Le Forban noir

Chapitre 6Tête-à-tête.

C’était le soir, un beau soir d’été, tout dorépar les reflets du couchant. Un rayon, décoché par le soleil commeune flèche, vêtait de lumière la maisonnette de la veuve Plonévez,et les pierres en paraissaient tressaillir de joie.

La rue était déserte, la maison le paraissaitaussi. Dans ce pays où tout le monde se connaît, la méfiance n’apas beaucoup de précautions. L’huis entrebâillé touchait à peine lechambranle du bout de son pêne rouillé. Il suffisait d’une pousséede l’épaule pour l’écarter entièrement.

Un homme s’avançait sur le chemin, l’œil fixésur cette porte entr’ouverte. Il marchait d’un pas hésitant, latête penchée et sournoise, l’allure cauteleuse, à la façon dequelqu’un qui médite un mauvais coup.

Elle l’attirait, cette maison ; elle lefascinait. Du bord opposé de la route, il la couvait des yeux. Sonregard inquiet la sondait, en interrogeait les abords, cherchait unmotif de se décider à en franchir le seuil.

Brusquement, il s’y résolut. En trois pas, ilenjamba la chaussée ; il poussa le battant et entra.

Pas un bruit à l’intérieur. Dans l’étroitcorridor carrelé, le mystérieux visiteur s’arrêta court, pris d’untremblement incoercible, et porta les deux mains à sa poitrine,comme pour en comprimer les battements. On eût dit qu’il allaitdéfaillir.

Pourtant, il était grand et fort. Son visagehâlé disait la plénitude de la santé dans un organisme robuste.D’où pouvait venir une telle faiblesse à cet hercule ?

Il la domina néanmoins, et aspira longuement,évitant qu’on pût ouïr son souffle.

Puis, s’appuyant à la cloison de briques, ilpénétra plus avant. Sa main palpa un loquet de cuivre et y demeuraimmobile pendant quelques secondes.

Nul bruit de l’intérieur ne vint le détourner.Avec d’infinies précautions, il tourna la poignée de laiton et serisqua à pousser cette deuxième porte.

C’était celle de la salle à manger, une pièceà plafond bas, éclairée de deux petites fenêtres, prenant jour,l’une sur la rue, l’autre sur l’étroit jardin, à solivessaillantes, à cheminée de bois, du reste carrelée comme le couloir,et blanchie à la chaux.

Sur la cheminée, une pendule muette et sansmouvement sous un globe de verre, entre deux vases de porcelaineabrités de même façon et garnis de fleurs de papier ;au-dessus un mauvais tableau, peint par quelque naïf artiste dupays et représentant la Stella maris, le brick de feu le« capitaine » Plonévez ; au mur, accrochés en ordre,des portraits photographiques défraîchis : trois hommes, unefemme : le père, la mère et les deux fils.

Au centre de la pièce une table de bois blanc,ronde, couverte d’un tapis de toile cirée, était entourée de sixchaises paillées en bois de cerisier poussé au rouge clair.

Contre le mur du fond, un buffet vitré mettaiten montre l’humble vaisselle de faïence ou de métal blanc, lesverres et les boîtes enfermant les six couverts de ruolz réservéspour les grandes occasions.

Tel était le mobilier de cette salle à mangerrustique. Mais, en en franchissant le seuil, on avait tout de suitel’odorat charmé par le parfum qui emplissait la pièce.

Il s’exhalait, ce parfum, de deux grosbouquets de fleurs, installés en des pichets de grès sur un secondbuffet, très bas, formant console.

Ces fleurs venaient de l’enclos. Tous les deuxjours, Anna Plonévez les renouvelait avec soin, les cueillantelle-même aux magnifiques rosiers de son jardin, aux tonnelles dejasmin ou de chèvrefeuille, dans les plates-bandes ornées de poisde senteur, de verveines, de balisiers et de glaïeuls.

L’homme s’arrêta derechef ; derechef ilparut en proie à la défaillance déjà éprouvée.

