Le Tour du Monde d’un Gamin de Paris

Chapitre 4

 

Ras comme un ponton, et plus rapide qu’un aviso. – Friquetencore plus étonné. – Les ruses d’un forban. – Croiseur et négrier.– Un cadavre qui marche. – L’opinion du docteur Lamperrière sur lesamis d’Ibrahim. – La chasse au bandit. – Pourquoi et comment Andréet le docteur sont à bord du bâtiment de guerre. – Le docteurretrouve une perruque et… un barbier. – Rencontre d’un trois-mâts.– Les facéties du capitaine Marius Gazavan. – Ce qu’on entendait àbord du Rhône par « matériel d’une sucrerie ». –Métamorphose d’un gredin. – Les ennemis en présence – Qui l’eûtdit ?… – Comme quoi un épissoir tombant des perroquets sur latête d’un matelot peut déterminer une méningite. – Le délire d’unmisérable. – Affreuse réalité.

 

Les noirs amenés par Ibrahim sont arrimés dans l’entrepont dumystérieux vaisseau.

Vers quelles régions l’aveugle destinée va-t-elle pousser lebétail humain ?

Le capitaine Flaxhant est-il acquéreur du noir troupeau, ouopère-t-il pour le compte de ces armateurs opulents, mais sanspréjugés, qui approvisionnent encore aujourd’hui le Brésil, leRio-Grande-do-Sul, Cuba, et autres pays où, quoi qu’on dise,l’esclavage est toujours toléré ?

C’est ce que se demande aussi notre ami, le gamin de Paris, qui,acclimaté déjà au bout de deux heures, furette de tous côtés,flanqué de Majesté qui le suit comme son ombre.

Aller ici ou là, peu lui importe ! Deux choses sontessentielles pour lui : retrouver le docteur avec André, etfaire son Tour du monde.

Il a une foi robuste dans son étoile, et il ne désespère enaucune façon de la réalisation de ces deux désirs.

Par quel moyen ? Il n’en sait absolument rien. Mais commeil possède cette confiance qui semble commander aux événements,nous avouons la partager avec lui.

Il a été inscrit au rôle de l’équipage, comme matelot dedeuxième classe, sous le nom de Friquet, Français, né à Paris.

Quant au négrillon, il est inscrit comme novice, sous le nom deMajesté, nègre libre, né au Gabon.

Leurs fonctions sont pour le moment une sinécure, et pourcause : le vaisseau est, avons-nous dit, rasé comme un ponton.Il semble un monstrueux cétacé qui sommeille au milieu des herbes.Habilement dissimulé dans une petite anse formée par une dépressionde la berge, il est impossible de l’apercevoir à mille mètres, àplus forte raison du large.

L’océan est là, à deux pas. La marée monte lentement. Lesracines bulbeuses des palétuviers, alternativement baignées parl’eau douce et par l’eau salée, laissent échapper encore lesémanations pestilentielles produites par ce mélange et qui sontmortelles aux Européens non acclimatés.

Petit à petit le flot les recouvre. L’odeur de vase diminue. Desnuées de moustiques s’envolent. L’embouchure de la rivière estdevenue un bras de mer. Dans quelques minutes, cette mer seraétale.

Un coup de sifflet retentit. Le pont du navire se peuple commepar enchantement.

Bien qu’il soit composé de matelots appartenant à toutes lesnations imaginables, l’équipage obéit comme un seul homme auxcommandements formulés en anglais et qui suivent le stridentappel.

Il y a là d’étranges et sinistres figures. Sauf de raresexceptions, on ne trouve pas le type jovial et luron du vraimathurin français.

C’est un équipage de déclassés, bons marins sans doute, maissans aucun préjugé que le capitaine a ramassés un peu partout,jusqu’au bout de la corde des potences, et qu’il maintient avec unediscipline de fer.

Friquet a fait cette remarque. Il est sur le point de demanderquelques renseignements à un Français qu’il déniche, on ne saitcomment, bien qu’il soit perdu au milieu de tous ces malandrins,mais le commandement de : Pare à virer !… luicoupe la parole.

– Pare à virer, murmure-t-il tout bas. Je me demandecomment il entend faire pivoter ce ponton qui contient quatre centsnègres ; et cela, sans un chiffon de toile, sans machine,surtout !

« Enfin, faut voir. »

Ah ! pardieu, ce n’est pas long.

Nous avons dit que le bâtiment était à l’ancre, près de la bergegauche de la rivière. Son avant est, en outre, amarré à la rivedroite par un long câble, solidement attaché à un énormebaobab.

Au commandement, une sorte de frémissement parcourt la coquetout entière. On dirait ce bruit particulier de la vapeur quis’introduit dans tous les conduits d’une machine, sorte de murmurecirculatoire précédant la mise en train de cet organismeadmirable.

Puis, un sourd mouvement de piston. Le cœur du navire bat. Et,lentement, sans secousse, sans effort apparent, sans même qu’aucundes hommes de l’équipage y mette la main, les deux ancres del’avant s’arrachent du fond vaseux de la rivière.

Les chaînes glissent en ronflant sur l’armature de fer desécubiers, elles s’enroulent automatiquement sur un tambour, grâce àune énergique traction exercée de l’intérieur, puis elles seperdent au fond de la cale dans leurs puits spéciaux.

En deux minutes les ancres sont à leur poste de mer.

Friquet est stupéfié. Il n’y a ni fumée ni cheminée ; etd’ailleurs, pas le moindre jet de vapeur, ni ces émanations bienconnues des fourneaux de chauffe.

Pourtant, le fait de ces deux ancres qui viennent de déraper enun moment, est indéniable.

Puis ces heurts saccadés du piston sont familiers à l’ancienchauffeur.

Quelle mystérieuse machine recèlent donc les flancs dunavire ?

Friquet n’est pas au bout de ses étonnements. Le câble qui reliel’avant à la rive droite se tend violemment. L’axe du bâtiment,parallèle à celui de la rivière, se déplace insensiblement. Ilforme un angle qui s’élargit de plus en plus, par une manœuvred’une simplicité élémentaire.

Grâce à son invisible machine, le « ponton », comme seplaît à le nommer Friquet, se hale sur le câble qui vients’enrouler sur le tambour, qui n’est lui-même qu’un guindeau sansbarres.

