Le Tour du Monde d’un Gamin de Paris

Chapitre 9

 

Toujours des œufs crus !… – Les fleuves sont deschemins qui marchent. – Bienfaits de l’inondation. – Encore une îleflottante. – Traversée de l’Uruguay. – Après l’Uruguay,l’Entrerios. – Le Parana. – En bateau à vapeur. – Les habitants dufleuve. – Forêt vierge en miniature. – Le bois de Boulogne deSanta-Fé. – Floraison de baïonnettes. – Les Colorados. – Un ancienofficier de zouaves. – Mésaventures d’un gouverneur civil etmilitaire qui boit trop de bière. – L’émeute va-t-elle devenir unerévolution ? – La guerre dans la rue. – Héroïsme d’une jeunefille. – Aux barricades ! – Comme quoi, surtout en politique,il ne faut jamais se mêler des affaires des autres. – Un capitainequi ferme les yeux.

 

– Et vous appelez ça le pays du soleil, vous, m’sieuBoileau ?

– Dans tous les pays du monde il pleut, quediable !

– Mais ça n’est pas de la pluie !… c’est un ouragan,une trombe, une tempête, une cyclone. Tout ce tas de nuages, plusnoirs que la poix du défunt père Schnickmann, mon professeur, estune éponge de cent lieues carrées. Cet animal, – l’éponge est unanimal, le docteur me l’a dit, – est gonflé jusqu’à plussoif !…

– Et alors ?…

– Vous me le demandez… alors, je répondrai que : y aquéqu’un de mal intentionné qui pétrit cette éponge, dont lecontenu nous inonde depuis tantôt vingt-quatre heures ; que larivière monte à vue d’œil ; que nos bottes prennent l’eau parle col de nos chemises ; que nous avons le ventre vide et quenous voilà immobilisés sur cette langue de terre, une presqu’île,comme disent les géographes, où la vie n’est pas drôle.

– Plaignez-vous donc. Ne faudra-t-il pas un parapluie àmonsieur ?…

– Un pépin ! oh ! là là !… ce serait lepremier. Non, m’sieu Boileau. Cet objet de luxe m’est inconnu. Maisje ne voudrais pas perdre mon temps et m’en aller à Santiago. Jevoudrais retrouver mes amis.

– C’est différent. Mon cher camarade, cette pluiediluvienne que vous maudissez hâtera bientôt notre délivrance.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr. Est-ce que jusqu’à présent les événementsqui, en principe, vous paraissaient les plus désastreux, n’ont paseu pour vous un dénouement aussi heureux qu’inattendu ?

– C’est possible. Mais pourtant, cela ne me semble pas lavraie logique de la vie. Le malheur ne saurait, à mon humble avis,engendrer perpétuellement le bonheur.

– Tout ce que je puis dire, c’est : que à quelquechose malheur est bon. Notre Tour du monde s’accomplira endépit et surtout à cause des péripéties qui l’agrémentent.

« Vous retrouverez vos amis. Nous rentrerons à Paris ;nous irons raconter nos aventures à la Société de géographiecommerciale. Notre bon ami Jules Gros nous fera une réceptionsuperbe. Nous irons dans les journaux raconter de bonnes histoires.Aurélien Scholl fera des mots, Castelli des dessins, Carjat desphotographies, et Lemay dira que tout est arrivé…

« Nous serons les héros du jour, et… vous aurez la médailled’or, comme Stanley et Savorgnan de Brazza. Voilà…

– Oh ! je n’en demande pas tant : retrouverM. André, le docteur et Majesté, puis, rester avec vous etnous donner un peu de bon temps… voilà tout ce qu’il me faut.

– Puisque je vous dis que c’est une affaire conclue.

– Que le ciel vous entende et ne nous inondeplus !

– Bien. Résumons la situation. La pluie fait rage depuistrente heures, ainsi que me le dit ma montre, heureusement étanchecomme un bateau de caoutchouc.

« Nos chevaux sont morts et nos bagages submergés. Nousavons nos armes et environ chacun cent cinquante cartouches. Lesgauchos sont au diable, et nous sommes en sûreté.

« Nous ne mourrons pas de faim, puisque notre presqu’îleest remplie d’œufs de tortue.

– Oui, m’sieu Boileau. Mais rien que des œufs crus, encoredes œufs crus et toujours des œufs crus. Ça devient fatigant à lalongue. J’en ai assez, de ces « laits de poule » sanslait et sans sucre.

– J’aimerais mieux des œufs brouillés aux truffes, des œufssur le plat ou à la coque. Je préférerais des œufs à la neige oudes œufs durs. Une simple omelette au lard ne me déplairaitpas.

« Mais, puisque nous avons seulement des œufs de tortue quel’état de l’atmosphère nous empêche de faire cuire,contentons-nous-en et déjeunons.

– Oh ! tout ce que j’en dis, c’est pour la forme. Dansle fond, ça m’est bien égal et j’attends les événements avecpatience, puisque je ne peux pas faire autrement.

– Parfait. D’autant plus que, comme je vous le disais toutà l’heure, cette pluie qui vous agace va être pour nous unbienfait.

– Je vous écoute, tout en gobant mes œufs comme un renarden maraude.

– Je vous imite, sans pour cela m’interrompre.

« Nous sommes ici sur une vaste dépression qui s’étend enpente douce depuis ce massif de collines, dont je ne sais ma foipas le nom, les géographes non plus d’ailleurs, jusqu’auParaguay.

« La pente ininterrompue jusqu’à ce grand fleuve secontinue jusqu’au Parana. Le pays situé entre ces deux cours d’eau,et complètement en contrebas, s’appelle la provinced’Entrerios.

« Il nous faut absolument trouver ce territoire.

« Une fois au Parana, nous sommes sauvés. Il est aussifacile d’aller de là à Santiago que de Paris à Chatou.

– Mais comment diable ferons-nous ?

– C’est tout simple. Un monsieur, – je ne sais plus aujuste comment il s’appelle – a dit : les rivières sont deschemins qui marchent.

– Oui, quand on a un bateau. Et nous n’avons pas la moindreembarcation.

– Nous en aurons une tout à l’heure ; que la pluietombe encore pendant une demi-journée, et je vous assure que notretraversée s’opérera non seulement sans encombre, mais encore avectoutes sortes d’agréments.

– À la bonne heure ! Laissons donc pleuvoir. Ne croyezpas, pourtant, que je sois un clampin qui boude à la fatigue etgeigne à propos de bottes. J’en ai vu de dures en ma vie,allez !

« Ce qui me taquine, c’est le temps perdu. Enfin, vous medites que dans six heures le temps changera, j’en accepte leprésage et j’attends. »

Pendant que nos deux Parisiens dialoguaient, la pluie faisaitrage. Rien ne saurait donner une idée de l’intensité avec laquelleroulaient les cataractes du ciel. C’était un écroulement deliquide, une immersion de haut en bas. Les gouttes semblaient desjets de pompe, d’une abondance et d’une intensitéirrésistibles.

Ainsi que l’avait judicieusement fait observer Boileau, larivière montait à vue d’œil en grondant. Les flots jaunâtres ettourmentés commençaient à charrier des épaves ; destourbillons se formaient ; des débris de toute sorte s’enallaient à la dérive, emportant de blancs paquets d’écume.

La langue de terre sur laquelle avaient pris pied nos deux amis,après avoir échappé aux gauchos, aux gymnotes et aux caraïbes,oscillait violemment.

L’isthme qui la reliait à la rive se rétrécissait. La presqu’îledevenait île. Friquet voulait l’évacuer au plus vite. Boileau s’yopposa.

– Mais, nous allons être inondés, dit le gamin, qui,d’ailleurs, était sans inquiétude.

– J’y compte bien, répondit son compagnon ; mais,veuillez, je vous prie, constater que cette presqu’île n’est pasune presqu’île comme les autres.

« Elle ne se compose pas de terre, mais bien d’herbes, deglaises et de lianes agglomérées, reliées à la rive par desvégétaux sans consistance.

« Le courant va rompre cette amarre, et nous navigueronslà-dessus comme sur un bateau-mouche ; on donne à ces îlotsflottants le nom de camarotes, si cela peut vous faireplaisir.

– Connu… m’sieu Boileau… connu. J’ai flotté sur uneembarcation de ce gabarit. C’était là-bas… avec le petit… enAfrique. Je vous ai raconté cela, d’ailleurs.

– Oui, mon cher ami… Et, certes, le danger était terrible.Ici, c’est une simple partie de canotage. Pas l’ombred’inconvénients, ça surnage comme un bouchon.

« Tiens, après tout, le niveau est assez élevé, on peutparfaitement appareiller, Quelques coups de couteau sur notreamarre et puis… Go ahead !… »

Aussitôt dit, aussitôt fait, Boileau tira son« facon » et se mit à hacher les tiges maintenantl’îlot.

Quelques coups adroitement et vigoureusement appliqués ledétachèrent complètement, et le petit continent, après avoiroscillé, et tournoyé pendant trois ou quatre minutes, descendit lecourant.

Les vagues commençaient à s’enfler. Le vent s’éleva bientôt. Lapluie fit rage.

Au loin, le flot mugissait. Puis, un murmure immense, une sortede plainte de rivière, en mal d’inondation, se fit entendre. Cebruit rappelait quelque peu le frémissement d’un nuage chargé degrêle, et mieux encore l’espèce de ronflement produit parl’approche d’une invasion de sauterelles.

Mais à quoi bon chercher des points de comparaison ? Chacunconnaît ce vaste chuchotement des flots qui désagrègent enclapotant les berges trop étroites, et qui imbibent peu à peu lescouches de terre sur lesquelles ils vont tout à l’heure rouler encascades irrésistibles.

Ce brouhaha de foule inquiète dura plusieurs heures, La vitessede l’îlot s’accéléra. Par un hasard merveilleux, sa forme seprêtait admirablement aux hasards de la navigation fluviale. Iltraversait victorieusement les tourbillons, et se maintenaitinvariablement au milieu du cours d’eau.

Voici pourquoi. Assez large à l’avant, il se terminait en unelongue pointe effilée, cela l’empêchait de rouler. On conçoit sanspeine que, s’il eut été à peu près circulaire, il eûtinfailliblement été pris par une de ses faces latérales.

Le lit de la rivière monta démesurément.

Une sorte de mur liquide se forma en avant du radeau, à deuxcents mètres à peine. Ce mur, semblable au mascaret que l’onobserve à Caudebec, lors des grandes marées, ou à l’embouchure dela Gironde, avait près de trois mètres de hauteur.

Il s’avançait avec la vitesse d’un cheval au galop. Le murmuredevint fracas. L’îlot fila comme une flèche.

– Tonnerre à la toile, fit le gamin, nous marchons comme unsteamer.

– Hein, ne vous l’avais-je pas dit ? reprit soncompagnon. L’inondation va nous sauver.

« Notre embarcation nous conduira en peu de temps dans unpays à peu près civilisé, où l’on trouve encore quelques gauchos,mais où l’on s’éclaire au gaz. On reçoit des coups de couteau, maison boit des bocks. Il y a du tabac, des voitures de place, desagents de police grincheux, ainsi que des messieurs en chapeau desoie.

« Enfin, il y a des bateaux à vapeur, et des chemins defer !…

– Des… chemins… de fer !… vous dites des chemins defer !…

– Qui conduisent à Santiago, mon fils. J’espère bien vousfaire prendre un billet à destination de cet aimable séjour, etvous tenir compagnie jusque-là.

– Que je suis donc content ! Eh bien, je ne me senspresque plus mouillé, depuis l’annonce de cette bonne nouvelle.

– Le fait est que le jour où vous avez dit adieu aux payscivilisés, commence à être passablement éloigné ; je comprendsque le voisinage d’une ville vous soit agréable.

– Oh ! le bonheur éprouvé par moi dans ces grands amasde pierres appelés des cités est d’un si faible tonnage, que leurapproche me laisse froid. Ce qui me transporte, c’est lapossibilité de retrouver mes amis. Le reste m’importe aussi peuqu’une place de conseiller municipal chez les Iroquois.

Le camarote servant d’embarcation roulait sur lefleuve, précédé de la cascade mouvante qui ronflait à quelquesencablures en avant.

Sa vitesse devenait vertigineuse. Le bruit étaitassourdissant.

Les rives s’enfuyaient avec cette vélocité qui fatigue l’œil desvoyageurs emportés par un train express, quand ils contemplentl’horizon par la portière de leur compartiment.

La pluie tombait toujours à torrents. Les simples rigolesdevenaient des rivières, celles-ci des fleuves, l’affluent surlequel flottaient nos amis semblait un bras de mer.

Les minuscules tributaires de ce cours d’eau débordaient depuisquelques heures, et telle était l’intensité de leur courant, que levolume de la « barre » paraissait augmenter demoment en moment.

– Ce chemin d’eau marche aussi vite qu’un chemin de fer,fit judicieusement observer Friquet. Tonnerre ! heureusementque la voie est libre. Si l’on rencontrait un train, les freinsseraient durs à serrer.

« Mais, nous sommes seuls ! »

Un rugissement sonore lui fit tourner la tête.

– Pas si seuls que cela, mon camarade, dit Boileau.D’autres voyageurs ont pris le même convoi. Tenez, voyez donc cetteflottille…

– Ouvre l’œil au bossoir bâbord !…

– Ouvrez tout ce que vous voudrez. Il n’y a aucun danger.Si le puma (lion sans crinière de la pampa) qui flotte surun camarote analogue au nôtre a faim, il a encore plus peur.

« Oh ! il y en a d’autres ; et nous allons enrencontrer toute une série pendant notre voyage.

« Quand je vous le disais… ce tigre, qui sort en rampantdes pajonales…

– Des…

– Pajonales… ces bouquets d’arbres, si touffus, enchevêtrésde lianes, sont envahis par les eaux. Les tigres qui les habitentont une sainte horreur de l’élément liquide, en véritableschats…

– Hop !… quel joli coup de jarret ! Bravo !il tombe juste sur le dos du puma, qui ne s’y attend pas. Bon. Leradeau chavire, et voilà nos deux grandes bêtes à l’eau.

Friquet s’amusait comme un bienheureux.

De temps en temps un autre camarote se détachait de la rive. Unpassager à quatre pattes frissonnant sous la pluie et tremblant depeur s’y tenait cramponné. L’embarcation prenait la file, etl’étrange flottille, suivait le radeau monté par nos deux amis,comme les bateaux qui remontent la Seine à la suite d’unremorqueur.

 

Combien de temps dura cette navigation folle ? Il estimpossible de l’apprécier. De longues heures d’angoisses et de faims’étaient écoulées. Boileau et Friquet, après avoir suivi le coursde l’affluent de l’Ybicuy, après avoir été le jouet des eaux de larivière elle-même, se trouvèrent, sans savoir pourquoi ni comment,sur une énorme étendue d’eau que nulle berge ne semblaitborder.

– Mais, sacrebleu ! c’est l’Uruguay ! Allons,bon ! Nous comptions traverser l’Entrerios, puis gagner leParana, et le courant va nous emporter du côté deBuenos-Ayres !

– C’est-il loin de Santiago ? demanda anxieusementFriquet qui, avec une touchante insistance, ne pensait qu’au butunique de son voyage.

Son compagnon n’eut pas le temps de répondre.

Un remous formidable, formé par l’irrésistible poussée des eauxde l’Ybicuy, saisit le radeau, le roula comme un fétu, etpénétrant, ainsi qu’un projectile, à travers les eaux de l’Uruguay,le lança de l’autre côté du fleuve, large en ce point de plus d’unkilomètre.

– Friquet, mon bon, nous irons au Parana. Vous avez comprisla manœuvre, n’est-ce pas ?

– Dame ! à peu près.

– C’est tout simple. La barre qui nous précédait a coupé enbiais les flots de l’Uruguay ; nous sommes maintenant dansl’Entrerios.

« Nous devons nous trouver à vingt-cinq lieues à peine dela ville de Mercedes, tête de ligne du chemin de fer qui descend àBuenos-Ayres. Allons à Mercedes. Les salinas situées dansles bas-fonds seront bientôt recouvertes par l’inondation. Il yaura avant peu un mètre d’eau partout.

« Un courant nous prend ; profitons-en. De Mercedes ilnous sera facile de gagner le Parana. Il n’y a guère quequatre-vingts et quelques kilomètres.

« Que dites-vous de l’idée ?

– Je dis, m’sieu Boileau, je dis… que tout ça va comme surdes roulettes, et que pour une fois le guignon semble nouslâcher.

Pour une fois, en effet, la malchance ne s’acharna plus aprèsdes deux Parisiens. Ils firent tant, et si bien les débrouillards,qu’après avoir flotté sur leur camarote qu’ils n’abandonnèrent qu’àla dernière extrémité, ils cheminèrent à pied, à cheval et enbateau, et arrivèrent au bord du Parana.

La traversée avait duré un peu plus de trois jours. Ils étaientexténués et trempés jusqu’aux os. Boileau avait dû se débarrasserde son fusil, son cher « Greener », qu’il avait troqué àMercedes contre deux chevaux, puis d’un de ses revolvers, échangécontre un mauvais bateau pouvant bien valoir trente sous, puis deson poncho…

Mais, qu’importe ? Un bateau a vapeur était en vue.

Le sifflet annonçait l’appareillage, et Boileau, l’homme quin’était jamais pris au dépourvu, avait, dans un portefeuille bienimperméable, une lettre de crédit d’une quinzaine de millefrancs.

Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.

