Le Sous-marin « JULES-VERNE »

Chapitre 4AU TRAVAIL

 

La construction du sous-marin, commencéedepuis six mois à peine, était poussée avec une activité fébrile.Il était presque terminé.

Les chantiers s’élevaient au fond du golfe dela Girolata, dans la Balagne déserte, la partie la plus sauvage dela Corse.

Ce n’est qu’après de mûres réflexions que lemilliardaire norvégien s’était décidé à choisir cet emplacement. Iln’ignorait pas que tous les grands ateliers, toutes les grandesusines françaises sont infestés d’espions industriels qui ont vitefait de s’emparer d’un procédé nouveau, d’un perfectionnementintéressant qu’ils se hâtent d’aller vendre à quelque puissanceétrangère.

À la Girolata, Ursen Stroëm aurait sonpersonnel en main, la surveillance serait beaucoup plus facile etles indésirables seraient promptement reconnus et congédiés. Goël,aussi bien que son mécène, tenait beaucoup à ce que lesmerveilleuses inventions du Jules-Verne ne pussent être utiliséesdans une guerre mondiale par des impérialistes sans scrupules.

L’entrée de ce golfe est dessinée par deuxpromontoires abrupts, à la pointe desquels deux vieilles tours enruine, du temps des Sarrasins, semblent avoir été placées commedeux sentinelles avancées. Au fond, s’étagent les pentes de lamontagne, couvertes d’olives sauvages, d’amandiers et dechâtaigniers. Au-delà commence le maquis, fouillis inextricable deplantes et d’arbustes où croissent, pêle-mêle, les cistes, lesarbousiers, les genévriers, les myrtes, les ronces, et des labiéesde toutes sortes.

C’est au pied de cette montagne, au milieud’une véritable forêt d’eucalyptus, plantés par Ursen Stroëm pourassainir cette côte ravagée par la malaria, que s’élevait la villadu Norvégien. La rustique habitation était entièrement démontable,et pouvait être ainsi transportée suivant le bon plaisir de sonpropriétaire.

Pendant que Goël Mordax et Ursen Stroëmstimulaient le zèle des travailleurs, M. Lepique, lui,explorait le maquis, sa boîte verte en bandoulière, son filet àpapillons sur l’épaule. Quelquefois, Edda et Goël se joignaient àlui dans ses excursions, mais, le plus souvent, il était accompagnéseulement de Mlle Séguy, que les distractions et la naïveté presqueenfantine du naturaliste amusaient follement.

Il n’était pas de mauvais tour qu’elle ne luijouât ; mais M. Lepique supportait ces taquineries avecplacidité. Un jour, pourtant, il faillit se fâcher. Au cours d’unepromenade, Hélène eut la malice de faire asseoir le naturaliste surune fourmilière. En un clin d’œil, il fut couvert d’insectes.

La jeune fille, tout en se mordant les lèvrespour ne pas rire, consolait hypocritement l’infortunénaturaliste.

– Vous avez donc juré ma mort,mademoiselle ! s’écria-t-il tout à coup avec un accenttragique.

– Ma foi, non, monsieur Lepique… Vousvous effrayez de bien peu de chose !

À la grande joie de la jeune fille,M. Lepique paraissait très effrayé.

– Savez-vous, mademoiselle, reprit-ilgravement, que la piqûre de ces insectes est quelquefoismortelle ! … Les habitants de ce pays le savent bien. Ilsappellent cette fourmi innafantato et la craignent autantque le scorpion !

Mlle Séguy ne riait plus. Elle aida lenaturaliste à se débarrasser des fourmis… Mais M. Lepique sevengea. Pendant trois heures, il fit à son gentil bourreau un courscomplet de myrmécologie tellement hérissé de termes barbares, quela jeune fille dut demander grâce. Mais M. Lepique demeurainflexible comme la destinée.

– Je finis à l’instant, dit-il…

Et il parla encore pendant une heure.

Les ateliers s’élevaient à quelque distance dela villa, à l’extrémité d’une petite plage. Une centaine d’ouvriersy étaient employés. Tous avaient pris l’engagement de ne pasquitter la Corse avant l’achèvement du sous-marin, les détails desa construction et la date de ses essais devant rester secretsjusqu’à nouvel ordre. C’étaient pour la plupart des Français et desItaliens. Les autres, une dizaine environ, étaient anglais ouaméricains.

