Le Forban noir

Chapitre 5Joies d’enfants.

L’hiver se montra très clément, et quand leretour du printemps gonfla derechef les bourgeons, l’année futrévolue depuis le terrible matin où le mousse Pablo avait étéarraché à la mort, par Alain Plonévez, sur le bordé de laCoronacion agonisante.

Alain n’était pas revenu à Louannec depuis lemois d’avril, époque de son départ de Paimpol. Il avait écritfréquemment à sa mère, et, en dernier lieu, de Nantes, où ils’était fixé pour préparer, sans interruption, ses examens pour lebrevet de capitaine au long cours.

Les épreuves n’auraient pas lieu avant le moisde juin, et le courageux garçon ne voulait pas perdre une secondede son temps. Il comptait bien prendre sa revanche de cette absencede dix-huit mois, lorsqu’il viendrait se reposer sous le toit de lavieille mère, pour quelques semaines, avant de chercher uncommandement de navire, voilier ou à vapeur, car il tenait àsatisfaire à l’une ou l’autre exigence.

Mais, s’il n’était pas revenu, Alain n’enétait pas moins tenu au courant des événements accomplis dans lepays de Tréguier par de longues et pittoresques missives de Pablo,son frère d’adoption.

Car, à cette heure, Pablo avait justifiétoutes les espérances de ses maîtres et faisait le plus grandhonneur à l’école de Louannec. Il mettait l’orthographe sansaccroc, possédait à fond sa grammaire, battait les premiers de laclasse, en un mot était mûr pour entrer à l’École Saint-Charles, deSaint-Brieuc, préparatoire au Borda.

On lui donnait approximativement treize ans.Le maire avait fait appeler Mme Plonévez et l’avaitinterrogée. L’enfant, sur le compte de qui les consuls françaisd’Amérique n’avaient pu fournir aucun renseignement utile, avaitété inscrit à l’état civil sous le nom de Paul Plonévez, et, àpartir de ce moment, couraient les délais légaux qui permettraientplus tard à la veuve de lui donner son nom avec le consentement del’intéressé lui-même, si celui-ci n’avait pas retrouvé auparavantsa famille légitime.

Toutes ces choses, Pablo les avait racontées àAlain.

Le jour anniversaire de son sauvetage, ilécrivit à son « grand frère » une longue lettre qui dutintéresser vivement le laborieux matelot :

 

« Mon cher Alain,

« Il y a juste un an, aujourd’hui, quevous m’avez sauvé en me décrochant du portemanteau de laCoronacion. Vous le rappelez-vous ? C’étaitterrible ; rien qu’au souvenir, je frissonne encore et jeremercie le bon Dieu de la grâce qu’il m’a faite et du bonheurqu’il m’a accordé.

« Car je suis très heureux, mon cherAlain. Notre mamm Plonévez me gâte, M. le recteur etM. l’instituteur sont contents de moi. Je suis le premier àl’école et au catéchisme ; les camarades ne m’en veulent paspour ça ; ils disent, au contraire, que c’est juste. Moi, jevous le répète pour que vous sachiez bien ce que fait votre petitfrère Pablo, vous qui êtes occupé par des études bien plussérieuses.

« Il y a une autre raison à mon bonheur.Tous les jeudis et les dimanches de quinzaine, je vais passer lademi-journée dans la belle maison de Ker Gwevroc’h, vous savez,celle de la dame que j’ai pu tirer du brouillard de la grève.

« Oh ! oui, elle est belle, cettemaison. C’est vieux, mais la mère de Mme Hénault,qui s’appelle aussi Mme Hénault, l’a fait réparer,et c’est bien ce qu’il y a de plus magnifique dans le pays, avec lechâteau du Bois-Riou et le manoir du Trévou, qui aurait bienbesoin, par exemple, qu’on le réparât de la même façon.

« On m’y reçoit comme si j’étais de lafamille ; on m’y donne beaucoup de bonnes choses à manger,parce qu’il y a un chef cuisinier très habile, qui sait faire untas de gâteaux et de friandises. Le soir, quand je m’en retourne,on me fait un paquet de ces choses, qu’on me met dans une espèce desac que Mlle Irène a cousu exprès pour moi, afinque je régale la mamm. Et il y en a toujours pour les voisines etpour mes camarades, à preuve que, l’autre jour, Yves Le Troadec,qui est gourmand comme deux douzaines de chats, m’a dit dans lecreux de l’oreille :

« – Dis donc, l’Espagnol, est-ce quetu ne pourrais pas y aller tous les jours, chez les belles dames duTrévou ? »

« Je lui ai donné un coup de poing et ils’est ensauvé en riant comme un fou de sa bonne farce.

