Le Sous-marin « JULES-VERNE »

Chapitre 9OÙ L’ON REVOIT COQUARDOT

 

Coquardot, dit Cantaloup, nageaitadmirablement.

Précipité à la mer, il s’enfonça d’abord.Puis, d’un vigoureux coup de talon, il revint à la surface.

Tout de suite, ses mains s’accrochèrent à unebalustrade de fer, presque au ras de l’eau, et qui l’aida à sehisser sur une plate-forme de métal, au milieu de laquelles’ouvrait un trou circulaire.

C’est alors que Coquardot renouvela ses appelsdésespérés. Puis, illuminé d’une idée subite :

– Parbleu ! s’écria-t-il, pendantque je faisais mon plongeon, c’est par là qu’ils ont dûdisparaître, les ravisseurs de Mlle Edda…

Et, bravement, il s’engagea dans l’ouverturesombre, au moment précis où celui de ses adversaires qui l’avaitprécipité du pont de l’Étoile-Polaire le rejoignait etallait sans doute lui faire un mauvais parti.

L’inconnu étouffa un juron, et s’engouffra àson tour dans le « trou d’homme » dont il rabattit surlui le couvercle caoutchouté.

Coquardot, qui avait descendu un petitescalier de fer assez rapide, se trouva dans un couloir de métal,au milieu d’épaisses ténèbres. Il perçut un bruit d’eau quis’engouffre, et sentit osciller la masse du navire. Le sous-marinvenait de remplir ses « water-ballast » ens’enfonçant.

Coquardot, dit Cantaloup, était de cette racede Méridionaux dont le danger ne fait qu’accroître l’enthousiasmeet le bavardage.

– Ah ! les coquins !s’écria-t-il, ils ont enlevé Mlle Edda ; ils se croient sûrsdu triomphe !… Ils ont compté sans moi, troun de l’air !… Ils ne savent pas que, dans notre patrie, on est brave partradition… Vatel avait son épée ; moi, j’ai mon revolver.

Et Coquardot se campa dans une encoignure, lejarret tendu, le revolver à la main, sans réfléchir que lescartouches de son arme avaient été irrémédiablement endommagées parl’eau de mer.

Qu’ils viennent ! s’écria-t-il, en sesecouant comme un chien mouillé.

Son attente ne fut pas de longue durée.Brusquement, au plafond du couloir, une lampe électrique s’alluma.Coquardot se trouva en présence de l’adversaire aux formesherculéennes, qui, quelques minutes auparavant, venait de leprécipiter à la mer.

– Robert Knipp !… s’écria-t-il.Ah ! c’est toi, canaille ! Toi qui as mangé le paind’Ursen Stroëm… Attends un peu ; je vais te faire tonaffaire !

Et il s’avança l’arme haute contrel’Américain.

Robert Knipp, dont la bravoure n’était pas laqualité principale, battit prudemment en retraite. Coquardot,encouragé, lui donna la chasse ; et se ressouvenant à proposde ses leçons de chausson et de boxe française, il détacha à RobertKnipp un formidable coup de pied bas. L’Américain trébucha ets’étala les quatre fers en l’air.

Coquardot, tout glorieux, se précipitait déjàpour mettre le pied sur la poitrine de son adversaire, et il criaitdéjà : « Rends-toi, coquinasse ! » lorsqu’il sesentit empoigné par trois hommes vigoureux qui le désarmèrent, leficelèrent comme un simple saucisson d’Arles, et l’emportèrent,malgré ses cris, dans une étroite cabine métallique, dont ilentendit la porte caoutchoutée se refermer sur lui.

Des heures et des heures se passèrent…Coquardot grinçant des dents, épuisant tous les jurons duvocabulaire marseillais, attendit vainement qu’on vînt ledébarrasser des liens qui lui entraient dans la chair et ledélivrer…

De guerre lasse, et de fatigue aussi, il finitpar s’endormir.

Surprise, épouvantée, à demi étouffée, Eddaavait perdu connaissance. Quand elle revint à elle, et qu’elle eutjeté sur les objets environnants des regards surpris, elle nereconnut pas tout d’abord le lieu où elle se trouvait. La lueur deslampes électriques lui montrait une sorte de cabine ovale, auplafond bas, et aux meubles peu nombreux.