Et, tout d’un coup, n’y tenant plus, iltraversa violemment la salle, alla droit à la cheminée et… décrochale portrait de femme qui pendait à la gauche de la pendule. D’ungeste passionné, il le porta à ses lèvres et se mit à le couvrir debaisers.

Soudain, un pas retentit derrière lui, dans lecorridor, un pas élastique et léger, le pas d’un enfant.

À ce moment même, l’homme venait de tirer desa poche une enveloppe gonflée de papiers.

Au bruit venu du corridor, il glissal’enveloppe sous la pendule de la cheminée, et, d’un geste nonmoins vif raccrocha le portrait à son clou.

Celui qui entrait n’était autre que Pablo.

À la vue d’un étranger dans la maison, ils’arrêta, interdit, sur le pas de la porte.

L’homme se retourna. Un cri d’allégressejaillit des lèvres de l’enfant.

« Ervan ! Ervan ! C’esttoi ? »

Les bras ouverts et tendus, il courut vers lesingulier malfaiteur.

Il faut croire que la sympathie était ancienneet profonde entre les deux personnages, car l’homme enlaça l’enfantd’une chaude étreinte et l’embrassa à deux reprises.

« Ah ! petit Pablo, petitPablo ! Je te revois donc ! Il y avait dix-huit mois queje te croyais noyé. »

Certes, il mentait en parlant de la sorte,mais, tout de même, sa joie était sincère. Il était visible que cerude matelot adorait le petit garçon.

On ne s’embrassait plus, mais les mainsretenaient les mains. L’homme riait et pleurait à la fois ; legamin le considérait avec des yeux émerveillés.

« Tu me croyais noyé, Ervan ? C’estvrai que j’en ai été bien près. Tu ne sais pas ? C’est le filsde la maison, le fils de mamm Plonévez, mon ami Alain, qui m’asauvé, qui m’a ramené ici.

– Ah ! proféra l’autre, dont la voixs’étrangla.

– Oui, poursuivit l’enfant. C’est Alain.Il te ressemble. On dirait que c’est ton frère. »

Les lèvres de l’homme s’agitèrent à plusieursreprises, sans qu’aucun son en sortît ; sa poitrine sesoulevait tumultueusement. Il lâcha l’une des mains de Pablo pourécraser à moitié, sous ses paupières, des larmes qui, malgré tout,coulèrent sur ses joues bronzées et allèrent se perdre dans sonépaisse barbe noire.

« Tu pleures ? questionna le petit,interdit par ce spectacle inattendu. Tu pleures parce que j’ai ditqu’Alain te ressemble ! Mais c’est que c’est vrai, tusais ? »

Et, plus bas, timidement il ajouta :

« Il avait un frère, Alain, un frère donton ne parle jamais devant mamm Plonévez, parce qu’il estmort. »

Ervan tremblait comme une feuille. Il tenaitles yeux baissés, n’osant regarder son interlocuteur.

À la fin, d’un organe rauque, saccadé, ildemanda :

« Alors, il y a dix-huit mois que tu esici, dans cette maison, chez… »

Il ne put prononcer le nom. Un spasme lesuffoqua.

« Oui, il y a dix-huit mois. Quand Alainm’a retiré de l’eau, on m’a porté ici. Mamm Plonévez m’a pris, m’asoigné, m’a gardé. Elle m’aime bien, et moi aussi, tu sais. Elleest si bonne, si pieuse. Et puis elle a eu tant de chagrin. Ellepleure tant, quand elle pense à… celui qui est mort ! C’estpour ça qu’Alain lui a dit, quand j’ai été couché là-haut :« Mamm, nous allons le garder, pas vrai, ce moussaillon ?Ça ne te consolera pas tout à fait, mais ça te fera un fils de pluspour remplacer mon frère Ervoan. » Car, tu ne sais pas ça, ils’appelait Ervoan, le frère d’Alain, un nom qui est presque la mêmechose que le tien. Ervoan, – Ervan. Il n’y a pas dedifférence. »

