Le Sous-marin « JULES-VERNE »

Chapitre 10LA GEÔLE SOUS-MARINE

 

Depuis qu’il était prisonnier, Coquardotdonnait un mal énorme à ses geôliers. Ils se repentaient sûrementde n’avoir pas commencé par l’abattre à coups de revolver, ce qui,maintenant, n’était plus possible.

D’abord, Coquardot avait commencé par user, enles frottant patiemment contre la muraille de tôle de son cachot,les cordes qui lui liaient les mains. Une fois libre de sesmouvements, il s’était mis à inventorier avec soin les objets quil’entouraient.

La cellule qui servait de prison au pluscélèbre cuisinier de l’Europe était une sorte de grand placard oùse trouvaient entassés, au hasard, des pots de peinture, desécrous, des boulons et des barres d’acier.

Parmi ces objets disparates, Coquardot avaitchoisi, pour s’en faire une arme, une barre de fer, d’environ unmètre cinquante de long et il s’en servait pour faire un vacarmeépouvantable, ébranlant le plafond, les parois et le dallagemétallique de sa prison. C’était à faire croire qu’il allaitfausser les plaques d’acier et y faire un trou.

Pour le forcer à se tenir tranquille, TonyFowler donna l’ordre qu’on lui apportât à manger.

Coquardot s’empara des vivres, mais assomma leporteur plus qu’à moitié. Les Américains décidèrent qu’ils seprécipiteraient sur le cuisinier, pendant son sommeil, en pleinenuit, et qu’ils lui brûleraient la cervelle.

Ils avaient compté sans leur hôte. Au momentde l’exécution de ce beau projet, Coquardot, parfaitement réveillé,tomba sur les agresseurs avec sa barre de fer, et en éclopa deux outrois.

Tony Fowler, furieux, lui annonça qu’on allaitle prendre par la famine. Coquardot, nullement effrayé, répliquaqu’il allait démolir les cloisons et crever le bordage intérieur dusous-marin et qu’il avait pour cela les outils nécessaires.

Coquardot faisait cette dernière menace dansle but d’intimider ses adversaires. Il savait fort bien que lebordage extérieur était beaucoup trop solide pour qu’il pûtparvenir à le percer. Cela ne l’eût pas, d’ailleurs, avancé àgrand-chose, puisque le Jules-Verne était divisé en huitcompartiments étanches, communiquant entre eux par des portes d’unsystème de fermeture hermétique et instantané.

Néanmoins, comme Tony Fowler et ses complicesne savaient pas au juste de quels outils Coquardot pouvaitdisposer, sa menace fit un certain effet.

Pour donner créance à ses dires, Coquardotimitait, en faisant grincer sa barre de fer contre la tôle, lebruit du vilebrequin. Puis il cessait brusquement ce travail, pourse mettre à frapper de grands coups sourds, à la grande colère desAméricains, qu’il ne cessait d’accabler de menaces et d’injures,dans le plus pur patois marseillais, et auxquels il ne laissait pasune minute de répit.

Les choses en étaient là ; et lasituation menaçait de durer encore longtemps, lorsque Coquardotavait reconnu la voix d’Edda Stroëm. Il put parvenir, à force decrier, à lui faire savoir sa présence à bord.

Après avoir enfermé Edda, Tony Fowler etRobert Knipp se rendirent dans le grand salon duJules-Verne, pour y délibérer. Cette magnifique pièce, auxboiseries claires, était ornée d’une bibliothèque et de vitrinesencore vides de leurs livres et de leurs collections.

Elle était à peine meublée. Le vol duJules-Verne n’avait pas permis aux ouvriers d’en terminerl’aménagement.

Les deux Yankees s’assirent, non loin d’unsomptueux bureau, sur des caisses de bois blanc encore pleines, etqui renfermaient des livres et des appareils qu’on n’avait pasencore eu le temps de déballer. Tony Fowler était dans un étatd’extrême irritation.

– Qu’allons-nous faire de cet imbécile deCoquardot, s’écria-t-il… de ce cuisinier stupide etridicule ?… C’est un véritable enragé !