Elle était étendue sur une confortablecouchette, munie d’un matelas pneumatique.

Edda regarda quelque temps autour d’elle avecégarement. Ses sourcils se fronçaient dans un effort de volonté.Brusquement, elle poussa un cri… Ses regards venaient de s’arrêtersur un panneau qui portait en grosses lettres le motJules-Verne et la devise choisie par Goël et Eddaelle-même :

Mergitur sed fluctuat

Le nom du navire et sa devise se trouvaientrépétés partout, jusque sur les objets d’ameublement.

À ce moment, la porte de la cabine s’ouvritsous une brusque poussée, et Tony Eowler, exultant dans l’insolencede son triomphe, s’avança jusqu’auprès de la jeune fille.

– Ah ! ah ! ricana-t-il, votreévanouissement est donc dissipé !… J’en suis véritablementcharmé !

Et comme Edda ne répondait au misérable quepar un regard d’indignation.

– Vous savez où vous êtes, continua-t-il…Eh bien ! oui, Edda Stroëm, vous êtes à bord de ceJules-Verne, construit à si grands frais par votre père,sous la direction de votre fiancé… J’avoue que c’est un sous-marinmerveilleusement compris. Aussi, je me félicite de m’en êtreemparé !

– Vous êtes le dernier des forbans !murmura Edda, frémissante de colère… Il est vraiment heureux pourvous que je n’aie aucune arme à ma portée… Je vous tuerais comme unchien !

– Le temps adoucira ces bellesrévoltes ! … Le temps éteindra ces indignationsgénéreuses !

Et, changeant brusquement de ton, Tony Fowlerajouta :

– Écoutez, miss Edda, il faut bien vousmettre une chose en tête… Je suis maître de votre personne, commeje suis maître de ce navire, construit par un homme que l’on m’ainjustement préféré… Je suis yankee ; je vais droit aubut…

– J’aime Goël Mordax ! Jamais je nevous épouserai ! … Mon père et mon fiancé sauront bien medélivrer.

– Cela, j’en doute fort !… En toutcas, vous êtes en mon pouvoir… Je veux bien vous accorder uncertain délai pour consentir, de bonne grâce, à notre union, pourvous donner le temps de vous accommoder à un brusquechangement.

– Jamais !

– Vous oublierez Goël… Je le veux… Jel’ordonne ! … Vous m’épouserez et vous me réconcilierez avecvotre père… J’ai juré que vous vous soumettriez, et vous voussoumettrez !

– Plutôt mourir !

Tony Fowler eut un sourire de mépris.

– Vous me paraissez un peu exaltée,dit-il… Vous vous résignerez peut-être plus vite que vous ne lecroyez… Sur ce, je vous salue… Je vous ai dit ce que j’avais à vousdire… Je vous laisse y réfléchir tout à votre aise…

Et Tony Fowler s’en alla comme il était venu,c’est-à-dire sans saluer et en claquant brutalement la porte.Derrière lui, des verrous grincèrent. Edda demeura seule, dans saprison.

Le départ de Tony Fowler apporta un immensesoulagement à la jeune fille.

Maintenant, elle savait à quoi s’en tenir, saposition lui semblait moins désespérée. Elle était beaucoup tropcourageuse pour se laisser abattre. En outre, elle ne renonçait pasà l’espoir de s’évader. Elle était sûre que Goël et Ursen Stroëmtenteraient l’impossible pour la délivrer. Elle s’affermit dans sarésolution de résister à Tony Fowler.

Elle en était là de ses réflexions, quand laporte de sa chambre se rouvrit. Un lad entra, chargé d’un plateau.Le repas qu’il apportait était presque exclusivement composé deviandes de conserve.

– Vous pouvez remporter tout cela,ordonna t-elle, hautaine… Je n’en ai nul besoin.

L’Américain reprit flegmatiquement sonplateau, s’en retourna, et alla rendre compte à son maître de lafaçon dont il avait été reçu.

– Laissez-la faire, dit Tony Fowler…Quand la faim se fera sentir un peu plus vivement, cette charmantepersonne se décidera bien à manger.

Edda redoutait maintenant Fowler, au point dele croire capable de se servir contre elle des pires expédients.Aussi, le soir venu, bien qu’elle souffrît cruellement de la faim,refusa-t-elle de nouveau de goûter au repas qu’on luiapportait.