Il disait tout cela ingénument, sans remarquerle trouble croissant de celui à qui il parlait. Ilpoursuivait :

« En sorte que mamm Plonévez m’a donné lachambre de son fils aîné, son propre lit. Quel dommage qu’il soitmort ! »

Et, brusquement, changeant de sujet, exprimantune surprise qu’il n’avait pas eue au premier moment, l’enfant seprit à interroger :

« Mais toi, Ervan, comment se fait-il quetu sois ici ? Tu la connais donc, toi aussi, la chère mammPlonévez ? »

D’un accent qui grondait comme un feulementétouffé, le matelot du Cacique répondit, auhasard :

« Oui, un peu ; je connais surtoutLân.

– Lân ? Tu dis Lân, comme les gensd’ici ? Tu parles breton peut-être ? Tu es dupays ? »

Mais déjà l’autre s’était ressaisi.

Le dialogue devenait dangereux ; il nefallait pas s’y attarder. Au surplus n’avait-il pas une besogne àfaire ?

Dominant donc son trouble, maîtrisant leshoquets de sa gorge, celui que Pablo appelait Ervans’expliqua :

« Écoute, petit : ce n’est pas toutça. La vérité, c’est que je suis venu pour toi, pour te voir.

– Pour moi ? prononça l’enfant, lesyeux grands ouverts.

– Oui, pour toi. J’avais appris taprésence dans le pays. On m’avait indiqué cette maison. Alors, tucomprends, je voulais t’embrasser. Je suis venu.

– Mais, tu m’as dit, tout à l’heure, quetu me croyais mort. »

Ervan s’aperçut de sa maladresse. Il étaittrop tard pour chercher à la réparer. Bredouillant, mal à l’aise,désireux de couper court aux questions embarrassantes, il prit latangente et répliqua :

« Écoute, Pablo ! Veux-tu faire unechose, venir avec moi, un tour seulement, sur la grève ? Nouscauserons bien plus à notre aise. »

Il insista, afin de mieux séduirel’enfant :

« Tu as été mousse, tu aimes les beauxbateaux. Il y en a un très beau dans la rade.

– Oh ! oui, je sais, ce yacht, quis’appelait le Mapana,et qui s’appelle à présent leCacique ?

– Tout juste. C’est sur lui que je suisembarqué. Je puis te le faire visiter en détail. Tu seras contentde ta visite. »

Il avait repris la main du garçonnet ; ill’entraînait vers la porte. Il avait hâte de sortir de cettemaison, car, maintenant, il étouffait sous ce toit.

Trop de souvenirs l’assaillaient. Le passél’enveloppait, l’entourait d’une chaîne. Il avait l’horreur delui-même, de sa vie perdue, de son abjection présente.

« Je veux bien », avait consentiPablo.

Mais, tout à coup, il se dégagea d’une brusquesecousse, et, riant, les yeux pleins de malicieuse gaîté, ils’écria :

« Seulement, tu comprends bien que tu nepeux pas t’en aller comme ça, sans avoir bu une bolée decidre ? Mamma Plonévez ne me le pardonnerait pas. »

D’un bond, il sortit de la salle, ouvrit uneporte du corridor donnant sur le jardin, et le matelot putl’entendre, appelant à plein gosier :

« Mamma Plonévez ? MammaPlonévez ? où êtes-vous ? Venez vite ! »

Le forban s’affola. Tout, tout plutôt quecette rencontre, trop chère et trop redoutable ! Misère !Il ne fallait pas que cela fût. Il était « mort », Pablovenait de le lui dire. Il devait rester « mort ».

Profitant de l’absence momentanée du mousse,sans réfléchir aux conséquences de cette fuite, aux commentairesqu’elle provoquerait, aux périlleuses recherches auxquelles elledonnerait lieu, il s’élança, tête baissée, vers la porte.

