Le Tour du Monde d’un Gamin de Paris

Chapitre 1

 

Un duel au sabre d’abordage. – David et Goliath. – LeGeorges Washington. – Respect au pavillon français, ou lamort !… – Battez-vous mais qu’on se tue. – Comme quoi l’usagede la « cuiller à pot » n’est pas exclusivement réservéaux cuisiniers. – Halte-là, ça coupe. – Deux rudes jouteurs. – Uncommandant qui ne plaisante pas. – La lettre d’un bandit, et leportrait d’un enfant. – Le maître n’est qu’un esclave. – Lecommandant admire les honnêtes gens, mais ne les imite pas. – Cequ’il y a de meilleur dans la contrepointe, c’est la pointe. –Navire de guerre, bâtiment transatlantique, « Vaisseau deproie ».

 

– Herr gott !…

– Tonnerre !…

– Tarteiffle !…

– Pétard !…

– Herr gott sacrament !…

– T’as pas fini !… Attends un peu… J’vas t’enadministrer un… de sacrement !…

Un terrible cliquetis d’acier accompagnait ces jurons deprovenances latine et teutonique.

Deux hommes, pieds et tête nus, les manches relevées jusqu’auxépaules, la poitrine au vent, s’escrimaient avec fureur sur le pontvacillant d’un navire.

Ils se battaient au sabre. Armés l’un et l’autre d’un de cesredoutables engins de mort appelés « cuiller à pot » parles matelots, et plus connus sous le nom de sabre d’abordage, ilsse portaient des coups formidables.

La voix qui sacrait en allemand et confondait Dieu et le diabledans ses imprécations, appartenait à un colosse de cinq pieds dixpouces.

Taillé en hippopotame, le torse comme une barrique, campé surdes jambes rappelant des poutres mal équarries, maniant ainsiqu’une plume son arme qui semblait voltiger au bout d’un brasd’athlète, cet homme personnifiait la force matérielle dans tout cequ’elle a de brutal et d’irrésistible.

La tête était à l’avenant : barbe inculte, fauve, emmêlée,yeux clairs, petits, féroces, nez violet d’ivrogne abêti, masquetaillé à coups de serpe dans une souche de hêtre de laForêt-Noire.

L’autre voix était claire, vibrante, gouailleuse. L’accent étaitintraduisible. Ceux qui connaissent à fond le dialecte parlé entreBercy et Auteuil, entre Montrouge et Montmartre, eussent dit, enl’entendant par 35° de latitude sud et 45° de longitudeouest :

– Tiens, un Parisien !

Si son « tonnerre » et son « pétard » nepossédaient pas la rauque et bruyante intonation de son adversaire,son attitude n’était pas moins résolue, ses moulinets moins rapideset ses coups moins vigoureux.

Il avait toute l’apparence d’un enfant. Pas encore dix-huit ans,cinq pieds à peine, sans un poil de barbe ; le nez un peurelevé, aux narines ouvertes, aspirait largement les émanations dela mer. La bouche ironique devait avoir au besoin un bon sourire,l’œil, étincelant comme une épée, pouvait, à un moment donné, êtreobscurci par une larme.

Les jambes, dures et sèches comme des pattes de chevreuil,possédaient une agilité surhumaine. Les bras grêles semblaient descâbles métalliques tressés avec des fils d’acier.

Les muscles, inflexibles, se tordaient en saillies capricieusessous la peau qu’ils menaçaient de faire éclater.

Sa petite main disparaissait tout entière sous la large coquillede fer bruni qui forme la garde du sabre d’abordage, et lui a valuson nom de cuiller à pot.

Il manœuvrait la lourde lame, épaisse comme un couperet, avecautant d’aisance qu’un couteau à papier.

Cet enfant était un rude homme.

En voyant ces deux adversaires, offrant un pareil contraste,l’esprit évoquait aussitôt ce combat biblique, digne en tous pointsdes héros d’Homère, et qui se termina par la victoire de David surGoliath.