Edda était très affaiblie. Elle avait lafièvre. Ses oreilles bourdonnaient, la faim la torturait.

Elle s’était assise sur le divan circulaire dela cabine et elle réfléchissait mélancoliquement à sa situation,lorsque son attention fut éveillée par un grand panneau de métalovale qui faisait face à la couchette.

Ce panneau mobile recouvrait une vitre decristal épais, qui permettait de contempler le fond de la mer. Eddan’ignorait pas ce détail. En compagnie de Goël, elle avait étudiétoutes les parties du Jules-Verne.

L’idée lui vint de faire diversion à sessouffrances et à son chagrin, en contemplant les paysagessous-marins. Elle appuya sur un ressort : le panneau mobiles’écarta. Un féerique spectacle s’offrit aux regards de la jeunefille.

En construisant le Jules-Verne, Gaëlavait résolu le difficile problème de la vision sous-marine.

Plus on descend dans les couches profondes del’Océan, plus l’obscurité devient épaisse.

Pour le navigateur sous-marin, les objets,d’abord brouillés, finissent par disparaître dans une brume, qui,de grisâtre, devient tout à fait opaque. Le sous-marin a beau êtremuni, à l’avant et à l’arrière, de puissants appareils électriques,comme il se trouve dans le cône de lumière produit par ses fanaux,le navigateur ne discerne autour de lui que des zones de ténèbres,coupées d’une aveuglante bande de lumière, qui ne peut luipermettre la vision de ce qui l’entoure.

Goël avait paré à cet inconvénient de la façonla plus simple et la plus ingénieuse… Douze torpilles-vigies, quele timonier pouvait à volonté écarter ou rapprocher du navireévoluaient tout autour de sa coque, dans un rayon de cent à deuxcents mètres. Goël, à la prière de M. Lepique, avait donné àses torpilles-vigies, le nom de fulgores. Et, en effet, elleséclairaient les paysages sous-marins que traversait le Jules-Verned’un éclat fulgurant.

Ces appareils, qui étaient eux-mêmes deminuscules sous-marins indépendants, reproduisaient, perfectionnéspar Goël, quelques-uns des dispositifs des sondes planigraphiqueset des vigies protectrices, inventées par les ingénieurs Maquaireet Grecchioni. Ils étaient à la fois très simples et trèsingénieux.

Chaque fulgore se composait essentiellementd’un flotteur à contrepoids, muni des mêmes appareils de locomotionque les torpilles autonomes. Une petite machine électrique,qu’alimentaient les accumulateurs du Jules-Verne, grâce à unsystème de transmission sans fil, faisait mouvoir leurs hélices etfournissait la lumière à leurs puissants fanaux électriques. Deplus, ils étaient munis de microphones et de palpes en caoutchoucdurci.

Le timonier du Jules-Verne avaitdevant lui une série de boutons de porcelaine disposés en clavier,et grâce auxquels, d’une simple pression de doigt, il commandaitsans fatigue la manœuvre des fulgores. Ainsi escorté de ces sortesde mouches lumineuses, le sous-marin passait au milieu d’un largenimbe de clarté qui permettait au timonier, installé dans sa cagede cristal, de diriger son navire aussi sûrement qu’en pleinsoleil.

Au moment où Edda avait poussé le panneau, leJules-Verne filait à une allure modérée, entre les taillispétrifiés, entre les arborisations roses, couleur de lait, etcouleur de sang d’un massif de coraux. Les fulgores éclairaient defantastiques avenues, des clairières de rêve, où les tubipores, lesastrées, les fongies, les iris et les mélittes formaientd’éblouissants tapis de pierreries et de fleurs. Des poissons,étincelants de mille couleurs chatoyantes, se jouaient dans cetteforêt rose ; des raies épineuses et des squales, des méduses,des poulpes et des calmars évoquaient, avec leurs formestourmentées, quelque cauchemar d’un conte japonais. Sur le sol,rampaient des tortues, des lamproies, et des congres énormes etféroces.

