Le Sous-marin « JULES-VERNE »

Chapitre 5UN TRIOMPHE DE COQUARDOT

 

M. Lepique errait comme une âme en peinesur la plage du golfe de la Girolata. M. Lepique étaitdésolé ; il y avait bien de quoi ! … Du jour où lesfiançailles de Goël Mordax et d’Edda Stroëm avaient été convenues,Mlle Séguy avait cessé de taquiner le naïf naturaliste et des’occuper de lui.

Les journées paraissaient longues àM. Lepique. Quelquefois, quand, penché sur un nid de« chalicodome », il suivait, avec une inlassablepatience, les évolutions de l’insecte, il lui semblait entendrerire derrière lui. Brusquement, il se retournait, mais il n’y avaitpersonne. Seulement, sur la pointe d’une roche, une mouette-rieuse(larus garrulans), le cou tendu, faisait retentir sonironique ricanement.

M. Lepique n’avait plus de goût autravail. Il promenait sa mélancolie par les sentiers, tout en selivrant à des remarques peu flatteuses pour la plus belle moitié dugenre humain.

Un jour, il fut tiré de ses réflexions par unbrusque choc. Marchant la tête baissée, sa boîte verte rejetéederrière le dos, il venait de se jeter étourdiment surM. de Noirtier, le capitaine du yachtl’Étoile-Polaire.

M. de Noirtier était un homme d’unecinquantaine d’années. Ancien officier de marine, sans fortune,retraité avant l’âge à cause de ses nombreuses blessures, il avaitété très heureux d’accepter le commandement del’Étoile-Polaire, que lui offrait Ursen Stroëm. Il aimaitla mer avec passion et n’était jamais plus heureux que sur le pontd’un navire.

– Eh bien ! monsieur Lepique, dit-ilen retenant le naturaliste qui trébuchait, vous ne me voyiezpas ?

– Pardon, capitaine, dit M. Lepique,en rétablissant l’équilibre de ses lunettes, j’étais siabsorbé !…

– Vous êtes tout excusé, mon chermonsieur… mais, dites-moi, que pensez-vous duJules-Verne ?

– Merveilleux appareil, capitaine,archi-merveilleux… Grâce au Jules-Verne, je vais pouvoirétudier de visu la faune sous-marine… J’explore d’abord laMéditerranée, puis l’Atlantique, puis l’océan Indien… Je jette uncoup d’œil rapide sur les mers arctique et antarctique ;j’explore le Maelstrom. Puis, je reviens à Paris. Je fais paraîtreun mémoire, et je suis nommé membre de l’Académie des Sciences etprofesseur au Collège de France ! Voilà !

– Eh bien ! et vos amis ?

– Je les emmène avec moi. C’est toutnaturel.

M. de Noirtier sourit. Et, montrantla coupole du sous-marin qui émergeait au milieu de la baie etscintillait aux rayons du soleil :

– Fort bien, dit-il… Mais je vous demandece que vous pensez du Jules-Verne au point de vuetechnique ?

M. Lepique regarda le capitaine d’un aireffaré.

– Je ne suis ni marin, ni ingénieur,répondit-il… Mais je vous certifie que le sous-marin fonctionne àmerveille, puisque c’est Goël qui l’a construit.

M. de Noirtier dut se contenter decette affirmation. M. Lepique venait d’apercevoir Mlle Séguyet se dirigeait vers elle avec empressement.

– Voyons, monsieur Lepique, vous n’allezpas venir déjeuner avec tout cet attirail, dit la jeune fille, enfrappant du bout de son ombrelle la fameuse boîte verte.

– Comment, je ne suis pas bien, commecela ?

– Vous êtes tout simplement affreux…Allez vous vêtir convenablement, ou je ne vous parle jamais plus…Fi ! venir avec un pareil accoutrement à un déjeuner defiançailles !… à un repas solennel !…

M. Lepique était heureux. Il s’éloigna àgrandes enjambées ; en exécutant un superbe moulinet autour desa tête avec son filet à papillons.

Sur la plage, on avait dressé une vaste tentedécorée de feuillage et recouvrant une table en fer à cheval, surlaquelle les fleurs, répandues à profusion, mêlaient leurs nuancesgaies au scintillement des cristaux et de l’argenterie.

Ursen Stroëm avait voulu donner beaucoupd’éclat à la célébration des fiançailles de Goël et d’Edda. Ildevait licencier, le jour même, la plus grande partie des ouvriers.Mais, avant de les congédier, il tenait à les remercier du concoursqu’ils avaient apporté à la construction du sous-marin.

Dans la baie, le Jules-Verne,solidement amarré sur ses ancres, ne laissait voir qu’une partie desa coupole, décorée pour la circonstance de guirlandes de chêne etde myrte, au milieu desquelles tranchaient les vives couleurs despavillons de toutes les nations.