Le bateau est maintenant perpendiculaire aux deux rives.L’extrémité du câble accrochée au baobab est larguée. La coqueobéit alors à la poussée du courant qui le prend en pleintravers ; mais comme l’arrière est toujours maintenu par latroisième ancre, le bâtiment pivote complètement sur lui-même etvient en un clin d’œil se placer, après avoir décrit undemi-cercle, au point qu’il occupait avant, mais complètementretourné.

– J’ai déjà vu bien des choses en ma vie, mais jamaisd’appareillage aussi enlevé que celui-ci. Décidément, le commandantest un malin, et un malin pour de vrai.

« Pétard ! ça n’a pas duré cinq minutes. Et pas un deces particuliers-là n’a seulement remué le bout du doigt.

« Mais qu’est-ce que ce bateau a donc dans le ventre.

« Pour peu qu’il y ait une hélice…

– Go ahead ! fait de sa voix calme le commandant…

Un énorme bouillon frangé d’écume s’élève aussitôt à l’arrière.La coque s’agite, frissonne, puis bondit comme un pur sang dont leflanc est labouré par une molette d’acier. Le bâtiment marche.

– Pétard de pétard ! s’écrie Friquet les narinesdilatées, la bouche entr’ouverte, les yeux ronds, la facebouleversée. Qu’est-ce que ça veut dire ? Si je croyais auxsorciers, là, vrai de vrai, je ne serais pas rassuré.

« Un bateau qui ne va ni à la voile ni à la vapeur, qui estras comme un sabot, qui file comme un paquebot-poste, qui démarresans cabestan, et dont l’hélice ronfle comme un tonnerre, car il aune hélice, il en a même deux, – je connais ça rien qu’en voyant lesillage, – non, tout ça n’est pas naturel.

« Ben, ma foi, tant pis, naturel ou non, miracle oudiablerie, ça m’intéresse, moi.

« Tiens, vois donc, Majesté, comme c’est beau ! Tu vasvoir la mer, la vraie mer, l’océan des vieux de la cale, le paysdésert qui est peuplé de voiles blanches, où s’ébattent lesmouettes et les marsouins, où fument les steamers !

« Nous allons nous lancer dans l’immensité, courir lesaventures, et faire le tour du monde, en mauvaise compagnie… ça,c’est vrai, et ça me jette un froid.

– Mangi li sel ? interrogea timidement le négrillon,mais avec des yeux ardents de convoitise.

– Ah ! oui, répliqua le gamin en pouffant de rire,j’oubliais… T’es bébête tout plein, avec ton sel. On t’en donneratant que t’en voudras, mais, attends un peu… que diable ! onn’est pas comme ça porté sur sa bouche.

Friquet n’eut pas le temps de remarquer la moue d’enfant gâtéqui plissa la bonne grosse lèvre du petit bonhomme…

– Stop, cria le commandant.

Puis aussitôt :

– Machine en arrière.

Le bâtiment, qui marchait sur son erre, s’arrêta net.

– Paraît qu’y a du nouveau, chuchota le gamin au milieu dusilence qui régnait à bord.

Il y avait en effet du nouveau, sinon de l’imprévu.

Le capitaine négrier, avant de quitter l’embouchure de larivière formant, en ce moment, un large estuaire, voulait savoir àquoi s’en tenir sur la présence ou l’absence des croiseurs qui,pendant toute l’année, ne manquent pas d’explorer minutieusementtoutes les sinuosités de la plage.

Comme il y allait pour lui, non seulement de sa cargaison, maisencore de sa vie, il ne voulait avancer qu’à bon escient.

Il n’y avait, d’ailleurs, rien de suspect à l’horizon. Le soleilbrillait d’un vif éclat. Le ciel était d’un bleu cru tranchantviolemment avec l’azur pâli des flots ; pas une vapeur neflottait dans l’air, et pourtant il semblait qu’on entrevoyait bienvaguement au-dessus de la haute mer, au point où le ciel seconfondait avec la ligne des eaux, comme une légère buéenoirâtre.

Quelque chose comme une imperceptible trace de fumée…

Pas de fumée sans feu, dit le proverbe. En mer il n’y agénéralement pas de feu sans machine, et dans ces parages suspectscela signifie croiseurs, qui eux-mêmes évoquent l’image degentlemen sans préjugés, pincés en flagrant délit de commerce debois d’ébène, et qu’une cravate de chanvre débarrasse à tout jamaisdes soucis de l’existence.

C’est pourquoi le capitaine avait fait stopper.

Le navire était à vingt mètres du bord. Une légère embarcationmontée par trois hommes glissa en une seconde des portemanteaux. Enquatre coups de rame elle atterrit.

Un des trois matelots, une lunette marine en bandoulière,escalada avec l’agilité d’un écureuil un palétuvier, s’installadans les hautes branches, tira sa lorgnette et interrogeaattentivement l’horizon.

L’examen dura une minute.

Puis l’homme dégringola avec l’agilité d’un clown, sauta dans labarque, qui rallia le vaisseau.

Le capitaine l’attendait.

Il tira son béret, sortit le paquet de tabac qui gonflait sajoue et dit :

– Capitaine, c’est lui.

– L’Éclair ?

– L’Éclair.

– Bien, nous passerons.

L’officier descendit rapidement dans le navire.

Il remonta au bout de cinq minutes.

Une trentaine de matelots apparurent, comme par enchantement,sortant on ne sait d’où. De rudes gaillards ; largesd’épaules, étroits de hanches, la poitrine bombée, les bras musclésà faire éclater leurs tricots rayés.

Aucun commandement ne leur fut donné. Ils savaient ce qu’ilsavaient à faire.

La besogne à laquelle ils se livrèrent et qu’ils achevèrent enmoins de temps qu’il n’en faut pour le dire, était réellementstupéfiante.

Nous éprouvons, quel que doive être l’étonnement du lecteur, lebesoin de dire que nous n’inventons rien.

L’apparition d’un panache de fumée flottant au-dessus del’horizon, les quelques paroles échangées entre le commandant et lematelot qui, de son poste aérien, venait d’inspecter la haute mer,l’annonce de l’Éclair, ces deux mots : « nouspasserons », indiquent suffisamment que la route était coupéepar un croiseur.

Et pourtant le négrier avait dit :

– Nous passerons.

De quelle façon ?

