Le Sous-marin « JULES-VERNE »

Chapitre 7COQUARDOT GAGNE LA PREMIÈRE PARTIE

 

Coquardot fut désolé de se voir séparé de samaîtresse. Bien qu’on l’eût laissé libre lui-même, il prévoyait, dufait de la claustration d’Edda, toute une série decatastrophes.

En excellents termes avec tous les hommes del’équipage, il essaya d’obtenir d’eux quelques renseignements. Maisaucun d’eux n’avait rien vu, rien entendu. L’artiste culinaire seretira, ce soir-là, de bonne heure dans sa cabine. Loin des’endormir, il passa une bonne partie de la nuit à se promener delong en large, en réfléchissant à la conduite qu’il devaittenir.

Brusquement, une idée lui vint.

Il se déchaussa, ouvrit, en faisant le moinsde bruit possible, la porte de sa cabine, et prêta l’oreille.

Un profond silence régnait à bord dusous-marin.

Coquardot s’approcha successivement de lacabine de Tony Fowler, puis de celle de Robert Knipp. Il passa prèsdu poste de l’équipage.

Le bruit des respirations égales et desronflements lui apprit que tout le monde était endormi. L’homme devigie lui-même, dans sa cage vitrée dont les fanaux électriquesétaient éteints, somnolait paisiblement sur son fauteuil demétal.

Depuis quelque temps, il en était presque tousles jours ainsi. Depuis que Tony Fowler, par prudence, n’allumaitplus les fanaux et ne voyageait plus la nuit, le sous-marin allaitchaque soir se mettre pour ainsi dire à l’ancre, à l’abri dequelque épais massif d’algues, à une faible profondeur, et leshommes de l’équipage en profitaient pour se reposer. Pour leprincipe, Tony Fowler laissait bien un homme de vigie. Maiscelui-ci, sûr de n’être pas dérangé et sachant que le navire, dansces calmes profondeurs, où ne se trouvaient ni courants, ni récifs,ne courait aucun péril, ne se gênait pas pour dormir.

Coquardot résolut de tirer parti de cet étatde choses. Il s’approcha de la cabine d’Edda, marchant à pas deloup et retenant son souffle. Une fois arrivé devant la porte, ilse mit à gratter doucement.

Edda ne dormait pas. Ses inquiétudes latenaient éveillée. Elle entendit parfaitement le signal deCoquardot.

– Qui est là ? demanda-t-elle à voixbasse… Est-ce vous, Coquardot ?

– Oui, Mademoiselle… Tout le monde estendormi à bord. J’en ai profité pour venir savoir pourquoi l’onvous tient prisonnière.

– Ce serait trop long à vous expliquer…Au milieu de ce silence, entre ces parois de métal, les moindresbruits font écho… Je vais donc vous écrire un billet pour vousmettre au courant des événements… Revenez dans un quartd’heure ; je glisserai le papier sous ma porte.

Coquardot suivit le prudent conseil d’Edda. Ilrentra dans sa chambre, revint, trouva le billet à sa place et putlire le récit que la jeune fille lui faisait des menaces de TonyFowler.

L’honnête Coquardot eut un moment la pensée depénétrer dans la cabine du Yankee et de l’assommer.

« Malheureusement, c’est impossible,pensa-t-il. Sa cabine est fermée à clef… Il mettrait en branletoutes les sonneries électriques du bord, et je serais égorgémoi-même, sans avoir fait œuvre utile pour le salut de MlleStroëm. »

L’honnête Coquardot ne savait à quoi serésoudre. Cependant, il comprit qu’il importait de rassurerEdda.

Après avoir réfléchi quelques instants, ilrédigea un billet ainsi conçu :

« Mademoiselle,

« Je vais tenter sans doute quelque chosede décisif pour vous sauver… Soyez donc sans crainte et n’ayeznulle inquiétude à mon sujet dans le cas où je ne parviendrais pasà vous donner de mes nouvelles. »

La rédaction de cette missive était un peuénigmatique ; mais Coquardot n’avait pu faire mieux, ni écrireplus clairement, car il ignorait de quelle façon efficace ilinterviendrait en faveur de Mlle Stroëm.

« Cela la rassurera toujours un peu, lapauvre demoiselle », se dit-il avec attendrissement.

Et il glissa sa missive sous la porte de lacabine, non sans avoir prévenu Edda par un petit grattementdiscret.

Très satisfait de lui-même, Coquardot rentrachez lui avec la ferme intention de dormir à poings fermés.

« Ma foi, songeait-il, je ne sais pas cequi peut arriver demain ; j’aurai peut-être besoin de toute maforce, de toute mon énergie… Dormons tranquillement… D’ailleurs, lanuit porte conseil ! »

Coquardot se réveilla, le lendemain matin,dispos et alerte. Par un privilège de son insouciante nature,quoique l’avenir lui apparût très sombre, jamais il ne s’étaitsenti aussi enclin à la gaieté. Il plaisanta avec les hommes del’équipage, s’occupa de sa cuisine, en trouvant pour tous une bonneparole ou une plaisanterie.