Ursen Stroëm n’avait pas oublié que lesingénieurs du monde entier avaient répondu à son appel, et ilentendait affirmer hautement le caractère universel de sonhumanitaire entreprise.

L’heure du repas était enfin venue.

Au moment où Edda Stroëm allait prendre place,un groupe d’ouvriers, conduits par Robert Knipp et Pierre Auger,principal chef de chantier et homme de confiance d’Ursen Stroëm,s’approcha d’elle et lui offrit un magnifique bouquet de fleurssauvages.

Robert Knipp remit le bouquet à la jeune filleet la félicita, au nom de ses camarades. Edda remercia par quelquesparoles très simples et serra affectueusement la main ducontremaître et de son compagnon.

M. Lepique vint aussitôt complimenter lajeune fille et son ami Goël. Comme il allait gagner sa place, MlleSéguy l’arrêta.

– Vous croyez que je vais m’asseoir àcôté de vous, fagoté comme vous l’êtes ! dit-elle… Qu’est-ceque c’est que ce nœud de cravate ?

M. Lepique rougit. Il avait passé prèsd’une heure à sa toilette et se croyait mis avec une correctionimpeccable. Mais l’œil de la malicieuse Hélène avait saisi de suitele côté défectueux de son accoutrement.

– Venez ici, fit Hélène avec autorité…Bien que cela ne soit guère correct de ma part, je vais vousrecravater.

M. Lepique, confus, tendit le cou avecrésignation.

– Ah ! vous voilà enfinprésentable !… Maintenant, offrez-moi votre bras, et àtable !

Ursen Stroëm avait, à sa gauche, sa fille etGoël Mordax. À sa droite, Mlle Séguy et M. Lepique. En face dece dernier, Coquardot, dit Canteloup, avait pris place. Il donnaitdes ordres à toute une armée de gâte-sauce, de rôtisseurs et depâtissiers, et, violant les principes les plus élémentaires del’étiquette, il quittait à tout moment sa place, pour allersurveiller ses fourneaux.

Ursen Stroëm éprouvait un plaisir véritable àvoir autour de lui ses rudes et énergiques ouvriers, aux gestesmaladroits, émerveillés du luxe inouï qui les entourait. Et ils’amusait fort de leurs mines effarées.

Le repas fut très gai. Quant au menu, il étaittout simplement fantastique… Macaroni au parmesan et polenta,rosbifs saignants escortés de pickles à la moutarde et de saucesépicées ; anchois, caviar, bouillabaisse, ollapodrida,choucroute – le tout supérieurement préparé sous la direction deCantaloup – se succédaient sans relâche sur la table, etdisparaissaient avec une rapidité qui tenait du prodige.

Le déjeuner avait commencé par une excellentesoupe aux nids d’hirondelles. En la présentant, Coquardot fitvaloir ses connaissances littéraires en citant le proverbe chinoisqui célèbre ce potage si renommé :

« Si l’esprit de la vie, si l’âmeimmortelle quittai le corps d’un homme, l’odeur seule de ce metsdivin le ferait revenir sur terre, sachant bien que le paradis nepeut offrir de délices qui soient comparables à cette merveilleusenourriture. »

Des applaudissements éclatèrent de toutesparts. Encouragé par ce premier succès, Cantaloup expliqua commenton préparait la soupe aux nids d’hirondelles. Mais, cette fois, sondiscours ne fut qu’une simple recette de cuisine.

Faites fondre les nids jusqu’à ce qu’ils aientpris l’aspect d’une gelée brune ; ajoutez à cette gelée desnerfs de daim, des pieds de porc, les nageoires d’un jeune requin,des œufs de pluvier, du macis, de la cannelle et du poivre rouge…Faites cuire sur un feu doux, et servez chaud.

Pendant que Cantaloup parlait, M. Lepiqueavait absorbé son potage, et bravement il tendit son assiette endisant :

– Il n’y en a plus ?

Une tempête de rires accueillit la demande deM. Lepique… Mlle Séguy prit sa mine la plus sévère :

– Voyons, monsieur Lepique, vous n’êtesplus un enfant… C’est fort inconvenant, monsieur, de redemanderd’un plat en tendant ainsi son assiette.

– Ah ! c’est inconvenant ! …C’est fort regrettable ! … Cantaloup, mon ami, dit-il, en setournant vers l’artiste culinaire, votre potage estexcellent ; vous m’en garderez un peu pour ce soir.

Les rires redoublèrent à cette nouvelle sortiede M. Lepique, et Mlle Séguy lui dit gravement :

– Monsieur Lepique, si vous prononcezencore un mot, je vous prive de dessert !

M. Lepique baissa le nez sur sonassiette, et n’ouvrit la bouche que pour manger.

Edda et Goël semblaient ne pas voir ce qui sepassait autour d’eux. Ils s’entretenaient à mi-voix, bâtissantmille projets pour l’avenir. C’est à peine s’ils faisaient honneuraux merveilles culinaires de Cantaloup, qui les pressait à toutmoment.