Voici. Le pont, et par conséquent le bastingage du vaisseaumystérieux, émergeaient très peu. Il pouvait, tel qu’il était,privé de ses mâts, n’ayant pas de cheminée, et en apparenceabandonné, passer pour une épave.

Si un bâtiment, correctement gréé, filant à pleines voiles ou àtoute vapeur, devait exciter vivement la défiance d’un croiseur,étant donné le lieu suspect où il se trouvait, il n’en était pas demême d’un bateau désemparé, qui semblait déserté par sonéquipage.

Le capitaine, qui certes n’en était pas à son coup d’essai,devait compter là-dessus.

Les matelots se mirent à arracher, ou plutôt à démontercertaines parties des bastingages dans lesquels s’ouvrirent delarges brèches qu’on eût dites pratiquées par l’irruption brutaledes paquets de mer.

Les écrous, les chevilles et les rivets servant à joindre toutesces pièces étaient soigneusement rangées dans l’entrepont.

Les dalots, sortes d’ouvertures carrées par lesquelles s’écoulede dessus le pont l’eau embarquée quand la mer est furieuse, furentéventrés et devinrent des trous informes…

La barre fut enlevée.

Enfin, pour que l’illusion fût complète, un mât de fortune,préalablement brisé à son emplanture, et auquel adhéraient encoredes lambeaux de voile, fut couché de trois quarts sur le bordagequ’il semblait avoir fracassé dans sa chute.

Ainsi grimé, transformé, en quelque sorte maquillé, le bâtimentnégrier n’avait plus que l’apparence d’une triste victime d’unsinistre maritime.

Tout cela, on le conçoit, n’était que fictif. Cette métamorphosesubite pouvait se comparer aux changements à vue si admirablementréalisés sur nos théâtres parisiens, ainsi qu’à ceux que subissentles comédiens qui deviennent en un clin d’œil d’abominablestruands, de gentilshommes qu’ils étaient l’instant d’avant.

Quelques coups de ciseaux habilement dissimulés dans le tissu del’habit, dont les lambeaux sont maintenus par un simple fil,quelques coups de pinceau à la face, une perruque, et la chose estfaite.

De même pour le bandit de la mer.

En apparence privé de ses organes essentiels, il devait exciterla commisération, non la défiance, comme ces sordides chercheursd’or qui portent dans leur ceinture une fortune tout entière, etauxquels on donnerait deux sous.

Lui recélait quatre cents nègres dans ses cavités, et de plus,sa formidable machine, en sommeil pour l’instant, mais qui devaitavoir un terrible réveil.

Bien que l’embouchure de la rivière fût très large, le courantétait extrêmement rapide…

Le bâtiment glissait vers l’océan.

Le pont était devenu désert. Il y avait une barre dans labatterie, le capitaine, une carte sous les yeux, s’y installa enpersonne.

Puis les hélices se mirent en marche, mais très lentement, etalternativement, de façon à imprimer à l’avant des mouvements dedroite et de gauche paraissant produits par le courant et les lamesdont cette coque, en apparence désemparée, semblait le jouet.

C’est ainsi que, titubant, oscillant, tanguant, et roulant àfaire pitié, ce faux cadavre de navire gagna la haute mer.

 

Le croiseur filait vers le sud. Il avait dépassé l’embouchure dela rivière sans rien apercevoir de suspect…

– Épave à bâbord… par l’arrière, cria la vigie.

L’Éclair stoppa. Toutes les lunettes furent braquées,mais inutilement, sur l’épave signalée. Elle n’était visible que dela mâture, eu égard à son peu d’élévation au-dessus des flots.

Une embarcation fut aussitôt mise à la mer et fit force de ramesvers cette coque délabrée, dont on commençait à distinguer lesmutilations.

Chose étrange, bien qu’elle dansât toujours comme une bouée sansamarre, elle n’en continuait pas moins son mouvement lent, maiscontinu, vers la haute mer ; pourtant le courant ne se faisaitplus sentir ; enfin le vent soufflait du large.

Phénomène non moins extraordinaire, elle gagnait visiblement surla chaloupe montée par les plus fins rameurs de l’équipage.

– Mille milliards de milliasses de tonnerre de l’équateur,cria une voix terrible agrémentée d’un inimitable accentmarseillais, commandant, nous sommes roulés ! c’est lui, loucoquine !

– Mais qui ? interrogea le commandant.

– Eh ! bagasse ! ce mécréant d’enfer, ce pirate,ce voleur, ce scélérat de marchand de bois d’ébène.

« Ce grand vaurien d’Ibrahim a de joliesconnaissances !

– Voyons, docteur… expliquez-vous.

– Té ! Boudiou ! lé grédin n’est pas plusdésemparé qué nous. C’est encore un tour de son métier… Il nousbrûle du poivre, là, à notre nez… Il emporte pour plus de sept centmille francs de marchandise…

« Oh ! je m’y connais… c’est de premier choix, aussivrai que je me nomme le docteur Lamperrière…

« Mais comment donc faire pour le crocher ?

– C’est bien simple, répliqua de sa voix, calme lecommandant : virer en deux temps, lui donner la chasse,l’aborder, prendre cette coque à la remorque, ramener les noirschez eux, et… pendre, séance tenante, l’équipage.

« Voilà, mon cher docteur.

– Vous parlez d’or, commandant ; n’est-ce pas,André ? dit-il à notre ancienne connaissance, qui, pâle,amaigri, se soutenant à peine, suivait d’un œil fiévreux lesévolutions bizarres de l’épave.

– C’est vrai, répondit le jeune homme. C’est le seul moyenpossible. Mais êtes-vous absolument sûr de ce que vous avancez, monbon ami ?

– Je voudrais bien être aussi certain de l’existence de monpauvre Friquet, reprit l’excellent homme avec un tremblement dansla voix.

L’Éclair venait de virer en un clin d’œil. Il sedirigeait à toute vapeur vers l’épave solitaire, mais toujoursanimée de son singulier mouvement de translation.

La distance diminuait rapidement…

Mais, tout à coup, l’épave s’arrêta un moment, s’affermit,reprit son aplomb, comme un bandit qui se redresse sous le haillon,puis s’élança comme une flèche en laissant derrière elle un blancsillage d’écume !…

– Eh bien ? s’écria le docteur.

– Eh bien ! quoi ?… nous allons lui donner lachasse, parbleu !… Et si cela ne suffit pas, nous verrons àlui fourrer quelques kilos de fonte dans les côtes !