Tout en furetant, il aperçut, entrouverte, laporte du salon. Tony Fowler n’était pas encore levé. Coquardot enprofita pour y pénétrer et pour jeter dans tous les coins un coupd’œil investigateur.

La première chose qu’il aperçut sur unguéridon d’angle, ce fut une carte marine négligemment étalée.C’était la carte où Tony Fowler pointait soigneusement, jour parjour, la route parcourue par le Jules-Verne.

Une grosse ligne bleue, qui partait de l’îlede Monte-Cristo, et venait, après de sinueux méandres, finir dansl’Atlantique, ne laissa à Coquardot aucun doute à cet égard.

– Sapristi ! s’écria-t-il… Mais nouslongeons en ce moment les côtes de l’archipel des Bermudes ! …C’est une terre habitée, cela ! … Si nous parvenions à gagnerla côte, Mlle Edda et moi, nous trouverions là les autoritésanglaises pour nous protéger ! …

Enchanté de la découverte qu’il venait defaire, Coquardot se hâta de sortir du grand salon. Une foule depensées tumultueuses s’agitait dans son cerveau. La proximité d’uneterre habitée était une occasion qu’il ne fallait pas laisseréchapper.

À la fin, Coquardot, qui s’était renfermé danssa cabine pour mieux réfléchir, crut avoir trouvé.

– C’est cela, murmura-t-il… Mlle Edda etmoi, nous serons sauvés, et Tony Fowler sera pendu… Ce pour quoi ila été spécialement créé par la Providence, comme la mayonnaise pourassaisonner le homard ou le poulet froid.

Dans la journée, Coquardot visita sa cachette.Cette cachette, pratiquée au fond du placard aux boîtes àconserves, renfermait deux litres de rhum.

Coquardot les avait serrés là, non pour sonusage, car en véritable gourmet il abominait l’alcool sous toutesses formes, et ne buvait que de certains grands crus ; mais,connaissant les habitudes d’ivrognerie invétérée de la plupart deshommes de l’équipage du Jules-Verne, il avait pensé que ces deuxlitres de rhum pourraient lui être un jour d’une grandeutilité.

Coquardot prit un de ces litres, le déboucha,remit l’autre en place, puis alla ouvrir l’autre placard, quirenfermait la pharmacie du bord. Cette pharmacie était à peu prèsvide, ce qui fait que personne ne s’en était inquiété. Elle nerenfermait que plusieurs gros paquets, non encore déballés, et unedouzaine de flacons de médicaments usuels arnica, teinture d’iode,etc.

Négligeant les flacons, Coquardot alla toutdroit aux paquets. Il en prit un, qui était rempli d’une poudreblanche, et qui portait l’étiquette : « Chlorhydrate demorphine ». Il versa quelques pincées de la poudre blanchedans le litre de rhum qu’il avait débouché. Puis, il profita del’heure du déjeuner pour glisser la bouteille dans la cabine dutimonier.

Il l’avait à dessein salie et entamée, defaçon qu’on pût croire qu’elle se trouvait là depuis longtemps. Ill’avait placée sous un tas de vieilles toiles dont le timonier seservait pour faire reluire les cuivres et les nickelures.

Or, Coquardot savait que ce nettoyage desroues de mise en train et de la barre n’était effectué que le soirpar l’homme de vigie, aussitôt après le repas de l’équipage. Et cesoir-là, c’était Robert Knipp qui était de service… Coquardotconnaissait de longue date l’hypocrite ivrognerie dupersonnage.

Les choses se passèrent juste de la façon queCoquardot avait prévue… Robert Knipp, une fois l’équipage couché,s’installa à son poste, et commença, assez négligemment, à fairereluire ses cuivres.

Tout à coup, il aperçut la bouteilletentatrice. Il s’en saisit, lut l’étiquette, déboucha le flacon etflaira la liqueur.

– Ma parole, c’est du rhum ! C’estd’excellent tafia ! Quelque ivrogne en a dû faire provision encachette… Il faudra que je me livre à une enquête discrète, poursavoir si cette fiole n’a pas quelque compagne ! … Enattendant, profitons de l’aubaine ! …

Et Robert Knipp, se renversant en arrière,commença, sans plus de cérémonie, à boire au goulot de labouteille…

Coquardot, qui était venu de ce côté jeter uncoup d’œil discret, l’observait avec un rire intérieur. Ils’applaudissait en lui-même à chaque gorgée nouvelle qu’absorbaitRobert Knipp.

« Bois, mon bonhomme, se disait-il… Maisbois donc ! … Tu vas en avoir au moins pour quarante-huitheures à dormir. »

Robert Knipp absorba à peu près la moitié dela bouteille. Mais, alors, ses yeux se fermèrent. Il s’écroula surson fauteuil métallique, et la bouteille roula par terre.

Il dormait maintenant d’un sommeil deplomb.

