Le Tour du Monde d’un Gamin de Paris

Chapitre 2

 

Les naufrageurs. – Télégraphie maritime. – L’Éclair et laVille-de-Saint-Nazaire. – Ni voiles ni vapeur. – Tentatived’abordage. – Le pavillon noir !… – Trahison. – Explosion dansla machine. – Deux braves. – Horribles angoisses. – Épouvantablecatastrophe. – Encore des traîtres. – L’abordage. – Le« naufragement ». – Navire éventré. – Habileté, courageet dévouement inutiles. – Agonie d’un steamer. – Cinq cents noyés.– Un coup de canon. – Dernière bravade. – Voix d’en haut. – Quesignifie ce cri : Santiago !

 

La Ville-de-Saint-Nazaire était partie de Rio depuisquarante-huit heures. Les voyageurs, réunis par le hasard, avaientdéjà échangé de ces relations moins banales que celles qui prennentnaissance en chemin de fer, mais aussi imprévues et devant êtreprobablement aussi fugitives.

La cohabitation sur cet étroit espace limité aux planches d’unnavire, et qui pourtant constitue un monde, avait rapproché lesêtres à peu près identiques. La naissance, l’éducation, ou desattractions morales, quelquefois incompréhensibles à première vue,et souvent légitimées dans la suite, produisent de cesphénomènes : c’est ce qu’on nomme les affinités.

Il semblait que le roulis et le tangage eussent, par lacombinaison de leurs mouvements, trié les éléments disparatescomposant cette cargaison humaine, pour les réunir selon leurnature, leurs aptitudes, ou les désirs inconscients encore de leursesprits.

Ainsi, dans la nature, les mêmes atomes, obéissant à des loisnon encore formulées de sélection, se rassemblent, s’agglomèrent,s’homogénéisent, pour composer un être organisé.

Or, pendant cette nuit tiède, étoilée, calme, les passagers dusteamer, groupés ainsi que nous venons de le dire, avaientbrusquement interrompu leurs conversations pour commenter dedifférentes façons l’événement inusité qui sollicitait leurattention.

Pendant plus d’un quart d’heure les éclairs se succédèrent sansinterruption.

Le capitaine et le second de la Ville-de-Saint-Nazaireles enregistraient minutieusement.

Quelque maîtres d’eux-mêmes que fussent les deux officiers, leurfigure se rembrunit. Les communications de l’Éclairdevaient être bien graves, à en juger par les mesures qui furentaussitôt ordonnées, et dont l’exécution s’accomplit sansretard.

Les passagers, attirés par la nouveauté du spectacle,s’intéressaient vivement à ces jeux de lumière, dont ils étaientloin de soupçonner l’alarmante signification.

Non seulement alarmante, mais terrible.

Cependant, le capitaine descendit lui-même dans les profondeursdu navire. Il visita minutieusement les portes des compartimentsétanches formant des cavités isolées et indépendantes, de manièreque si une voie d’eau se déclare, un seul de ces compartiments estsubmergé.

Il passa à la machine et fit doubler l’équipe des chauffeurs etmécaniciens. La même précaution fut prise à l’égard destimoniers.

Les saisines des canots et les garants de palans furent disposésde façon à pouvoir être largués au commandement. La grande chaloupeà vapeur chauffa entre les dromes.

L’équipage tout entier se tint à son poste, comme dans laprévision d’un événement aussi grave qu’inattendu.

– Tout est paré ! étincela une dernière fois lamachine électrique du steamer.

– Tout va bien ! Nous arrivons, fut-il répondu del’Éclair.

La marche de la Ville-de-Saint-Nazaire s’accélérait. Lapression des chaudières avait presque doublé. Le paquebot sedirigeait, éblouissant de lumière, vers le point où brillaientcomme des phares les feux du vaisseau de guerre.

