Le Sous-marin « JULES-VERNE »

Chapitre 2LE GAGNANT DU CONCOURS

 

C’était le 1er mai qu’Ursen Stroëm avaitpublié le programme de son fameux concours. Les concurrents avaientdevant eux une année entière pour élaborer et mettre au point leursplans et devis.

Goël Mordax s’était mis au travail dès lespremiers jours. Il avait demandé un congé au directeur de laCompagnie où il était ingénieur, et, depuis ce moment, il vivaitcloîtré dans sa chambre.

Le concierge lui montait ses repas, chaquejour, à heure fixe. Goël consacrait quelques minutes à peine à serestaurer.

Puis il reprenait sa tâche, recommençant vingtfois ses calculs, couvrant son tableau noir de formulesalgébriques, entassant épure sur épure. Bien souvent, il luifallait refaire tout ce qu’il avait si péniblement échafaudé. Unpetit détail qui lui avait échappé lui sautait aux yeux ; ilfallait envisager la question sous un autre aspect.

Courageusement, il continuait à chercher avectout l’entêtement de sa race.

« Je réussirai », serépétait-il.

Et il se replongeait fiévreusement dans sescalculs, passant des nuits entières sans prendre de repos.

Il ne voyait personne. Sa porte étaitrigoureusement consignée, exception faite toutefois pourM. Lepique.

Celui-ci, depuis que la belle saison étaitpassée, avait suspendu ses promenades à la campagne. On ne lerencontrait plus maintenant que chargé de bouquins de toutesdimensions, les poches bourrées de papiers couverts de notes, qu’iloubliait d’ailleurs étourdiment un peu partout.

Il venait fréquemment chez Goël Mordax à lanuit tombante. Quelquefois, il partageait le modeste repas del’ingénieur. Il s’évertuait à distraire celui-ci en lui racontanttous les petits potins qu’il avait pu recueillir. Entre-temps, ilcommettait quelque maladresse, pour n’en pas perdre l’habitude,sans doute.

– Tu sais, dit un jour M. Lepique,les projets et les plans arrivent déjà chez Ursen Stroëm…

– Vraiment !

– Oui. Une des pièces de l’hôtel Stroëmen est remplie. Je le tiens du fameux Coquardot.

– Dis-tu cela pour medécourager ?

– Loin de moi cette pensée, répliqua lenaturaliste, en s’asseyant négligemment sur une réduction en boisdu sous-marin, qui s’écrasa avec un craquement sinistre… Ah !mon Dieu !…

– Ne te désole pas !… C’est unevieille maquette. Il n’y a pas grand mal, heureusement.

Une autre fois, M. Lepique arriva levisage rayonnant.

– Tu ne sais pas ? dit-il àGoël.

– Pas encore.

– Eh bien, je viens de voir TonyFowler !

– Il n’y a rien d’étonnant à cela.

– Si ! … Il sortait de chez UrsenStroëm… Il avait l’air furieux.

– Que veux-tu que cela mefasse !

– Mais tu ne comprends donc pas qu’il aété éconduit, comme tous ceux, d’ailleurs, qui se sont présentéschez le Norvégien… Et ils sont légion ! …

– Quel intérêt a donc Ursen Stroëm à nerecevoir personne ?

– D’intérêt, il n’en a pas… C’est unoriginal… Il passe la moitié de son temps à bord de son yachtl’Étoile-Polaire… Quand il est à terre, il se renfermechez lui.

– Il a sans doute beaucoupd’occupations ?

– Oui… Son courrier, l’organisation desventes de charité, la construction de lignes de chemins de fer, lafondation d’œuvres de bienfaisance, que sais-je ? lui donnentpresque autant de travail qu’à moi une larve de monodontorémus deMeloë ou de Sitaris.

Goël ne put s’empêcher de sourire.

– Bon, dit-il, je comprends la manièred’agir d’Ursen Stroëm… Mais sa fille, il ne s’en occupe doncpas ?

– Mon Dieu, que tu es naïf !s’exclama M. Lepique en levant les bras au ciel, ce qui eutpour résultat de casser une des ampoules de la suspension… EddaStroëm est comme son père, un véritable ours. Elle ne reçoit nonplus jamais personne, et ne sort qu’accompagnée d’une jeune fillede son âge, Mlle Hélène Séguy.

– Tiens, tu sais son nom !

– Une délicieuse brune… C’est encoreCoquardot qui m’a appris cela… Pour le récompenser, je lui aicommuniqué une recette de cuisine.

– Tu es donc cuisinier, toiaussi !

– Pourquoi pas ?… Oui, mon cher, lamanière d’accommoder les larves de cerf-volant à la chinoise…Lucullus s’en lécherait les doigts !

– Oui, mais Lucullus est mort.

