or, ce qu’attendait le ministre, cequ’attendaient les autorités du pays, les amis de la premièreheure, la noble et élégante assistance, ce qu’attendait lapopulation tout entière, c’était la rentrée triomphale de laNémésisqui venait d’accomplir en trois mois une si fécondecroisière et de délivrer les nations civilisées d’un long cauchemarde quinze ans.

On la vit, gracieuse et légère, doubler lemôle au bruit des acclamations, faire vibrer d’une dernière salvel’écho des collines environnantes, puis, après avoir mouillé aucentre du bassin, accueillir à la coupée les embarcations dépêchéespour recevoir les passagers, les officiers et les marins.

Le commandant Le Gouvel descendit le premier,donnant la main à Mme Hénault, la mère ; puisce fut Alain Plonévez conduisant Mme Isabelle, puisPablo et sa cousine Irène, puis le docteur Perrot, le chefmécanicien Grandy, les matelots, gabiers, chauffeurs. Dans leurnombre on admira la superbe carrure du titan Joël Le Corre. LeGrésillon donnait le bras à la gentille Anne-Marie, à qui ils’était fiancé au cours de la traversée du retour.

Le ministre et son état-major vinrent recevoirles voyageuses. En un discours plein de chaleur, le représentant dugouvernement rappela les origines de l’expédition, en narra lesdramatiques incidents et, finalement, lut la liste des récompensesdécernées. Il y en avait pour tous. Cinq croix de la Légiond’honneur étaient octroyées, à Mme Hénault d’abord,à l’enseigne Le Gouvel, promu lieutenant de vaisseau, au capitaineAlain Plonévez, au docteur Perrot, au mécanicien Grandy. Lamédaille militaire allait orner la poitrine de Joël Le Corre etd’un des aides-mécaniciens ; des médailles spéciales étaientaccordées au reste de l’équipage. Enfin, par une mentionparticulière, Paul Hénault, solennellement réintégré en son étatcivil, recevait une médaille d’or unique, prémice des récompensesfutures que décernerait la France au vaillant enfant, lorsqu’ilserait sorti du Borda avec les aiguillettesd’aspirant.

Alors se produisit un incident qui porta aucomble l’émotion de l’assistance.

Mme Hénault s’était levée et,s’adressant au ministre, lui faisait entendre, d’une voix vibrante,le langage d’une admirable Française.

« En me décernant une récompense que jen’ai ni sollicitée, ni même souhaitée, dit-elle, le gouvernementm’accorde un honneur au-dessus de mes faibles mérites. Fille etdescendante de marins, sortie d’une race glorieuse sur mer entretoutes, puisque ma famille est Malouine, je n’ai fait que ce quetoute Bretonne de cœur eût fait à ma place. Je n’accepte donc pascette croix qui sera mieux placée sur une poitrine virile. Maisafin qu’aucun doute ne plane sur la nature du sentiment quim’inspire, je tiens à le faire connaître sans ambages.

« Il me serait trop cruel d’obtenir lesigne de l’honneur au prix du deuil qui afflige une héroïque femmede cette terre. Car, sachez-le, monsieur le ministre, je pleure àla pensée de cette autre mère, dont l’absence attriste cette fête,et qui prie en ce moment sur le cercueil de l’un de ses fils, dupauvre homme, tombé en héros, dont le dévouement a rendu monpetit-fils Paul à sa mère et à moi-même, son aïeule. Je demandequ’une mention spéciale soit faite de cette Bretonne plus grandeque les meilleures d’entre nous, d’Anna Plonévez, la mère de notrevaillant capitaine Alain, de notre cher Ervoan, mort en enfantglorieux de la Bretagne et de la France. »

À l’audition de ces nobles paroles, un longfrémissement courut d’un bout à l’autre de l’auditoire. On vit leministre se lever et, tenant à la main le joyau symbolique, il lesuspendit un instant sur la poitrine deMme Hénault. Puis, pliant le genou, il lui baisarespectueusement la main.

Toute une grande heure dura le défilé deshauts personnages, des amis, des admirateurs. Les deux dames, Pabloet Irène, durent entendre bien des compliments, serrer bien desmains de gens qui leur étaient totalement inconnus. Ce sont là lesexigences de la gloire.

Après quoi, les voitures de Ker Gwevroc’h,suivies d’une dizaine d’autres véhicules, emportèrent lesvoyageuses et leurs invités jusqu’au manoir du Trévou, où un grandbanquet leur était préparé.

Elle prit fin, cette journée mémorable. Elleeut un lendemain tendu de noir, mais mieux encore consacré par lesouvenir à la glorification des morts.

Car un service de première classe, une messede Requiem fut chantée ce jour-là pour le repos de l’âmed’Yves Plonévez, et aussi des vaillants marins de laNémésis tombés sur la terre africaine et inhumés, loin dusol de la France, mais sous les plis du drapeau français. L’églisede Louannec fut trop petite pour l’innombrable assistance qui sepressa autour de la fosse où l’on descendit les restes dumalheureux Ervoan.

Et, au retour de la cérémonie, les rangss’ouvrirent respectueusement devant la mère inconsolée, maisréconfortée en sa douleur par ce témoignage d’universellesympathie.

Comme elle s’avançait au bras d’Alain, dont laboutonnière brillait de la récompense décernée la veille, on vit lepetit « Espagnol » venir à elle, et doucement, de sa voixtendre des anciens jours, lui murmurer à l’oreille :

« Mamma Plonévez, est-ce que je ne suisplus aussi votre fils ? »

Alors, chancelante, les yeux pleins de pleurs,la mère du vaillant mort et du glorieux vivant, se tourna versMme Hénault et Isabelle, et, d’un accentintraduisible, leur dit :

« Le bon Dieu m’en a pris un ; ilvous en a rendu un. Voulez-vous tout de même, que celui-là soitaussi à moi jusqu’à l’heure où je m’en irai rejoindrel’autre ? »

Les deux mères heureuses se jetèrent ensanglotant au cou de la mère éplorée, et la mamm Plonévez, en têtedu cortège, regagna son humble demeure, un bras sous le brasd’Alain, l’autre sous celui de Pablo. Il lui restait encore deuxfils, et le hijo del mar avait encore deux mères.

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