« Pour en revenir à la belle maison, moncher Alain, je vous dirai qu’elle est très grande et bâtie, d’aprèsce que m’a appris M. l’adjoint, à l’italienne. Elle est carréeavec douze fenêtres sur chaque face, six au rez-de-chaussée, six aupremier étage. On y entre par quatre grands perrons avec escaliersde huit marches. En dessous sont les cuisines, l’office et lescaves. Il y a une très grande terrasse sur le toit, qui est plat etgarni d’une balustrade.

« Bref, comme vous voyez, c’est unvéritable château.

« À l’intérieur, il y a d’immensespièces : deux salons, une salle à manger, une salle debillard, une bibliothèque avec des livres superbes, que je voudraisbien regarder. S’il pleut, nous allons jouer,Mlle Irène et moi, avec d’autres enfants, dans unesalle qu’on appelle le vestibule des pauvres, parce qu’il paraîtqu’il y a cent ans, c’était là que la dame du château, unecomtesse, distribuait des secours aux pauvres gens des environs,tous les dimanches après les vêpres. Maintenant,Mme Hénault, la vieille, fait la même chose, maisc’est le vendredi seulement, avant midi.

« Il y a toutes sortes de jouets dans cechâteau, mon cher Alain, mais ce sont, en général, des jouets defilles, et Mlle Irène, qui a onze ans passés, estpresque trop grande pour s’y amuser.

« Elle aime bien mieux courir et sauterdans le parc, et j’avoue que je préfère aussi cela.

« On lui a installé, sous un hangar, unpetit gymnase, et c’est très drôle de la voir, habillée en garçon,faire des cabrioles au trapèze et à la barre fixe, ou grimper à lacorde lisse. Moi, je n’ai pas eu de peine à l’imiter, vu que jesais tout ça par cœur, puisque j’ai été mousse.

« Il y a un mois,Mme Hénault, la jeune, lui a fait cadeau d’unebicyclette. Alors, vous comprenez bien, Alain, que, tantôt elle,tantôt moi, nous sommes toujours à cheval sur cette bicyclette, etnous roulons dans toutes les allées du parc, qui est aussi grandque celui du Bois-Riou.

« À propos, il faut que je vous confieune chose.

« Mlle Irène n’est pas lafille de Mme Hénault, la jeune. Elle n’est que sanièce, la fille d’une autre nièce de Mme Hénault,la vieille. Elle l’appelle « maman », parce qu’elle n’aplus de parents et que Mme Hénault, la jeune, l’aadoptée pour se consoler de la perte de son petit garçon.

« Et, tout de même, elle ne se consolepas, la pauvre dame, et ça fait de la peine de la voir toujours sitriste. Elle passe quasiment son temps à pleurer.

« Moi, ça me retourne de la voir ainsi,et, si j’osais, j’essaierais de lui dire quelque chose. Mais…quoi ? Je l’aime tant, cette dame, plus que je ne lecomprends, et je ne sais pas pourquoi.

« Quand je joue avecMlle Irène, au plus fort de nos courses dans leparc, je m’arrête net dès que Mme Hénault se montredans une allée. Ça me gâte tout mon plaisir, et j’ai bien envie depleurer aussi.

« Et puis elle a une façon si drôle de meregarder ! Ses beaux yeux, qui sont comme du velours noir, seposent sur moi avec une telle affection que je suis prêt à me jeterà son cou et à lui dire « maman » commeMlle Irène. Mais je n’ose pas, je n’en ai pas ledroit. Pourtant, il me semble que ma mère, à moi, devait ressemblerà cette pauvre dame, si jolie et si triste.

« L’autre jour, il n’y a pas une semaine,elle est venue tout d’un coup près de moi, sans que je l’eusseentendue venir. Elle m’a posé sa main sur la tête, en souriant etm’a dit :

« Ainsi, petit Pol, il paraît que votrevrai nom, c’est Pablo, et que, dans le pays, on vous appelle« l’Espagnol » ? Est-ce vrai ?

« – Oui, madame », ai-jerépondu.

« Alors, elle s’est penchée, elle m’a misun baiser sur le front et j’ai senti tomber une larme. Puis elles’en est allée, la poitrine courbée, en sanglotant.