– Ma foi, je n’en sais rien… Maintenantque miss Edda est instruite de sa présence, il ne serait pasprudent de le faire disparaître.

– Ne me parlez pas de miss Edda… Je suisfurieux à la pensée du danger qu’elle vient de nous faire courirpar ses offres de millions aux hommes de l’équipage !

– Ce sont des offres tentantes, fitRobert Knipp d’un ton singulier.

– Oh ! je sais, fit amèrement TonyFowler, que vous êtes un être vénal…

– Il ne s’agit pas de cela… Vous savezbien que je ne puis vous trahir, puisque je suis votre complice etle principal instigateur du vol du Jules-Verne… Parlonsplutôt sérieusement… Permettez-moi de vous le dire, vous ne vousêtes pas montré habile envers miss Edda…

– Comment cela.

– Mais oui, vous l’avez brutalisée,menacée… Elle est d’un caractère très fier et très décidé ;elle mourrait plutôt que de céder.

– Il y a une part de vérité, dans ce quevous dites… Mais que feriez-vous à ma place ?

– Je me montrerais plein deprévenances ; je jouerais la comédie du repentir et de l’amourpassionné ; je lui laisserais même une certaine liberté àl’intérieur du navire… Vous êtes bien sûr qu’elle ne s’échapperapas à la nage… Vous avez la partie belle pour vous montrermagnanime.

L’ingénieur ne répondit rien. En lui-même, iltrouvait fort justes les observations de Robert Knipp.

Les deux complices demeurèrent une heureentière à discuter. Puis, Tony Fowler sortit du salon et se dirigeavers la cabine d’Edda.

À sa grande surprise, il trouva la jeune filletrès pâle, mais calme et presque souriante. La certitude de laprésence de Coquardot à bord avait ranimé tout son courage, touteson énergie.

– Alors, miss Stroëm, demanda Tony avecune obséquiosité toute différente de son attitude de la veille,vous refusez toujours de prendre de la nourriture ?

– J’ai changé d’avis. Je mangerai ;mais à une condition…

– Pourvu que vous ne me demandiez pas laliberté, cette condition est acceptée d’avance.

– Je veux, dit Edda avec fermeté, nemanger que des mets préparés par mon maître d’hôtel Coquardot, etn’être servie que par lui… Il faut que vous me garantissiez qu’ilne lui sera fait aucun mal, qu’il sera bien traité et libre dansl’intérieur du Jules-Verne. Il faut que vous me promettiezque je pourrai m’entretenir avec lui quand cela me plaira.

– Mais, vous profiterez de cela pourtramer des projets d’évasion ?

– C’est à vous de faire bonne garde…C’est une piètre ironie, d’ailleurs de votre part, de parlerd’évasion… On ne s’évade pas au fond de la mer.

Tony Fowler parut hésiter quelques instants.Puis, feignant de prendre brusquement son parti :

– Vraiment, miss Edda, je n’ai pas lecourage de vous refuser quoi que ce soit… Vous faites de moi toutce que vous voulez… Ah ! si vous saviez comme je vousaime !

– Vous avez une singulière façon de meprouver votre amour, répondit Edda avec amertume.

– Je regrette profondément le crime quej’ai commis en vous arrachant à votre famille et en vousséquestrant. Mais, il faut l’imputer à la violence même de mapassion pour vous… J’espère qu’un jour…

– Laissons ce sujet, je vous prie… Vousavez promis de délivrer mon fidèle maître d’hôtel. Il serait tempsde vous exécuter.

Tony Fowler, très satisfait de sa nouvelletactique, se dirigea, suivi d’Edda, vers la cellule de Coquardot,qui avait recommencé à battre le rappel avec sa barre de fer, etfaisait un tapage infernal.

Ce ne fut pas sans peine qu’on le décida àquitter son asile. Il fallut qu’Edda elle-même lui parlât, etl’informât du besoin urgent qu’elle avait, de ses services.