Parmi ces derniers, se trouvait uncontremaître, nommé Robert Knipp, qu’Ursen Stroëm avait embauchésur la recommandation de l’ingénieur américain Holland.

C’était un homme dans toute la force de l’âge,à la fois robuste et intelligent. En dehors des heures de travail,il parlait peu et s’isolait volontiers. Jamais on ne l’avait vuprendre une goutte d’alcool.

Ursen Stroëm et Goël étaient très satisfaitsde ses services et, d’avance, ils regrettaient d’être obligés de lecongédier après le lancement du Jules-Verne.

C’est Ursen Stroëm qui avait exigé que lesous-marin portât le nom du romancier dont les ouvrages avaientcharmé sa jeunesse. Le Norvégien se plaisait à raconter qu’étantenfant, la lecture de Vingt mille lieues sous les mersl’avait enthousiasmé, et que les prouesses du capitaine Nemo et duNautilus l’avaient, plus tard, décidé à s’occuper denavigation sous-marine.

C’est un hommage dû à ce romancier, dont lesouvrages sans prétention ont tant fait pour la vulgarisation dessciences, disait Ursen Stroëm.

Goël eût préféré donner à son navire le nom dela fille du Norvégien. Mais il lui avait fallu s’incliner devant ladécision de M. Stroëm.

Edda s’intéressait vivement aux travaux del’ingénieur, qu’elle accompagnait souvent aux ateliers deconstruction. Sa sympathie pour Goël Mordax augmentait de jour enjour. Ce n’était pas encore de l’amour, mais il y avait entre lesdeux jeunes gens une parité de goûts et de sentiments qui ne devaitpas tarder à se changer en un sentiment plus tendre.

D’ailleurs, si Goël Mordax évitait touteallusion aux paroles d’Ursen Stroëm, au sujet du mariage de safille, M. Lepique était moins réservé.

– Eh bien ! grand homme, luidemandait-il parfois, quand il se trouvait seul avec son ami, quandte maries-tu ? À quand la noce ?… Je tiens à le savoir,car il me faut un habit neuf.

Tout en parlant, il secouait sa grandehouppelande, d’où montait un nuage épais de poussière, aux relentsde naphtaline.

Goël haussait les épaules et répondaitinvariablement :

– Laisse-moi tranquille ! … Va donctenir compagnie à Mlle Séguy… Va faire ton petit Hercule aux piedsd’Omphale !

Pourtant, depuis quelques jours, le caractèresi gai et si franc d’Edda Stroëm paraissait se modifier. Inquièteet nerveuse, elle restait de longues heures à la fenêtre de sachambre, écoutant, comme en rêve, l’amical bavardage de MlleSéguy.

Hélène avait sans peine deviné le secretd’Edda. La jeune fille aimait Goël, et elle souffrait de ladiscrétion de l’ingénieur, de la lenteur qu’il mettait à luidéclarer son amour. Mlle Séguy résolut d’accélérer la marche desévénements et de rendre à sa chère Edda son sourire coutumier. Ellesongea d’abord à s’adjoindre dans cette tâcheM. Lepique ; mais, dès les premiers mots, le naturalistese regimba.

– Agissez seule, mademoiselle,déclara-t-il nettement !… Je n’entends rien à ces subtilesquestions de psychologie sentimentale… Je craindrais de commettredes impairs. De plus, les études que j’ai entreprises sur le veninde l’araignée malmignathe, ce grand destructeur des sauterelles, neme laissent pas un moment de loisir.

Le même jour, Hélène s’arrangea pourrencontrer Goël, comme par hasard, dans les environs du chantier deconstruction du Jules-Verne.

– Eh bien ! lui demanda-t-ellegracieusement, où en êtes-vous, monsieur Mordax ?

– La semaine prochaine, réponditl’inventeur, nous procéderons au lancement duJules-Verne.

– Maintenant, on distingue nettement laforme de votre navire… On dirait un œuf énorme, un œuf qui auraitvingt-cinq ou trente mètres de long et qui serait d’un métal aussibrillant que l’argent.