« Et, moi, je suis resté là immobile,sans un mot, très bête. Et, quand Irène est revenue de sa course àbicyclette, elle m’a retrouvé à la même place, et je n’ai plus eule cœur à jouer. »

 

Là se bornait la missive du petit garçon à son« grand frère ». Le bon Alain dut la relire à plusieursreprises, car elle avait fait naître de singulières hypothèses enson esprit.

À la fin de juin, une nouvelle épître vintdonner une vraisemblance plus grande à ces hypothèses.

Pablo commençait par narrer au marin lesévénements de Louannec et d’ailleurs, c’est-à-dire les faitsaccomplis dans un rayon de deux ou trois lieues.

D’abord, il lui racontait les impressions desa première communion, qu’il venait de faire à l’occasion de laSaint-Jean. Et rien n’était plus touchant que les élans de foi etde piété de cette jeune âme en éveil.

Puis, sans transition, avec une soudainetéd’accent qui trahissait celle de l’émotion subie, il se mettait àlui parler des choses qui mettaient en rumeur le pays, dePort-Blanc à Trébeurden.

« Figurez-vous, Alain, qu’il nous estvenu, ces jours-ci, un magnifique yacht à vapeur. Il est demeurévingt-quatre heures à Perros, après quoi, il est reparti pour leLégué. Mais il doit revenir, dit-on, et vraiment, j’en serai ravi,parce que c’est le plus joli navire que j’aie jamais vu.

« Le plus singulier, c’est qu’ilappartient au même propriétaire que la Coronacion, letrois-mâts sur lequel vous m’avez recueilli. Ce monsieur est unAméricain très riche, qui se nomme Gonzalo Wickham.

« Il venait, paraît-il, pour interrogerle maire de Perros et les douaniers sur la perte de son bateau, ily a un an, et s’enquérir de ce qu’on avait pu retirer du bord. Onlui a répondu que, s’il avait des réclamations à formuler, ilvenait trop tard, que l’épave avait été vendue par lots de bois etde fer, après les délais fixés par la loi.

« Il n’a pas insisté sur ce sujet ets’est contenté de se promener dans le pays, qui a dû beaucoup luiplaire, car on dit qu’il a loué la plus belle villa de Trestraoupour la saison. Comme je revenais de l’école, avec les camarades,il y a trois jours, je l’ai rencontré. Il était en voituredécouverte, avec un autre homme. Il n’a pas fait attention à nous,mais j’ai pu bien le voir.

« C’est un assez grand monsieur, assezgros, avec des favoris noirs. Il a l’air d’être fort méchant ettrès riche, vu qu’il a des bagues, avec d’énormes pierres, à tousles doigts, et une immense chaîne d’or, avec des breloques, à songilet.

« Mais, ce qui m’a le plus frappé, c’estque l’homme qui l’accompagnait ressemblait beaucoup, oh !mais, beaucoup, à Ricardo, vous savez, l’autre, le méchant matelotque vous avez sauvé avec moi. Seulement comme celui-ci a de labarbe et que Ricardo était toujours rasé, je n’oserais pas affirmerque c’est lui.

« S’ils reviennent ici, je vousl’écrirai. »

Ils revinrent et Pablo écrivit.

Alain apprit de la sorte assez de détails pourque ses suppositions antérieures prissent corps.

Ce « monsieur Gonzalo Wickham », lepropriétaire du beau yacht qui avait émerveillé Pablo, était unhomme d’une quarantaine d’années, réalisant en sa hideuseperfection le type du parvenu sans vergogne que les Américains duSud désignent par le mot rastracuero, dont nous avons fait« rastaquouère ».

Il devait être puissamment riche, si l’onjugeait sur l’apparence. Gras et bedonnant, basané, rutilant d’oret de pierreries, il avait l’air de suffisance classique que l’onprête à ses pareils et, au premier abord, aurait pu passer pour un« brave homme », insignifiant et vaniteux, n’eût étél’expression basse et servile de ses yeux noirs où brillait, àcertaines occasions, l’éclair d’une cupidité féroce.

Quelle était l’origine de ce personnage dontle nom de famille saxon s’alliait à un prénom latin ? Unobservateur expert en l’art de discerner les caractères ethniquesn’eût pas hésité. Il eût reconnu, dans ce produit du croisement deplusieurs sangs, un métis d’Indien garani, tupayan ou roucouyenne,d’Espagnol descendu des conquistadores, et d’Anglais venudu Royaume-Uni avec les compagnons de Penn, non sans quelquesoupçon de parenté cafre.