Coquardot eut la patience d’attendre que lesilence le plus profond régnât à bord du Jules-Verne etque tout le monde fût endormi. Puis, il pénétra dans la cage dutimonier, et, repoussant dans un coin le corps inerte de l’ivrogne,il appuya sur le bouton électrique qui commandait l’éclairage dufanal d’arrière.

Automatiquement, deux fulgores se détachèrent,illuminant les profondeurs. Coquardot distingua un fond de sablefin, où des chaînes de récifs annonçaient la proximité de la terre.Il aperçut même, dans le lointain, une ancre et un câble quidevaient appartenir à quelque navire.

Il interrogea les instruments, dont il avait,peu à peu, appris l’usage, en observant et en questionnant lesmarins.

– Quinze mètres de fond !s’écria-t-il… Les premiers îlots des Bermudes sont tout proches…C’est le moment ou jamais d’agir !…

Coquardot avait saisi la roue de mise entrain. L’hélice se mit à tourner, et le Jules-Verne évolualentement, dans la direction de la terre.

Cinq minutes s’écoulèrent, qui parurent autimonier improvisé longues comme un siècle… Si quelqu’un allaitsurvenir et l’empêcher de terminer sa tâche !…

Il écouta avec anxiété… Mais le tic-tacrégulier et berceur de l’hélice n’avait pas eu le pouvoir de fairesortir Tony Fowler et son équipage de leur lourd sommeil. Lesous-marin filait toujours dans la direction de la terre.

Maintenant, le fanal d’arrière faisaitscintiller les paillettes micacées d’un fond de gros gravier. Ausecond plan, des forêts de goémon et de varech laissaient ondulerdans la vague leurs lianes frissonnantes.

« Nous sommes assez loin ! »songea Coquardot.

Et, faisant évoluer la roue de mise en trainen sens inverse, il embraya l’hélice, puis il éteignit le fanalélectrique de l’arrière.

Enfin, saisissant, à côté du corps inerte deRobert Knipp, une lourde masse de forgeron, il l’enveloppa d’unépais chiffon de laine, afin de faire le moins de bruit possible.Puis se reculant, et prenant son élan pour mieux frapper, il se ruacontre le moteur électrique, dont les organes délicats étaientuniques et irremplaçables… Il commença à taper dessus de toutes sesforces.

Les grands coups sourds du marteau, bien quelégèrement amortis par le tampon de laine, faisaient vibrer lasonore carcasse du sous-marin. Les plaques de tôle d’aciergémissaient lugubrement. On eût dit que le merveilleux navire seplaignait, avec sa voix et son âme à lui, de la mutilation dont ilétait l’objet.

De temps en temps, Coquardot s’arrêtait dansson œuvre de destruction. Le cœur battant, le front mouillé d’unesueur froide, il écoutait, éperdu, jusqu’à ce que les dernièresvibrations se fussent éteintes.

– Je fais un bruit épouvantable,murmura-t-il, tout tremblant… Je ne m’explique pas qu’ils ne sesoient pas déjà réveillés.

Dominant son émotion, Coquardot reprenaitensuite courageusement sa tâche et se mettait à taper comme unsourd, faussant les leviers et les délicates barres d’acier,pulvérisant les rouages, détraquant les accumulateurs.

Brusquement, Coquardot s’arrêta, pâle defrayeur… Son bras, levé pour frapper, retomba.

Tony Fowler venait d’apparaître à la porte dela cage vitrée, accompagné de la majeure partie des hommes de sonéquipage.

Tous avaient le revolver au poing.

Coquardot ne laissa pas à Tony Fowler le tempsde tirer… Balançant son lourd marteau, il se jeta sur l’ingénieur,décidé à lui broyer le crâne, certain que la mort de leur chefterroriserait les hommes de l’équipage.

Dix coups de feu retentirent à la fois…

Coquardot sentit les balles siffler à sesoreilles et aller s’aplatir sur les parois de métal.

Mais Tony Fowler avait eu le temps d’éviter lemarteau lancé contre lui.

Saisi par vingt bras à la fois, l’héroïqueMarseillais se trouvait réduit à l’impuissance… Déjà, il sentaitsur son front le canon du revolver, sur sa poitrine la pointe desbowie-knifes des Yankees.

– Ne le tuez pas !… commanda TonyFowler d’une voix vibrante… Je défends qu’on lui fasse du mal…Contentez-vous de le garrotter solidement et de l’enfermer dans sacabine.

Vaincu, meurtri, couvert du sang quis’échappait d’une blessure qu’il avait reçue à l’épaule, Coquardot,chargé de liens qui lui entraient dans les chairs et le faisaientcruellement souffrir, fut brutalement jeté sur sa couchette.

Malgré tout, le brave garçon étaitsatisfait.

« Ils vont peut-être m’assassiner,songeait-il… Mais ils auront beau faire, les voilà tout de mêmeimmobilisés, à quelques encablures de la côte anglaise desBermudes… Qu’ils se tirent de là comme ilspourront ! »

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