– Mais… Et les noirs ?

– Ah ! Sacrebleu ! c’est vrai. Pauvresdiables !

« Allons, pas de temps à perdre ! En chasse, Docteur,nous les prendrons… avant peu… Ou, alors, l’Éclair neserait plus le meilleur marcheur de notre glorieusemarine. »

Et le croiseur, lui aussi, bondit tout fumant à travers leslames, avec une vélocité qui légitimait pleinement son nom, ainsique l’espoir que fondait sur lui son brave capitaine.

Pendant que la course prend une allure enragée, et que, malgréles tonnes de charbon engouffrées dans ses fourneaux, le navire deguerre a peine à maintenir sa distance, expliquons pourquoi etcomment le docteur et André se trouvent à bord.

C’est bien simple.

On se rappelle qu’après la disparition de Friquet et dunégrillon, les deux Français avaient été brutalement expédiés àChinsonxo par Ibrahim.

Au moment où ils allaient se mettre à la recherche des deuxgamins, André, terrassé par un effroyable accès de fièvre, étaittombé mourant entre les bras du docteur.

Il devait la vie à un miracle opéré par la science et ledévouement de son ami. Recommencer la campagne, et s’en aller àl’aventure battre les recoins inexplorés de l’Afrique mystérieuse,il n’y fallait pas penser. C’était courir à une mort certaine, sansaucune chance de succès. André pouvait à peine se tenir debout, etla convalescence menaçait d’être longue.

Il fallait d’abord aviser au plus pressé, c’est-à-dire conjurerle péril. Heureusement que la pharmacie du gouverneur portugaisétait amplement fournie de sulfate de quinine, la panacée parexcellence, devant laquelle les infections paludéennes cèdentgénéralement.

Quelle que fût son inquiétude sur le compte de son cher gamin,le docteur espérait bien le revoir tôt ou tard. Il avait uneentière confiance en son ingéniosité pour se tirer de tous lesmauvais pas ; et d’ailleurs la présence du négrillon, del’enfant de l’équateur, contribuait aussi à le rassurer.

Friquet en avait vu bien d’autres, quand, perdu à huit ou dixans sur le pavé de Paris, il avait résolu le fantastique problèmede vivre dans ce désert peuplé, où l’on est plus isolé, s’il estpossible, que dans les solitudes africaines.

Avec l’aide de Majesté qui semblait rompu à la vie d’aventure,et qui dans tous les cas connaissait les ressources comme aussi lesdangers du pays, il y avait à supposer que les deux amis s’entireraient.

Sur ces entrefaites, le mât de signaux, placé à côté de lapetite rade de Chinsonxo, au haut d’un arbre, signala la présenced’un navire de guerre français. Un croiseur sans doute.

À cette nouvelle, le cœur du docteur battit à rompre. Le navire,c’était le salut. Il fallait à tout prix entrer en communicationavec lui.

Le gouverneur, qui avait peut-être d’excellentes raisons pouréviter cette visite, hésita bien un peu avant d’ordonner lessignaux ; mais le docteur, quand il avait une idée bienincrustée dans le cerveau, n’avait jamais l’habitude d’endémordre.

Aussi, moitié persuasion, moitié intimidation, finit-il parobtenir ce qu’il voulait.

Les signaux, communs à toutes les nations du monde furentexécutés, et au bout de trois heures une chaloupe accostait.

À la vue des marins qui la montait, le docteur pâlit.

– André, balbutia-t-il, la chaloupe… de… l’Éclair,entendez-vous ? de l’Éclair, mon bâtiment… noussommes sauvés. Nous retrouverons nos enfants, venez, mon ami. Lecommandant accordera tout.

« Allons, embarque ! »

André ne se le fit pas dire deux fois. Après avoir remerciéchaleureusement le gouverneur de ses attentions, et l’avoir assuréde leur vive reconnaissance, les deux amis prirent place dansl’embarcation.

Les matelots contemplaient le docteur avec une stupéfactionprofonde.

En dépit de cette tête chauve, de cette barbe de trois mois, deces traits amaigris, de cette peau couleur de brique, enfin de ceshabits sordides couvrant un torse décharné, ils retrouvaientvaguement une physionomie autrefois connue, mais à laquelle ilétait pour le moment impossible d’assigner une individualité.

Le docteur s’amusa un instant de leur étonnement, puis, aumoment où le patron envoyait le commandement de :

– Nage !

– Eh bien ! dit-il au sous-officier, qui n’était autreque le timonier Pierre, sauvé par Friquet des griffes du noir lorsde l’expédition dans le haut Ogôoué, eh bien ! voyons, on nereconnaît pas les amis ?

« Mais oui, mon fils, c’est moi. Le docteur Lamperrière. Lecommandant va bien ?

– Oh ! monsieur le docteur, répondit Pierre, c’est çaune veine ! y n’vous ont pas mangé, tout de même, là-bas…

– Tu vois bien.

– C’est le commandant qui va être content.

– Et moi donc ! Hé ! continua-t-il eninterpellant l’équipage, qui, bouche béante, souquait ferme. Tu mereconnais, maintenant, les enfants ! allons, ça va bien.

– M’sieu le docteur, reprit le timonier, je ne vois pasavec vous le « petit », not’gamin, Friquet, ce braveenfant qui nous a tous sauvés là-bas, et qu’a disparu avec votrecompagnon que voici.

« Sans vous commander, je voudrais bien savoir où il est.Voyez-vous, je l’aime tout plein. C’est à lui que je dois celui devous ramener.

– Nous l’avons perdu il y a déjà cinq jours, mais, soistranquille, va, mon vieux Pierre, nous le retrouverons. Nous allonsbattre la côte ensemble, et c’est bien le diable si nous ne mettonspas la main dessus.

– Pour ça, tout le monde sera « porté de bonnevolonté » car, voyez-vous, ce moussaillon-là, c’est de lavraie graine de matelot, et pour sûr que ça sera à qui l’irachercher.

– J’y compte bien, mes braves amis, et merci pour moi commepour lui. Nous aurons bientôt occasion d’utiliser votredévouement.

Quelque temps après, la chaloupe frôlait la coque del’Éclair qui s’approchait lentement.

L’arrivée du docteur, qui se hissa en deux temps comme unfaucheux, enjamba lestement le bastingage et s’avança ainsi qu’unrevenant au milieu d’un groupe d’officiers, provoqua un véritableenthousiasme.

