Le Sous-marin « JULES-VERNE »

Chapitre 5CÈDERA-T-ELLE ?

 

Tony Fowler s’enorgueillissait du bonheurinsolent qui, jusque-là, avait accompagné son entreprise.

– De l’audace ! s’écria-t-il. Aveccela, on peut tout tenter, tout essayer : on est sûr deréussir.

Dans sa téméraire sécurité, Tony Fowlern’avait même plus de doute sur le succès final de son voyage.N’avait-il pas triomphé des principales difficultés ?N’était-il pas arrivé à s’échapper de cette Méditerranée, où ilétait pris comme dans un traquenard, et à gagner l’immense océanAtlantique, où il était à peu près impossible de lui donnerefficacement la chasse. Il avait échappé à son ennemi, et GoëlMordax, malgré toute sa science, malgré toute son énergie, malgrétout son amour pour Edda, n’avait pu réussir à le capturer. Enfin,et ce n’était pas là le moins difficile, par son énergie et par sonsang-froid, il avait maté un équipage composé de mauvais drôles. Illes avait rendus dociles et respectueux.

Depuis le passage du détroit de Gibraltar,aucune mutinerie nouvelle ne s’était produite à bord du sous-marin.Les hommes se contentaient des vivres fournis en abondance par lapêche ; et ils ne réclamaient rien de plus. Tony Fowler avaitfini par leur faire comprendre qu’il était de leur intérêt depatienter, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés en Amérique.D’ailleurs, disait souvent Tony Fowler à Robert Knipp, – et cetargument répété aux hommes de l’équipage produisit sur eux un grandeffet, – si vous vous empariez du navire, vous seriez incapable dele conduire sans moi, et de le mener soit en Amérique, soit enEurope. Et vous n’en seriez pas moins privés de vivres frais et deliqueurs fortes pendant la seconde partie de la traversée.

Tony Fowler était donc très satisfait. Sous saconduite, le Jules-Verne évoluait sur la limite de la mer desSargasses, en remontant vers le nord.

Depuis qu’il avait failli tomber entre lesmains de Goël et d’Ursen Stroëm, Tony Fowler n’avançait plus qu’enprenant d’extrêmes précautions. Il avait définitivement faitdémonter les fulgores qui lui restaient ; et il avait trouvéque, – réflexion faite, – le plus sûr pour lui était de voyager enplein jour, à quelques mètres seulement de la surface.

De cette façon, grâce au miroir monté sur unflotteur insubmersible, et relié à la chambre noire du téléphote,il pouvait inspecter l’horizon, prêt à gagner les grandesprofondeurs à la moindre alerte.

La nuit venue, le sous-marin se tapissaitentre les algues, s’enfonçait au plus épais des massifs, de façon àéchapper aux projections électriques et aux torpilles-vigies deceux qui le poursuivaient. Caché dans les herbes marines comme uncrustacé, le Jules-Verne ne quittait sa retraite qu’aupetit jour, pour recommencer à naviguer de la même allure prudenteet lente.

Cependant, il se produisit, peu de temps aprèsl’attaque de Goël, un incident qui donna fort à réfléchir à TonyFowler.

Un soir, un peu avant le coucher du soleil, ilaperçut un croiseur de la marine américaine. À sa corne d’artimon,flottait le pavillon à bandes rouges et blanches, au carré d’azurconstellé d’or.

Le Yankee se croyait à une trop grandedistance pour qu’on le remarquât. Debout sur la plate-forme duJules-Verne, il observait attentivement le navire de sescompatriotes, lorsqu’il fut violemment arraché à sa contemplation…Une fumée blanche avait paru au sabord du croiseur, bientôt suivied’une détonation et un boulet était venu ricocher à moins d’unecentaine de mètres du Jules-Verne.

Tony Fowler se hâta de quitter un posted’observation qui pourrait devenir dangereux, et il rentra dansl’intérieur en ordonnant que l’on immergeât immédiatement lesous-marin. Ce qui fut exécuté.

Le Yankee était de fort méchante humeur.

Voilà qui est de mauvais augure, songeait-il…Mes compatriotes m’envoient des obus : cela ne présage rien debon pour mon arrivée aux États-unis… L’histoire du navire que j’aicoulé a dû scandaliser les honnêtes Yankees… Les milliards d’UrsenStroëm et l’activité de Goël ont fait le reste… En dépit del’influence et des richesses de mon père, ma tête doit être mise àprix, dans les États de l’Union aussi bien que dans l’ancienmonde.

En cela, Tony Fowler ne se trompait pas. Grâceaux démarches des gouvernements anglais et français, grâce auxefforts de Goël et d’Ursen Stroëm, les États-unis avaientofficiellement décrété Tony Fowler de prise de corps, et avaienthautement blâmé son infâme conduite.

Je pourrais encore, se disait Tony Fowler, quicontinuait le cours de ses méditations, sortir honorablement decette affaire… Personne ne pourra me prouver que j’ai torpillé unnavire à Gibraltar. Le désastre peut parfaitement être attribué àune des torpilles fixes de la défense du port… Je soutiendrai cettethèse mordicus, et une restitution du prix du bâtiment, adroitementopérée par mon père, fera le reste.