Et voilà que cette porte fut poussée. Une voixqu’il connaissait bien, qui fit tressaillir ses entrailles,répondait aux appels de Pablo :

« Me voilà, petit, me voilà. Je suis ici.Qu’est-ce qu’il y a ? »

Mamm Plonévez entrait, effarée, dans la salleà manger. Le matelot avait reculé, courbant le front, honteux,essayant de se voiler la face.

Mais qui peut tromper l’œil d’unemère ?

À peine ceux d’Anna Plonévez eurent-ilsdévisagé l’intrus, qui pénétrait ainsi sous son toit, qu’uneexclamation sourde jaillit de sa poitrine, tandis que, vacillante,elle s’accrochait à une chaise.

« Jésus ! Maria ! Monfils ! mon fils Ervoan ! »

Elle avait failli tomber. Elle se redressa,aussi blanche que le lin de sa coiffe. Elle vit le malheureuxagenouillé devant elle, baisant le carreau qu’il mouillait de sespleurs, enfin débordés, et sanglotant :

« Mamma, mamma, pardonnez-moi. »

Alors la mère se pencha. Elle tendit sesvieilles mains à l’enfant prodigue ; elle le releva,disant :

« Embrasse-moi, mon petit, mon pauvrepetit. »

Et lui, le pirate, l’homme déchu, osa laregarder.

Il aperçut ses bras ouverts, l’adorablesourire maternel épanoui sur les rides de l’âge, sur les sillons dela douleur. Il put se croire pardonné, réhabilité. D’un seul élan,il fut sur pieds. Son étreinte se referma sur la mamm qui avait pule croire mort, mort du moins à la vraie vie de l’honneuret du devoir. Et, pendant quelques secondes, leurs larmes semêlèrent avec leurs baisers.

Cependant Pablo, après avoir fait le tour dujardin, revenait à la maison, appelant encore.

« Chut ! dit-elle. Le petit a su parnous que tu étais mort. Il faut qu’il te croieressuscité. »

Comme tout à l’heure, le mousse s’était arrêtésur le seuil. Mais sa stupeur était plus grande encore de voir mammPlonévez dans les bras de son ami Ervan. Son intelligence, aprèsavoir frôlé un instant la vérité, avait vu la lueur s’éteindre.Maintenant, il ne comprenait plus.

Une question de naïve candeur lui vint à labouche.

« Alors, mamma, c’est donc que vous leconnaissez bien, vous aussi, mon ami Ervan ? »

Elle rit, d’un rire nerveux, etrépliqua :

« Si je le connais, Pablo ? Maisc’est mon fils, mon fils Ervoan, que je croyaismort ! »

Il y a, dans toute existence humaine, de cesheures uniques, prodigieuses, pendant lesquelles l’homme, s’ilpouvait s’analyser, se rendrait compte que le libre arbitre, laraison, tous les attributs dont se flatte son orgueil, n’existentplus, en quelque sorte, des heures où il devient, à son insu, lejouet d’une force incommensurable, un fétu, mais un fétu conscient,emporté dans l’immense tourbillonnement des causes pivotant autourde la Cause première.

Pendant quelques minutes, les trois acteurs dece drame intime, – est-ce « acteurs » qu’il fautécrire ? – se sentirent enlevés en un irrésistible courantd’émotions imprévues, suaves et douces, annihilant leurs vouloirs,les fondant en une commune joie dont le principe résidait en leurcommune affection.

La première, la vieille mère recouvra saprésence d’esprit. Elle dit posément :

« Puisque te voilà revenu, mon fils Yves,tu vas faire ce qui s’est toujours fait en Bretagne : tu vasboire le cidre de ta mère et, tout à l’heure, en dînant, tu romprasle pain avec nous. »

Ervoan était pris, il ne pouvait pluss’échapper. Il n’y songeait pas même. Un peu fataliste, il sedisait que ce qui était arrivé devait arriver. Et puis, quoi ?Dans cette atmosphère de tendresse et de vertu, il se sentaitsoudainement transformé. L’homme de péché qui, en lui, s’étaitgreffé sur le Breton naïf et croyant de l’origine, se flétrissaitbrusquement. Il recouvrait sa grandeur primitive. Le baiser de samère lui avait éclairci le front, dissipé les ténèbres de son âme.Il n’était plus le pirate Ervan ; il redevenait ErvoanPlonévez, le fils d’une sainte et d’un brave, le frère d’unvaillant garçon, plein de courage et d’honneur.