Certes, si l’on comptait sur quelqu’un, ce n’était plus sur lui.Aussi, le digne homme, fêté, embrassé, choyé, ne savait-il plus àqui entendre ni à qui répondre.

Il était adoré à bord, et on a vu combien cette sympathie qu’ilavait inspirée à tout l’équipage était légitime.

Il présenta André au commandant, qui connaissait déjà sagénéreuse conduite et l’héroïque abnégation dont il avait faitpreuve, à bord de la chaloupe à vapeur, lors de l’attaque desOsyébas.

Le jeune homme était dorénavant chez lui. Tous les officierss’en vinrent lui serrer énergiquement la main, et l’assurer deleurs meilleurs sentiments.

Le docteur retrouva naturellement sa cabine dans le même état.Ouvrir rapidement une malle, en tirer un uniforme tout flambantneuf, appeler le perruquier qui, séance tenante, abattit labroussaille grise qu’on voyait se tordre à son menton, futl’affaire d’un moment.

Puis, la face bien savonnée, les favoris bien peignés, et enfin,ô miracle de l’industrie contemporaine ! le chef recouvertd’une perruque neuve, que surmontait une casquette à triple galond’or, le docteur métamorphosé, méconnaissable, se rendit aucarré.

André fut positivement stupéfait du changement.

– N’est-ce pas, que je suis encore présentable, dit-ilradieux.

– Mais, docteur, vous êtes superbe.

– À votre service, mon bon ami. Ma chambre vous estouverte. Allez donc aussi faire un bout de toilette. Vous trouverezdu linge, des effets d’habillement, tout ce qu’il vous fautenfin.

– Ma foi, j’accepte, et de grand cœur.

Pendant qu’André accomplissait une métamorphose analogue, ledocteur faisait à l’état major le récit des aventures incroyablesdont il avait été le héros, ainsi que ses compagnons, y comprisMajesté.

Il serait superflu de dire qu’il obtint un succès inouï.

Tout naturellement, la plus large part en revint à Friquet, quidevenait dorénavant l’enfant gâté de tout le corps d’officiers, etdont chacun déplorait vivement l’absence.

En somme, un point extrêmement important était éclairci. Il yavait là, tout près, à la côte, une caravane d’esclaves qu’unnégrier allait certainement venir chercher d’ici peu.

Peut-être même était-il arrivé déjà, et se dissimulait-il dansune crique ignorée. Il fallait à tout prix le retrouver.

Quant à Friquet, on allait détacher de nouveau la chaloupe àvapeur qui était allée à la recherche du docteur. Elle fouilleraittoutes les anfractuosités de la côte, remonterait les cours d’eau,ferait des signaux de jour et de nuit ; bref, on mettrait touten œuvre pour retrouver l’intrépide gamin.

Ce projet devait être, comme on a pu le voir tout à l’heure,malheureusement mis à néant, puisqu’à ce moment-là le petitParisien était déjà sur le bâtiment négrier.

L’Éclair força sa marche, longea la côte, passa devantl’embouchure de la rivière où était dissimulé le vaisseau de proieet ne vit rien de suspect.

Pourtant, le commandant n’était pas dupe de cette apparentesolitude ; aussi feignit-il de dépasser ce point où, grâce àson flair de vrai loup de mer, il sentait inconsciemment quelquechose d’anormal, mais avec la ferme volonté de s’éloigner pour laforme et de veiller avec plus d’attention que jamais.

Il allait donner l’ordre de faire pénétrer la chaloupe dans lelarge estuaire formé par l’embouchure de la rivière, quand le cride la vigie signala l’épave…

On sait le reste. La chaloupe voulut l’accoster, maisinutilement. L’Éclair prit la chasse, et le négrier,poussé par sa mystérieuse machine, se mit à filer avec la vélocitéd’un cétacé.

 

La poursuite continua sans relâche, implacable, acharnée,désespérée.

La nuit vint. La distance qui séparait le fugitif du vaisseau deguerre se maintenait rigoureusement. Ce dernier avait pourtantactivé ses feux et donné son maximum de pression. Quelle infernalemachine l’autre, qui semblait un cadavre de navire, avait-il doncdans le ventre pour tenir ainsi en échec ce vaillantcroiseur ?

Pendant longtemps, suivant la pittoresque expression desmatelots, leur vitesse était à ce point égale, qu’un fil de laVierge joignant l’arrière du premier à l’avant du second n’eût pasété brisé.

La course dura une demi-heure encore, puis le négrierdisparut.

Il n’y avait rien d’étonnant à cela. Son peu d’élévation luipermettait de se dissimuler derrière les lames qui commençaient àgrossir.

Peut-être avait-il accéléré sa marche et fait une pointe hardieà droite ou à gauche, mettant à profit l’obscurité qui nepermettait que bien difficilement aux lunettes de l’observer.

Quoi qu’il en soit, le commandant de l’Éclair attendaitle jour avec une impatience facile à concevoir.

À quatre heures, le disque du soleil émergea brusquement,rougeoyant sur les crêtes des vagues, et laissant des tachesd’ombre dans les vallées mouvantes, aussitôt comblées et sans cessecreusées grâce à l’éternel mouvement de la masse liquide.

Le commandant, qui n’avait pas quitté la dunette, était enconversation animée avec le premier lieutenant et le docteur.

Une voix sonore tombant des perroquets interrompit lecolloque.

– Bâtiment à voile !… par bâbord !… marchantcomme nous.

Un quartier-maître timonier, portant en bandoulière une fortelunette, se tenait près de l’officier. Il décrocha rapidement labretelle qui maintenait l’instrument d’optique, le mit au point enune seconde, et le tendit à son chef qui contempla longuement lepoint invisible encore à l’œil nu.

– C’est un trois-mâts, murmura-t-il à part lui. Bien qu’ilmarche parallèlement à nous, peut-être pourra-t-il me renseignersur le négrier… ce gredin est peut-être sur son horizon… Dans unedemi-heure on verra ses couleurs, je vais courir sur lui.

« Car, enfin, il faut bien que ce ponton aborde quelquepart, et un bateau ainsi mutilé est facile à signaler…

– Timonier, dites à l’officier de quart que je le prie demettre le cap sur le navire en vue.

« Quand on verra ses couleurs, on me préviendra. »

Il descendit ensuite à sa chambre et absorba à la hâte un frugalrepas.