Brusquement, la forêt de coraux disparut. LeJules-Verne passait au-dessus d’un fond vaseux encombréd’épaves, que les courants avaient entraînées et, pour ainsi dire,centralisées dans cet abîme. Les fulgores baignaient de leursétincelantes nappes électriques tout un chaos de mâts rompus, decoques éventrées, dont quelques-uns flottaient entre deux eaux…Autour de ces épaves, c’était un amoncellement l’ancres, decaisses, de canons, de boulets, de cylindres, de garnitures de fer,d’hélices tordues, de débris de toute espèce.

Ce cimetière de l’Océan avait quelque chose demacabre. Ces navires sombrés là depuis des années, depuis dessiècles, et empâtés par des concrétions calcaires, semblaientrecouverts d’une couche de craie. Dans les agrès des voiliers,entre les cheminées des paquebots, évoluaient des poulpes et desrequins.

Edda se sentit frissonner ; et son cœurse serra devant ce lamentable spectacle.

Mais, déjà, le Jules-Verne pénétraitsous les riants arceaux d’une forêt d’algues géantes au feuillagevert et brun.

Puis, ce fut un massif de rocs déchiquetés,entre lesquels s’ouvraient de mystérieuses cavernes inviolées.D’instant en instant, le merveilleux spectacle se renouvelait.C’était une succession de décors tous plus féeriques et plusinattendus les uns que les autres.

Au bout d’une heure, Edda, brisée de fatigue,finit par fermer le panneau de métal. Elle se jeta sur sacouchette, où elle ne tarda pas à tomber dans un profondsommeil.

En se levant, après quelques heures d’un reposagité, Edda se sentit défaillir. Ses jambes fléchissaient souselle ; elle était en proie à des crispations nerveuses.

Elle se traîna jusqu’à la glace et se vit pâlecomme une morte. La fièvre qui la minait faisait brillerétrangement ses beaux yeux glauques. Une énergie maladive luirevenait. Elle se promena quelque temps, à grands pas, à travers lacabine. Puis, d’un mouvement tout instinctif, elle s’approcha de laporte et essaya de l’ouvrir.

À sa grande surprise, la porte céda. Soit parnégligence, soit intentionnellement, on avait oublié de pousser leverrou extérieur.

La jeune fille s’aventura dans lecouloir ; et, se dirigeant du côté où elle savait devoir setrouver le poste de l’équipage, elle interpella le premier matelotqu’elle rencontra.

– Je suis la fille du milliardaire UrsenStroëm, s’écria-t’elle avec égarement. Aidez-moi à me rendre libre,et non seulement mon père vous pardonnera, mais encore, il vousrécompensera royalement… Il vous donnera un million, deux millions…Il partagera sa fortune avec vous ! … Il vous la donnera toutentière !

L’homme, un des Américains embauchés parRobert Knipp, écoutait ces propositions avec un intérêt visible.Edda commençait à entrevoir un faible espoir.

Brusquement, Tony Fowler survint accompagné deRobert Knipp. Tous deux avaient le revolver à la main.

– Retirez-vous ! ordonna Fowler aumatelot… Et vous, miss Edda, rentrez dans votre cabine… Jel’exige !

En même temps, les deux misérablesempoignaient la jeune fille par le bras, et l’entraînaient.

– Non, je ne me tairai pas !…s’écria Edda. Au secours ! Au secours ! Dix millions àqui sauvera la fille d’Ursen Stroëm !

Tony Fowler écumait de rage. Il connaissaittrop bien les misérables qu’il avait embauchés, pour ne pas savoirqu’ils ne se feraient aucun scrupule pour le trahir, du momentqu’il y aurait des dollars à gagner.

– Allez-vous vous taire !hurla-t-il, au paroxysme de la colère.

Et tordant les poignets délicats de la jeunefille, il essayait d’étouffer ses cris et ses appelsdésespérés.

À ce moment, on entendit un vacarmeépouvantable. Des appels répondirent à ceux d’Edda.

– Mademoiselle, je suis là !… Je nevous abandonne pas ! Tenez bon !…

– Coquardot ! s’écria Edda, est-cevous ?

– Lui-même… Coquardot, dit Cantaloup, deMarseille… Tout à votre service, quoique prisonnier, comme vous, deces gueux d’Américains !

Edda n’en put entendre davantage… D’unebrutale poussée, Tony Fowler et Robert Knipp l’avaient jetée danssa cabine, dont ils avaient refermé la porte à double tour.

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