Le Sous-marin « JULES-VERNE »

Chapitre 6UNE MALADRESSE DE M. LEPIQUE

 

Les recherches continuaient, toujoursinfructueusement, à bord de l’Étoile-Polaire et duJules Verne II.

Le mécontentement causé par cette séried’insuccès se traduisait, chez tout le monde, par un énervement,par une mauvaise humeur qui amenaient parfois, dans lesdiscussions, de l’aigreur et de la brusquerie.

– Je crois que nous faisons fausse route,dit un jour Ursen Stroëm… Nous restons là, en plein Atlantique,tandis que Tony Fowler gagne du terrain… Peut-être même est-il entrain de débarquer, avec ma pauvre Edda, dans quelque île perduedes Antilles.

– Je ne crois pas, répliquait Goël.

– Vous êtes comme moi, vous n’en savezrien… Je crois que le plus simple serait d’aller croiser dans lesparages des Antilles, ou le long des côtes de l’Amérique du Nord…Nous aurions plus de chance de pincer le pirate, au moment où ilessaiera de prendre terre.

– Puisque nous sommes sur la bonne piste,je crois, moi, qu’il serait très imprudent de l’abandonner.

– Vous avez tort.

– Je vous affirme que non !

La discussion, quoique demeurant trèscourtoise, se prolongeait ainsi quelquefois pendant fort longtemps,tantôt sur un sujet, tantôt sur un autre.

De guerre lasse, Ursen Stroëm finissait par selaisser convaincre, et par convenir que Goël avait raison. On eûtdit qu’une atmosphère de dissensions et de querelles régnait à borddu sous-marin. Il n’était pas jusqu’à M. Lepique et jusqu’àMlle Séguy qui n’eussent perdu, l’une sa douceur, l’autre sapatience inlassable. Parfois, il leur arrivait de se disputer commedes écoliers, pour des riens, quitte à s’accabler ensuite d’excuseset de compliments.

Au fond, tous, fatigués par l’attente etl’anxiété, désespérés de la perte d’Edda, n’en voulaient qu’au seulTony Fowler, n’étaient agacés que de la malchance qui s’acharnait àrendre leurs efforts inutiles. Et ils regrettaient, aussi vitequ’ils les avaient prononcées, les paroles que leur arrachaient lacontrariété et le dépit.

Une fois, après une discussion plus vive quede coutume avec Ursen Stroëm et Mlle Séguy, Goël resta deux jourssans sortir de sa cabine. Son absence désorganisait les recherches.Ursen Stroëm ne savait plus où donner de la tête ; et leJules-Verne II évoluait au hasard, fouillant au petitbonheur les massifs de sargasses.

Goël avait déclaré d’un tel ton qu’ilentendait être seul, que personne n’osait aller le déranger.

M. Lepique s’y risqua pourtant. Son plusaimable sourire sur les lèvres, il vint frapper à la porte de lacabine de Goël.

– Que désires-tu ? demanda celui-ci,en entrouvrant à peine la porte, et du ton mécontent d’un hommequ’on dérange.

– Mais, rien, répondit M. Lepique,tout interloqué. Je passais… Je venais simplement faire un bout decausette avec toi… m’informer de ta santé…

La gravité de Goël ne put tenir devant la minedéconfite de l’honnête naturaliste. Il eut un joyeux éclat derire.

– Mon vieil ami, fit-il, je me porteadmirablement… Seulement, je n’ai pas le temps, aujourd’hui, decauser avec toi… J’ai besoin de réfléchir et de travaillerbeaucoup…

M. Lepique se le tint pour dit… Il serraaffectueusement la main que Goël lui tendait et se retira. Oncommençait à s’inquiéter, lorsque, après deux jours de solitude,Goël reparut, l’air tout joyeux et comme transfiguré, dans le salondu sous-marin.

La première personne qu’il aperçut fut UrsenStroëm. Les deux hommes se serrèrent la main avec la plus énergiquecordialité.

– Mon cher Goël, dit Ursen Stroëm, vousavez bien fait de quitter votre retraite… J’allais aller voirmoi-même ce que vous deveniez.

– Ces deux jours n’auront pas été dutemps perdu !

– J’espère au moins que ce n’est pas à lasuite de notre discussion de l’autre soir, que vous vous êtesrenfermé, par dépit, dans votre cabine, comme un ermite dans sacellule !

– Je n’ai pas, Dieu merci, le caractèreaussi mal fait ! Et, d’ailleurs, la vivacité de nosdiscussions, vous en êtes convenu comme moi, ne provient que dudésir que nous avons de délivrer notre chère Edda.

– Mais, alors, cette brusquedisparition ?

– N’a eu d’autre cause que de mettre àexécution certaine idée qui m’était venue… Le résultat m’a donnétoute satisfaction… J’espère que, grâce à un appareil très simpledont je vais vous expliquer le fonctionnement, nous allons pouvoirpincer sans coup férir cette infâme canaille de TonyFowler !

À ce moment, Mlle Séguy entra dans le salon.Elle complimenta malicieusement Goël d’avoir enfin terminé ses deuxjours de réclusion.

Elle fut bientôt suivie de M. Lepique,qui salua ses amis d’un bonjour retentissant, et gratifia Goël enparticulier d’une poignée de main qui eût fait honneur aux pincesd’un crabe-tourteau.

– Puisque nous voilà tous réunis, ditUrsen Stroëm, Goël va nous mettre au courant de sa nouvelledécouverte… Pourvu, ajouta-t-il avec une nuance d’inquiétude, quenous ayons à bord les matériaux nécessaires à sa constructionimmédiate !

– Rassurez-vous, reprit Gaël en souriant,je n’ai besoin que d’un appareil photographique, d’un fanalélectrique, d’un accumulateur et de quelques grosses lentilles…Tout cela se trouve à bord… L’appareil sera monté et expérimentéaujourd’hui même… Mais pour que vous vous rendiez parfaitementcompte de ce dont il s’agit, il est indispensable que je vous donnequelques explications préliminaires… Vous saurez qu’avant larévolution de 1789, il existait, à l’île de la Réunion, un vieuxcolon, qui possédait le singulier talent d’annoncer, plusieursjours à l’avance, bien avant qu’ils ne fussent visibles au-dessusde l’horizon, l’arrivée des navires venant d’Europe. Les nègres lecroyaient un peu sorcier, et ce n’était qu’un observateur attentif…Étant donné la courbure de la terre et la parfaite transparence del’Océan sous les tropiques, il avait remarqué que les naviressitués du côté de l’horizon invisible à l’observateur,produisaient, sur la limpidité de la mer, certaines taches sombresqui permettaient de signaler leur présence.

– Je ne comprends pas bien, fit MlleSéguy.

– Ces navires étaient vus partransparence à travers une calotte d’eau hémisphérique… Et j’oubliede dire que, bien entendu, notre observateur avait une de ces vuesexcellentes qui permettent à certains marins, atteints d’unstrabisme spécial, que développe l’habitude de contempler de vastesétendues, de distinguer, à huit ou dix lieues, le gréement et lanationalité d’un navire qui n’apparaît que comme un léger flocond’écume au-dessus de la mer.

– Les faits que vous racontez là sont-ilsd’observation scientifique ? demanda Ursen Stroëm.

– Certainement… Ils sont constatés pardes rapports officiels… Mais la Révolution vint, puis l’Empire…L’ingénieux observateur et sa découverte tombèrent dans l’oubli leplus profond.

– Je commence à comprendre, fitM. Lepique en se levant, dans sa joie, si brusquement, qu’ilse cogna la tête contre l’angle d’un meuble.

– En appliquant le principe que je viensde vous expliquer, continua Goël, je l’ai perfectionné, grâce autéléautographe ou appareil à photographier à de grandes distances,et grâce à l’appareil inventé par Regnard pour la photographiesous-marine.

– De sorte que… ? demandaM. Lepique, impatient d’arriver à la conclusion.

– Grâce à mon appareil, nous allonspouvoir étendre nos recherches dans un rayon de dix ou douzelieues… La moindre tache sur cliché sera examinée au microscope, etil est hors de doute que nous ne découvrions rapidement, sur une denos photographies, la petite tache allongée que doit faire lesous-marin, le Jules-Verne, photographié à une grande distance.

Mlle Séguy et M. Lepique étaient dans leravissement… Quand à Ursen Stroëm, il était tellement ému qu’il neput que serrer la main de l’ingénieur.

On se mit à l’œuvre sans perdre uninstant.

L’ajusteur et l’électricien du bord furentmandés, et aidèrent Goël au montage de son appareil, queM. Lepique baptisa pompeusement : le détectiveocéanique.

Dès le lendemain, l’appareil put fonctionner.Goël aidé d’Ursen Stroëm et de Mlle Séguy, prenait lui-même lesvues des fonds sous-marins, et M. Lepique, que ses études surles insectes avaient rendu très expert dans le maniement dumicroscope, examinait ensuite chaque épreuve avec une minutieuseattention.

Toute la matinée, on obtint une série declichés qui eussent fait la joie de M. Mime-Edwards ou deM. Edmond Perrier.

Les variétés les plus rares d’hydrophites,d’annélides, de crustacés et de poissons s’y trouvaient reproduitesavec une netteté parfaite. C’étaient des pennatules, desvirgulaires, des gorgones, toute une collection de crabes auxformes tourmentées et de poissons curieusement armés d’épines et dedentelures, comme les guivres et les tarasques des légendes.

M. Lepique, que l’étude des plantes etdes animaux marins commençaient à passionner au détriment de celledes insectes, poussait de temps à autres de véritables crisd’enthousiasme. Tout le monde accourait. Les exclamations secroisaient :

– Vous avez trouvé ?

– Oui ! … Merveilleux !

– Mais parlez donc !

– Est-ce donc leJules-Verne ?

– Hein ! … Quoi ! … LeJules-Verne ?… Oui…C’est-à-dire non !… Parlez-moi deces physalies, de ces anatifes, de ces coronales !

– Vous êtes insupportable de nousdéranger pour ces vilaines bêtes ! répliquait invariablementMile Séguy… Cherchez donc le Jules-Verne.

– Oui, Mademoiselle, répondait lemalheureux naturaliste.

Et cinq minutes plus tard, il recommençait sesexclamations.

Mlle Séguy dut laisser Ursen Stroëm et Goëlprendre seuls les clichés. Elle s’imposa à M. Lepique, qui,peu à peu, mit fin à ses exclamations intempestives, dans lacrainte de voir la jeune fille se mettre en colère.

Doucement, Mlle Séguy avait morigénéM. Lepique.

– Voyons, lui avait-elle dit, faudra-t-iltoujours vous gronder comme un enfant ! … Au moment où noussommes peut-être sur le point de dénicher le ravisseur d’Edda, vousnous faites perdre un temps précieux à nous faire contemplerd’affreux poissons…

– Ah ! Mademoiselle, réponditM. Lepique… L’amour de la science…

– C’est bon, interrompit la jeune fille…Retrouvons Edda d’abord, ou gare à vous… Je vous mettrai au painsec, ajouta-t-elle en le menaçant gentiment du doigt.

– Je me repens, Mademoiselle, je merepens !… Au diable ces maudits clichés ! fit-il enesquissant le geste de les jeter à terre… Je vous promets,Mademoiselle, d’être tranquille à l’avenir…

Et, prenant la main de la jeune fille, il labaisa respectueusement, en esquissant une révérence qui fit sourireMlle Séguy.

On photographia avec acharnement pendant toutela matinée. Au grand regret de M. Lepique, les plaques quiavaient servi étaient nettoyées et préparées à nouveau. Mais on eutbeau multiplier le nombre des épreuves, la tache oblongue quidevait signaler la présence du Jules-Verne n’apparut passur les clichés.

On déjeuna rapidement pour se remettreaussitôt à l’œuvre avec une ardeur fébrile.

Quand l’après-midi se fut passée sans amenerde résultat, le découragement commença à se faire sentir. Laphotographie révélait des animaux curieux, des paysages d’algues etde rocs d’un charme sauvage et grandiose, jusqu’à des épaves denavires et une troupe de requins ; mais duJules-Verne, nulle trace.

La nuit allait venir. C’était encore unejournée de perdue.

– Tony Fowler doit être maintenant horsde portée de nos appareils, dit mélancoliquement M le Séguy.

– Demain, nous serons plus heureux,répliqua Ursen Stroëm. Du moins, il faut l’espérer.

– Assurément, dit Goël, soucieux etdistrait… Les épreuves deviennent de plus en plus troubles. J’entire encore une, et ce sera tout pour aujourd’hui.

Un quart d’heure après – la photographiesous-marine demande de longues poses – Goël remettait àM. Lepique un cliché développé. Il apparut si confus et sibrouillé que l’on n’y distinguait presque rien.

– Ce n’est guère la peine d’examinercelui-ci, dit Ursen Stroëm.

– Voyons toujours, fit M. Lepique…On ne sait jamais !

Mais à peine avait-il approché ses yeux del’oculaire du microscope, qu’il se releva en brandissanttriomphalement la plaque.

– Cette fois, s’exclama-t-il, nous letenons !…

M. Lepique était si ému que ses mainstremblaient. Il était égaré, hors de lui.

– Je viens de voir leJules-Verne, répétait-il… Le Jules-Verne,entendez-vous !… Et de le voir distinctement !

Malheureusement, dans ses mouvementsdésordonnés, il buta contre le pied de la table…

Le cliché roula par terre et se cassa en plusde vingt morceaux.

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