– Allons, mademoiselle Edda !…Allons, monsieur Goël, dégustez-moi ce hérisson farci, cuit dansune boule de glaise, à la mode bohémienne.

Mais le brave Cantaloup en était pour sesfrais d’éloquence.

Pour faire couler cette abondance denourriture, pour éteindre le feu des épices, on buvait ferme dansle clan des ouvriers… Et quels vins ! … Jamais ils n’enavaient bu de pareils !… Aussi s’en donnaient-ils à cœurjoie ! … Seul, le contremaître, Robert Knipp, toujourstaciturne, ne buvait que de l’eau. On ne put le décider à prendremême un peu de champagne.

Ursen Stroëm admirait la sobriété ducontremaître. Les ouvriers, moins philosophes, se moquaient deRobert Knipp, qui restait impassible sous le feu de leursrailleries. Un étrange sourire errait sur ses lèvres minces.

Vers la fin du repas, Ursen Stroëm se leva etréclama le silence.

Mes amis, dit-il, je serai bref… Il va falloirnous séparer. Mais avant de vous quitter, peut-être pour toujours,je tiens à vous remercier de l’aide que vous m’avez apportée… Grâceà vous, le Jules-Verne a été rapidement construit et vapouvoir se lancer à la conquête des régions sous-marines. Jeremercie, en vous, non de simples salariés, mais de véritablescollaborateurs ! …

Un tonnerre d’applaudissements couvrit lesdernières paroles d’Ursen Stroëm. Mais le délire fut à son comblequand un de ses ouvriers, ayant déplié la fine serviette à dessertsur laquelle était posée sa tasse, en fit tomber dix billets demille francs. Chaque ouvrier en avait autant. Et maintenant,debout, brandissant les papiers bleus au bout de leurs mainsrobustes, ils criaient à gorge déployée :

– Vive UrsenStroëm !

– Hourra ! Hip !hip ! hourra !

– Vive Goël Mordax !

On ne s’entendait plus, Edda Stroëm ne savaitcomment échapper à ce débordement d’enthousiasme. Toute la journée,les échos du golfe retentirent des cris de joie et des chants desouvriers.

Ursen Stroëm et ses amis étaient descendusdans le Jules-Verne, dont l’aménagement intérieur n’étaitpas encore tout à fait terminé.

Il avait été décidé que Goël et Edda,accompagnés d’Ursen Stroëm, de M. Lepique et de Mile Séguy,entreprendraient une croisière d’une quinzaine à bord del’Étoile-Polaire, pendant que les tapissiers et lesébénistes, sous la surveillance du chef de chantier Pierre Auger,procéderaient à la dernière toilette du sous-marin.

Le lendemain, tous les ouvriers licenciésdevaient quitter les baraquements qu’ils avaient occupés pendant ladurée des travaux et s’embarquer à la première heure pour regagnerle continent.

La visite du sous-marin terminée, on regagnala rive. La nuit tombait. Les étoiles s’allumaient déjà dans leciel. La plage était maintenant silencieuse et déserte ; lesouvriers avaient regagné leur campement.

M. Lepique et Mlle Séguy marchaientdevant leurs amis. Tout l’après-midi, la jeune fille n’avait cesséde taquiner le savant, qui ne s’était jamais trouvé si heureux. Ilsdevisaient joyeusement, lorsque leur attention fut attirée par desronflements sonores.

– C’est sans doute quelque victime desgrands crus d’Ursen Stroëm, dit Mlle Séguy… Ce doit être un bravehomme qui est dans les vignes du Seigneur !

– Sûrement… Mais il ne peut passer lanuit en plein air, répondit M. Lepique.

– Où est-il donc ?

– Par là…

Et M. Lepique se dirigea vers le fourréde lentisques d’où provenaient les ronflements. Mais il n’avait pasfait trois pas qu’il trébuchait et s’étendait de tout son long.

– Eh bien ! qu’y a-t-il ?demanda Hélène, en réprimant une violente envie de rire.

– Il y a que ce diable d’ivrogne m’a faittomber…

Tout en parlant, M. Lepique se relevaitet regardait la face de l’ivrogne.

– Par exemple ! s’écria-t-il, c’estun comble ! … C’est trop fort ! Venez tous !

Mlle Séguy le rejoignit, suivi d’Ursen Stroëm,d’Edda, de Goël et du capitaine de Noirtier.

– Voyez vous-mêmes, leur dit-il…

Tous se penchèrent et ne purent retenir uneexclamation d’étonnement…

À leurs pieds, Robert Knipp, l’homme du régimesec, l’abstinent Robert Knipp, le buveur de thé, gisait, ivre mort,et ronflait à poings fermés. Auprès de lui, il y avait un flaconvide. C’était un carafon d’alcool que Robert Knipp, le modèle deshommes sobres, avait sournoisement dérobé à la fin du repas.

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