– Mon sous-marin est en nickel vanadié.Le nickel, presque aussi résistant que l’acier, mais près de moitiéplus léger, pouvait seul me permettre de donner au Jules-Vernecette épaisseur de coque formidable, qui lui permettra d’atteindreles plus grandes profondeurs sans être aplati par les pressionsconsidérables qu’il aura à supporter… Sans entrer dans des détailsde chiffres, vous faites-vous une idée de la pesanteur d’unecolonne d’eau de cent mètres de haut par exemple ? Un navireordinaire serait aplati, broyé, réduit à l’état de simplegalette.

– Il me semble que j’aurais peur,là-dedans… On doit courir de grands dangers !

– À bord du Jules-Verne, lasécurité sera complète… Au moindre danger, le sous-marin regagnerala surface.

– Comment cela ?

– En chassant l’eau des réservoirsd’immersion au moyen de l’air liquide, dont la détente gazeuse estd’une puissance considérable. Si, par suite d’avaries, cela nesuffisait pas, je puis encore alléger le sous-marin en le détachantdu chariot métallique sur lequel il est monté – ce qui lui permetde courir sur le fonds des mers à la façon d’une automobile.

– C’est merveilleux… Et comment vousdirigez vous ?

– À la surface, à l’aide de la visiondirecte par les hublots de la coupole d’observation… Sous lesflots, à l’aide du compas, dont les erreurs sont corrigées par legyroscope.

– Mais la vision sous l’eau étantlimitée, comment prévenez-vous les collisions ?

– Au moyen de vigies sous-marines… Cesont de petits appareils en forme de torpille, reliés au navire pardeux câbles électriques… Ils flottent à deux cents mètres en avant…Rencontrent-ils un obstacle ? Une sonnerie automatique lesavertit du danger… Enfin, je peux savoir ce qui se passe à lasurface de la mer, tout en restant immergé…

– Vraiment ?

– Oui… au moyen du téléphote… Cetappareil fonctionne comme le téléphone, mais la membrane vibranteest remplacée par un miroir… Mon téléphote est enfermé dans unflotteur insubmersible, qui, sans quitter la surface, accompagne lesous-marin dans sa course.

– Mais on sera horriblement mal, dansvotre bateau, au milieu de tout ce bric-à-bracd’appareils !

– Non point. On y respirera aussifacilement qu’à terre… L’acide carbonique et la vapeur d’eau serontabsorbés par la potasse caustique. Des bonbonnes d’air liquiderenouvelleront la provision d’oxygène, et des sels avides d’azotes’empareront de l’excès de ce gaz.

– Vous avez réponse à tout… Etl’éclairage ?

– Il sera électrique… Les dynamosfourniront à la fois la force motrice et la lumière.

– Très bien… Et comment éclairerez-vousles travailleurs, au fond de l’eau ?

– Au moyen de lampes-torpillesflottantes, immergées entre deux eaux et reliées au sous-marin.Elles éclaireront la mer sur un espace d’un mille carré. Enfin, unénorme fanal, situé sous la coque du navire, éclairera le fond,qui, formant écran, réfléchira les faisceaux lumineux. Lesscaphandriers y verront aussi clair qu’en plein jour.

– Parfait… Mais ces hommes serontd’autant plus exposés aux attaques des monstres que ceux-ci lesverront mieux !

– C’est vrai. Les gros poissons et lescétacés seront repoussés à coups de canon.

– Comment, un canon sous l’eau ? Uncanon à poudre ?

– Mais oui, mademoiselle… Un clapet,s’ouvrant au moyen d’un déclenchement automatique, est disposé à labouche du canon.

– Alors, vous pourrez recueillir lesriches épaves ?

– Rien de plus facile.

– Vous voulez rire !

– Je suis au contraire très sérieux… Aumoyen de cisailles, de pinces et de tenailles automatiques, ondisloque l’épave, puis on fixe à chaque fragment, au moyen d’uneventouse, un sac de caoutchouc à parois épaisses, qu’un flacond’air liquide gonfle instantanément. L’on abandonne le tout, et lesac remonte à la surface. Là, un navire recueille l’épave.

– Très ingénieux… Mais pour sortir dusous-marin immergé, comment faites-vous ?