Vingt-cinq minutes s’écoulèrent.

– Entrez, dit-il en entendant un léger coup frappé à laporte.

– Commandant, le navire est en vue. Il porte les couleursfrançaises.

L’officier remonta rapidement sur le pont et vit un trois-mâtsqui marchait vent arrière, toutes voiles dehors, avec uneremarquable vitesse.

Il lui fit faire le signal de mettre en panne, manœuvre quel’autre exécuta instantanément, avec une habileté consommée.

Il prit la panne sous le grand hunier, en saluant par trois foisle navire de guerre de son pavillon tricolore. Son numéro futaussitôt hissé, et l’on vit que c’était le Rhône, deMarseille.

C’était un magnifique trois-mâts-barque, aux flancs peints d’unejolie couleur gris poussière, au milieu desquels tranchaient dessabords d’un noir d’ébène.

La vague le berçait gracieusement, et quand il s’inclinaitcoquettement sous la brise, on apercevait une mince bande de sondoublage de cuivre, qui reflétait les feux du soleil. Il étaiteffilé comme un poisson de mer, et admirablement taillé pour lacourse.

– Ces marchands, ça ne se refuse plus rien, disait lepremier lieutenant. Ma parole, ils vous ont maintenant desbâtiments ficelés comme des avisos.

– Eh ! que voulez-vous, répondit le docteur, c’estlogique, depuis que les Américains ont inventé et mis en pratiqueleur fameux « Time is money » !

« Tron de l’air ! l’armateur du Rhône a unfin bateau. Mon pays le capitaine est un heureux coquin. »

Les deux vaisseaux étaient à portée de la voix.

L’Éclair stoppa à son tour, après s’être mis sous levent du navire en panne.

– Ohé ! du trois-mâts, cria-t-on de l’Éclair,d’où venez-vous ?

– De Cap-Town.

– Où allez-vous ?

– À Cuba.

– Quel est votre commandant ?

– Le capitaine Marius Cazavan, de Marseille.

– Té parbleu, mon pitchoun, quand au nom de Cazavan on al’honneur d’ajouter celui de Marius, on est toujours deMarseille.

Inutile de dire que cette réflexion était du docteur, ravi de laprésence d’un « pays ».

– Le capitaine de frégate de Valpreux, commandant del’Éclair, prie le capitaine Marius Cazavan de passer à sonbord.

Quelques minutes après, le petit canot du vaisseau marchandaccosta, portant le capitaine qui monta rapidement par l’échelle,et s’avança vers le commandant, devant lequel il s’arrêta avec uneattitude respectueuse et crâne tout à la fois.

C’était un solide gaillard, à l’air intelligent et déterminé.Brun de peau, les cheveux noirs, courts et drus, les yeux luisants,les dents éblouissantes, la main fine et robuste tout ensemble, lesépaules larges, de taille moyenne, le capitaine Cazavan, âgéd’environ trente-cinq ans, était ce qu’on pouvait appeler un fortjoli garçon.

Son air de franchise, la loyauté de son regard, prévenaientaussitôt en sa faveur. L’impression qu’il produisit futexcellente.

– Capitaine, lui dit le commandant, je suis heureux de vousvoir.

– Commandant, tout l’honneur est pour moi. Veuillez me direce qu’il y a pour votre service.

– Comment se fait-il, lui demanda l’officier àbrûle-pourpoint, que, venant du Cap et allant à Cuba, je vousrencontre ici, près des côtes africaines.

– Mon Dieu, commandant, c’est bien simple. Après avoirvendu aux colons du Cap, un bon prix, mon article de Manchester,acheté une misère après la faillite Bœhler et Wilson, j’étais unpeu embarrassé pour mon fret de retour, quand j’appris queMM. Brander Cumming and C°, de gros fabricants de sucre,venaient également de faire faillite.

« Je n’en fis ni une ni deux, j’achetai au comptant lematériel de trois raffineries, j’embarquai tout cela sur leRhône, puis je partis pour vendre cette ferraille ausignor Rafael Calderon, de Cuba.

« Comme je suis pressé, j’ai pensé à profiter du courant del’Atlantique sud, qui me jettera dans le courant de l’équateur…vous voyez la route.

« Nous autres voiliers, nous tirons parti de tout.

– Té, c’est vrai, mon pitchoun, répliqua un peuinconsidérément le docteur, d’un air moitié figue et moitiéraisin.

– C’est très bien, capitaine, et vous entendezadmirablement le commerce.

« N’auriez-vous pas, par hasard, rencontré un bâtimentdésemparé, aux bastingages éventrés, qui semble le jouet de lalame, et qui pourtant file comme le plus rapide dessteamers ?

– Commandant, répliqua Cazavan, dont le front se rembrunit,je l’ai en effet rencontré. Il a failli m’éventrer d’un coup de sonentrave. Je ne suis pas poltron… moi, un Marseillais… ehbien ! je vous avoue que j’ai tremblé comme un enfant.

« Il faisait nuit… ce ponton à hélice virait à ce momentcomme s’il eût voulu retourner à la côte. Pécaïre… il nous frôla…Un faux coup de barre, et nous étions f… ichus.

« J’entends encore ronfler son hélice… Et personne àbord !

– C’est tout, n’est-ce pas ?

– Dame ! que voulez-vous, commandant, si j’avais eu ducanon et un équipage de guerre, j’aurais voulu savoir ce qu’ilavait dans le ventre… mais le signor Rafael Calderon attend…

– Sa ferraille ?

– Sans doute.

– Et vous êtes pressé ?

– Pas plus que de raison, commandant… si vous voulezhonorer le Rhône de votre visite…

– Merci, capitaine Cazavan, et adieu…

– Au revoir, commandant, fit Marius en saluantmilitairement.

– Quel atroce tripoteur d’affaires, murmuraM. de Valpreux, pendant que le capitaine duRhône regagnait son bord.

– Que voulez-vous, reprit le docteur… ce n’est pas pourrien qu’on appelle cela des capitaines marchands…

« Mon pays est un peu près de ses intérêts.

– Votre pays, comme vous dites, docteur, est un abominablefilou. Pour ne pas dire un complice de ces gredins que nouspoursuivons.