La descente du fleuve fut monotone. Nous devons d’ailleursconfesser, en historien véridique, que nos deux amis pensèrentseulement à mettre largement à profit le temps perdu, pendant lesquarante-huit heures que dura la traversée. On les vit surtout à lasalle à manger, où ils absorbaient avec un merveilleux appétit lesvictuailles du bord.

Entre les repas, ils dormaient à poings fermés.

Les voici enfin à Parana.

Le lit du fleuve est littéralement obstrué par une foule depetites îles, qui, quand les eaux sont basses, semblent autant departerres.

C’est à peine si les packets anglais qui font le service peuventévoluer dans le chenal capricieux serpentant à travers ces bouquetsde verdure, au milieu desquels s’épanouissent toutes les richessesde la flore aquatique.

Deux catégories d’habitants ont élu domicile sur ces minusculescontinents. D’abord, ces vilains yacarés, petits caïmans,de trois mètres à trois mètres cinquante de long, qui sont bien leshôtes les plus incommodes et les plus dangereux, tant leur nombreest considérable. Puis, les macas, sorte de plongeons dontla peau imite admirablement le cygne, mieux encore le grèbe, etsert à fabriquer des manchons et des bordures de manteaux pourdames.

De hardis et robustes pêcheurs déclarent aux palmipèdes et auxsauriens une guerre acharnée. La chasse aux yacarés et aux macasest leur unique occupation ; ils en retirent à la foisplaisir, honneur et profit.

Nos deux voyageurs firent une courte escale à Parana, villesituée sur le bord d’une falaise à pic d’au moins 300 piedsd’élévation, et d’où l’on aperçoit Santa-Fé, placée juste en face,à vingt kilomètres à vol d’oiseau.

Ils débarquèrent bientôt à Santa-Fé, par le paso SantoTome, sorte de promontoire, où s’échevèle une forêt vierge enminiature, dans laquelle les chasseurs de la ville trouvent toutesles variétés de gibier.

Fauves et volatiles étaient absents en ce moment, et pour cause.De temps en temps une lueur d’acier trouait le feuillage, un éclairde baïonnette miroitait à travers les branches ; un bruitconfus de voix étouffées se faisait entendre parfois, et s’arrêtaitsoudain après un coup de sifflet modulé d’une façonparticulière.

Des hommes campaient dans cette petite forêt, sauvage promenadequi est à Santa-Fé, la ville argentine à peine civilisée, ce qu’estle bois de Boulogne à notre Paris.

Ces hommes étaient des Colorados, révolutionnairesrouges, qui se tenaient embusqués jusqu’à une levée de terrain quele commandant du génie Laprade, un Français, a exécutée pour lepassage du chemin de fer devant relier Santa-Fé à Rosario par lescolonies.

La réunion des partisans offrait un coup d’œil original. Desgauchos au teint bronzé sommeillaient fraternellement à côté degentlemen irréprochables coiffés de panamas et de chapeaux desoie ; des noirs ou des métis montaient la garde avec desmiliciens déserteurs ; des vieillards, à la barbe grise, auxcheveux blancs, barricadiers de l’avant-veille, enseignaient à desjeunes gens, des enfants plutôt, le maniement de lourdes carabinesque ceux-ci pouvaient à peine soulever.

L’arrivée de nos deux amis fut saluée d’un« qui-vive ! » sonore, auquel Boileau répondit parun « Amigos ! » qui, bien que prononcé en castillande Paris, fit abaisser aussitôt la pointe de la baïonnette qu’un deces soldats improvisés croisait assez maladroitement, en somme.

Les partisans n’inquiétaient d’ailleurs en aucune façon lesétrangers, et leurs demandes n’eurent rien que d’amical et decourtois.

Pour comble de bonheur, notre boulevardier, dont l’œil toujoursgrand ouvert ne laissait rien d’inaperçu, fit un geste de surpriseaussitôt réprimé.

– Tiens ! Flageollet ! dit-il de sa voixtranquille ; comment vas-tu, mon vieux camarade ?

L’homme ainsi interpellé en bon français, et avec cettecordialité, sortait d’un galpon, sorte de hangar servant àremiser les marchandises, et qui bordait le bois. Il levabrusquement la tête, ouvrit les bras, pâlit légèrement d’émotionjoyeuse, et s’écria :

– Boileau ! c’est Boileau ! mon bon ami !Sacrebleu !… la surprise est agréable, mais j’en ai les jambeset les bras cassés…

– N’est-ce pas qu’elle est un peu forte et que tu net’attendais guère à me voir ?

« Eh ! oui, c’est comme cela. Nous venons te demanderà déjeuner, mon compagnon et moi. Je te présente mon ami Friquet,un rude matelot, un gaillard comme tu les aimes, et qui faitcrânement honneur au pays.

« Mon cher Friquet, M. Flageollet, un Bourguignon deMontbard, ancien officier de zouaves, aujourd’hui notablecommerçant de Santa-Fé.

« Et maintenant, une bonne poignée de main. Vous voilàamis ! »

Les Colorados, voyant à qui ils avaient affaire, rentrèrent sousbois, sans plus s’occuper des deux étrangers. Flageollet lesconnaissait, cela leur suffisait, grâce à la juste considération,et, qui plus est, à la popularité dont il jouissait dans laville.

– Mes enfants, dit-il sans autre préambule, vous n’êtes pasdes poltrons ; mais il va y avoir tout à l’heure un coup detabac : il est inutile de vous trouver mêlés à uneéchauffourée qui ne vous regarde nullement.

« Venez à la maison.

– Tu crois ?

– J’en suis sûr, tu peux t’en rapporter à mon flair devieux troupier. Il y a de la poudre dans l’air, Iriondo a encorefait des siennes. On veut le déposer et nommer Iturrasse à saplace. Je te le répète, filons, si nous ne voulons pas être prisentre deux feux.

« Je crois, entre nous, que les Colorados auront ledessous. Le gouvernement doit être prévenu, car, depuis hier, tousles voyageurs amenés de Buenos-Ayres par le Provedor sonten panne dans le port, à bord du San-Juan qui va remonterà l’Assomption.