Les coups tombaient dru comme grêle. Le grand frappait avecfurie. Le petit parait avec un sang-froid imperturbable. Les coupsdu colosse eussent décapité un bœuf, son adversaire n’en était mêmepas ébranlé.

Quand, par une volte rapide comme un bond de félin, il avaitévité l’attaque, et que l’autre, frappant dans le vide, reprenaittout déconcerté sa garde un instant abandonnée, la lame du gaminlui éraflant l’épiderme, ou lui fauchant le poil, semblait luidire : – Halte-là ! ça coupe !

Et il le comprenait si bien, le colosse rageur, qui, toutd’abord, avait dédaigné ce chétif adversaire, qu’il serraitmaintenant son jeu et faisait appel à toute sa science del’escrime.

Une trentaine de matelots, témoins impassibles de ce duelfarouche, faisaient un large cercle aux deux adversaires.

Au premier rang se tenait un jeune nègre de quinze à seize ansqui roulait des yeux effarés, et dont le regard n’abandonnait pasun instant le plus petit des combattants.

Il y eut un moment de trêve. L’Allemand saisit furieusement unebouteille de gin qu’on lui tendait, engloutit le goulot, et la vidad’un trait.

Le négrillon présenta au petit Français un « quart »plein de rhum.

– Non, dit-il, pas d’alcool. De l’eau.

Il trempa ses lèvres dans le gobelet de fer qu’un matelot luiapporta aussitôt, puis, releva la pointe de son arme piquée sur lesplanches du pont, et dit de sa voix ironique :

– Si m’sieu veut.

L’autre se remit en garde.

Le cliquetis recommença plus pressé, le combat reprit plusfurieux que jamais.

Des paris étaient engagés entre les marins de l’équipage. Legéant commençait à inspirer moins de confiance à ses commettants.Le petit devenait favori. Son agilité, son sang-froid, sa vigueur,et sa merveilleuse habileté à la terrible escrime du sabre,amenaient en sa faveur un revirement complet dans l’opinion desplus sceptiques.

Le résultat ne pouvait guère se faire attendre. La lutte étaitprès de finir…

Dans quelques minutes il allait y avoir mort d’homme.

 

Le bâtiment dont le pont servait de théâtre à cette scènedramatique, était un splendide trois-mâts, gréé en goélette, qui,toutes voiles dehors, se dirigeait vers la côte orientale del’Amérique du Sud.

Il se trouvait, avons-nous dit, environ par 35° de latitude sud,et 45° de longitude ouest, à peu près à 10 degrés deBuenos-Ayres.

Sa coque d’un noir d’ébène, aux sabords blancs, bondissait surla lame, qu’il franchissait avec la facilité d’un pur sang qui sejoue des banquettes irlandaises.

Long et étroit, rappelant, par sa conformation, la structureeffilée d’un brochet, il semblait que son constructeur eût voulu enfaire exclusivement un marcheur. Il avait pleinement réussi.

Ce pacifique voilier, avec une machine de 500 chevaux dans leventre, et deux hélices à l’arrière, eût pu hardiment faire la« pige » au plus rapide croiseur, et « brûler »les meilleurs transatlantiques.

Puis, il vous avait la crânerie d’allure de quelqu’un qui aservi. De même qu’on reconnaît sous l’habit civil un ancien soldat,de même aussi, un navire possède ce je ne sais quoi indiquant qu’iln’a pas toujours transporté des épices, du coton ou duchocolat.

Ce trois-mâts, rappelait ces intrépides forceurs deblocus, qui, pendant la guerre de la Sécession, accomplirentdes faits désormais légendaires dans les fastes de la marine.

La propreté méticuleuse, rigoureusement observée sur un navirede guerre, régnait à bord.

Les vingt-cinq ou trente hommes qui, debout sur le pont, ouaccrochés aux haubans, assistaient au combat singulier, avaienttous, sauf peut-être l’Allemand qui espadonnait, de ces bonnes etrudes figures largement épanouies dont les gens de mer sontgénéralement porteurs.