Cette constatation n’eût pas suffi. Il eûtfallu préciser encore le berceau du señor, ou senhor, GonzaloWickham. Était-il Brésilien, Argentin, Colombien, Péruvien,Chilien ? Lui seul aurait pu fournir le renseignementcherché.

Il y avait dans sa démarche quelque chose del’allure et de la figure du tigre, mais d’un tigre alourdi, quiaurait pris du ventre.

Même face arrondie par le haut, accusée en sonmaxillaire inférieur, même bajoues, mêmes dents blanches auxcanines aiguës, mêmes mains molles susceptibles de se rétracter engriffes. Et l’œil aussi participait de cette débonnairetésommeillante que l’on trouve chez les félins, et sous laquelle onvoit luire la sanguinaire cruauté de la prunelle mobile.

Cet homme riche avait loué, sur la plage deTestraou, l’une des plus belles villas récemment construites,appelée Ar rock, « le Rocher », parce que de saterrasse, surplombant la plage, on descendait jusqu’à un blocgranitique émergeant du milieu du sable.

En cette villa du Rocher, le propriétaire duyacht s’était installé, en compagnie deMme Wickham, son épouse, personne non moinssang-mêlé, non moins fastueuse que son mari, mais infiniment moinslaide, quoique beaucoup plus voisine de l’obésité.

Autour du couple se mouvait un assezhétéroclite assemblage de domestiques de toutes les couleurs :deux nègres, un Chinois, un Indien du plus pur aspectcaraïbe ; plus, des blancs si cuivrés qu’on les eût pris pourdes noirs déteints, au nombre de trois.

Ces gens de maison n’étaient que l’équipage duyacht Mapana,étrange vocable d’un navire de plaisance,rappelant le serpent le plus venimeux du Nouveau Monde, après soncongénère le crotale.

Il est vrai que, quinze jours après sonarrivée à Perros-Guirec, le señor Gonzalo, sans en avoir informé lebureau maritime, faisait ajouter, au-dessus de ce nom deMapana, cet autre nom, en magnifiques lettres d’orgothiques : Cacique, de façon que la premièredésignation s’effaçât, en quelque, sorte, à l’ombre de laseconde.

Malgré leur faste, le métis, sa compagne etses matelots-domestiques ne parvinrent pas à se concilier lessympathies des habitants du bourg. On leur trouvait une odeurexotique déplaisante. Ces gens en pain d’épice, en dépit de leursbreloques et de leurs bijoux, n’inspiraient pas la confiance.Pêcheurs et paysans hochaient la tête ; quelques-uns mêmedisaient, d’un ton profondément sceptique :

« Après ça, c’est peut-être bien faux,toute cette quincaillerie qu’ils étalent ? »

Mais, dans les villes d’eaux, petites ougrandes, on a trop naturellement une tendance à marquer d’unsourire la méfiance conçue. Tant que les « baigneurs »paient en bonne monnaie sonnante et trébuchante, on leur faitcrédit, ce qui, somme toute, est rationnel.

Gonzalo Wickham et sa suite payèrent fort bienleurs fournisseurs tout le temps qu’ils demeurèrent àPerros-Guirec. En conséquence, ils furent, ainsi que le veutl’adage, « considérés ».

Il advint que, vers le milieu d’août, unnouveau compagnon vint s’adjoindre aux précédents.

Celui-ci était un grand et solide garçon d’unetrentaine d’années, à l’épaisse barbe noire. Il n’avait pas l’air àson aise et se montrait peu dans le bourg. On l’avait rencontrépourtant dans la campagne, sur les roches qui s’élèvent entreTrestrignel et Trestraou, à l’opposite de la Pointe du Château. Oneût juré qu’il ne voulait pas se laisser voir, et un pêcheurroscovite, venu pour vendre du poisson dans les hôtels, avait étéapostrophé, dans le propre dialecte léonais, par ce promeneurfarouche, qui parlait couramment le breton. Comme ses pareils ilcouchait, un jour sur deux, à la villa Ar Rock, l’autresur le yacht.

Cependant, le seigneur Wickham parcourait larégion en touriste. Il avait, tout d’abord, visité les curiositésles plus proches, le chaos granitique de Ploumanac’h et deTrégastel, les trois vallées des Troïerou, les ruines du château deBarac’h.

Puis, il avait étendu le cercle de sesexcursions, poussé jusqu’aux ruines bien autrement belles deTonquédec, dans la vallée du Léguer, jusqu’aux grèves solitaires deSaint-Michel et de Plestin.