La mer était éclairée à plusieurs kilomètres à la ronde. Lesbras de l’hélice battaient les flots avec une folle rapidité. Lavapeur fusait en sifflant sous les soupapes que le commandant fitcharger.

L’immense bâtiment volait sur les lames.

– Capitaine, dit un des passagers, est-ce que nous couronsun danger ? Que se passe-t-il donc ?

– C’est un vaisseau qui nous fait des signaux de détresse,répondit évasivement l’officier. Nous allons… lui portersecours…

Rassuré par ces paroles et l’air calme qui les accompagne, lescurieux retournent à leurs cabines, ou reprennent insoucieusementle cours de leurs plaisirs.

On danse un peu, on chante beaucoup, on boit du champagne…

On porte un toast. Le cliquetis du cristal se mêle auxhourras !

 

Des cris épouvantables retentissent tout à coup !

Partout, des gens éperdus, la terreur peinte sur le visage, secroisent, se bousculent, s’étreignent, et tombent en hurlant.

Que se passe-t-il ? Quel vent de désespoir souffle-t-il surle transatlantique naguère si joyeux ?

Du cercle d’ombre limitant l’éclatante lumière projetée par laVille-de-Saint-Nazaire surgit une fantastiqueapparition.

Un grand navire, noir comme les ténèbres d’où il sort, court,silencieux et sombre, droit au paquebot, avec la vélocité d’unmonstre de la mer.

Aucun feu ne brille à son bord.

Ses mâts ne portent pas le moindre lambeau de toile.

Il n’a pas non plus de cheminée ; l’œil ne perçoit nulletrace de fumée.

Un silence de mort l’enveloppe. Il semble désert.

Ses formes, effilées comme celles des oiseaux ou des poissons deproie, rappellent seules la coque élégante duGeorges-Washington.

Quel est donc ce bâtiment qui ne marche ni à la voile ni à lavapeur ? Quel est ce vaisseau-fantôme que personne ne dirige,et qui, sans machine apparente, file une fois plus vite que lesplus fins marcheurs des marines des deux mondes ?…

Sa vue semble celle d’un spectre apparaissant au milieu d’unefête. On dirait la sombre évocation d’un fiévreux en proie aucauchemar.

La vitesse et la rectitude de sa direction rappellentl’infaillible et irrésistible propulsion d’un projectile que rienne peut faire dévier de sa route.

Son avant, aigu comme une lame d’acier, coupe à angle droit laligne suivie par le steamer.

Il n’est plus qu’à cent mètres de ce dernier…

Quelques, secondes encore, et son taille-mer l’éventre…

Il faut un miracle pour le sauver…

Ce miracle, le sang-froid et l’habileté du capitainel’opèrent.

Au risque de briser ses machines, il fait renverser la marche del’hélice de tribord, et augmenter celle de bâbord…

– À bâbord la barre !… Toute !…

Ce mouvement d’ensemble, exécuté avec la rapidité de la pensée,fait « venir en grand » sur tribord le steamer qui setrouve en même temps dans une direction parallèle et opposée àcelle de l’assaillant.

Il était temps.

L’autre continua sa course comme un taureau aveuglément lancé,dont un habile adversaire a évité la brutale attaque par une voltede côté.

Son bordage érailla le transatlantique dont la membrure toutentière gémit lugubrement. Telle était la force de son élan, qu’ilfranchit comme une flèche la zone lumineuse.

Il disparut dans la nuit.

Haletants, muets, crispés, les passagers, terrifiés parl’imminence du danger auquel ils venaient d’échapper, sentirentleurs poitrines se dilater. Leurs cœurs, tordus par l’angoisse, sereprirent à battre d’espoir.

Le front du commandant s’assombrissait. Les avertissements dubâtiment de guerre, à bord duquel on était prévenu de l’attaquedont le steamer allait être victime, n’avaient pas été inutiles.Ses feux brillaient toujours.