Oh ! si les croiseurs de tous les pays civilisés nefaisaient pas aussi bonne garde, si le métier de négrier n’étaitpas tombé en désuétude, si les écumeurs de mer ne se recrutaientplus uniquement parmi les Malais, et autres Asiatiques, quilimitent leurs exploits aux seules mers baignant leur pays,peut-être, en dépit de l’honnêteté de sa physionomie, ce bâtimenteût-il semblé suspect à certains pessimistes.

Mais, bah ! les grandes routes et les océans offrentmaintenant une complète sécurité. Et d’ailleurs, pourquoi cetteintempestive évocation ?

À la corne d’artimon flotte le pavillon étoilé de l’Unionaméricaine, et à l’arrière, se lit en lettres d’or, sur une bandebleue enjolivée d’arabesques, le nom deGeorges-Washington.

Allons, tout va bien. Le Georges-Washington estvraisemblablement un ancien « blockade runner »qui, de même qu’un soldat après une campagne accroche son sabre àla tête de son lit, a remis ses canons à l’arsenal. Sa machine sertsans doute de moteur à une sucrerie quelconque, et la place qu’elleoccupait, est avantageusement remplacée par une cargaisonimportante.

Mais, ces deux hommes qui se battent sur le pont… le fait estbien inusité, pour ne pas dire invraisemblable.

Il est vrai que ces Américains ont des idées sibizarres !

D’un autre côté, le motif de cette lutte homicide est tellementétrange, qu’il doit nécessairement donner lieu à des conjecturespour le moins singulières.

Ce motif, le voici :

Douze heures environ avant la scène qui forme le début de cettevéridique et terrible histoire, le Georges-Washington,naviguait sous pavillon français. Il s’appelait le Rhône.La bande bleue à lettres d’or était remplacée par une bande blancheà lettres noires.

Presque tout l’équipage parlait français, tandis qu’aujourd’hui,chacun parle anglais. Enfin, la coque du bâtiment était grise, etles sabords noirs.

Cette brusque transformation cache un mystère. Quelest-il ?

Au moment où le pavillon français montait lentement le long desa drisse, les matelots de quart saluèrent ces couleurs quidevenaient les leurs.

Seul, le marin allemand proféra d’une voix parfaitementintelligible une expression ignoble. Le jeune Français qui setrouvait près de lui riposta par un soufflet retentissant. L’autrevoulut le prendre au collet, quand celui-ci l’étala net d’uncroc-en-jambe.

Le second intervint aussitôt, les fit empoigner solidement l’unet l’autre et mettre aux fers séance tenante.

On ne plaisantait pas sur ce vaisseau.

Au moment où le capitaine d’armes allait, pour procéder à cetteopération, descendre à la fosse aux lions, survint le commandant dubord.

Le jeune matelot s’élança vers lui en criant :

– Capitaine ! justice ! justice au nom del’honneur.

– Qu’est-ce ? demanda-t-il froidement.

Deux mots le mirent au courant de la situation.

– Venez, fit-il simplement aux antagonistes qu’il emmenadans sa cabine.

– Parlez, dit-il au Français. Soyez bref.

Celui-ci, sans s’intimider, retira son béret de laine.L’Allemand regardait stupidement comme une bête prise au piège.

Le capitaine s’assit, et écouta en jouant négligemment avec unrevolver de fort calibre.

– Capitaine, ce qui se passe ici ne me regarde pas… Vousêtes le maître chez vous, et bien libre de naviguer sous telpavillon qu’il vous plaît. Vous avez bien voulu, sur larecommandation d’Ibrahim, me prendre à votre bord, et je me flattede faire mon service aussi bien que pas un.

– Après.

– Je voulais vous dire que je suis un bon compagnon, quej’observe la discipline, que j’exécute un ordre quel qu’il soit, etqu’enfin je n’ai jamais cherché querelle à personne.

– Au fait.

– Capitaine, quand le drapeau allemand se déploie àl’arrière du bâtiment, quand l’aigle noir à deux têtes étale sonsinistre profil, je le salue. C’est l’ordre, c’est la règle. Jem’abstiens de toute réflexion, bien que je le haïsse de toutes mesforces, cet emblème de malheur.