Maintenant, il avait pris les mains de samère, il les baisait passionnément. Ses prunelles inlassées sefixaient sur la belle vieille figure encadrée de mèches blanches,aussi blanches que les ailes de la coiffe de batiste. Et avec unrire de petit enfant, il répétait, à l’instar d’unrefrain :

« Oh ! que vous êtes joliemamma ! Vous n’avez pas changé, pas changé du tout. Vousrestez la même. Oh ! que vous êtes jolie ! »

Mais elle de répondre, en secouant latête :

« Pas changée ? En douze ans ?Parce que voilà douze ans de ça, sais-tu ? Pauvre petit !Tu ne m’as pas bien regardée. Mes pauvres yeux sont brûlés, monfils. Pourtant, jusqu’à l’année dernière, je pouvais coudre encoreavec mes yeux. Depuis, le docteur Bénédict m’a ordonné de prendredes lunettes. Il a bien fallu. Tu vois que j’ai changé tout demême. »

Et elle riait en répondant ainsi, et lui,prévenu, la regardait mieux. Il voyait bien qu’elle ne mentait pas.Au tour des yeux, restés purs, d’une douceur angélique, lespaupières s’étaient recroquevillées, plissées de mille rides ;un cerne bleuâtre les entourait par-dessus et par-dessous. Le nez,très fin, paraissait un peu pincé, la bouche s’infléchissait auxcommissures, retombait, ainsi qu’il arrive sur les figures qui ontappris à mépriser le rire, qui ont subi la lassitude et lesdésenchantements de la vie.

Tout à coup, comme elle détournait la tête, savue s’arrêta sur la cheminée, sollicitée par une tache blanche sousle socle en bois de la pendule.

Elle quitta Ervoan et courut à la cheminée, oùelle prit l’enveloppe qu’y avait glissée le matelot.

Elle l’ouvrit. Ses paupières s’écarquillèrentà la vue des billets de banque. Un peu troublée, ellemurmura :

« Qu’est-ce que c’est queça ? »

Le marin avait rougi et pâli tour à tour. Parbonheur pour lui, il tournait le dos à la fenêtre de la rue, qui nedonnait plus que le jour douteux du crépuscule finissant. Sonémotion ne fut pas remarquée.

Recouvrant son sang-froid, il courut vers labonne femme et, du ton le plus gai qu’il put affecter :

« Ça, mamm, c’est une surprise que j’aivoulu te faire.

– Une surprise ? »

Elle avait tiré ses besicles de sa poche. Elleles assujettit sur son nez et examina mieux le contenu del’enveloppe.

« Jésus ! s’exclama-t-elle. Desbillets de mille francs ? Il y en a cinq. Cinq millefrancs ! »

Elle ajouta, la voix changée :

« Cinq mille ! C’est unefortune ! »

Brusquement, elle releva les lunettes sur sonfront.

Un pli barrait ce front. La voix, tout àl’heure si douce, si maternelle, se fit presque dure :

« Et c’est à toi, tout ça, bien àtoi ? »

La mémoire lui était revenue, soudaine,implacable. Elle se rappelait l’odieux passé, le malheur qui luiavait tiré plus de larmes que la pensée même de la mort de sonfils. Elle avait revécu les heures atroces de Saint-Brieuc, pendantlesquelles elle avait supplié le tabellion au cœur de métal, puiscelles où elle avait entendu, effondrée sur un banc des pas perdusdu Tribunal correctionnel, l’écho de la sentence qui condamnaitErvoan à deux mois de prison ; puis, enfin, les moments cruelsoù, accompagnant le malheureux libéré jusqu’au bateau qui allaitl’emporter au loin, elle lui avait mis aux mains les derniers cinqcents francs retirés de la Caisse d’Épargne.