Enfin, il s’était rendu à Paimpol, à Tréguier,et, en revenant d’une de ces courses en voiture, avait paruémerveillé des sites du Bois-Riou et de Ker Gwevroc’h, où laverdure s’allie aux paysages de mer.

Il avait donc arrêté son landau de louage, et,avec un sans-gêne qu’excusait seule sa qualité d’étranger, peu aucourant de la politesse française, il avait demandé à saluer lesdames Hénault.

La belle-mère d’Isabelle Corsol avait seulereçu le rastaquouère et son épouse. La vieille dame professait uneaversion invincible à l’encontre de ces « espèces » et lamanifestait sans réserve.

Le double échantillon qui s’offrit à elle sousles traits du señor et de la señora Wickham ne l’amena point àmodifier ses sentiments.

Elle accueillit ces étranges visiteurs avec undédain qui eût mis en fuite de tout autres gens. Et son attitude sefit plus méprisante encore lorsque le sang-mêlé demanda à parcourirle beau domaine, qu’il se déclara prêt à payer la somme d’unmillion.

« Ker Gwevroc’h n’est pas àvendre », se contenta de trancher sèchementMme Hénault.

Force fut au couple indiscret de reprendre lechemin de Trestraou, où, le même soir, le propriétaire duCacique tint conseil avec deux de ses subordonnés, lesplus importants, sans doute, les mieux investis de saconfiance.

De ces deux hommes, l’un était le matelotfarouche qui s’était trahi en parlant la langue de sescompatriotes, l’autre, ce Ricardo Lopez que Pablo avait si bien crureconnaître sous sa barbe à tous crins.

Le dialogue qui s’engagea entre ces troishommes eût été singulièrement instructif pour un policierinternational qui aurait pu l’écouter en cachette.

Gonzalo Wickham s’était assis en un vasterocking chair, une de ces balancines dont l’usage estsurtout utile pendant les longues traversées de mer. Il fumait unvolumineux cigare, tandis que le Breton bourrait sa pipe et quel’Argentin roulait des cigarettes de tabac havanais.

« Tu sais, commença le métis, s’adressantà l’Argentin en sa langue, que je suis entré aujourd’hui même chezla vieille dame Hénault. Elle a toujours bon pied bon œil, et mêmeun œil terrible. Je te recommande, mon vieux Ricardo, de ne pointl’approcher de trop près, car il ne lui faudrait pas longtemps pourte reconnaître.

– Elle me croit mort, répliqual’Argentin. Songez donc qu’il y a douze ans écoulés.

– N’importe ! Et, si elle tereconnaissait, elle ne manquerait pas de te poser des questionsgênantes. Il vaut donc mieux qu’elle ne te voie pas avant notretentative. »

Il fit une pause, et reprit, enfrançais :

« Maintenant, écoute ce que j’ai résolu.Tends tes oreilles, Ervoan, car je t’ai assigné un rôle dansl’aventure. »

Le Breton secoua la tête etrépondit :

« Avant toute chose, patron, rappelonsnos vieilles conventions. Tout ce que vous voudrez, n’est-ce pas,en dehors du sang à verser, du sang français surtout, etparticulièrement en ce pays qui est le mien. Rien que d’y êtrerevenu, d’en avoir respiré l’air, de me retrouver si près de mapauvre vieille mamm, je me sens tout chaviré et, bien sûr, jeflancherais.

– Hé ! qui parle de sang, têtedure ? Pas plus que toi je ne le désire. Ça fait des taches etça laisse des traces. Encore si tu savais jouer du machete ou de lanavaja comme Ricardo ! Mais non. Ce que j’attends de toi estbien plus facile, et même ta vieille femme de mère y trouvera sonprofit, car je te donnerai, tout exprès pour elle, cinq beauxbillets de mille francs de votre Banque de France, que tu lui ferasaccepter comme le fruit de tes économies. »

Et, après ce préambule, le señor Gonzalos’expliqua en toute précision.

Ce qu’il voulait, c’était qu’on lui ramenât,vivant et bien portant, ce petit Pablo qui avait échappé aunaufrage de la Coronacion. Cet enfant, il ne le disaitpas, lui était indispensable pour l’accomplissement de ses projets,lesquels étaient d’une malhonnêteté si simple qu’elle frisait lanaïveté et décelait une candeur toute américaine dans l’âme de cechef de bandits, car le señor Gonzalo prétendait se servir del’enfant à trois fins également criminelles.

