Le Sous-marin « JULES-VERNE »

Chapitre 8COQUARDOT GAGNE LA BELLE

 

Edda Stroëm, de la cabine qui lui servait deprison, avait entendu d’abord le bruit des coups de marteau dontfrémissait toute la coque du Jules-Verne, puis lecrépitement des coups de feu. Elle était dans des transesmortelles ; et, sans savoir ce qui s’était passé, ellesoupçonnait une partie de la vérité.

« Mon Dieu ! se disait-elle, cesmisérables ont dû tuer mon pauvre Coquardot, si brave, si loyal, sidévoué ! … Il a dû tenter, pour me délivrer, quelque audacieuxcoup de main, quelque entreprise héroïque et folle, et ils l’ontassassiné ! »

Edda se tordait les mains avec désespoir etpleurait à chaudes larmes. L’incertitude ajoutait à ses tourments.Elle eût voulu à tout prix connaître la vérité exacte.

Elle passa le restant de la nuit dans uneangoisse inexprimable.

Cependant, Tony Fowler, après avoir faitemporter le corps de Robert Knipp, toujours sous l’influencedoublement stupéfiante de l’alcool et de la morphine, s’occupaitgravement à vérifier les dégâts faits à la machinerie du navire parle marteau de Coquardot.

Contrairement à l’opinion de celui qui lesavait causées, ces avaries n’étaient point irrémédiables. Lesaccumulateurs brisés pouvaient se remplacer, et il y avait enréserve, dans les magasins du mécanicien, assez de barres d’écrous,de vis et de rouages de rechange pour suppléer aux organes détruitsou faussés.

– Il y a pour trois ou quatre jours detravail, pas davantage, dit un des hommes de l’équipage, trèscompétent dans la matière en sa qualité d’ex-mécanicien ajusteuraux chantiers de la Girolata.

– C’est bon, répondit Tony Fowler… Quetout le monde aille se reposer ; et dès demain matin, nouscommencerons les réparations… Nous sommes arrivés à temps… Le maln’est pas si grand que je croyais.

Bien loin de montrer de la mauvaise humeur, leYankee était enchanté. Il se félicitait en lui-même de l’heureuseinspiration qu’il avait eue soudainement en ordonnant à ses hommesd’équipage d’épargner la vie de Coquardot.

« Ce cuisinier a véritablement eu uneexcellente idée, songeait-il… Il a trouvé le moyen de me tirer del’embarras où je me trouvais… Il ne pensait certainement pas sibien faire… Maintenant, je sais quelle est la conduite à tenir àl’égard de ma belle captive.

– Je crois que, maintenant, j’obtiendraibeaucoup plus facilement son consentement, »

Tony Fowler alla se coucher, très satisfaitd’un événement dont, en temps ordinaire, il se fût montré fortmécontent.

Le lendemain, il était éveillé de bonne heure.Ce matin-là, il apporta à sa toilette une attention aussiméticuleuse que s’il se fût préparé à quelque réception dans un dessalons des Cinq-Cents. Malheureusement, il n’avait pas à sadisposition la somptueuse garde-robe et les valets de chambre bienstylés de son hôtel de New York.

Enfin, rasé de frais, paré d’une chemise roseà raies vertes et d’un complet de chez Dungby, le grand tailleur deChicago, Tony Fowler alla frapper à la porte de miss Edda.

– Entrez, dit la jeune fille avec unevoix faible.

La clef grinça dans la serrure, les verrousfurent poussés, et Tony Fowler se trouva en présence de saprisonnière. L’insomnie et les angoisses d’Edda se devinaient à sapâleur, à ses traits tirés, à l’éclat fiévreux dont brillaient sesbeaux yeux verts.

– Je croyais, dit-elle d’une voix grave,que vous vous seriez abstenu de venir me tourmenter jusqu’àl’expiration du délai que vous avez fixé vous-même !

– Je ne viens pas vous tourmenter… J’aiseulement pensé que vous seriez heureuse d’être mise au courant desévénements qui se sont passés cette nuit.

– Quels événements ? demanda Eddad’une voix tremblante.

– Cela vous intéresse, à ce qu’il paraît…Je vois que j’ai bien fait de venir, reprit Tony Fouler avec undiabolique sourire.

Edda ne releva point l’impertinence du tonsarcastique dont étaient prononcées ces paroles.

– Et Coquardot ? s’écria-t-elle,incapable de réprimer plus longtemps son impatience.

– C’est justement de votre fidèleserviteur qu’il s’agit, miss Edda… Il vient de me récompenser deségards que j’ai toujours eus pour lui par l’ingratitude la plusnoire… Cette nuit, il a trouvé le moyen d’enivrer le timonier duJules-Verne et il a lâchement profité du sommeil del’équipage pour détériorer nos appareils moteurs à coups demarteau… Heureusement, je suis arrivé à temps.

– Et vous l’avez assassiné ? s’écriaEdda avec horreur… N’essayez pas de le nier ; j’ai entendu lebruit des coups de feu…

– Rassurez-vous, miss Edda, votreserviteur n’a pas même été blessé grièvement… Seulement, je ne vouscache pas que sa mort est résolue ; je ne veux pas conserver àmon bord un ennemi aussi dangereux… C’est aujourd’hui son dernierjour. Je lui ai fait passer une bible pour qu’il se livre, si telest son bon plaisir, à quelque méditation chrétienne… Et ce soir,au coucher du soleil, lorsque le Jules-Verne remontera àla surface pour renouveler sa provision d’air, deux hommes, quej’ai déjà désignés, porteront le coupable sur la plate-forme, luibrûleront la cervelle et le jetteront à la mer, sans autre forme deprocès.

– Mais c’est horrible, cela, monsieur,c’est un assassinat !

– Il y aurait pourtant, miss Edda,continua Tony Fowler avec un sourire sinistre, un moyen d’obtenirla grâce du condamné, auquel vous paraissez porter tantd’intérêt.

– Oh ! dites, je vous en supplie… Sila chose est en mon pouvoir, je sauverai le fidèle serviteur qui arisqué sa vie pour moi.

Edda, tordant ses mains avec désespoir,tournait vers son bourreau ses grands yeux suppliants.

– Je ne vais pas vous faire languir pluslongtemps, fit le Yankee avec un petit rire sec… Accordez-moi votremain de bonne grâce et je pardonnerai à Coquardot.

Edda était retombée sur son siège avecaccablement.

– Mais c’est une infamie, monsieur, ceque vous me proposez là !… Vous êtes un misérable !… Non,tenez, j’aimerais mieux épouser, plutôt que de vous épouser, vous,un bandit, pris au hasard dans la geôle de Newgate, ou le dernieret le plus abominable forçat du bagne de la Guyane !

– Comme il vous plaira, miss… Alors,Coquardot sera exécuté ce soir même… Vous l’aurez bien malrécompensé du dévouement qu’il vous a montré !

Edda était incapable de prononcer une parole.Les sanglots la suffoquaient. Ses yeux, agrandis par l’horreur,prenaient une fixité tragique. Brusquement, elle s’abattit commeune masse, en proie à une violente attaque de nerfs, le corpssecoué de soubresauts convulsifs.

– J’ai peut-être été un peu fort !s’écria cyniquement Tony Fowler… Ces jeunes filles élevées àl’européenne sont de véritables sensitives.

Tout en monologuant ainsi, il avait appelé àl’aide. Deux hommes de l’équipage arrivèrent. Edda fut étendue sursa couchette ; on lui fit respirer de l’éther, et bientôt ellene tarda pas à tomber dans une sorte d’engourdissement qui était,au bienfaisant sommeil ordinaire, ce que le cauchemar est aurêve.

Quand, plusieurs heures après, elle seréveilla, Tony Fowler était assis à côté d’elle. Elle le regardaavec l’égarement d’une terreur poussée jusqu’aux limites de lafolie.

– Excusez-moi, miss Edda, dithypocritement le Yankee. Je ne vous savais pas si impressionnable…Je ne croyais pas que l’énoncé d’une proposition, en somme fortraisonnable, pût avoir d’aussi désastreux effets.

La jeune fille se souleva avec effort,montrant du doigt la porte de la chambre de la cabine duYankee.

– Retirez-vous, ordonna-t-elle d’une voixfaible… J’ai besoin d’être seule… Ne revenez pas avant que je vousappelle.

Tony Fowler s’en alla… Au fond, il s’attendaità être rappelé par la jeune fille d’un instant à l’autre.

« Elle va céder, se disait-il enarpentant le couloir intérieur d’un pas nerveux et saccadé… Elle vacéder !… répétait-il. Edda a l’âme trop bien placée et tropnoble pour ne pas se sacrifier au salut d’une existencehumaine ! »

Cependant, les heures passaient, et Eddademeurait muette. Tony Fowler, toutes les cinq minutes, s’arrêtaitdevant la porte de la cabine et regardait par le trou de laserrure. Il voyait Edda, pâle comme une morte, assise immobile dansun fauteuil, et pareille à quelque statue du désespoir et de lafatalité.

– Si elle allait refuser !s’écriait-il avec rage.

Cependant, un peu avant le coucher du soleil,la sonnerie électrique retentit.