– Ah ! commandant ! Commentpouvez-vous ?…

– Eh ! pardieu, je ne sais ce qui me retient de faireune perquisition à son bord… la crainte de lâcher la proie pourl’ombre. Le drôle m’a dit la vérité, quant à ce qui leconcerne ; mais il m’a menti comme un Maltais, quant à sasoi-disant rencontre avec le « ponton ».

Le Rhône, pendant ce temps, s’inclinait sous la brise,saluait de nouveau de son pavillon, et s’éloignait vers le nord,avec la vitesse d’un oiseau de mer.

L’Éclair courait vers la côte américaine.

Marius Cazavan descendait l’escalier conduisant à une cabinespacieuse. Il entra sans frapper.

Un homme, la figure dans les mains, était assis devant unetable. L’entrée du Marseillais le tira de sa méditation.

Cet homme était l’Américain Flaxhant, le capitainenégrier !…

– C’est fait ?…

– C’est fait.

– Ils ne soupçonnent rien ?

– Rien.

– Parbleu ! Qui donc, à moins d’être le diable, notrepatron, supposerait qu’il y a quatre cents noirs ici ; qu’enmoins de huit heures, le ponton démâté, qui dansait sur la lame,est devenu le trois-mâts le Rhône ; que lesbastingages en haillons ont été rapiécés, les mâts redressés avecleurs agrès ; que la coque n’a plus conservé que sa chemisegris perle, et que, enfin, le matériel des raffineries à sucre esten chair et en os, au lieu d’être en fer ?

« Et nos hommes, les avez-vous vus ?

– J’ai aperçu Martial qui m’a fait signe que tout allaitbien.

– Et les trois autres ?

– Il y en a deux dans la machine, le troisième était envigie.

– Bon.

– Et maintenant, qu’allons-nous faire ?

– Prenez le quart, Marius, et gouvernez vers le nord.Demain nous obliquerons vers le Rio-Grande-do-Sul.

« Rafael Calderon ne prendra livraison de sa marchandisequ’après nos amis du Lagoa dos Patos.

– Bon.

– À propos, nos deux recrues ne se doutent de rien. Ilsdorment comme des bienheureux. Vingt gouttes de teinture d’opiumdans une bonne dose de tafia leur procurent en ce moment un sommeilde plomb.

– C’est parfait. Ce grand benêt d’Ibrahim avait bien besoinde se faire un cas de conscience de leur existence et de nousembarrasser d’eux.

« Enfin, ce qui est promis est promis. Il n’y a plus à sedédire. Les affaires sont les affaires, et ce cher ami seraitintraitable une autre fois.

C’est ainsi que le bâtiment mystérieux, devenu leRhône, allait au bout de trente-six heures, semétamorphoser une seconde fois, et devenir leGeorges-Washington. Il se rendrait vers le point où,d’après des ordres secrets dont le capitaine devait prendreconnaissance en temps et lieu, il coulerait le steamer laVille-de-Saint-Nazaire.

C’est alors qu’eut lieu le duel entre Friquet et l’AllemandFritz, lutte terrible qui se termina par la mort de ce dernier.

Mais, comment le commandant de l’Éclair avait-il pu, deson côté, être averti du sinistre projet des bandits de la mer, etse trouver à aussi peu de distance de ce point géographique, oùdevait s’accomplir cette épouvantable scène denaufragement ?

Par un hasard véritablement prodigieux.

La conversation entre Flaxhant et Marius Cazavan, un desofficiers du bord, chargé de remplir le personnage du capitainequand le navire marchait sous pavillon français, est suffisammentexplicite.

On a pu comprendre que l’association pour le compte de laquelleopéraient ces scélérats possédait à bord de l’Éclairquatre complices. On verra plus tard pourquoi et par queldiabolique artifice ces hommes pouvaient jouer leur double jeu, aupoint de tromper tous les membres du valeureux et loyaléquipage.

Le lendemain du jour où, avec cette prodigieuse audace qui leuravait si bien réussi, les négriers étaient restés en panne unedemi-heure à une encablure du croiseur, un matelot del’Éclair fut victime d’un étrange et malheureuxaccident.

Un épissoir de fer s’échappa de la poche d’un gabier occupé àserrer une voile de perroquet.

L’instrument tomba avec un bruit sec sur le crâne d’un matelotde quart, qui roula évanoui en perdant des flots de sang.

C’était précisément celui que Marius Cazavan avait désigné sousle nom de Martial.

Martial fut transporté au poste des blessés. Le docteur accourutavec son aide, et fit tout d’abord une grimace significative, à lavue des ravages affreux opérés par l’épissoir du gabier.

La boîte osseuse était complètement enfoncée. Deux fragments desos pariétaux formaient, à droite et à gauche de la suture médiane,chacun une dépression large comme une pièce de cinq francs, etprofonde d’un centimètre.

La matière cérébrale, violemment comprimée, refoulait, à traversl’ouverture pratiquée au cuir chevelu par choc de l’outil de fer,les méninges, qui faisaient hernie entre les parois fracturées.

Le blessé, les yeux fixes, les narines pincées, la boucheentr’ouverte, les poings crispés, ne donnait plus signe de vie.N’eût été la respiration qui s’échappait avec peine de sa gorgeserrée, on eût dit un cadavre.

Le docteur ne prononça pas un mot. Donc, c’était grave. Enquelques coups de rasoir, il abattit les cheveux La plaie étaiténorme. C’était insignifiant en soi. Les solutions de continuité aucuir chevelu sont peu importantes.

Mais cet enfoncement de la boîte crânienne était d’un pronosticfâcheux, pour ne pas dire désespéré.

Il fallait au plus tôt soustraire le cerveau à cettecompression, sous peine de voir bien vite périr le matelot.

Voici ce que fit le vieux praticien :

Il prit dans sa boîte à instruments un outil bizarre, appelétire-fond, absolument semblable à celui dont se servent lestonneliers pour retirer la bonde des futailles.

On sait comment procèdent ces ouvriers. Le docteur accomplit unemanœuvre analogue. Il enfonça avec d’infinies précautions la visd’acier dans le fragment d’os comme il eût fait avec une vrilledans un morceau de bois.

Puis, quand la vis eut presque perforé cette paroi osseuse, àlaquelle elle adhéra solidement, il tira doucement à lui, enopérant de petits mouvements latéraux.