Son équipage avait dû être témoin de cette inqualifiableagression. Le croiseur essayait évidemment de se rapprocher dutransatlantique, dans le but de le protéger avec son artillerie,soit même d’interposer son blindage entre le naufrageur et lefragile paquebot.

Mais comment pouvait-il être au courant de la criminellemanœuvre du bandit ?

C’est ce que nous saurons plus tard.

Pourtant, l’Éclair ne paraissait pas se rapprochersensiblement. Que faire si le Vaisseau de proierenouvelait son attaque ?

Les signaux recommencèrent à bord de l’Éclair. Leurbrutale éloquence fut terrifiante.

– Nous ne gouvernons plus ! – Venez à nous ! –Forcez la marche ! – À toute vapeur. – Dussiez-voussauter.

Et les chauffeurs du steamer, stimulés par leurs chefs,empilaient des monceaux de charbon dans les fourneaux, dont lesgrilles fondaient comme des barres de plomb.

La température de la machine égalait celle de la bouche d’unhaut-fourneau.

La vapeur soufflait, sifflait, renâclait, mugissait avec desbruits bizarres et terribles, sous la puissante étreinte du fer quil’emprisonnait à peine.

De convulsifs soubresauts et de sourdes trépidations agitaientle bateau-géant dont les flancs semblaient battre comme ceux d’uncoursier hors d’haleine.

– Chauffez !… chauffez toujours !…

Lorsqu’un homme tombait à moitié asphyxié, on l’emportait sousles manches à vent. Il buvait une large lampée d’air pur, et,ranimé par ce contact vivifiant, il reprenait son infernalebesogne.

Les cabines et les salons étaient déserts. Chacun se faisaitpart de ses impressions. C’était un brouhaha comme dans l’entr’acted’un drame à sensation. Mais, le drame avait pour décor l’immensehorizon noir, pour scène le pont d’un navire près de sauter. Chacundes spectateurs avait un rôle à jouer ; le dénouement, encoreinconnu, menaçait d’être terrible.

– Il n’y avait personne à bord, disait l’un.

– Moi, j’ai vu un homme à la barre, un colosse !

– Eh bien, moi, renchérissait un troisième, j’ai vu plus devingt hommes couchés le long des bastingages.

– Il y a une pièce de canon… énorme… toute noire… dans unetourelle… noire aussi…

– A-t-il un pavillon ?…

– Non.

– Si.

– Moi, je l’ai vu, dit un autre… comme en pleinjour !… C’est un immense drap noir… Une grande croix rouge lecoupe en biais… au milieu, des lettres étincellent comme desflammes.

« Aucune nation au monde ne porte un pareil emblème surcette lugubre couleur…

« Ce pavillon, messieurs, c’est le pavillon d’unpirate. »

Nous ne gouvernons plus ! disait la dernièredépêche de l’Éclair ; tel était le résumé laconiqueet désespérant de la situation du croiseur.

Mais, s’il ne gouverne plus, c’en est fait du paquebot. Qui doncle protégera ?

Eh quoi ! les bandits vont-ils triompher ? Lecommandant du bâtiment de guerre verra-t-il ses généreux effortsparalysés par la fatalité, et, qui sait, peut-être par latrahison ?

Assistera-t-il impuissant et désespéré à cet épouvantableforfait qui va s’accomplir sous ses yeux ?

Que s’est-il donc passé ? Comment se fait-il que la machined’un croiseur français ne fonctionne plus au moment dupéril ?

Pour suivre l’action multiple engagée entre ces trois navires,il est indispensable au lecteur de passer sur l’Éclair,dont la présence dans ces parages, ainsi que son intervention dansle drame qui s’accomplit en ce moment, seront, comme nous l’avonsdéjà dit, légitimées par la suite du récit.

L’Éclair est commandé par un capitaine de frégate, undes plus jeunes de son grade, dont les capacités sont hautementreconnues. Le commandant de Valpreux n’a pas encore quarante ans.Il doit à son mérite seul la mission qu’il remplit. C’est un postede confiance, et qui nécessite une habileté et une énergie sanségales.