– J’ai disposé une chambre de plonge. Lesscaphandriers y pénètrent on les y enferme. Puis, cette chambre estlentement remplie d’eau… On ouvre la porte extérieure, et voilàtout !

– Et voilà tout l… Vous êtes charmant. Ondirait que c’est tout simple !

– Dame !

Goël continua, avec l’enthousiasme de toutcréateur pour son œuvre, la description duJules-Verne.

Mlle Séguy ne l’écoutait plus quedistraitement. Elle n’était pas venue pour interroger l’ingénieursur le sous-marin. Elle avait hâte de changer le sujet de laconversation.

Mais l’ingénieur n’en finissait pas. Ils’étendait complaisamment sur les détails les plus futiles. Lajeune fille s’impatientait. Brusquement elle interrompit Goël.

– Avez-vous remarqué, demanda-t-elle,combien Edda est changée depuis quelque temps.

– Oui, en effet… Que peut-elleavoir ?

– Comment, c’est vous qui me demandezcela ?

– Mais…

– Ne cherchez pas à vous défendre…Laisserez vous souffrir plus longtemps une jeune fille qui vousaime, et que…

– Ah ! mon Dieu ! s’écria Goël…Elle m’aime !

– Et vous l’aimez aussi !

– Ah ! si Edda n’avait pas sesmillions, il y a longtemps que je me serais déclaré !

– Ses millions ! reprit Hélène… Elleest la première à regretter d’être si riche… Ah ! les coureursde dot ne lui ont pas manqué ! … Elle les a tous évincés… Sije vous disais que, parmi les concurrents, beaucoup, comptant plussur leur belle mine que sur leurs talents, lui ont envoyé leurphotographie !

– Croyez-vous, mademoiselle, interrompitGoël, que mon succès dans le concours Stroëm soit pour quelquechose dans l’affection que me porte Mlle Edda ?

– Oh ! monsieur Mordax, Edda asurtout apprécié en vous votre loyauté, votre franchise, votremérite personnel, et surtout votre désintéressement… Vous absent,elle est triste et inquiète, mais aux repas, le soir, au salon,avec quel ravissement elle vous écoute… De grâce, n’attendez pasplus longtemps pour lui avouer franchement votre amour.

Goël était embarrassé. Les révélations de MlleSéguy le troublaient délicieusement. Il allait répondre à la jeunefille, lorsque la voix d’Edda se fit entendre.

– Eh bien, demanda-t-elle, souriante, quecomplotez-vous là, tous les deux ?

– Nous complotions ton bonheur, réponditMlle Séguy.

Edda rougit. Elle n’osait regarder Goël qui,se tenait devant elle, étonné de la hardiesse de Mlle Séguy.

– Mais oui, votre bonheur à tous deux,continua Hélène en poussant les deux jeunes gens l’un versl’autre.

Très émus, Edda et Goël se tenaient par lamain et se regardaient sans mot dire. Le visage rayonnant de Goëldisait assez clairement ses sentiments. Hélène, à quelques pas delà, contemplait cette scène en souriant.

– Eh bien ! eh bien ! grondatout à coup la grosse voix d’Ursen Stroëm, je vous y prends, lesamoureux !… Au lieu de rester à vous regarder, vous feriezmieux de vous embrasser !… C’est comme cela que ça se passe,en Norvège.

Bien que surpris par la soudaine arrivéed’Ursen Stroëm, Goël n’avait pas quitté la main d’Edda.

– Monsieur, dit-il en s’avançant vers lemilliardaire, j’ai l’honneur de vous demander…

– C’est une affaire entendue, fit enriant Ursen Stroëm. Pas tant d’étiquette ! Vous vousconvenez ? C’est parfait. Cela vous regarde.

Puis, changeant brusquement de ton :

– Mes chers enfants, ajouta-t-il enattirant les deux jeunes gens contre sa poitrine, recevez labénédiction de votre père.

Il les embrassa tous deux.

Et, se tournant vers Mlle Séguy, dont les yeuxétaient humides de larmes :

– Vous mériteriez, mademoiselle, d’êtresévèrement grondée…

La remontrance se termina dans un chorusd’éclats de rire.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer