Le Sous-marin « JULES-VERNE »

Chapitre 3EDDA

 

M. Lepique, levé dès l’aurore, s’étaitprésenté de bonne heure chez Goël Mordax. Celui-ci, qui venaitseulement de rentrer de sa promenade nocturne, était couché.

– Comment, encore au lit,paresseux ! … s’écria joyeusement le naturaliste.

– Oui, monsieur, murmura Goël enbâillant… J’ai fort mal dormi… Laisse-moi faire la grasse matinée.Je n’y suis pour personne.

– Entendu, grand homme… Je t’enferme àdouble tour, et je vais prendre un chocolat… Je reviens dans uninstant.

M. Lepique sortit. Sur le seuil, il setrouva nez à nez avec un jeune homme à la figure joviale, vêtu d’uncomplet marron et coiffé d’un élégant chapeau de paille.

– Dieu merci, j’arrive à temps, dit lejeune homme en saisissant par le bras M. Lepique… Une minutede plus et je vous manquais… Eh bien ! êtes-vouscontent ?

– Ma foi, oui, répondit M. Lepique,interloqué… Mais à qui ai-je l’honneur ?…

– Ah ! j’oubliais… Marius Castajou,reporter au Petit Marseillais… Je suis chargé de vousinterviewer.

– Mais c’est que, je suis trèspressé.

– Ça ne fait rien… Trois mots debiographie, dit Castajou… Le reste me regarde.

– Eh bien ! répliqua le naturaliste,j’ai vingt-cinq ans ; je, suis né à Dunkerque ; j’ai faitmes études au lycée Henri-IV, à Paris ; j’ai perdu mes parentsétant encore enfant… j’habite Marseille.

– Excellent, murmura Marius Castajou, entirant son carnet de notes. Et quels sont vosappointements ?

– Douze cents francs.

– Je, mettrai douze mille !

– Vous êtes bien bon.

– À votre service… Et où en êtes-vous devos travaux ?

– Cela ne va pas trop mal ! … Maisil y a le problème des scolies…

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Des abeilles.

– Des… Mais, alors, vous n’êtes pas GoëlMordax, le vainqueur ?

– Moi ?… Je suis tout simplementJérôme Baptiste Artaban Lepique, préparateur au laboratoire dujardin zoologique d’acclimatation de la ville de…

Mais déjà Marius Castajou, furieux duquiproquo, s’éloignait en maudissant le sort qui lui avait faits’adresser à un naturaliste, au lieu et place d’un ingénieur.

M. Lepique riait aux éclats. Il battit,avec ses longs doigts, une marche joyeuse sur sa boîte verte.

– Elle est bien bonne ! dit-il… Maisattention, il peut en venir d’autres… Remontons… Pour ce matin, jeme passerai de chocolat… Avant tout, Goël doit se reposer.

Et, toute la matinée, M. Lepiqueéconduisit une foule de reporters, dont quelques-uns étaient venusexprès de Paris pour interviewer Goël.

– M. Mordax n’est pas à Marseille,répondait-il invariablement… Adressez-vous au Petit Marseillais…Vous demanderez M. Castajou, qui a eu, le premier, l’honneurde s’entretenir avec le vainqueur du concours Ursen Stroëm.

Vers dix heures, il se présenta un valet depied, revêtu d’une livrée magnifique, sur les boutons de laquelleétaient gravés un U et un S entrelacés.

– C’est pressé, dit-il, en remettant unelettre à M. Lepique. Il n’y a pas de réponse.

Et il se retira.

– Cela vient d’Ursen Stroëm, pensa lenaturaliste… Réveillons Goël… Allons, grand homme,debout !

– Laisse-moi dormir.

– Il est bien question de dormir, repritM. Lepique, en tirant son ami par le bras… Voilà une lettred’Ursen Stroëm…

Goël, tout à fait réveillé, décachetafiévreusement la lettre… C’était une simple carte, sur laquelle leNorvégien avait écrit :

«M. Ursen Stroëm prie M. Goël Mordaxde lui faire l’honneur de venir déjeuner avec lui, aujourd’huimême, en son hôtel. »

– Allons, dépêche-toi, tu n’as pas detemps à perdre ! … Voilà ton pantalon, tes chaussettes, tesbretelles ! … As-tu des faux cols ? Oui… Tiens, tongilet ! … Et ta cravate ! … Ah ! la voilà !…

Et M. Lepique, au grand amusement deGoël, allait et venait par la chambre, bouleversant tout, vidantles tiroirs, renversant le broc d’eau, se cognant aux meubles.

Tout à coup, il disparut dans un cabinet dedébarras contigu à la chambre à coucher.

Goël put alors procéder à sa toilette.

Tout en s’habillant, il pensait à l’invitationd’Ursen Stroëm, quand il fut tiré de ses réflexions par un bruitsingulier qui venait du cabinet de débarras.

– Que fais-tu donc, Lepique ?demanda-t-il.

– Ne t’inquiète pas… Je cire tesbottines.

Goël se mit à rire.

« Quel bon garçon », pensa-t-il.

Enfin, Goël se trouva complètement prêt.M. Lepique était ravi.

– Tu es beau comme un astre !déclara-t-il.

Les deux amis descendirent. M. Lepiqueaccompagna son camarade jusqu’à la demeure d’Ursen Stroëm.

L’hôtel, ou plutôt le palais qu’habitait UrsenStroëm, était de style moderne, d’un aspect à la fois simple etsévère. Les larges verrières de ses windows, sa clairefaçade de briques vertes et ses fines tourelles aux girouettesdorées donnaient tout de suite l’idée d’un luxe bien compris, etl’on pensait que, dans cette demeure, le vain orgueil de l’apparatétait sacrifié aux charmes de l’intimité et du confortable.

Ce ne fut pas sans un battement de cœur queGoël Mordax pénétra dans une serre-vestibule, où des plantes vertesjaillissaient de grands vases de cuivre rouge.

Il prit place sur un tapis roulant qui ledéposa, sans heurt et sans secousse, au palier du second étage, oùse trouvait le cabinet de travail du milliardaire norvégien. Cecabinet formait un hémicycle. Au fond, deux grandes portes vitréespermettaient d’apercevoir un laboratoire de chimie et unebibliothèque. D’amples rideaux, suspendus à des tringles de cuivre,pouvaient à l’occasion, dissimuler ces portes. Un bureau de bois decèdre, deux fauteuils, quelques chaises composaient l’ameublementde cette pièce.

Ursen Stroëm compulsait des dossiers, quand onintroduisit Goël. À la vue du jeune ingénieur, il se leva avecvivacité.

– C’est vous, monsieur Goël Mordax !s’écria-t-il.

Et il serra chaleureusement la main du nouveauvenu, en lui désignant un siège.

Ursen Stroëm offrait le type du Scandinavedans toute sa pureté. Il était grand et vigoureux. Une longue barbed’un blond pâle lui descendait jusque sur la poitrine. Ses cheveuxcommençaient à peine à grisonner. Ses yeux, d’un bleu glauque,étaient empreints d’une grande douceur. On sentait en lui uneintelligence loyale et haute, une volonté énergique etpuissante.

Goël demeurait ému et silencieux en présencede ce colosse, dont les regards aigus et limpides semblaient lepénétrer.

– Et d’abord, dit Ursen Stroëm,occupons-nous de choses sérieuses.

Il ouvrit un tiroir, en tira un carnet dechèques dont il remplit quelques feuillets, et les tendit au jeuneingénieur.

– Tenez, voilà cinq chèques d’un millionchacun… Vous les toucherez quand il vous plaira.

Goël balbutia un remerciement.

Ursen Stroëm s’amusait de l’embarras de soninvité.

– Allons, monsieur, s’écria-t-il enéclatant de rire, remettez-vous… On dirait que je vous faispeur !… Je ne suis pourtant pas un ogre !

– Certainement non, répondit Goël, quiavait repris tout son aplomb… Mais depuis hier, je suis toutdésorienté.

– Je comprends cela… L’émotion inévitablequi suit toujours un succès un peu inespéré…

– C’est cela même… Puis, cette fortune,qui, tout à coup…

– Vous vous y habituerez. Vous verrez,c’est très facile… Mais permettez-moi de vous féliciter… J’en aibien un peu le droit, n’est-ce pas ?

Goël esquissa un geste de protestation.

– Et puis, ajouta le milliardaire, voussavez, la petite note des journaux au sujet de ma fille… Eh bien,je vous avoue franchement qu’elle est presque exacte… Je verraisavec plaisir ma fille épouser un homme de votre valeur… Mais avanttout il faut lui plaire… Ça, c’est votre affaire.

Goël allait répondre, quand le son argentind’une cloche retentit.

– Allons déjeuner, fit le Norvégien.

La salle à manger, contiguë au cabinet detravail, était une grande pièce carrée, éclairée par de largesvitraux. Sur la table, étincelait une verrerie claire, de stylesimple. Sur les dressoirs d’érable gris, dans les angles de lapièce, partout, une profusion de bouquets présentaient la splendeurcolorée ou la grâce mièvre de leurs fleurs. Au plafond se trouvaitune gigantesque rosace dont les arabesques de fleurs, aux pistilspolychromes, étaient de minuscules lampes à incandescence.

Ursen Stroëm présenta Goël Mordax à sa fille,Edda et à son amie Hélène Séguy.

Les deux jeunes filles formaient un contrastefrappant. Edda était grande, mince, élancée et blonde comme sonpère. Elle avait les mêmes yeux bleu glauque, couleur de mer et derêve. Son visage était empreint d’une certaine gravité, et sonsourire enchantait par une douceur mystérieuse. Elle avait reçu,comme la plupart de ses compatriotes, une instruction très étendue.Nulle science, même parmi les plus arides, ne lui étaitétrangère.

La compagne d’Edda, Mlle Hélène Séguy, étaitune petite brune, coquette et vive, fort jolie, aux grands yeuxnoirs pleins d’une finesse malicieuse. Elle causait avec infinimentd’esprit, s’amusait de tout, riant à tout propos et même hors depropos.

C’était la fille de l’ancienne institutriced’Edda. Quand elle mourut, Ursen Stroëm avait, pour ainsi dire,adopté Hélène. L’orpheline avait grandi aux côtés d’Edda, dont elleétait restée l’amie plutôt que la demoiselle de compagnie.

La native distinction et la beauté d’Eddafirent une grande impression sur Goël Mordax. Malgré l’étendue deses connaissances, la jeune fille n’était ni pédante, niprétentieuse. Goël fut enchanté de cet accueil si simple, sicordial.

– Vous devez, comme tous les autres, ditEdda, regarder mon père comme un parfait excentrique…

– C’est généralement l’opinion que l’on ade M. Stroëm, interrompit railleusement Mlle Séguy.

– On se trompe, repartit Edda avecchaleur… Mon père est au-dessus des opinions et des préjugés de sonsiècle, voilà tout… Il s’est donné pour mission d’accélérer lamarche en avant du progrès humain, trop lent à son gré.

– C’est une noble ambition, réponditGoël.

– Allons, Edda, fit gaiement UrsenStroëm, cesse de chanter mes louanges… M. Mordax se fera sanstoi une opinion personnelle sur mon compte.

Il y eut une accalmie dans la conversation. Onattaquait une succulente bisque d’écrevisses.

Ce jour-là, Coquardot, dit Cantaloup, s’étaitsurpassé. Inédits et délicieux, les plats se succédaient, décorésd’appellations emphatiques. La pièce la plus admirée fut – délicateattention – une timbale en forme de sous-marin.

– Submersible et comestible…, remarqua leNorvégien avec un rire bon enfant.

Rien n’y manquait. Les gouvernails étaientfigurés par de fines tranches de jambon d’York, les hublots par desrondelles de pistache, et l’hélice avait été sculptée dans uneénorme truffe. Cette timbale, pompeusement baptisée « timbalesous-marine à la Goël », eut un véritable succès.

Le service était fait automatiquement. Aucentre de la table, se trouvait un grand carreau de porcelaine, quijouait le rôle de monte-charge. Il suffisait d’appuyer sur unbouton électrique pour voir disparaître les plats vides,immédiatement remplacés par de nombreux services.

Au dessert, arrosé de crus d’élite, laconversation était devenue très animée. Goël développait sesprojets avec enthousiasme. Edda se sentait ravie et commetransportée par l’ardente éloquence du jeune ingénieur. Sonamabilité, simplement polie, du début, avait fait place à unlaisser-aller plein de confiance. Ses regards brillaient deplaisir. Goël Mordax la contemplait avec extase.

– À propos, demanda brusquement UrsenStroëm, avez-vous donné votre démission, monsieur Mordax ?

– Non, mais je compte l’envoyeraujourd’hui même.

– Inutile. Je me charge de ce soin.

Et s’approchant d’un appareil téléphoniquedissimulé dans un angle, il avertit, séance tenante, le directeurde la Compagnie de transports où était employé Goël, de n’avoirplus, désormais, à compter sur ses services.

« M. Mordax, ajouta-t-il, comptealler chez vous, monsieur le directeur, dans le courant del’après-midi, pour vous offrir ses regrets et vous confirmer sadémission… »

– Là, voilà qui est fait, dit UrsenStroëm en se frottant les mains… N’avez-vous rien autre chose quivous retienne à Marseille ?

– Non, monsieur… Je n’ai guère d’amis etje n’ai plus de famille.

– Très bien… Alors, si vous n’y voyez pasd’inconvénient, nous allons partir aujourd’hui même pour laCorse.

« Dans deux jours, on commencera àconstruire les chantiers de notre sous-marin. »

Gaël ne pouvait s’empêcher de penser quec’était aller un peu vite en besogne. Mais, déjà, Ursen Stroëmtéléphonait au capitaine de son yacht l’Étoile-Polaire dese tenir prêt à appareiller immédiatement.

Goël demeurait interloqué. Mlle Séguy, ainsiqu’Edda, riaient, riaient, vraiment très amusées.

– Laissez-moi faire, dit Ursen Stroëm…Vous vous habituerez à mes façons expéditives.

– Mais je n’ai pas fait mes malles.

– Vous trouverez à bord du yacht tout cequ’il vous faudra…

– Et vous serez à l’abri des ovations,des reporters et des photographes, ajouta Edda en souriant.

Goël jugea que toute résistance seraitinutile.

– Allons, soit, dit-il, je pars. Maisauparavant, je voudrais dire adieu à mon meilleur ami,M. Lepique.

– Que fait-il, votre ami ?interrogea Ursen Stroëm.

– Il est naturaliste.

– Très bien. Nous l’emmènerons aussi…Coquardot va se mettre à sa recherche.

Goël ne trouva rien à répliquer.

Pendant que l’artiste culinaire courait chezM. Lepique, tout le monde prenait place dans l’automobiled’Ursen Stroëm, et l’on filait à toute vitesse vers le port de laJoliette.

Une heure après, Ursen Stroëm et ses amis,déjà installés à bord du yacht, arpentaient le pont avecimpatience, en attendant le retour de Coquardot.

On le vit enfin paraître sur le quai, poussantdevant lui M. Lepique, toujours flanqué de sa boîte verte etles mains embarrassées d’une quantité de petites cages et deflacons. Un matelot les suivait, chargé de filets à insectes, depaquets de livres et de bocaux où grouillaient des reptiles.

M. Lepique et sa ménagerie, en un clind’œil, eurent pris place sur le pont du yacht. Aussitôt, les ancresfurent hissées, la vapeur s’engouffra dans les tiroirs, etl’Étoile-Polaire cingla vers le large.

Sur la dunette, Goël armé d’une lunettemarine, regardait distraitement le panorama de Marseille, lorsque,tout à coup, il tressaillit…

Il venait d’apercevoir son irréconciliableennemi Tony Fowler, qui, les bras croisés, le visage crispé dehaine, regardait le yacht s’éloigner.

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