Cette manœuvre, exécutée avec une dextérité inouïe, eut un pleinsuccès. Les fragments furent bientôt remis en place, le cerveau,n’étant plus comprimé, recouvra son volume, la circulation repritson cours, le malade poussa un long soupir… les fonctionsorganiques étaient pour le moment rétablies.

– Tout cela est fort bien, dit le docteur en faisantclaquer sa langue d’un air satisfait. La réduction a été opéréeavec assez de facilité.

« Ça, c’est de la besogne de chirurgien. Maintenant, cediable d’homme va être certainement empoigné par une terribleméningite, et dame !… la médecine aura fort à faire.

« Cela va suppurer en diable. Nous allons avoir uneinflammation énorme. Ce pauvre cerveau doit être atrocementcongestionné, là-dessous…

« Enfin, nous ferons pour le mieux.

« Diable d’épissoir, va ! »

Le docteur fit ce qui était le plus simple et le plus rationneltout à la fois. Il employa l’irrigation continue : de l’eaufraîche, appliquée sur la plaie en compresses renouvelées à chaqueinstant.

Malheureusement, en dépit des soins qu’on lui rendit, complétéspar un traitement général parfaitement approprié, comme purgatifsau calomel et au jalap, vésicatoires à la nuque, dérivatifs auxmembres inférieurs, larges affusions d’eau froide, l’état dumatelot empira.

Le délire survint. Il fut terrible.

Au milieu des fantômes qui hantaient son esprit, à travers lesphrases hachées qui sortaient de ses lèvres bleuies, le blessé,comme si la même pensée eût toujours implacablement tenaillé soncerveau broyé, répétait d’une voix rauque et entrecoupée :

– Oui… j’obéis… c’est bon !… j’obéis… pour del’or !…

« Allons !… les naufrageurs !… hardi… Tue !…Encore un crime… qu’importe ?… Vous le voulez… n’est-cepas ?… Tue !… tue !…

« Je ne suis pas un matelot… comme un… autre !…moi… »

Ses idées inconscientes reprenaient alors un autre cours ;il parlait, avec cette monotonie douloureuse particulière à ceuxqui délirent, de choses complètement étrangères.

Puis, le cauchemar revenait.

– Ah !… ah !… Les négriers…Millionnaires !…

« Et les primes d’assurances… Le bois d’ébène…Flaxhant !… habile homme… Le Washington… MariusCazavan… Le Rhône… l’épave… plaisanteries… La mêmechose…

« Le même navire… Le commandant… L’Éclair…Imbécile… Entends-tu ?… commandant… ils s’échappent…

« Écoute, disait-il au docteur qu’il regardait de ses yeuxégarés, avec ce regard fou qui trouble, écoute… Je suis un viveur…embarqué ici… pour…

« Oh ! non… Si… Tiens… Je suis de la bande… etCazavan… et Flaxhant… Le Rhône, c’était lui… je l’aivu…

« Tu sais… le steamer… le steamer de Montevideo… La ville…oh ! oui, la Ville-de-Saint-Nazaire !… Ils vontle tuer avec l’éperon… Deux millions à l’assurance… oui, pournous…

« Oh ! Je sais, 35 degrés, 42 degrés… oui, c’est ça,trente-cinq, quarante-deux. Là, en pleine mer… trente-cinq…quarante-deux… »

Et le malheureux, brisé de fièvre et de fatigue, tomba dans unétat comateux, en répétant d’une voix sifflante à peine perceptibleau milieu de sa respiration stertoreuse :

– Trente-cinq, quarante-deux !

Le docteur avait fait appeler le commandant, qui assistait,violemment impressionné, à cette scène lugubre.

Ce délire, étant donnés les événements qu’on venait detraverser, était terriblement éloquent. Que penser, que résoudre,et, surtout, quelle foi ajouter à ces propos entrecoupés, qui,peut-être, étaient l’expression de l’exacte vérité ?

Les aveux du blessé étaient précieux, en somme. Le capitaine defrégate et le chirurgien avaient cru comprendre qu’une de cesterribles scènes de naufragement, comme depuis quelque temps en ontenregistré les annales de la marine, allait avoir lieu.

Cet homme, qui semblait bien au-dessus de son obscure conditionde matelot, devait certainement être affilié à cette secte deréprouvés qui, depuis longtemps, mettent en coupe réglée les deuxhémisphères et épouvantent le monde de crimes jusqu’alorsimpunis.

Cette persistance à rappeler un point géographique oùvraisemblablement un steamer bien connu, laVille-de-Saint-Nazaire, allait être abordé et coulé, avaitsa raison d’être.

La même scène, sauf de légères variantes, se reproduisit pendantquarante-huit heures.

Le navire se dirigeait à tout hasard vers Montevideo, ou plutôtvers le point géographique dont la formule semblait hanter lemalade.

Le commandant, poussé par un irrésistible pressentiment, voulaitarriver au plus vite. Pourquoi pas ? Si ces aveux échappés audélire n’étaient pas confirmés, qu’importait une croisièreinutile ? Qu’importaient quelques tonnes de charbon brûlé enpure perte ?

Mais si l’homme disait vrai ? Quels remords ! et aussiquel désastre !

L’état du blessé sembla s’améliorer un peu. Aux spasmes, auxgrincements de dents, aux vomissements, succéda un peu de calme. Ilrecouvra une apparence de raison.

– Il est sauvé ! dit le commandant.

– Il est perdu ! fit le docteur.

Effectivement, douze heures après, le cou devint rigide, la facegrimaça, les pupilles, naguère contractées, se dilatèrentlargement, un accès terrible de convulsions survint, puis le poulstomba…

Le matelot battit l’air… râla… rugit… hurla…

Le sang lui jaillit du nez, il se leva comme secoué par une pileélectrique, battit désespérément l’air de ses bras tordus… Puis ilcria :

– Saint… Nazaire… Tue !… tue… Hardi… lesnaufrageurs…

Il retomba lourdement…

– Commandant, il est mort, dit le docteur d’une voixcalme.

La détermination du capitaine de frégate fut bientôt prise. Ilabandonna momentanément la poursuite des négriers qu’ilappréhendait, avec juste raison, de rencontrer au lieu qu’avaitindiqué le moribond.

Les craintes du brave officier reçurent une effroyableconfirmation.

Le crime fut consommé. La Ville-de-Saint-Nazaire futperdue corps et biens. L’Éclair, désemparé par lestraîtres qui étaient à bord, arriva trop tard…

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