« Quand je vois flotter les couleurs françaises, mon cœurbat, ma vue se trouble. Le bleu, le blanc et le rouge font sur mesyeux l’effet d’une fanfare de couleurs. Je l’aime tant, mon cherdrapeau.

« Mais je ne veux pas qu’on l’insulte. Car, alors, tout monsang ne fait qu’un tour, je tuerais comme un chien le lâche quis’oublie à ce point.

– Que voulez-vous enfin ?

– La brute que vous voyez là a commis cette infamie.Capitaine, je sollicite de votre bienveillance et de votre justicela faveur d’une réparation par les armes.

L’Allemand se taisait, mais il roulait des yeux farouches à cesparoles prononcées avec un incomparable accent de dignité, et bienen dehors du langage habituel du petit matelot, qui, pâle, les yeuxflamboyants, semblait transfiguré.

– Vous êtes fou, mon garçon, dit l’officier, intéressépourtant malgré lui.

– Oui, capitaine, fou de honte et de rage. Je suisdéshonoré à mes yeux et à ceux de l’équipage, si vous ne m’accordezpas ce que je vous demande.

« Tenez, on peut vous dire ça, à vous qui êtes un homme,bien que vous fassiez un drôle de métier…

– Plaît-il, reprit le commandant en braquant son revolversur le gamin impassible.

– C’est vrai, je dis des bêtises, faut pas m’en vouloir.C’est que, voyez-vous, j’ai la tête à l’envers. Je dis donc quevous en feriez autant à ma place.

« Et d’ailleurs, j’avoue que jamais je n’oserai mereprésenter devant le docteur Lamperrière et M. André B…

– André B… Vous avez dit André B…, reprit le capitaine qui,malgré tout son sang-froid, ne put maîtriser une vive et singulièreémotion.

– C’est mon ami. Il m’appelle son frère. Nous avons dû êtremangés ensemble… termina le petit homme qui ne pouvait rester bienlongtemps sérieux.

– Qui me prouve la vérité de ce que vous avancezlà ?

– Ma parole d’honneur !…

– C’est bien. Vous vous battrez demain.

– Capitaine, vous connaissez m’sieu André… Eh bien, là,franchement, je vous en fais mon compliment.

Le commandant, qui n’en avait peut-être jamais autant dit à unde ses hommes, interrompit par un geste brusque ce flux deparoles.

– Vous vous battrez au sabre.

– Merci. Vous êtes un brave homme, malgré… enfin, suffit.Je m’entends.

– Vous passerez la nuit aux fers pour votre manque à ladiscipline.

« Demain, après le troisième quart… et j’entends qu’onse tue !

– Ah ! ya ! cap’tain, fit d’un ton farouchel’Allemand, qui, se dandinant comme un ours, n’avait pas encoredesserré les dents.

– Faudra voir.

– Allez, capitaine d’armes, ces hommes aux fers !

– Ben, tu sais, t’as pas d’toupet, dit notre jeune matelotau colosse. Tu t’imagines que tu vas me fendre comme un navet. Apas peur. On verra demain comment tu manies la cuiller à pot. T’aspas été chez m’sieu Paz, toi.

« J’ai idée que c’est moi qui te couperai endeux. »

La voix du capitaine d’armes mit fin à cette gasconnade telleque semblaient n’en avoir jamais reproduit les échos de laGaronne.

Et voilà pourquoi, le lendemain matin, ces formidablesfroissements d’acier retentissaient sur le pont duRhônedevenu pendant la nuit leGeorges-Washington.

Le Teuton, grâce à sa prodigieuse vigueur était un terribleadversaire. Il semblait en outre posséder à fond l’escrime dusabre, qu’il avait sans doute longuement étudiée dans quelquebrasserie enfumée d’Heidelberg ou d’Iéna, alors qu’avant d’êtrematelot, il portait la petite casquette des universitésallemandes.

Le petit Parisien n’était pas à dédaigner. Sa garde n’était pasirréprochable, il est vrai, et ses coups ne possédaient pas toutela régularité académique, mais aussi, quelle vitesse dans lamain ! Quel coup d’œil ! Quel sang-froid.