Les négriers et les pirates de la côte africaine le connaissentbien et le redoutent plus encore.

Qui sait ? peut-être est-il à la piste du sinistrenaufrageur depuis plus d’une semaine.

Il a pu arriver en temps opportun, pour avertir le steamer dudanger qui le menace.

Il a installé son appareil électrique… on lui a répondu. LaVille-de-Saint-Nazaire a éclairé sa marche et forcé devapeur.

Trois kilomètres à peine les séparent.

On se voit comme en plein jour.

C’est à ce moment que le « naufrageur » se précipitesur le transatlantique, qui est sauvé par l’admirable et témérairemanœuvre de son capitaine.

Un cri de rage retentit sur le pont du croiseur.

Le commandant de Valpreux voit l’attaque.

– À toute vapeur !… s’écrie-t-il.

L’Éclair bondit sur les flots. Le branle-bas de combata été commandé. Chacun est à son poste. Pointeurs et servants sontdans la batterie, parés au commandement.

Un vieux maître canonnier, tanné, goudronné, barbu, hirsute,cligne de l’œil d’un air entendu en lançant un coup d’œil satisfaitpar le sabord entr’ouvert.

– Eh bien, les enfants, ça va chauffer… Hein ! leslapins du Louis XIV, tu vas te rappeler tes écoles àfeu… allons-y, là, de l’œil et de la main… comme au siège de Paris…Tu vas lui en fourrer, dans le ventre, du plomb et de la fonte, àce mauvais cachalot.

– Comme ça, maître Pierre, dit avec déférence au maîtrecanonnier le premier servant de droite d’une pièce de 19, c’estdonc comme qui dirait une espèce de « voltigeur » montépar tous les fins gredins du diable, en fin finale de couler lesmarchands et les transports.

– Tu l’as dit, mon fils, à preuve que tu vas avoir celuid’ouvrir l’œil dans le droit fil de sa flottaison. Car, si nousn’arrivons pas, il s’agit de l’arrêter au vol.

– Mauvais commerce, pas vrai, maître, mais crânebateau.

– Oui, si l’équipage était accroché tout entier auxvergues. Tout ce qui est bon à prendre est bon à pendre… à bordd’un marchand de chair noire.

– Vous croyez donc que c’en est un ?

Le maître canonnier allait répondre, quand une sourdedétonation, suivie de plusieurs autres, mais plus faibles, éclatadans l’intérieur du croiseur.

On entendit des sifflements aigus et des déchirements stridentsproduits par des torrents de vapeur fuyant de tous côtés.

D’effroyables hurlements de douleur montaient de la machine.

Muets et impassibles, les hommes restèrent à leur poste comme àla parade.

On allait peut-être sauter !…

Le commandant pâlit. Il s’élança vers le panneau, le revolver àla main.

Un homme montait en chancelant.

– Arrête ! lui cria-t-il d’une voix tonnante, en luicollant entre les yeux le canon de son arme.

Le malheureux regarda un instant l’officier d’un air hébété. Ilvoulut avancer. Ses forces le trahirent. Il tomba en gémissant surla dernière marche.

– Commandant, râla-t-il, je suis mort !

Un inexprimable sentiment d’horreur et de pitié contracta lestraits du capitaine de frégate.

L’aspect de cet homme était épouvantable.

Le champ de bataille n’offre jamais un pareil spectacle aux yeuxdu chirurgien.

Sa chemise flambait sur sa peau qui se carbonisait engrésillant, ses mains et ses bras, brûlés jusqu’aux épaules étaientlittéralement cuits par la vapeur. La chair corrodée se décollaitde dessus les os et pendait en lambeaux horribles au bout destendons racornis.

Sa figure tuméfiée n’offrait plus rien d’humain.