D’abord comme otage en prévision desdécouvertes fâcheuses que pouvaient encore faire les membressurvivants de sa famille, ledit Pablo étant, ni plus, ni moins, unenfant volé à ladite famille, à la suite d’un attentat.

Ensuite, comme héritier et représentant de sonpère dont les grands biens étaient encore sous séquestre, enpartie, et seraient remis à l’enfant sur présentation des piècesd’identité que détenait le seigneur Wickham.

Enfin, à titre de moyen de chantage àl’encontre de cette même famille, qui pleurait sa perte, etn’hésiterait pas à le racheter au prix des plus grandssacrifices.

Tout ceci, le métis le tut à ses complices, sebornant à leur donner des ordres précis. Quand il eut fini deparler, Ricardo Lopez hocha la tête en signe de doute :

« Señor, dit-il, l’affaire me sembleaventureuse. Outre que nous ne savons pas ce que fera le garçon,lorsqu’il aura atteint sa majorité, je ne vois pas très biencomment nous pourrions l’empêcher de rejoindre sa famille, ouempêcher sa famille de le retrouver. Vous connaissez mon opinionsur les demi-mesures : « Il n’y a que les morts qui neparlent pas ». Vous avez commis une première faute en laissantvivre cet enfant ; n’allez pas en commettre une seconde envous faisant connaître à lui comme son ravisseur. Et, si vousconsentiez à suivre un instant mes avis, j’aurais bientôt fait deréduire pour toujours au silence une bouche qui peut nous fairependre, guillotiner, garroter ou électrocuter, selon le modedésagréable d’exécution en usage chez le peuple qui nous donnera lachasse. »

En entendant ces mots, Ervoan se leva, serrantles poings.

« Si ce malheur t’arrivait, Lopezd’enfer, gronda-t-il, je te jure, sur la tête de ma mère, que toncompte ne serait pas long à régler. C’est moi qui ai tiré l’enfantde tes griffes, lorsque ton machete menaçait sa poitrine, et tavoix a gardé l’enrouement que lui donna la pression de mes doigtssur ton gosier. Ne t’avise pas de recommencer, car, cette fois, jeserrerais plus fort. »

L’Argentin s’était levé aussi, avec unricanement qui donnait à sa face bestiale l’aspect d’un mufle dejaguar dont les babines retroussées laissent luire les dents. Sapaume caressait le manche d’un de ces longs couteaux à gaine decuir que les gauchos et les rastreadores portent dans leursceintures lâches.

Mais le « patron » intervint avecautorité :

« Paix, brutes maudites !Pensez-vous que je vais vous laisser longtemps échanger depareilles tendresses ? Quand vous aurez rempli mes ordres,vous serez libres de vous étrangler, de vous éventrer en touteliberté. Mais, jusque-là, je vous ferai bien voir que je suis lemaître. »

Les deux ennemis se turent, et Wickham achevad’exposer son plan.

Son séjour à Perros n’avait eu d’autre fin qued’assurer le rapt de l’enfant. Depuis plus d’un mois, Gonzalorassemblait les renseignements indispensables. Il savait que lepetit Pablo vivait sous le toit de la bonne Anna Plonévez et qu’ilse rendait fréquemment chez les dames de Ker Gwevroc’h. Uneimpérieuse nécessité exigeait qu’il disparût du pays.

Le métis n’avait pas voulu charger Lopez del’enlèvement. Il se méfiait de la promptitude de celui-ci à jouerdu couteau et savait que plusieurs raisons l’eussent porté à sedéfaire du petit garçon.

En conséquence, il avait pris ses dispositionspour que celui-ci fût attiré sans violence jusqu’à une grève oùlui, Gonzalo, aidé de quelques hommes sûrs, l’emporterait,bâillonné et ligotté, sur le yacht, qui cinglerait aussitôt versdes cieux plus propices aux pirateries.

« C’est pourquoi j’ai compté sur toi,Ervoan, conclut Wickham. Tu te rendras chez ta mère, tu y verrasl’enfant. Je sais qu’il avait pour toi une vive affection. Il neconcevra aucune méfiance à ton endroit, et tu n’auras qu’à l’amenerau lieu que je t’aurai désigné. Le reste me regarde.Acceptes-tu ? »

Ce disant, il étalait sur une table les cinqbillets bleus, prix de l’affreux marché à conclure.

Le Breton hésita quelques secondes. Puis,saisissant les banknotes d’un geste brusque, il dit, d’une voixrauque :

« J’accepte. »

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