Tantôt, au moment où l’on s’attendait à le voir tomber sanglant,le crâne fendu par un de ces horribles coups de tête, les seulsqu’il pût appréhender en raison de sa petite taille, un bond leportait à deux mètres en arrière.

Tantôt, au contraire, se lançant intrépidement en avant, sefourrant littéralement dans les jambes du colosse, il menaçait d’uncoup de pointe le ventre de son adversaire, forcé de rompre à sontour.

Bondissant en dehors de toutes les règles de l’art, mêlant lapointe à la contrepointe, frappant d’estoc et de taille, secouvrant de moulinets fantastiques, il s’entourait des pieds à latête d’un flamboiement d’acier. Parant, attaquant, taillant,piquant, trouant, il se multipliait, et finissait par fatiguer sonennemi, comme un taon, un taureau en furie.

Le sang commençait à couler de minces estafilades sansconséquence.

– Sacrament ! hurla l’Allemand, dont le poignet,entamé par un coup de manchette délicatement enlevé, laissa suinterdes gouttes rouges.

– Tu te répètes trop… mon bonhomme, ça te porteramalheur.

« Aïe donc !… gare à ton ventre… tu sais, le nommécoup de banderole… çà vous met les tripes à l’air…

« Bien paré… T’as des principes… Et moi aussi.

« Ah mais… minute !… faut pas s’amuser à lamoutard…

« Aïe… à moi, touché… c’est rien… ça pique un peu.

« Ben ! là… vrai de vrai, j’crois que t’es fichu… mavieille Tête de Boche… Tu n’insulteras plus le pavillonfrançais… Tu n’en peux plus… Tu souffles comme un phoque… t’as letrac.

« J’vas te tuer !… aussi vrai que je m’appelle de monvrai nom : « Friquet le petitParisien ! »

L’Allemand, en effet, semblait épuisé. De larges gouttes desueur ruisselaient de son front, se mêlant au sang qui coulait desentailles pratiquées par la lourde lame du gamin.

Ses coups n’avaient plus la même précision, ni la mêmevitesse.

Ce mastodonte éprouvait maintenant une peine infinie à déplacerson énorme individu.

Il demanda une seconde fois à l’alcool une passagère etindispensable surexcitation.

Notre brave Friquet, que l’on a depuis longtemps reconnu, estaussi frais qu’au début. Il n’y a pas la moindre trace de rougeursur sa petite face, pâlotte comme toujours.

Ses yeux clairs flamboient plus que jamais. Son nez froncé, etses lèvres relevées, lui donnent l’aspect d’un chat en colère.

L’équipage entier se tait. Toutes les poitrines sonthaletantes.

Le négrillon pâlit ; sa figure et ses lèvres deviennentgrises. Il joint les mains et semble pétrifié.

L’Allemand, après une série de feintes et de moulinets danslesquels il met toute sa science, porte à Friquet un terrible coupde tête.

Au moment où la lame descend comme la foudre avec un sifflementsinistre, le gamin relève son arme en prime. Il semble s’aplatirsur le pont, et se précipite à corps perdu sur le colosse, lapointe en avant.

Deux cris retentissent. L’un rauque, farouche, étranglé !l’autre, aigu, vibrant, perçant.

Les deux corps roulent sur les planches qu’une énorme mare desang rougit aussitôt.

Un hourra formidable de l’équipage accueille cette doublechute…

Pendant toute la durée de cette scène dramatique, le commandantdu Georges-Washington, était resté enfermé dans sacabine.

Il pouvait avoir trente-cinq ans. C’était un homme de hautetaille, aux traits énergiques et réguliers. Une barbe d’un noird’ébène encadrait sa figure mate que le hâle de la mer n’avait pubrunir.

L’expression de la bouche au menton rond d’empereur romain, auxlèvres serrées, révélait une indomptable volonté. Ses yeux bleuscorrigeaient cette expression qui, à certains moments, pouvaitaller jusqu’à la cruauté.