« Ceux qui ont voulu passer outre et ont débarqué de force,ont été enfermés au cabildo (prison de ville).

« Je te le répète, filons !

– Allons-y, d’autant plus que nous avons à donner un solidecoup de fourchette.

Un drame se prépare. Un de ces drames si fréquents, hélas !dans les républiques de l’Amérique du Sud. La poudre va parler, lesang va couler.

Pendant que les préliminaires s’achèvent, et que tous lesacteurs, depuis les grands premiers rôles jusqu’aux simplesfigurants, se tiennent prêts à entrer en scène, expliquonsbrièvement la situation politique de cette ville, où les hasards dela vie ont poussé nos deux Parisiens.

Santa-Fé, chef-lieu de la province de ce nom, fait partie de larépublique Argentine, C’est une jolie ville, qui compte environ15.000 habitants. Elle est très commerçante, et son port sertd’entrepôt aux céréales venant des colonies placées en demi-cerclejusqu’à Rosario.

Les provinces qui l’avoisinent au nord et à l’est, jusqu’augrand désert, gran chaco, habité par les Indiens, et quis’étend jusqu’à la Bolivie et le Rio-Vermejo, sont :Esperanza, San-Carlo, Las Tunas, San Hieronimo et El Sauce.

La république Argentine comprend sept autres provinces : entout, treize. Chacune d’elles a une autonomie relative, sa« Camera de los Disputados » et son Sénat. Elle gèreelle-même, comme bon lui semble, ses propres affaires ; ellenomme son gouverneur.

Enfin, la réunion des délégués de chacune des treize chambresconstitue le « Congreso national » à Buenos-Ayres, quiconnaît des affaires diplomatiques et extérieures.

La justice est complètement indépendante d’une province àl’autre, et l’extradition, chose totalement inconnue. Aussi uncriminel n’a qu’à quitter son district pour vivre en paix,quelquefois à vingt pas du territoire où il a été condamné àmort.

Les sentences des juges ne sont pas, d’ailleurs, généralementbien rigoureuses. Les condamnations n’excèdent pas, – sauf pourtantdans les cas de justice sommaire, – deux ans de service dans unbataillon, qui garde la frontière contre les incursions desIndiens.

Cette frontière est un simple fossé de six mètres de large surdeux de profondeur. Il est assez facile à franchir, sauf pour lesIndiens dont les chevaux, habitués aux pays plats, sont dedéplorables sauteurs.

De dix en dix lieues se trouve un petit blockhaus, et, auxpoints centraux, des camps retranchés où vivent pêle-mêle lessoldats et les Indiens Mansos qui viennent faire leursoumission, et qui, une belle nuit, s’enfuient avec les chevaux dèsqu’ils sont bien repus.

Avant de revenir à Santa-Fé, un mot sur Esperanza, située à 48kilomètres de Santa-Fé ; elle ne lui est inférieure ni enpopulation, ni en prospérité.

On ne compte pas moins de 25.000 colons européens àEsperanza ; chiffre énorme, si l’on tient compte de lafaiblesse de la population des villes sud-américaines, qui n’ontpas un accroissement fantastique comme leurs rivales du Nord,humbles bourgades hier, aujourd’hui cités opulentes.

Le gouvernement local a, d’ailleurs, un excellent système pourattirer les colons. Il leur concède, lors de leur arrivée, unemaison, des instruments aratoires, deux chevaux, une paire de bœufset vingt cuadras carrés (la cuadra est de 98 mètres) àexploiter.

La colonie est sous la haute et absolue direction d’un chefpolitique, qui rend compte pour la forme de ses actes au gouverneurde la province, mais qui, en réalité, est absolument libre detailler et de rogner à son omnipotente fantaisie.

Cette indépendance constitue une autonomie réelle, depuis ladernière échauffourée, pendant laquelle les colons ont, le plusélégamment du monde, mis à la porte le « juscados depaz », et battu à plate couture le bataillon qui voulaitle défendre.

Le potentat qui assume tous ces pouvoirs est Lehmann, un docteursuisse, assez riche à millions, propriétaire de distilleries decaña. C’est un charmant et excellent homme de trente-cinq ans,d’une bravoure et d’une énergie peu communes, en même temps qued’une bonté et d’une affabilité sans égales, bonté et affabilitéqui ne sont pas de la faiblesse. Lehmann est juste et intègre enbon républicain, et sa poigne de fer en impose aux braillards.

Un mot encore : il est propriétaire et fondateur de lafeuille locale qui s’appelle Coloneo del Oeste.

 

La maison où notre nouvel ami, l’ancien officier de zouaves,devenu colon à Santa-Fé, le Bourguignon Flageollet, avait amenéBoileau et Friquet, est située sur ce port magnifique, construitpar l’ingénieur suisse Rolas, le même qui a amené les gauchos auJardin d’acclimatation à Paris.

Cette demeure est confortable, comme peut l’être celle d’unhomme de goût, riche et ami du confort français. Son hospitalitéfut plantureuse autant que cordiale. Vous dire si l’on parla deParis et si l’on but à la France serait chose fort superflue.

La nuit était venue. De la ville silencieuse sortait ce vaguebruissement perçu quelques heures avant par nos amis, au moment oùils allaient pénétrer dans le petit bois.

On percevait des pas étouffés, des chuchotements de voix, desgrincements de fer entre les pavés, des cliquetis d’éperons et debaïonnettes, bruits familiers à l’oreille de Flageollet, qui enavait entendu bien d’autres.

Boileau se tortillait sur sa chaise en homme préoccupé.

– Si nous allions voir… un peu, dit-il, n’y tenantplus.

– Oui, appuya Friquet… rien qu’un peu.

– Ah çà ! est-ce que vous avez envie de vous fairecasser la… la figure ? Laissez donc ces bonnes gens sedébrouiller chez eux et mêlez-vous de ce qui vous regarde.

– Mais voyons, Flageollet, tu sais bien qu’il n’y a pas dedanger.

– Mon vieux camarade, les balles sont généralement pour lesbadauds. Ce serait plus que de la niaiserie de risquer d’enattraper une.

« Je ne suis pas plus manchot qu’un autre, j’en ai vu dedures, n’est-ce pas ? eh bien, là, entre nous, cela ne metente en aucune façon ! Ah ! s’il s’agissait de touteautre chose, d’un de ces soulèvements spontanés, sublimes, qui fontd’un peuple esclave un peuple libre !…

« S’il fallait payer de ma peau un milligrammed’indépendance, je décrocherais ma carabine, et je crierais :Aux barricades ! Mais que diable veux-tu que me fassent cesquerelles de ménage s’élevant à propos de bottes entre bravesgarçons libres comme l’air et qui ne peuvent s’entendre qu’à coupsde fusil sur de toutes petites questions de détail.

– Mais nous ne faisons pas le tour du monde pour resterentre quatre murs. Il faut bien voir un peu ce qui se passe.

– Voyons, m’sieu Flageollet, après tout, on ne nous mangerapas… Rien qu’un petit peu.

– Mais, diable d’entêté, savez-vous seulement ce donc ils’agit ? Avez-vous la moindre idée de ce qui va sepasser ?

« Le gouverneur Iriondo est assez impopulaire ici. C’est ungrand diable de trente-cinq ans, passablement inoffensifd’ailleurs, et qui n’a qu’une seule passion : la bière. Cequ’il absorbe de bocks épouvanterait la première éponge d’uneuniversité allemande.

« Il était criblé de dettes à Buenos-Ayres, et c’est un peule motif pour lequel il a été appelé au poste qu’il occupe ici. Jedois avouer que les jésuites n’ont pas été étrangers à sanomination. Mais, en somme, qu’est-ce que cela nous fait ?

– Cela nous fait que je n’aime pas les jésuites, moi…articula nettement Friquet, et que l’homme des jésuites ne sauraitêtre le mien !… Voilà !

Flageollet et Boileau partirent d’un formidable éclat de rire àcette proposition si inattendue et si carrément formulée.

Ce Friquet était vraiment unique au monde.

– Et qui veut-on mettre à sa place, sans vous commander,m’sieu Flageollet ?

– Un brave garçon nommé Iturrasse, que j’aime beaucoupd’ailleurs et auquel je souhaite toutes sortes de prospérités.

– Bravo ! c’est mon homme, s’écria Friquet électrisé,et un peu grisé par l’excellent bourgogne de son hôte.

« À bas Iriondo ! et vive Iturrasse !…

– Muere el traidor !… muere el traidor !hurlèrent tout à coup dans la rue des centaines de voixfurieuses.

– Qu’est-ce qu’ils disent ? En voilà une drôle defaçon de crier : Des lampions !

– Allons, il n’y a plus à s’en dédire, reprit Flageollettristement. Le sang va couler. Le complot éclate. C’en est fait.Tous les chefs sont chez Echerrague, le cafetier de laPlace-Centrale ; ils n’attendent plus que le signal qui doitfaire accourir les Colorados campés au dehors.

L’ancien zouave prononçait à peine ce dernier mot, que lafusillade pétilla soudain.

Les trois hommes tressaillirent et se trouvèrent debout. Entrois bonds ils étaient dehors.

Boileau ne put s’empêcher de rire.

– Eh bien ! et tes résolutions, mon vieuxtroupier ?

– Que diable veux-tu ? La poudre !… Puis, ensomme, s’il y avait moyen, sinon d’amener la conciliation,d’atténuer au moins les horreurs de la guerre civile.

« De plus, il y aura des blessés… ceux-là auront besoin desoins.

– À la bonne heure ! répliqua Boileau en lui serranténergiquement la main. Ce que tu proposes là est mieux et plusdifficile que la lutte. Tu es toujours le bon et brave cœur dejadis.

– Des lampions ! des lampions !… criaitFriquet.

– Veux-tu te taire, crapaud ! s’écriaFlageollet ; tais ton bec, et en avant !

– Suffit, capitaine ; on rengaine son enthousiasme eton se transforme en brancardier.

Une troupe en débandade sortait de chez Echerrague et passait aupas gymnastique. Ceux qui la composaient criaient à tue-tête,agitaient leurs armes.

– Muere el traidor !…

– Ils vont chez Iriondo… Le pauvre diable va êtremassacré.

Un jeune homme élégamment vêtu à l’européenne marchait à leurtête. Il pouvait avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans.

– C’est Candiotti, dit à voix basse Flageollet, un ami. Ilest un des chefs de l’émeute. Pourvu qu’il n’y laisse pas ses os…ce serait dommage. Il est charmant, brave comme un Parisien, etplusieurs fois millionnaire.

Candiotti aperçut les trois Français et fit à Flageollet unsigne affectueux de la main.

La troupe grossit en route, et arriva à la casad’Iriondo, qu’elle voulut envahir séance tenante.

La porte était solide. Quelques conjurés l’ébranlaient à coupsde hache et de crosse de fusil, pendant que les autres exécutaientun feu roulant sur la façade, aux fenêtres hermétiquementcloses.

Au moment où elle allait céder, elle s’ouvrit à deux battants.Un flot de lumière projetée par des torches que tenaient unedizaine de peones immobiles et silencieux inondait l’entrée.

Tous étaient sans armes. Les Colorados furieux allaient seprécipiter dans le large couloir. Ils s’arrêtèrent devant uneapparition aussi soudaine qu’imprévue.

Pâle, frémissante, échevelée, les yeux pleins d’éclairs, unejeune fille, une enfant de quinze ans, admirablement belle, faisaitface, les bras croisés, à la troupe des conjurés.

Le bruit cessa, les clameurs s’apaisèrent ; il n’y eut plusun mouvement. Il se fit un silence de mort.

– Que voulez-vous ? dit-elle en les fixantintrépidement.

– Iriondo ! s’écria une voix animée. Meure letraître !

– Qui ose dire qu’Iriondo est un traître ?s’écria-t-elle, superbe d’orgueil et d’indignation.

– Moi ! dit l’homme qui venait de parler ; jeveux qu’il meure !…

– Toi, Pedro, que mon père a sauvé despresidios !…

– Meurs donc aussi, serpent, s’écria l’homme, un métiscolossal, en faisant feu à bout portant sur la jeune fille.

Un cri d’horreur et de réprobation retentit. Prompt commel’éclair, Candiotti releva l’arme au moment où la détonationéclatait ; puis, souffletant le misérable en pleine figure, duplat de son sabre, il s’écria d’une voix retentissante :

– Amis ! qu’on le désarme !…

Quatre hommes terrassèrent le métis et lui arrachèrent soncouteau et son revolver. Alors, avec un geste plein d’orgueilleuxmépris :

– Va-t’en !… Nous faisons la guerre aux hommes !…Un coquin qui ose attenter à la vie d’une femme ne doit passouiller de sa présence les rangs des patriotes.

« Va-t’en, lâche !… »

L’homme, écumant de rage, crachant rouge, les lèvres écraséespar l’acier, s’éloigna en chancelant.

– Et maintenant, enfant, continua le jeune partisan,s’opposer plus longtemps à la volonté du peuple serait folie.Place ! señorita. Les Colorados de Santa-Fé réclament legouverneur Iriondo.

– Non, vous n’aurez pas mon père ! Non ! señorCandiotti, c’est impossible !… Je ne veux pas !…Grâce ! pour lui… Pitié !… au nom de votre mère…

Le jeune homme remit son sabre au fourreau, se découvritrespectueusement, et écarta doucement la jeune fille dont lesjambes vacillaient.

Cette scène avait duré près de dix minutes. Les révolutionnairesentrèrent sans un cri, avec l’ordre le plus parfait, dansl’habitation qui fut fouillée de fond en comble.

Inutiles recherches, Iriondo fut introuvable. Il avait pu,pendant que sa fille parlementait, s’enfuir par le jardin, encompagnie du capitaine d’armes Barrias, et se réfugier au collègedes jésuites.

Les recherches opérées, plus tard, dans cet établissementreligieux, ne furent d’ailleurs pas plus fructueuses. Iriondo restaquarante-huit heures sans manger sous le maître-autel, et attenditdans de mortelles angoisses la fin de l’émeute.

Les conjurés, ne le rencontrant pas, pensèrent qu’il pouvaits’être retiré au cabildo. Une troupe d’hommes à cheval débouchait àce moment sur la place. Elle venait du dehors, du côté du pasoSanto-Tome, et passait devant la prison.

Une autre troupe de combattants à pied, ceux que Boileau etFriquet avaient rencontrés en arrivant, pénétrait également sur laplaza, mais par l’angle opposé, celui où se trouve la casa delgobernador.

Toutes trois opérèrent leur jonction.

Les cris de : Muere el traidor !… retentirent denouveau.

Puis tous ces hommes, plus affolés que jamais de rage et decaña, se précipitèrent sur le cabildo, situé de l’autre côté, entrele café d’Echerrague et la prison, presque en face la demeure dugouverneur…

La grande porte du milieu est fermée. Candiotti s’avanceintrépidement le premier, applique son revolver sur la serrure,fait feu quatre fois coup sur coup, à bout pourtant, pour la fairesauter.

Il n’a pas le temps de tirer une cinquième fois. Comme tout àl’heure chez Iriondo, la porte s’ouvre toute grande.

Le commandement de : Feu ! retentit. Le sombrecouloir, large et profond comme un antre, s’éclaire d’aveuglanteslueurs de poudre ; un terrible feu de peloton éclate. Unouragan de plomb s’abat sur les assaillants, que déciment lesballes des Remington.

Candiotti, Iturrasse et une centaine de leurs compagnons tombentfoudroyés. La place est emplie de fumée. Des râles, d’agonie semêlent à des cris de douleur et de rage. La scène est atroce.

Surpris, mais non abattus, les Colorados ripostent au hasard, etse précipitent, le couteau à la main, sur les deux pelotons de laguardia provinciale embusqués dans le cabildo.

Vains efforts : leur élan vient se briser sur lesbaïonnettes du premier peloton, pendant que le second commence unfeu à volonté d’une telle intensité que la place n’est plustenable.

Flageollet, Boileau et Friquet, sans armes, bien entendu, setenaient, par une insolente bravade, au point le plus dangereux. Ilsemblait qu’un génie les protégeât.

Les Colorados massacrés à bout portant allaient tenter un retouroffensif.

L’ancien officier de zouaves vit le mouvement et pressentit undésastre.

– Ces enragés-là vont se faire tuer jusqu’au dernier… Quelmalheur ! bon Dieu…

« Allons, ça ne me regarde pas, mais je n’y puis plustenir.

« En retraite ! cria-t-il de sa plus belle voix decommandement.

« En retraite !… »

Les partisans, au bruit de cette voix qui dominait le fracas dela bataille, s’éparpillèrent aussitôt en tirailleurs,s’embusquèrent, les uns derrière les arbres de la place, pendantque les autres se couchèrent à plat ventre, pour offrir moins deprise aux projectiles.

Ils dirigèrent leur feu sur l’entrée béante du cabildo, d’oùs’échappaient les jets de flamme des Remington manœuvrés par laguardia provinciale.

Ces soldats, composant la troupe régulière, furent bientôtforcés de cesser leur feu et de fermer la porte. Les assaillantsreprenaient le dessus.

Pendant qu’un des pelotons crénelait la façade, le secondmontait sur l’assotea (terrasse), et tiraillait sansdiscontinuer, mais presque sans succès.

On escarmoucha pendant près d’un quart d’heure sans autrerésultat qu’un tapage infernal.

Tout à coup, le clairon sonna, le tambour battit dans ladirection de l’ouest, où est située le cuartel d’infanteria(caserne d’infanterie).

– Mais vous allez être cernés, s’écria Flageollet. Latroupe vient au secours de la guardia. Dans quelques minutes vousserez pris entre deux feux.

– On ne peut pourtant pas laisser fusiller tous ces bravescomme des lapins, cria de sa voix aiguë Friquet.

« Il faudrait arrêter les autres…

– Mais comment ? fit Boileau.

– Eh, parbleu ! en élevant une barricade.

Ce mot était à peine prononcé que les conjurés, sentantl’imminence du péril, s’escrimaient contre les pavés de la rueconduisant de la plaza au cuartel d’infanteria.

Une double barricade, défendue en avant et en arrière par untalus, s’éleva comme par enchantement. Cinq minutes suffirent. Ilétait temps. Une trentaine d’hommes s’y jetèrent, pendant que lesautres réussissaient à s’échapper par les rues latérales.

Ils s’apprêtèrent à une résistance désespérée. Tous étaientrésolus de combattre jusqu’à la mort. Ils savaient que s’ilsétaient pris, c’était la fusillade sans jugement ; mieuxvalait tomber en brûlant la dernière cartouche.

Trente hommes résolus, bien pourvus de munitions, peuvent,derrière un retranchement comme celui que venaient d’élever lesColorados, arrêter une division.

C’est ce qui arriva. Par un inconcevable guignon, nos deuxParisiens, séparés de Flageollet, se trouvaient au nombre desdéfenseurs de la barricade.

– Mais, c’est idiot, disait le gamin. Nous voilà fourrésdans une aventure dont la fin me paraît passablement scabreuse. Lapolitique m’assomme, moi. Je me soucie, en somme, autant d’Iriondoque de feu Iturrasse. Je n’ai pas la moindre venette, mais jeserais particulièrement heureux de m’en aller.

– Ah, bah ! répliqua Boileau, votre belle ardeur estdéjà éteinte… comme les lampions que vous demandiez tout àl’heure.

« Et la profession de foi que vous faisiez siaudacieusement !… qu’en reste-t-il ?

« Vive Iturrasse !… À bas Iriondo !…

« Ce n’est pas une raison, pourtant, parce que ce pauvreIturrasse vient de faire la culbute devant le cabildo, pour renierainsi vos préférences premières.

– M’sieu Boileau, vous êtes un peu dur pour moi. Si jen’avais pas une envie folle de retrouver mes amis, vous verriez queje ne suis pas manchot.

« Si je me suis emballé tout à l’heure, c’était bien sansle vouloir, allez. Aussi maintenant que je suis plus calme, je m’enveux diablement de m’être fourré avec vous dans un pareilpétrin.

– Mais je n’en doute pas, satané gamin. J’aime à voustaquiner, entre nous cela ne tire pas à conséquence, et cela jetteun peu de gaieté sur la situation qui ne me semble pas folâtre.

« Attention… on bat la charge, ça va chauffer. »

Ça chauffa dur, en effet. Les assaillants et les défenseurs dela barricade étaient dignes les uns des autres. Quatre fois lespremiers se précipitèrent en avant avec une irrésistible furie.Quatre fois leur élan vint se briser contre la barricade que lesrévoltés défendaient avec une terrible opiniâtreté.

Il fallait en finir. Cette poignée de lutteurs intrépides nepouvait tenir indéfiniment en échec les meilleures troupes de larépublique Argentine.

Deux pièces de canon furent braquées sur ses pavés d’oùjaillissait, à chaque seconde, enveloppé d’une flamme de salpêtre,un infaillible messager de mort.

Grâce à l’intervention de l’artillerie, les affaires changèrentde face. La barricade, broyée par les obus, présenta bientôt unebrèche énorme, à l’assaut de laquelle se précipitèrent unecinquième fois les troupes du cuartel.

L’instant était solennel… la situation presque désespérée.

– Je crois, dit Boileau, que nous allons être fusillés.

– Cela me paraît probable, ajouta Friquet.

– Silence ! fit une voix derrière eux, celle deFlageollet. Mes enfants, décampez au plus vite. Vous êtescernés ; mais pendant que vous vous escrimez en vrais toquésque vous êtes, je me suis débrouillé.

« Votre affaire est arrangée. La garde provinciale arrivepar derrière ; mais je me suis consulté avec cet excellentcapitaine Estéban. Je lui ai mis dans la main une jolie liasse debillets. Le brave caballero aime l’argent, il va nous laisserfuir.

« Il n’y avait pas d’autre moyen de sauver votre peau.

« Allons, à quatre pattes !… comme chez les Kabyles.Tâchons de ne pas attraper un atout, ce serait bête. Je me chargedu reste.

« Au trot, et rondement ! »

La prudente manœuvre de l’ancien officier de zouaves futexécutée ; le capitaine Estéban fut muet comme un poisson etplus myope qu’une taupe.

Deux chevaux tout harnachés attendaient à la porte deFlageollet.

– Sur ce, mes chers amis, enfourchez-moi ces deux bêtes,suivez le chemin de fer et galopez ferme. Le premier convoi sedirigeant sur Cordova vous rattrapera. Montez-y sans tarder etéloignez-vous. Il ne fait pas bon ici pour vous.

« Je regrette d’être aussi vite privé de votre présence,mais votre peau avant tout.

– Allons, mon vieux Flageollet, tu nous sauves lamise ; je ne te remercie pas, c’est un service à ajouter auxautres ; nous ne comptons plus.

« Ta main. Adieu ! mon brave ami, ou plutôt aurevoir.

– M’sieu Flageollet, termina Friquet dont la monturepiaffaient d’impatience, permettez-moi de vous témoigner toute mareconnaissance.

– Allez ! allez donc, bavards !

« Mes enfants, je vous en prie, partez… ça me chavire lecœur de vous quitter.

« Encore une fois, partez… »

Les deux chevaux bondirent à travers les ténèbres, etdisparurent aussitôt.

Les deux Parisiens étaient sauvés.

– Ouf ! il était temps, murmura en rentrant chez luiFlageollet, qui se frottait les mains à s’arracher l’épiderme.

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