En sortant de sa cellule, Coquardot, trèsthéâtral dans l’expression de ses sentiments, mit un genou enterre ; et les larmes aux yeux, il embrassa gravement la mainde Mlle Stroëm…

Malgré l’emphase et la verbosité duMéridional, Edda était profondément touchée du dévouement et ducourage dont il venait de faire preuve. Pendant qu’elle regagnaitsa cabine, Coquardot se précipitait vers la cuisine, située àl’avant, et installée électriquement. Il bouscula avec autoritél’Américain, jusque-là chargé des fonctions de steward et demaître-coq à bord du Jules-Verne.

– Ôtez-vous de là, mon garçon, lui dit-ild’un air de souverain mépris… Je parie que votre office est desplus mal fournis.

Et comme l’Américain, effaré de cette subiteinterversion des rôles, désignait une armoire pleine de boîtes enfer-blanc.

– Peuh ! dit Coquardot, c’est bience que je pensais… Rien que des endaubages et de la conserve… Vousavez bien, au moins du Liebig ou un bouillon concentréquelconque ? Faites-en chauffer immédiatement… Vous m’ouvrirezune boîte de légumes secs… Pendant ce temps, je vais voir s’il nes’est rien pris dans les dragues…

Ces dragues laissées à la traîne à l’arrièredu Jules-Verne étaient des engins de pêche trèsperfectionnés, que Coquardot avait eu l’occasion de voir à la baiede la Girolata. Leur rapport était d’autant plus sûr qu’une foulede poissons se précipitaient immanquablement dans leurs mailles,attirés par l’éclat électrique des fulgores et du fanal d’arrièredu Jules-Verne.

Coquardot, dont Tony Fowler et Robert Knippsuivaient tous les mouvements avec méfiance, revint, pliant sous lepoids d’une vaste corbeille, remplie des meilleures variétés depoissons de la Méditerranée.

Il y avait des turbots, des dorades, desrougets ; de ces rougets que les Romains payaient jusqu’à dixmille sesterces – des rascasses épineuses, et jusqu’à deux ou troislangoustes et une petite tortue de la Méditerranée, dite cacouanne.Un quart d’heure plus tard, une embaumante odeur de bouillabaisses’échappait de la cuisine, et paraissait produire une grandeimpression sur les hommes de l’équipage.

Quand Coquardot traversa le couloir, enportant le dîner d’Edda dans un plat couvert, les Américains lesuivirent jusqu’à la porte de la cabine, avec un reniflement desplus significatifs. Ces rudes Yankees, habitués au rosbif et aujambon, aux nourritures solides et lourdes, n’avaient jamais rienflairé d’aussi délicieux. Il est vrai qu’une bouillabaisse, faitepar les propres mains de Coquardot ne pouvait être qu’unchef-d’œuvre. Coquardot, très perspicace de sa nature, s’aperçuttout de suite de l’impression qu’il avait produite ; et ilrésolut de tirer parti de ses talents culinaires.

Le soir même, les quinze hommes de l’équipagedu Jules-Verne dînaient comme jamais ils n’avaient dîné de leurvie, sauf peut-être le jour du banquet offert par Ürsen Stroem.

Deux jours après, Coquardot était enexcellents termes avec tout le monde, même avec Robert Knipp, mêmeavec Tony Fowler.

Ces derniers appréciaient d’autant mieux lesavoir-faire du cuisinier, qu’ils voyaient arriver le moment où ilsallaient être forcés de se nourrir exclusivement de poissons.

Lorsque le Jules-Verne avait étécapturé, l’embarquement des vivres était à peine commencé. Lesconserves, arrimées dans la cambuse, étaient en quantité si minimequ’elles toucheraient à leur fin dans quelques jours. Tony Fowler,pensant avec juste raison qu’il était poursuivi, n’osait fairerelâche nulle part pour se ravitailler.

Tony Fowler avait bien d’autres sujetsd’inquiétude. Il voulait, au plus vite, sortir de la Méditerranéeet gagner New York ou Baltimore.