Il semblait être tout contraste. Quelle était sanationalité ? Il parlait le français avec une grande facilité,et il eût fallu une oreille bien exercée pour découvrir dans sonintonation le léger accent des anciens créoles de la Louisiane.

L’anglais lui était également familier. Nous verrons dans lasuite que là ne se bornait pas sa science des langues, et qu’ilétait un incomparable polyglotte.

Assis devant une table surchargée de papiers, il était plongédans de douloureuses réflexions. Tout son être semblait en révoltecontre lui-même. Un sourire amer crispait sa bouche, quand sonregard tombait sur une large enveloppe cachetée de rouge que samain hésitait à effleurer.

Cette plaque de cire paraissait lui produire l’effet d’une tachede sang.

Il monologuait, comme les êtres voués à la solitude.

– Il faut donc encore frapper aujourd’hui… Eh quoi !le spectre du passé se dressera-t-il toujours devant moi !…Faudra-t-il que toujours un crime en amène un autre ?… que lachaîne qui m’attache à la vie s’alourdisse d’un nouveauchaînon ?

« Ah ! c’en est trop !…

« Il semble que tout conspire pour me reprocher moninfamie !… tout ! jusqu’à cet enfant qu’on tue peut-êtreen ce moment.

« Quelle leçon !… Il a un drapeau, lui ! Il aimeson emblème national, ce que l’on appelle l’honneur lui fait battrele cœur !

« Oui, j’ai été comme cela jadis ; j’ai eu la foi,comme lui, comme cet André, dont la noble et sympathique naturem’est encore et malgré tout si chère.

« Mais, tous ces hommes « d’honneur » se sontdonc ligués pour me faire plus cruellement encore déplorer monignominie ?…

« Allons, il faut en finir ! Une balle entre les deuxyeux, un éblouissement, un craquement de la boîte du crâne… etc’est tout… C’est l’oubli… le néant !…

« Du courage ! Eh ! pardieu ! je ne crainspas la mort. »

L’officier saisit froidement son revolver. Il appliqua le canonsur son front.

Il allait serrer la détente… Ses yeux tombèrent sur un adorableportrait d’enfant, une fillette de dix ans environ, qui souriait aumilieu de son cadre d’or.

L’arme lui échappa.

– Magge ! ma fille !… Ma mort serait tondéshonneur ! Pardon !…

« Je n’ai pas le droit de m’affranchir de la vie… Ils metiennent par toi, les misérables !

« C’est bien… Que l’infamie de ton père soit toujoursignorée… Puisses-tu être heureuse à ce prix !

« C’est pour sauver ton honneur et ta vie, que je suisdevenu un…

« Il eût mieux valu que tu fusses morte, pauvreenfant ! Mais il est certains sacrifices au-dessus des forceshumaines.

« Allons donc… Je m’attendris. Que diraient de moi leslascars qui sont là-haut s’ils me voyaient ?

« Vous avez vos nerfs, mon garçon, il faut soigner ça.

« Vous êtes un bon officier de mer, vous devez toute votreintelligence à vos maîtres, car vous avez des maîtres, et deterribles.

« Eh bien, à vos ordres, messieurs ! termina-t-il enreprenant aussitôt, avec une incroyable mobilité, son expressiond’implacable ironie.

« Voyons ! quel est le mot d’ordre pouraujourd’hui ?

« Je m’en doute bien un peu. Encore une exécution…

« Ce steamer que je dois rencontrer tout près d’ici seraprobablement… »

Il saisit l’enveloppe et lut d’une voix calme la suscriptionsuivante :

« Le commandant Flaxhant, prendra connaissance de laprésente dépêche, par 33° de latitude sud et 45° de longitudeouest.

« Il se conformera strictement comme de coutume auxinstructions qu’elle renferme. »

– Oui, je connais la formule.

Au moment où il allait briser le cachet, le hourra quiaccompagna la chute des deux combattants le fit légèrementtressaillir.

– Tiens ! j’oubliais… allons donc voir. Ce gaminm’intéresse… pauvre diable, il doit être en morceaux.

L’officier ouvrit la porte et arriva sur le pont. Son visageétait impassible comme d’habitude.

Pas un de ses muscles ne sourcilla devant l’horrible spectaclequi s’offrit à sa vue.

L’Allemand, en proie à d’effroyables convulsions, se tordait enrâlant sur le pont, rouge comme les dalles d’un abattoir.

La lame du gamin l’avait traversé de part en part au creux del’estomac ; l’extrémité sortait le long de la colonnevertébrale, et son épaisse garde d’acier bruni était commeincrustée dans la paroi antérieure.

Friquet, debout, était atterré. Il devait le salut à sonincroyable témérité. Lancé comme une balle au moment où le coups’abattait sur lui, il glissa sous l’arme de son adversaire,laquelle, ne rencontrant que le vide, passait derrière son dos àl’instant précis où la pointe de la sienne trouait le corps dugéant.

S’il avait roulé en même temps que lui, c’est que l’impulsionavait été si forte, qu’après s’être en quelque sorte embrochélui-même, l’Allemand éventré, suivait encore le mouvement en avantet s’abattait sur le gamin dont le bras n’avait pas fléchi.

Le moribond fut emporté au poste des blessés. Le médecin, – leGeorges-Washington, bien qu’il fût un simple marchand,possédait un docteur, – hocha la tête et ne put que constater lamort, survenue au bout de quelques minutes.

Une douzaine de seaux d’eau jetés à toute volée sur le pontfirent disparaître les traces du combat. Après un bon coup defaubert, il n’y paraissait plus.

Le négrillon riait, gambadait, pleurait en embrassant Friquettoujours sombre, en dépit des cris de joie et des félicitations del’équipage.

La voix du capitaine le fit tressaillir.

– Eh bien ! garçon, que signifie cette figureconsternée ?

– Capitaine, reprit-il d’une voix sourde… j’ai tué… j’aitué un homme !

– Vous avez tué un homme ? Eh ! pardieu ! labelle affaire. Vous ne vous battiez pas, je pense, pour faire dusentiment.

« Sacrebleu ! vous êtes un rude compagnon. Vous avezfort proprement décousu la panse à Fritz !

« Vous êtes novice, je vous fais matelot de premièreclasse.

« Allons, qu’on s’amuse !… Il y aura branle-bas cesoir… et double ration !

– Heepp ! heepp ! heepp ! hourra !hurla l’équipage, en exécutant une farandole échevelée.

Le bâtiment, toutes voiles dehors, continuait sa route vers lacôte sud du Brésil.

La nuit vint ; une de ces nuits calmes, sereines, si chèresaux gens de mer, qui échappent alors à la suffocante atmosphère dutropique.

En dépit des règlements maritimes et des dangers qu’il pouvaitcourir, le bâtiment n’avait pas allumé ses feux réglementaires.

Il avait sans doute d’excellentes raisons pour cela.

Tout à coup, dans l’infini lointain des ténèbres, où seconfondaient l’horizon noir et la mer invisible, surgit dans ladirection de tribord un long faisceau lumineux, qui monta à pertede vue et s’éparpilla en poussières multicolores.

En mer, tout événement imprévu a une signification. L’incidentle plus futile en apparence peut être suivi de conséquences d’uneextrême gravité.

Aussi, rien ne passe inaperçu pour l’officier de quart à quiincombe l’absolue responsabilité de cet organisme si complet quis’appelle un navire.

Toutes les facultés de son être se concentrent dans la vision.Son œil embrasse tout, voit tout, et lui permet de pourvoir àtout.

L’officier commandant le premier quart de nuit à bord duGeorges-Washington fit prévenir son capitaine. Celui-ciarriva aussitôt.

Les signaux se multipliaient sur le même point.

– Ah, très bien ! dit le capitaine ; je sais ceque signifient ces fusées. On va répondre de bâbord…

« Tenez ! je vous le disais bien. »

Trois ou quatre fusées s’élancèrent coup sur coup dans ladirection indiquée.

Deux bâtiments, séparés par une distance qui devait êtreconsidérable, correspondaient.

Il y avait donc en présence trois navires formant par leursdispositions un triangle parfait. Le Georges-Washington,invisible aux deux autres placés aux angles formant la base de cetriangle hypothétique, se trouvait au sommet.

Leur manœuvre paraissait intéresser énormément le capitaineFlaxhant.

Deux minutes s’étaient écoulées et une immense gerbe de lumièreétincela au point d’où étaient parties les premières fusées.

Elle s’étendit à perte de vue sur la surface des eauxtranquilles, où elle se réfléchit comme une comète d’unincomparable éclat.

Cette source de lumière subit, peu après son apparition, desinterruptions irrégulièrement espacées, d’après une sorte de rythmede convention. Ce fut comme une phrase flamboyante, une sorted’interrogation lumineuse ; puis tout rentra dans lesténèbres.

Flaxhant savait ce dont il s’agissait. Un des deux vaisseauxvenait de faire à l’autre une communication importante.

Ce foyer incandescent était produit par une puissante machineélectrique. Les occultations plus ou moins longues de la lumièreavaient, suivant leur durée, la même signification que les points,les doubles points et les lignes bleues tracées sur la bandelettede papier du récepteur d’un télégraphe de Morse.

Comme ces signaux ont été institués par une commissioninternationale, ils sont parfaitement interprétables par tous ceuxqui ont étudié la télégraphie nautique.

Leur montre à la main, le commandant et l’officier de quart, enconsultant jusqu’aux fractions de seconde, mesurèrent la durée deséclipses. Ils lurent la dépêche suivante :

– Du croiseur français l’Éclair. Êtes-vous laVille-de-Saint-Nazaire ?

La réponse ne fut pas longue à arriver.

Une machine analogue avait été rapidement installée,probablement dans la mâture de l’autre bâtiment. La même lumièreéblouissante jaillit bientôt des deux pointes de charbon enignition.

Le commandant de l’Éclair ainsi que celui duGeorges-Washington surent bientôt à quoi s’en tenir.

– Ville-de-Saint-Nazaire, fut-il répondu, partidepuis quarante-huit heures de Rio-de-Janeiro. Tout va bien.

Les communications étaient désormais établies avec autant deprécision que si un fil électrique eût relié les deuxbâtiments.

Pendant plus d’un quart d’heure, il y eut un échange incessantde dépêches qui sillonnèrent les ténèbres.

Flaxhant, qui maintenant semblait radieux, en avaitnaturellement eu connaissance.

– Allons ! tout est pour le mieux. Quels niais que ceshonnêtes gens ! Décidément ce vieux drôle de Javercy est trèsfort.

« Monsieur Brown, dit-il à voix basse au second, dans uneheure ce sera fini.

« Tout est paré, n’est-ce pas ?

– C’est paré, capitaine.

– La cargaison est bien arrimée. Le choc sera rude. Je netiens pas à avoir des membres ou des têtes cassés.

– C’est impossible ! capitaine. Ils sont tous amarrésles uns aux autres. Ils forment pour ainsi dire un bloc plein.

– Très bien. Comme c’est la première fois que nous« opérons » avec un chargement, je n’étais pas sansinquiétude.

Flaxhant descendit allègrement dans sa cabine, et saisit lafameuse dépêche qu’il n’avait pas osé ouvrir pendant que Friquet sebattait contre l’Allemand.

Il semblait transfiguré. Toute hésitation avait disparu. Safigure ne reflétait que l’expression d’une implacablerésolution.

La dépêche était courte et écrite en caractères mystérieux dontil fallait avoir la clef. Il lut couramment. C’était terrible.

« Ville-de-Saint-Nazaire partira 27 mai de Rio àcinq heures du matin pour le Havre. Sera le 29, même heure, par33° 4’ L. S. et 45° 4’ L. O. Croisez. Suivezjusqu’à la nuit. Coulez. Avons à bord quatre millions en or, faussemonnaie bien entendu. Vaisseau perdu corps et biens. Compagnie etassurance payeront. »

 

– Très bien, dans une heure le steamer seracoulé !

« Tiens ! j’oubliais le croiseurl’Éclair ; cela compliquera la situation… mais sipeu ! »

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