De son ventre, qui n’était qu’une plaie, s’échappaient lesentrailles que cherchait à retenir sa main de squelette.

M. de Valpreux, le cœur serré, écarta tristementl’agonisant.

Il allait descendre à la machine.

Deux hommes de haute taille se dressèrent devant lui. Ilssortaient on ne sait d’où.

L’un, maigre, un peu dégingandé, revêtu d’un uniforme toutflambant neuf de chirurgien, lui mit familièrement la main surl’épaule.

L’autre, tête nue, couvert d’un paletot blanc, lui barra lepassage, d’un air tout à la fois respectueux et résolu.

– Commandant ! crièrent-ils en même temps, pasvous.

– Qu’est-ce, messieurs, dit-il brusquement, presquecourroucé. Docteur !…

– Commandant, vous êtes le maître à bord, mais votre placen’est pas là… Il y a des blessés en bas, c’est mon affaire… Je vousen prie… Il y a une chance sur deux d’y rester…

« L’Éclair serait perdu sans vous… Laissez-moidescendre… c’est moi, votre vieil ami le docteur Lamperrière… quivous en prie.

– Et moi, commandant, riposta l’autre interlocuteur…Laissez-moi payer ma dette… Vous m’avez sauvé… je suis inutile ici…En bas, mon concours sera des plus efficaces.

– Bien, cela, mon cher André, dit le docteur…

– Allez, messieurs, reprit comme à regret l’officier, quiremonta lentement sur la dunette.

« Le devoir a parfois de cruelles exigences, murmura-t-il,que ne puis-je accompagner ces deux braves ! »

Nos vieilles connaissances, le docteur et André, que, certes, onne s’attendait guère à rencontrer sur ce vaisseau de guerre, secouvrirent d’un mouchoir mouillé la bouche et les oreilles,précaution indispensable pour échapper à l’absorption mortelle dela vapeur.

Ils descendirent d’un bond à la machine remplie de fumée sortantdu panneau en épais tourbillons.

L’eau commençait à avoir raison du feu. La moitié des fourneauxétait noyée. Les charbons, projetés hors des foyers par une forceinouïe, s’éteignaient en ronflant sur le parquet inondé.

Quatre cadavres gisaient, affreusement tordus. Les vivants nevalaient guère mieux. Les lampes jetaient des lueurs vagues aumilieu des vapeurs opaques, comme le soleil d’hiver dans lesbrouillards.

Les deux hommes embrassèrent tant bien que mal la scène du basde l’escalier où ils arrivèrent presque suffoqués. Le premiermaître mécanicien, la face boursouflée les yeux à moitié desséchés,expirait. Il était perdu sans retour, car il avait respiré lavapeur.

Au même instant retentissait le cri de : – Incendie dans lamachine ! – accompagné d’un double tintement de cloche. Leshommes faisant partie de l’incendie général inondèrent les chambresde chauffe. Quelques matelots, plus hardis que les autres, – ilsallaient peut-être à la mort, – descendirent sur les traces d’Andréet du docteur.

On remonta sur le pont les tristes victimes de cette horrible etmystérieuse catastrophe.

Le maître mécanicien, en respirant l’air pur de la mer, eut letemps de murmurer ces quelques paroles à l’oreille du docteur.

– Nous sommes trahis… Les tubes sont crevés… parl’explosion… de la dynamite dans… le charbon… apporté par… un…soutier… La machine ne… fonctionne plus… l’hélice arrêtée…

Il se raidit et mourut.

Voici pourquoi le croiseur n’avançait pas.

Le temps manquait pour faire une enquête. Le steamer étaittoujours en vue. Il approchait. La partie n’était pas perdue.

Le commandant était sur la passerelle.

Il fallait mettre à la voile.

Au commandement de :

– Bordez !… Hissez les huniers !… ces voilesserrées, mais retenues par de simples fils carrés, furent établiesen un instant. Le petit foc fut hissé au même moment, et le navirese trouva en position de profiter de la moindre brise.

Le vent, hélas ! était bien faible.

L’irréparable désastre de la machine, et la mise à la voile,avaient duré moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter. Lebâtiment reprit sa marche en se dirigeant vers le steamer quiarrivait.

Quinze cents mètres encore, et ils se trouvaient bord àbord.

Trop tard !…

L’avant du naufrageur surgit une seconde fois des ténèbres.

Le commandant sentit les battements de son cœur s’arrêter. Delarges gouttes de sueur ruisselaient de son front.

Cette fois les mesures du bandit étaient bien prises. L’abordagemathématiquement calculé était inévitable.

L’Éclair ne pouvait plus arriver à temps pour se jeterdevant le flanc du steamer, et opposer à un irrésistible choc lesplaques de son blindage d’acier.

Cinq secondes encore… et c’était fini.

L’artillerie seule pouvait peut-être sinon arrêter l’élan dupirate, lui faire au moins une avarie sérieuse, et peut-êtreenrayer le mouvement de sa mystérieuse machine.

– Les enfants ! disait en ce moment le maîtrecanonnier Pierre, qui n’avait pas plus que les autres quitté labatterie de bâbord, on vient de détraquer notre machine.

« Le linge de Jean Ledoux, de Joseph Kentic et de biend’autres encore est lavé pour toujours.

« Pauv’ vieux matelots ! Nous marchons à la voile, àprésent.

« S’agit pas que les canonniers la dansent comme leschauffeurs. On ne sait vraiment plus ce qui se manigance sur lebateau.

« Faut ouvrir l’œil, et visiter un peu lespièces. »

Il mit aussitôt la main sur la culasse mobile, et tirabrusquement à lui.

La lourde pièce obéit sans effort à la traction et s’ouvrit…

– Quand je te le disais, les canonniers !… Lesbrigands qui ont mis des pétards dans le charbon ont calé leslinguets de sûreté. La culasse ne ferme plus, et tout est paré àfaire feu. La pièce est chargée. Le cordon tire-feu est enplace…

« Ça va encore crever comme dans le temps sur leSuffren !… Pas une seconde à perdre…

« Un homme à tribord pour avertir les autres. »

Trop tard !…

– Feu de bordée !… Tribord !… Feu !… tonnala voix du commandant.

– Malheur, s’écria le maître canonnier. Les tribordaissont…

Il n’acheva pas… La batterie gronda. Le bandit devait être,selon l’expression de Pierre, arrêté au vol !

Mais au lieu du râlement bien connu de l’obus se vissant dansles couches d’air, on entendit un bruit sourd, étouffé, semblable àla détonation d’un fourneau de mine qui saute.

Le vieux matelot ne s’était pas trompé. Une main criminelleavait mutilé les fermetures mobiles. Le point d’appui manqua tout àcoup pour contrebalancer la force d’expansion des gaz produits parla déflagration de la poudre ; l’effroyable poussée qui devaitchasser les projectiles des pièces et les pousser à leur but, eutlieu en arrière.

Et quelle poussée ! quand on pense que la charge de poudreproduit une quantité de gaz capable d’envoyer à 10 kilomètres unobus de cent cinquante à deux cents kilos !

Les cloisons s’abattirent, effondrées comme sous l’irrésistibleeffort d’un titan.

L’âcre fumée se répandit dans l’entrepont à travers la brèchebéante.

Des cris de rage et de douleur s’élevèrent à la vue de cettenouvelle mutilation.

Dix hommes tués ou blessés gisaient sur le plancher de labatterie.

Les pièces étaient hors de service.

Le corps d’un pointeur, dont la tête avait été broyée par laculasse, était agité de soubresauts convulsifs. Les deux brasbattaient dans le vide.

Du col arraché jaillissaient d’énormes jets de sang.

Plusieurs servants se tordaient, en proie à d’horriblesdouleurs. D’autres se traînaient en hurlant sur leurs membresfracassés.

Ce malheur, aussi terrible et non moins irréparable que celuisurvenu dans la machine, compromettait gravement le croiseur etl’empêchait de porter secours au paquebot désormais condamné.

Malgré sa haute expérience, malgré ses minutieuses précautions,le commandant ne pouvait ni prévoir, ni empêcher de semblablesdésastres.

Que peuvent le courage, la force, l’habileté, contre la trahisonqui veille minute par minute, épie lâchement, et déjoue toutes lesmesures loyalement prises ?

Il n’est pas au pouvoir de l’homme de se multiplier à ce pointqu’il puisse tout faire par lui-même.

Honte et malédiction sur les traîtres !…

Impuissant, muet, glacé d’horreur, le malheureux officier,debout sur la passerelle, fouille de ses ongles sa poitrine quesoulève un sanglot.

Aux imprécations des marins de l’Éclair répond uneclameur d’épouvante poussée par les cinq cents passagers de laVille-de-Saint-Nazaire.

Le naufrageur, emporté par un irrésistible élan, l’atteint enplein flanc… à la flottaison !

Son éperon disparaît tout entier dans une brèche énorme, oùs’engouffrent à l’instant des torrents d’eau.

Puis, le bandit se recule, et cherche à dégager son avant, grâceà son mystérieux moteur.

Le transatlantique s’arrête. Il est frappé à mort. Les feux desa machine s’éteignent.

Les cloisons étanches éventrées deviennent inutiles.

Il ne gouverne plus, c’est un noyé qui se débat.

– À la mer les embarcations !… crie le commandant del’Éclair, qui suit d’un œil atterré cet horribledrame.

La grande chaloupe, le canot-major, le youyou, la yole, glissentaussitôt sur les palans, et nagent avec fureur vers le point oùs’enfonce le paquebot qui s’emplit de bruits sinistres et semblerâler.

L’eau monte, envahit toutes ses cavités et fait gémir sacharpente.

Il s’enfonce à vue d’œil.

Un mouvement saccadé d’avant en arrière le secoueconvulsivement, comme le hoquet de la mort, la poitrine d’unagonisant. Les mâts battent l’air comme rompus à leuremplanture.

Sur le pont, c’est un spectacle affreux, un pêle-mêle affolé degens hagards.

Ils ne veulent pas mourir… Leur heure n’a pas encore sonné… Derauques blasphèmes couvrent des prières désespérées…

Aux dernières lueurs qui les éclairent, on voit, affreusementconvulsées par l’épouvante, des figures de damnés, à côté devisages calmes et résignés comme ceux des martyrs.

Quelques-uns pris de vertige se jettent à la mer, et abrègent dequelques secondes le temps qui les sépare du moment fatal.

D’autres se précipitent aux embarcations déjà pleines jusqu’auxbords avant même d’être lancées à la mer.

Tout homme faible ou robuste, est étreint par dix femmessuppliantes.

Il y a des égoïsmes ignobles qui se donnent carrière. Là desavares étreignent convulsivement leur trésor, et marchandent leursalut aux hommes de l’équipage.

Ici des vieillards et des enfants refoulés, écrasés sous lespieds de gens que la terreur rend fous.

Des mères se débarrassent du cher fardeau de leurs petits, poursauter plus légères dans les canots.

On voit aussi des dévouements sublimes. On assiste à des débatshéroïques entre des parents ou des amis qui, eux, du moins, luttentà qui cédera sa place à l’autre !…

Le steamer oscille follement. On entend un roulement sonore,comme celui de la glace qui craque. Il tourne deux ou trois foissur lui-même avec une rapidité vertigineuse.

L’air contenu à l’intérieur est comprimé avec une forcecolossale. Enfin, toutes les barrières élevées par la main deshommes cèdent en même temps. Le navire saute comme si une tonne depoudre faisait explosion dans la cale. Il s’engloutit au milieud’une clameur rugissante de rage et de désespoir…

Un tourbillon se forme en entonnoir à la place où il a disparu.Les chaloupes surchargées ne peuvent remonter cette murailleliquide. Elles sont comme aspirées au fond du gouffre qui sereferme aussitôt.

La mer reprend impassiblement son niveau. La gigantesque fosseest comblée.

Sans la présence de quelques naufragés nageant éperdus, nul nepourrait se douter de cette hécatombe humaine !…

La grande chaloupe de l’Éclair arrive à force de rames.Le croiseur désemparé vient aussi, bien lentement, en tirant desbordées ; le vent est faible et, pour comble de malheur,défavorable.

Sa lumière éclaire comme en plein jour les flots, sur lesquelsroulent, accrochés aux épaves, les derniers survivants. On lesrecueille un à un, épuisés, haletants.

L’embarcation est bientôt pleine à couler, le bordage est au rasde la lame.

Mais quelle dernière et terrible infortune est encore réservéeaux quelques malheureux échappés par miracle à cette effroyablecatastrophe ?

Ils sont donc tous condamnés ?

Comme tout à l’heure le steamer, la chaloupe envahie par l’eausombre à son tour.

Le patron, la sentant s’enfoncer, allonge machinalement les braspour nager. Il met la main sur un morceau de bois rond quiflotte.

– Mille démons ! s’écrie-t-il, c’est lenabe[4] .

« Nous sommes perdus !… Je veux manger le cœur auscélérat qui l’a arraché !

– À nous ! crient cinquante voix terrifiées ! Ànous !…

Un canot, monté par trois marins de l’Éclair, arrive aumoment où s’enfonce la chaloupe.

Bien loin de porter secours aux naufragés, ils font force derames pour se dérober au plus vite.

Le commandant du croiseur, les voyant gagner au large, leur criede stopper. Ils n’obéissent pas, ils se courbent sur leurs avironset nagent désespérément.

Plus de doute… Ces trois hommes sont les complices du bandit quise cache dans la nuit ; ce sont les traîtres qui ont désemparéla machine au moyen de matières explosibles cachées dans lecharbon, qui ont mis hors de service la moitié de l’artillerie, enmutilant les culasses mobiles.

– Feu sur le canot !… Feu !… s’écrie le capitainede frégate.

Une vingtaine de coups de fusil éclatent…

Comme si cette détonation était un signal, un éclair illuminesoudain les flots. Un projectile, venant du large, passe avec unronflement saccadé au-dessus des naufragés…

On entend un coup de canon !…

L’appareil électrique du croiseur est broyé. Ce dernier n’a plusque ses feux réglementaires de tribord et de bâbord, ainsi que sonfeu blanc du mât de misaine.

Le naufrageur n’est pas loin. Ce terrible bâtiment, qui nemarche ni à la voile ni à la vapeur, a bien effectivement del’artillerie…

Il s’avance avec la vélocité d’un squale. Sa coque sombre glissesans bruit sur les flots. Il évolue rapidement du côté du canot quidisparaît derrière lui. Les trois hommes qui ont échappé aux ballesdes matelots de l’Éclair, s’accrochent à des manœuvres quipendent à l’arrière, et se hissent à bord en un clin d’œil.

On dirait qu’il va se ruer maintenant sur le croiseur, et tenterde l’éventrer à son tour. Celui-ci se tient sur la défensive et luiprésente son éperon.

Il n’en est rien. Par une dernière et insolente bravade, ilvient passer à trente mètres à peine et disparaît bientôt dans untourbillon d’écume, avec la rapidité d’un train express…

Mais pas si vite cependant, pour qu’au milieu du silence de mortqui plane en ce moment sur les flots tranquilles on n’entendedistinctement un mot tomber du haut de la mâture.

Ce mot, crié à pleine poitrine par une voix grêle et perçante,c’est :

– Santiago !…

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