Tony Fowler se précipita… Edda était toujoursdans la même attitude d’accablement.

Elle leva sur son persécuteur un regard simélancolique, si lourd de reproches, que le cynique Yankee baissales yeux et ne put s’empêcher de frissonner. Toute son effronteriedisparaissait devant ce calme majestueux et triste.

– Monsieur, articula-t-elle d’une voixlente et comme spectrale, je consens à devenir votre femme …Mais relâchez immédiatement votre prisonnier et dites-lui qu’ilvienne me trouver.

Malgré sa férocité aiguë de manieur d’argentet d’homme pratique, de bandit légal, scientifique et sansscrupule, Tony Fowler était profondément troublé. Le regardhalluciné d’Edda Stroëm pesait lourdement sur lui. Il se hâta desortir en balbutiant, et revint, suivi de Coquardot, dont lespoignets portaient encore les rouges empreintes des cordes.

Le Marseillais était très ému. Il n’avait paseu de peine à comprendre qu’Edda Stroëm venait de se sacrifier pourle sauver. Son premier mouvement fut de se jeter aux pieds d’Eddaet de baiser respectueusement la main qu’elle lui tendait.

Tony Fowler était à la fois gêné et furieux.Il se sentait petit et misérable à côté de tant de simplicité et degrandeur d’âme. Il eût voulu se montrer aimable, il eût vouluengager une conversation avec celle qui allait devenir sa femme,mais les idées s’enchaînaient mal dans son cerveau.

– Miss Edda, dit-il enfin, je n’ai plusaucune raison de tenir fermé le panneau mobile, puisque, de macaptive, vous êtes devenue ma fiancée ; puisque, dans quelquesjours, je vais pouvoir vous présenter à mon père…

Ce fut tout ce qu’il trouva à dire.

Cependant, d’un mouvement machinal, presqueinconscient, Edda s’était rapprochée du panneau mobile, et l’avaitfait glisser dans sa rainure…

Tony Fowler, Edda et Coquardot n’eurent qu’unmême cri de stupeur… Un flot de lumière électrique, éblouissantjusqu’à aveugler, pénétrait à travers la vitre de cristal. Desfulgores et des fanaux de toute espèce rutilaient au milieu desalgues centenaires d’un taillis de sargasses et montraient leJules-Verne II se balançant entre deux eaux, à quelquesencablures, comme un requin qui va, prendre son élan pour engloutirsa proie.

Soudainement, le Jules-Verne setrouva cerné par un groupe de scaphandriers, dont les cuirasses debronze neuf étincelaient comme de l’or, et dont les silhouettesfantastiques apparurent plus terribles encore, aux regards de TonyFowler, consterné, à cause des fusils et des sabres-coutelas qu’ilsbrandissaient.

Au-dessus de ces soldats sous-marins, quis’avançaient avec un ordre et en ensemble admirable, des torpillesse balançaient de distance en distance. Une nuée de fulgoresfilaient doucement entre les eaux et portaient une aveuglantelumière jusqu’aux derniers plans du paysage sous-marin, oùs’estompaient des rochers bruns et rouges. Sous les reflets de lalumière électrique, on eût dit des montagnes de sang.

– Je suis perdu ! bégaya TonyFowler.

– Ah ! s’écria Edda, transfiguréepar le bonheur et la surprise, je savais bien que mon père et Goëlne m’abandonneraient pas !

Quant à Coquardot, la première surprisepassée, il avait aussitôt compris, avec la rapidité de conceptionet d’exécution propre aux tempéraments méridionaux, qu’il nefallait pas laisser à Tony Fowler le temps de reprendre sonsang-froid.

Il se précipita sur le Yankee et, luidécochant un superbe coup de pied bas, il l’étendit sur leplancher. Sans lui laisser le loisir de se relever, il lui mit ungenou sur la poitrine, et l’étreignit à la gorge.

Le Yankee râlait… Ses prunelles, injectées desang, lui sortaient des orbites.

– Ne tuez pas ce misérable, fit Edda avecdégoût.

– Hé ! C’est cela, repartitCoquardot… Toujours trop bonne, Mademoiselle… Vous voulez doncqu’il nous extermine tous !

Et Coquardot continuait de serrer de toutesses forces… Tony commençait à tirer la langue.

– Faites-lui grâce ! dit Eddaimpérieusement.

– Soit… mais, alors, je vais l’attachersolidement.

Et Coquardot, utilisant tout ce qui luitombait sous la main, serviettes, embrasses de rideaux et mouchoirsde poche, garrotta et bâillonna le Yankee, aussi lestement quel’eût pu faire un détective professionnel.

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