– En Amérique, s’était-il dit, mon père,en sa qualité de milliardaire, est tout-puissant. Il prendra faitet cause pour moi. Et le gouvernement de l’Union ne consentira pasà accorder mon extradition.

– jamais les Yankees ne vousdésavoueront, avait ajouté Robert Knipp… Officiellement, on blâmeravotre geste ; mais jamais personne n’osera vous arrêter… Vouspourrez aisément vous ravitailler dans les ports de l’Union, etprolonger la situation tant qu’il vous plaira.

Par malheur, pour se rendre en Amérique, ilfallait traverser l’Atlantique, et passer par le détroit deGibraltar, où Tony Fowler craignait qu’on ne lui eût préparé uneembuscade. Il aurait fallu aller très vite et leJules-Verne n’était pas un torpilleur submersible à grandevitesse, mais un appareil d’exploration, que son poids considérableet ses formes arrondies rendaient impropre à la marche.

Tony Fowler, peu familiarisé avec lanavigation sous-marine, et ayant affaire à des appareils d’unmaniement délicat, était obligé d’évoluer avec la lenteur la pluscirconspecte.

Enfin, le Jules-Verne était traquédans toute la Méditerranée. Une fois, Tony Fowler, installé près dutimonier, à la chambre noire du téléphone électriquement relié à unmiroir installé sur un flotteur insubmersible, qui lui permettaitde voir l’horizon, sans remonter à la surface avait nettementdistingué l’Étoile-Polaire. Le yacht était même assezrapproché pour que le Yankee pût distinguer, sur le pont, UrsenStroëm, Goël et M. Lepique. Il avait été épouvanté et avaitimprimé aux hélices du Jules-Verne leur vitesse maxima, pours’éloigner au plus vite.

Une autre fois, en longeant les côtes deSardaigne, le Jules-Verne avait heurté, entre deux eaux,une sonde planigraphique de sûreté, certainement disposée là poursignaler le passage du sous-marin.

À l’aide des grappins automatiques du bord,les hommes de l’équipe avaient pu s’emparer de la minusculetorpille. Mais le même fait pouvait se reproduire d’un jour àl’autre. Tony Fowler était dans des transes continuelles.

– Jusqu’à ce que nous soyons entrés dansl’Atlantique, répétait-il à Robert Knipp, il n’y a pas de sécuritépour nous !…

Talonné par la peur, Tony Fowler avait ordonnéque le Jules-Verne ne naviguât en surface que la nuit.Était-ce encore par économie, afin de renouveler la provision d’airrespirable du bord, sans user l’air liquide et les produitschimiques en réserve dans les soutes.

C’était donc seulement une fois le soleilcouché que le Jules-Verne éteignant ses fulgores et sesfanaux, et allégeant ses « water-ballast », mettait enjeu ses hélices horizontales. Il abandonnait les profondeurs, etcomme un gigantesque cétacé, venait remplir d’oxygène pur lesvastes cavités métalliques, qui lui tenaient lieu de poumons.

Quelquefois, avec la permission de sonravisseur, Edda montait sur la plate-forme du sous-marin, encompagnie du fidèle Coquardot, qui mettait en œuvre toute safaconde méridionale pour converser avec la jeune fille, et pourl’aider à conserver quelque espoir.

– Allons ! Mademoiselle, luidisait-il, ne soyez pas si mélancolique, troun de l’air ! …Ces coquins ne pourront aller bien loin, avec nous. Ils n’ontpresque plus de vivres. Je le sais, mieux que personne. D’ailleurs,votre père et votre fiancé doivent vous chercher.

Edda secouait tristement la tête. Coquardotajoutait mystérieusement :

– Vous savez que je travaille les gens del’équipage ! … Vous verrez qu’un beau jour, grâce auxpromesses que je leur fais, ils ficelleront les deux coquins quileurs servent de chefs, et qu’ils nous mettront en liberté.

Edda souriait sans répondre. Il y avait dixjours qu’elle était à bord du Jules-Verne… Devait-elleabandonner tout espoir ? Qui pourrait la sauver ?… Etcomment y parviendrait-on ?…

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