Mais la condition principale du succès et del’impunité de Tony Fowler, était le consentement et l’amour d’EddaStroëm… Que la jeune fille se décidât à lui accorder sa main, ettout était réparé.

Goël Mordax et Ursen Stroëm lui-même setrouvaient désarmés. L’enlèvement d’Edda et le vol du sous-marinn’étaient plus que de simples peccadilles que la force de lapassion ferait excuser.

Le sous-marin serait restitué à Goël, a quil’on offrirait une forte indemnité ; et tout irait bien.

Tony Fowler avait beau arranger ainsi à songré les événements dans son imagination, il restait toujours en sonesprit un point sombre sur lequel Tony Fowler n’aimait pas às’arrêter. C’était le massacre des pêcheurs du golfe de laCavalerie. Cette pensée importunait le Yankee comme un remords.Chaque fois qu’elle se présentait à son esprit, il haussait lesépaules et fronçait les sourcils avec mécontentement.

Bah ! finissait-il par conclure avecl’optimisme que lui avaient donné les derniers événements, c’estencore une affaire que j’arrangerai à force d’argent… J’offrirai àl’Espagne une forte indemnité, et je serai jugé et condamné pour laforme, puis gracié. Les lois ne sont pas faites pour lesmilliardaires… On n’a jamais vu condamner à mort, même un simplemillionnaire… La prison, la potence et le hard-labour, laguillotine et le fauteuil d’électrocution ne sont faits que pourceux qui n’ont pas suffisamment de bank-notes déposées dans lescoffres-forts des sociétés de crédit…

En dépit de son raisonnement insolent, TonyFowler comprenait la nécessité de se concilier les bonnes grâcesd’Edda.

La tâche ne paraissait pas très facile… Depuisqu’elle était prisonnière à bord du Jules-Verne, la jeune fille nes’était pas départie de son ton glacial et de sa méprisante réserveà l’égard du Yankee, qu’elle n’avait cessé de traiter en geôlierabhorré, en malfaiteur auquel on ne répond que par monosyllabes, dubout des lèvres, auquel on ne parle que dans les cas d’absoluenécessité.

Bien loin d’avoir fait quelque progrès dansl’estime et dans la confiance d’Edda, Tony Fowler s’apercevait, aucontraire, qu’il était plus détesté et plus méprisé qu’au débutmême du voyage. Edda, maintenant, faisait preuve à son égard d’unerépulsion qu’elle était incapable de dissimuler.

C’est que Coquardot et sa maîtresse, sansconnaître entièrement la vérité sur la façon dont leJules-Verne avait franchi le détroit de Gibraltar, lasoupçonnaient en grande partie. Bien plus, ils en étaient à sedemander si Ursen Stroëm et Goël n’avaient pas été victimes de lahaine de Tony Fowler.

Enfermée dans sa cabine, lorsque le Yankeeavait torpillé le croiseur anglais, Edda, plongée dans les ténèbreset très anxieuse de savoir ce qui se passait, avait eu l’idée depousser le panneau mobile qui recouvrait la vitre de cristal ;et elle avait assisté, épouvantée, à quelques-unes des péripétiesdu combat sous-marin.

Elle avait vu la torpille jaillir, en unetrombe de feu au milieu des épaisses ténèbres de l’abîme, et ellese désespérait, en songeant que c’était peut-êtrel’Étoile-Polaire que Tony Fowler avait ainsi faitsauter.

Coquardot, lui, n’avait rien vu… L’honnêtecuisinier essaya de rassurer sa maîtresse.

– Vous avez assisté, mademoiselle, àl’explosion d’une torpille fixe, dont le Jules-Verne aurafait partir l’amorce accidentellement, disait-il… ou de quelquemine sous-marine qu’un des fulgures aura frôlé… Vous savez qu’auxenvirons de Gibraltar, les Anglais ont multiplié, surtout depuis laGrande Guerre, les mines, les torpilles et les engins de défense detout genre… L’explosion à laquelle vous avez assisté n’a rien, ensomme, que de très explicable.

En dépit de ses affirmations optimistes,Coquardot n’était pas loin de partager les appréhensions de lajeune fille. Il avait perdu toute sa faconde méridionale, et il neretrouvait son bel entrain de jadis qu’à de rares intervalles.D’ailleurs, il était en bons termes avec tout l’équipage :Robert Knipp et Tony Fowler lui-même ne le molestaient plus ;et sauf les rares fois où on l’avait enfermé dans sa cabine, lorsde quelque circonstance grave, on l’avait laissé à peu près libred’errer à sa guise dans l’intérieur du sous-marin.

C’est que Coquardot continuait à êtreextrêmement précieux à tout le monde, à cause de ses talentsculinaires. Ce génial gâte-sauce était doublé d’un naturaliste etd’un chimiste. Il connaissait tout ce qui se mange dans les troisrègnes de la nature : il possédait l’art d’en déguiser legoût, de façon à tromper les plus exercés. Maintes fois, il servità l’équipage des « blanquettes de veau » qui n’étaientautre que du thon magistralement sophistiqué. Avec une alguecommune dans l’Atlantique, l’uva esculens, il prépara d’excellentsplats de légumes.

Quoiqu’il lui fît bonne mine ouvertement, TonyFowler gardait pourtant à Coquardot une secrète rancune. Un jour,il avait pris à part l’artiste culinaire, et lui avait proposé uneforte prime s’il voulait trahir Edda, s’il voulait conseiller à lajeune fille de regarder Goël comme perdu.

– Trahir Edda, lui avait réponduCoquardot…

– Vous croyez que je vais me fairecomplice d’un pareil crime !… À Marseille, monsieur, nous nemangeons pas de ce pain-là !

Et il avait dédaigneusement tourné les talonsau Yankee, le laissant à la fois irrité et penaud.

Les choses en étaient là, lorsqu’un soir, TonyFowler pénétra brusquement dans la cabine d’Edda…

La jeune fille, pour se distraire, avaitpoussé le panneau mobile, et elle regardait rêveusement lesprofondeurs animées de fugitives phosphorescences.

Tony Fowler était entré sans frapper, avec leton et les allures d’un homme décidé à parler en maître. Edda n’eutpas le temps de refermer le panneau mobile. En la voyant, le Yankeeeut un ricanement.

– Ah ! ah ! fit-il, je vois quema belle captive a su se créer des moyens de distraction…J’ignorais que cet ingénieux appareil, qui se trouve aussi dans lesalon, se trouvât en même temps dans votre cabine… Décidément, lesconstructeurs de ce sous-marin ont pensé à tout !

– Tuez-moi donc tout de suite,bandit ! s’écria Edda, frémissante d’indignation.

– C’est bon, continua le Yankee avec unegrossièreté imperturbable, il ne s’agit pas de cela pour le moment…Je suis venu ici pour vous parler sérieusement… Il y a quelquetemps, miss Edda, je vous ai fait connaître mes intentions… J’aidécidé que je vous épouserais… Et cela, parce que je suis le plusfort, le plus intelligent et le plus audacieux de tous ceux qui ontessayé d’obtenir votre main et votre fortune.

– Vous ne pouvez toujours pas vous direle plus honnête, répliqua la jeune fille, avec un souverain accentde mépris. Et je sais quelqu’un de plus intelligent et de plusbrave que vous !

Cette réponse eut pour résultat de mettre lecomble à la fureur du Yankee.

– Vous voulez parler de Goël Mordax, sansdoute ? En tout cas, il n’a pas su jusqu’ici vous prouver sonintelligence en vous délivrant… D’ailleurs, le jour où il voudraitle faire et où il aurait quelque chance d’y réussir, je feraisauter ce navire et tous ceux qu’il contient, plutôt que de vouslaisser échapper vivante…

Edda ne répondit à ces paroles que par unemoue hautaine et souverainement méprisante.

– Vainement, continua Tony Fowler, j’aiessayé de la douceur et des bons procédés pour gagner votreaffection. Vainement, je vous ai prouvé, clair comme le jour, quela résistance ne vous mènerait à rien, que j’étais le maître etqu’il fallait m’obéir… Vous avez persisté dans votre entêtement etdans vos mépris envers un homme qui a tout risqué pour vousconquérir et qui seul, est vraiment digne de vous… Aujourd’hui, jeviens vous demander encore une fois si, oui ou non, vous voulezdevenir ma femme !

– Jamais !

– Alors, ce sera tant pis pour vous… Jevous jure que vous ne sortirez d’ici que lorsque vous vous nommerezlady Fowler.

– Vos menaces sont inutiles, je necéderai pas. Prenez garde de me pousser à bout ! … Je seraiscapable d’aller jusqu’au crime !

Et Tony Fowler, au paroxysme de la rages’approcha de la jeune fille et lui saisit brutalement lepoignet.

– Écoutez-moi bien, dit-il d’une voixdure… Je vous donne trois jours pour réfléchir, pour vous décider àm’accorder votre main… Mais, songez-y, c’est le dernier délai queje vous accorde.

Edda s’était reculée dans un angle de lapièce.

– Et que comptez-vous faire, si jerefuse ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.

– Vous le saurez quand le moment seravenu, répondit le Yankee… En attendant, puisque la douceur n’a pasréussi, je vais changer de système avec vous… D’abord, vous neparlerez plus à ce misérable cuisinier qui ne peut que vous donnerde mauvais conseils… De plus, ce panneau mobile va être condamné…Il suffirait d’une imprudence de votre part pour causer quelqueaccident… D’ailleurs, pour que vous puissiez réfléchir plussérieusement à ce que je vous ai dit, la solitude vous conviendramieux. Il est bon que vous n’ayez aucune vaine distraction.

Tony Fowler sortit, sans attendre la réponsede la jeune fille.

Le soir même, Coquardot reçut l’ordre de neplus pénétrer dans la cabine d’Edda.

Tony Fowler était dans un état d’irritationextraordinaire. Il ne savait à quoi se résoudre si Edda persistaitdans ses refus…

Dans sa colère, l’idée d’un crime commença às’implanter en lui.

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