– Tant pis pour lui ! … Et tantmieux pour nous !

Cependant, Goël commençait à recueillir lesfruits de son labeur acharné. Ses plans et ses devis prenaient uneexcellente tournure. Encore quelques jours, puis une révisioncomplète de l’ensemble, et il pourrait enfin se reposer.

Une quinzaine s’écoula. On était au 30 mai. Lacampagne se couvrait de verdure. À la grande joie deM. Lepique, les insectes commençaient à sortir de terre.

Ce matin-là, il vint trouver Goël.

– Eh bien, grand homme, où ensommes-nous ?

– J’ai fini, et je suis très content…Mais dans quel état de délabrement physique ! … Je ne dorsplus, je ne mange plus, et j’ai des maux d’yeux… J’ai besoin d’uncalme absolu.

– Mon pauvre ami, fit M. Lepique, jevais te faire une proposition… J’ai loué, à Endoume, une petitebastide assez confortable, où j’ai transporté ma ménagerie… Il y aune chambre au premier.

– Pourquoi ce déménagement ?

– Des difficultés avec mon propriétaire…À propos de rien, du reste… Au fond, je crois qu’il a peur desscorpions…

– Je comprends ça.

– Donc, je t’emmène… Tu respires le bonair, tu manges bien, tu dors mieux, tu chasses avec moi lesinsectes, et tu reviens à Marseille solide comme un chêne.

– Entendu. Et merci, mon bon vieux.

Goël empaqueta ses plans, non sans unecertaine émotion. Les deux amis allèrent les déposer dans l’immenseboîte aux lettres disposée à cet effet à la porte de l’hôtelStroëm.

Ce ne fut pas sans peine qu’ils y réussirent.L’hôtel était littéralement assiégé par la foule desconcurrents.

Tout ce qu’il y avait au monde d’utopistes, derêveurs, de fous même était accouru à Marseille. Chaque jour, denouveaux inventeurs semblaient sortir de terre. On voyait desAllemands, au crâne chauve, au menton volontaire, les yeux abritéspar de grosses lunettes, les poches gonflées de papiers ; desAnglais, graves et compassés, aux gestes d’automates ; desItaliens, insinuants, au verbe mielleux ; des Espagnolsexubérants ; des Hollandais et des Belges indolents,accompagnés de leurs femmes et traînant avec eux une ribambelled’enfants ; des Russes aux regards d’illuminés ; desAméricains aux manières rudes qui bousculaient tout le monde pourarriver plus vite, et même des Japonais, hauts comme des poupées,qui se glissaient souriants dans la foule, avec des clignotementscontinuels de leurs petits yeux bridés.

Il y en avait de borgnes ; il y en avaitde bossus, de manchots, des gros, des grands, des petits, desmaigres. Les uns avaient des plans tellement lourds, qu’ils sefaisaient accompagner d’un portefaix ; d’autres les traînaientdans des voitures à bras.

Marseille était littéralement envahi par lafoule des inventeurs, des illuminés, des détraqués de l’universentier.

Goël Mordax et M. Lepique, ahuris par lacohue, s’éloignèrent précipitamment. Ils avaient hâte d’êtreseuls.

Ils jetèrent un dernier coup d’œil sur cettefoule de gens affairés et effarés, et ils gagnèrent le joli villaged’Endoume.

L’ingénieur et le naturaliste, chassant etpêchant, parcourant la campagne en tous sens, vivaient sans aucunsouci, comme s’ils se fussent trouvés à cent lieues deMarseille.

Brusquement, un matin, le vendeur de journauxde la localité les croisa comme ils partaient en excursion.

Il criait à tue-tête :

– Le concours des sous-marins… Décisiondu jury !

M. Lepique acheta un journal… En dépit dela manchette énorme, le quotidien ne contenait que la courteinformation suivante :

« Le nom du vainqueur du concours seraproclamé ce soir à six heures… »

– Retournons à Marseille, ditM. Lepique.

– Sans perdre un instant ! ajoutaavec agitation Goël Mordax.

La promenade fut ajournée. Ils employèrent lamatinée à ranger tout leur attirail et se rendirent àMarseille.

Ils furent étonnés de rencontrer sur leurroute de nombreux passants qui se hâtaient, en bandes, vers laville.

Cependant, une foule plus considérables’écrasait devant l’hôtel d’Ursen Stroëm, réclamant le nom duvainqueur sur l’air des Lampions. Il avait fallu protéger lademeure du philanthrope par un fort détachement de cavalerie, ettoute la police avait été mobilisée pour contenir cette fouleturbulente, qui menaçait à tout moment d’envahir l’hôtel.

Enfin, sur le large balcon, un vieux savant àbarbe blanche apparut, entouré de messieurs en habit noir etdécorés. Il tenait un papier à la main.

Il y eut un grand mouvement dans la foule.