Et c’était depuis ce jour, néfaste entre tousles jours, qu’elle n’avait pas revu son fils, qu’elle l’avait crumort ; et voici qu’il reparaissait, qu’il« ressuscitait », selon l’expression dont elle-mêmes’était servie.

Toute à sa joie du revoir, elle avait oubliél’adieu. Douze années s’étaient écoulées. En douze ans, un hommequi est mal parti dans la vie peut y rentrer le plus honnêtement dumonde. Pourquoi fallait-il que cet horrible doute vînt assombrir sapensée, gâter son bonheur ?

Mais Ervoan avait jeté un cri sincère.

« Oh ! mamma, mamma, pouvez-vouscroire ? »

Et il avait reculé, avec des larmes plein lesyeux.

Il n’en fallait pas plus à la mère. Cettesimple parole la convainquait mieux qu’un long plaidoyer.

Elle revint vers lui, noua ses bras auxépaules herculéennes d’Ervoan et dit, très bas :

« Pardonne-moi, petit,pardonne-moi ! »

Afin de rompre tout à fait la gêne, ellepoursuivit :

« C’est à toi ? tu as gagné toutça ? Mais alors, tu as joliment travaillé mon gars ?

– Ah ! oui, je vous le garantis,proféra-t-il. Parce qu’on a fauté une fois, on n’est pas un coquinpour le restant de ses jours. Cet argent-là est bien à moi la mamm.Vous pouvez le garder sans crainte, vu que c’est le fruit de meséconomies, un peu dans tous les métiers. Dame ! On prend cequ’on trouve, on fait ce qu’on peut ; on n’a pas toujours lechoix. »

Dans ces derniers mots s’enveloppait unetristesse. Il était manifeste que, si cet argent avait étéhonnêtement gagné, peut-être le matelot en avait-il d’autre pardevers lui dont l’origine était moins pure.

Présentement, il n’était question que decelui-ci. Gravement, la mère Plonévez avait posé sa main sur latête de son fils. Elle lui dit :

« C’est bien, Ervoan. Je vais porter cetargent-là chez M. Dugué. Il le placera à ton nom, et tu leretrouveras, avec les intérêts, quand tu reviendras au pays. Le bonDieu fasse que ce soit avant longtemps !

– Mamma, demanda-t-il humblement,s’exprimant en langue bretonne, croyez-vous vraiment que jepourrai… un jour… revenir à Louannec, qu’on aura… oublié ?

– Tout s’oublie, mon gars, surtout quandtout est réparé. Ta place t’attend à la maison.

– Et… ce petit-là ? questionna lemarin qui, d’un clin d’yeux, désigna Pablo.

– Ce petit-là, soupira la veuve, voilàdix-huit mois qu’il est ici. Il est devenu aussi mon fils et jel’aime, Ervoan, et il me le rend, car c’est un ange du bon Dieu.Mais je ne crois pas que nous le garderons toujours, car vois-tu cen’est pas un gars de chez nous. C’est un enfant d’Espagne qu’Alaina ramassé sur un bateau perdu entre Tomé et l’île aux Moines. Biensûr qu’il doit avoir une famille quelque part. Un jour peut-être,il la retrouvera. »

Le forban garda le silence et demeura le frontpenché. Ceci, il ne le savait que trop, par les demi-confidences du« patron » Gonzalo Wickham. L’enfant, il le connaissaitbien pour avoir, pendant des années, navigué avec lui sur lesdivers navires du señor armateur ; il l’aimait de tout soncœur ; il avait prouvé cette affection en l’arrachant, àplusieurs reprises, aux intentions homicides de Ricardo. Unejustice secrète, dont il entendait, avec effroi, la voix au fond desa conscience, lui reprochait d’avoir accepté du piratel’abominable mission de lui ramener cet enfant volé, que Dieu avaitconfié aux soins de sa propre mère. Et il se disait déjà que cetteaction-là serait plus infâme que toutes celles qu’il avait pucommettre jusqu’alors.