Puis un silence religieux se fit soudain.

Le vieillard fit un geste et proclama d’unevoix cassée, mais que chacun entendit distinctement :

– Le vainqueur du concours ouvert parM. Ursen Stroëm est l’ingénieur français Goël Mordax.

À peine eut-il prononcé ce nom, qu’unevéritable explosion de cris éclata :

– Vive Goël Mordax ! ViveMordax ! … Vive Goël ! … Vive la République ! … ViveGoël Mordax ! … Vive la France ! …

Une voix cria :

– À la maison de l’ingénieur !

– C’est cela ! c’est cela,répondit-on de toutes parts.

– C’est inutile, cria quelqu’un quivenait de reconnaître Goël.

Immédiatement, la foule entoura l’ingénieurqui, sous le coup de la violente émotion qu’il venait d’éprouver,se disposait à rentrer chez lui, en compagnie deM. Lepique.

En dépit de leur résistance, les deux amisfurent hissés sur les épaules des enthousiastes, et portés entriomphe au bruit de mille acclamations.

Goël, qui sentait bien le côté ridicule decette manifestation, se sentait pourtant très touché et trèsheureux.

Quant à M. Lepique, il jubilait. Sa boîteverte en bandoulière, il se redressait, souriait à la foule, ens’efforçant de donner à sa physionomie une expression de noblesseet de dignité. Beaucoup de gens le prenaient pour Goël.

« Cela a du bon d’être l’ami d’un grandhomme », songeait-il.

À un tournant de rue, un remous de foule seproduisit. Il y eut une bousculade. Goël et son ami en profitèrentpour sauter à bas des épaules de leurs porteurs et pour gagner unepetite rue déserte.

Là, ils se séparèrent, Goël pour retournerchez lui ; M. Lepique, pour aller, en vrai badaud qu’ilétait, suivre une retraite aux flambeaux improvisée en l’honneur duchampion français par le délire patriotique de la foule.

Une fois rentré dans son humble logis detravailleur, Goël s’absorba dans ses pensées. En dépit del’évidence, il pouvait à peine croire au foudroyant succès qu’ilvenait de remporter. Une sorte de vertige s’emparait de lui. Ilétait anéanti, hébété, abasourdi…

La richesse, la science, la gloire etpeut-être l’amour, il avait conquis tout cela ! … C’était enson honneur que retentissait la clameur des chants et des vivats,parmi la ville illuminée et pavoisée !

En proie à une surexcitation fébrile, il neput ni manger, ni dormir. Vers minuit, il se rhabilla etdescendit ; une promenade au frais, le long des quais,calmerait ses nerfs.

Il allait rentrer après avoir déambulé pendantune heure, lorsqu’à quelque distance de lui, il aperçut unpromeneur, dont les gestes saccadés révélaient une violenteagitation.

Goël se rapprocha.

L’inconnu se penchait au-dessus de l’eau commepour prendre son élan.

Goël hâta le pas et s’élança… juste à tempspour saisir le désespéré à bras-le-corps.

Une courte lutte s’ensuivit.

– Goël Mordax ! …

– Tony Fowler ! …

Les deux exclamations étaient parties en mêmetemps.

En reconnaissant celui qui venait de lesauver, le Yankee avait poussé un cri de rage.

– Ah ! c’est vous, s’écria-t-ilbrutalement… Je vous trouverai donc toujours sur mon chemin !… De quel droit venez-vous de m’empêcher de me tuer ?…

– Silence ! dit sévèrement Goël…Vous me remercierez plus tard de vous avoir empêché de vousabandonner à votre désespoir… Ne suis-je pas votre ami ?

– Mon ami ! … Allons donc ! …Mon ennemi le plus cruel ! Celui qui m’a ravi le prix de mesefforts ! … Savez-vous que sans vous je sortais vainqueur duconcours ! … Je suis classé immédiatement après vous !Dix ingénieurs des ateliers de mon père avaient peiné toute uneannée pour élaborer un plan de sous-marin presque parfait… Je mecroyais si sûr de vaincre ! … Je comptais sur la gloire dutriomphe, sur la dot de la richissime et de l’adorable Edda… Tenez,je vous déteste !

Goël écoutait, abasourdi et indigné.

– Vous êtes injuste et jaloux, dit-il… Ledépit et la colère vous égarent.

– Vous vous repentirez de la sottise quevous venez de commettre en m’arrachant à la mort ! s’écria leYankee avec rage. Adieu ! Vous aurez d’ici peu de mesnouvelles.

Avant que Goël eût eu le temps de revenir desa surprise et de courir après lui, Tony Fowler s’était perdu dansles ruelles obscures du vieux port. Goël regagna son logis, toutsongeur. Une ombre obscurcissait déjà la joie de son triomphe.

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