Non, il ne la commettrait pas ; il neferait pas cela.

Cependant Pablo se mêlait à laconversation.

« Il est trop tard pour visiter lebateau, Ervan. Il va faire nuit. Voudras-tu demain ?

– Oui, c’est ça, demain », réponditl’autre, évasivement.

L’angélus sonnait au clocher de Louannec.L’air était saturé de cette clarté pâle qui suit la disparition del’astre sous l’horizon. Dans la maisonnette, l’ombre envahissaitles angles.

« Allons ! fit gaiement laveuve ; il est temps de dîner. »

Et, comme elle faisait chaque jour, elleenleva le tapis de linoléum, installa une nappe blanche, mais touteneuve ce soir-là, en l’honneur de son fils, et mit le couvert,aidée du petit garçon.

« Et moi, mamma, réclama Ervoan, je veuxfaire aussi quelque chose.

– Alors, va chercher le cidre et levin.

– Où sont-ils ?

– Tu connais la maison. Il n’y a rien dechangé. Descends à la cave. La clef est accrochée à la cheminée dela cuisine. En bas, tu prendras trois bouteilles de cidre et une duvin de ton père. Il a plus de vingt-cinq ans. Mais c’est vrai qu’ilte faut de la lumière. »

Ce disant, elle précéda son fils à la cuisine,où elle alluma une lampe en cuivre, qu’elle tendit au matelot.

Un quart d’heure plus tard, la mère et sesdeux « fils » s’asseyaient à la table ronde qu’éclairaitla suspension assez rustique tournoyant au bout de sa chaîned’acier.

Un potage aux choux fumait, appétissant, quetous les trois mangèrent d’excellent appétit. Puis ce fut le tourd’une belle dorade toute fraîche. Après quoi, il y eut un plat depommes de terre préparées au lard.

Ervoan n’avait jamais fait pareil repas. Il serégalait. Sur sa face broussailleuse, une félicité s’épandait etrayonnait. L’enfant prodigue retrouvait sans doute la paix du cœur,qu’il avait perdu.

Il causait allègrement avec sa mère, avecPablo. Sa langue, naguère paralysée, se déliait. Il s’enquérait dela santé de son frère Alain, de ses projets d’avenir. Il ne putréprimer un soupir.

« Je serais parti quand il reviendra.

– Si tu passes par Nantes, tu pourrasl’embrasser.

– C’est juste ; je n’y pensaispas », fit-il, déplaçant la conversation, car le sujetdevenait épineux.

Comment dire à sa mère, en effet, qu’insoumiset réfractaire, il ne pouvait séjourner en France sans avoirsatisfait à la loi sur le recrutement ?

L’entretien se prolongea bien au delà del’heure habituelle du repos. L’horloge de Louannec avait tinté dixfois lorsque le marin, comprenant qu’il retardait le sommeil de samère, se leva pour prendre congé.

« Allons, mamma, il faut que je vouslaisse dormir, pas vrai ? » dit-il en souriant.

Anna Plonévez n’avait pas pensé à cela. Elles’écria :

« Tu veux t’en aller ? Pourquoi nerestes-tu pas ? il y a de quoi te coucher tout de même. Lepetit aura un matelas sur le plancher. »

Et Pablo, se pendant à son bras,insista :

« Oui, oui, Ervan ; reste. Tureprendras ton lit. Ce sera bien plus gentil. On causera jusqu’à ceque les yeux se ferment. Oh ! oui, va ! Reste. »

Mais cette prière bouleversa le déchu.

Rester, là, sous ce toit, lui, le condamné, ledéserteur, lui, l’impur et le misérable.

« C’est mon tour de veille sur leCacique », haleta-t-il d’une voix à peinedistincte.

Et il s’en alla dans le noir de la belle nuitétoilée, semant, sous les ténèbres, de lourdes larmes qui, entombant, mettaient des tâches rondes sur la poussière duchemin.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer