Le Tour du Monde d’un Gamin de Paris

Chapitre 4

 

Trahison. – Cinq contre cinq. – Un gendarme qui a le mal demer peut néanmoins faire d’excellente besogne. – Un prisonnier. –Ce que c’est qu’un attoll. – Les immenses travaux des infinimentpetits. – Il faut en finir. – Le tombeau du Vaisseau de proie. – Enavant ! – Éclairage sous-marin. – Une torpille. – La voie estlibre. – En tirailleurs. – Ennemis invisibles, mais terribles. –L’explosion d’une mine et ses conséquences. – Celui qu’onn’attendait plus.

 

Au cri du pilote, les lames courtes et basses furent commecoupées en biais par un objet dont il était impossible dedéterminer la nature.

Animal ou projectile, sa vitesse fut incalculable, son passageinstantané. Cela fila à dix mètres à peine de l’avant del’embarcation. Les passagers entendirent un bruit strident, râle decétacé, ou sifflement d’obus qui s’éteignit presque aussitôt.

– Il était temps, fit le timonier.

Au même moment, un roc émergeant à trois ou quatre encablures,éclata. Une détonation sourde retentit, un énorme fragment dematière jaillit dans les flots, un nuage blanc surgit, en forme desphère, puis s’étala.

– Tiens, dit Friquet, paraît qu’il grêle de la fonte.

– Obus à fusée percutante, et d’un vrai calibre, reprit lematelot Bernard.

– Mais, continua le docteur, on dirait que ça nous estdestiné.

– Oui, dit le pilote.

– Qui diable s’amuse à nous prendre pour une bouée servantde but dans un exercice à feu ?

– Nous ne sommes pas au polygone ici…

– Non, mais à moins de dix mille mètres des pirates.

– Pas possible.

– Si.

– Tant mieux.

Un second coup, mieux dirigé, enleva net le bout-dehors dubeaupré, dont les sous-barbes pendirent, faute d’appui.

– Mais enfin, qui diable nous canarde comme ça ?gronda le gamin furieux.

– Navire à tribord, fit le pilote, qui, comme feuBas-de-Cuir, parlait peu, et riait silencieusement.

– Tiens !… sommes-nous bêtes.

– Friquet, mon garçon, parle pour toi, reprit le docteur.Notre modestie bien connue nous empêche de nous associer à cecompliment, plus… bienveillant que mérité.

– Oui, mais avec tout ça, si nous n’arborons pas unpavillon quelconque, blanc, jaune ou vert, un morceau de chiffon…Enfin, nous allons recevoir, en plein ventre, quatre cents livresde métal.

– Ça, c’est une idée.

Le pavillon français fut hissé à la pomme du mât. Friquet, quijoignait à la langue d’un Parisien l’agilité d’un quadrumane,s’était hissé, à l’aide d’un étai, jusqu’au haut du grand mât… Sonœil interrogeait anxieusement l’horizon.

Un grand vaisseau, aux formes effilées, mais qui paraissaitgravement avarié, évoluait lentement à travers les récifs. Un largepanache de fumée noire sortait, en s’étranglant, de sa cheminéetrop étroite.

– L’Éclair ! hurla le gamin. C’estl’Éclair ! Il nous a vus… peut-être reconnus, puisquele feu a cessé… »

Il n’avait pas encore achevé sa phrase qu’un coup de feuretentit. C’était la détonation aiguë d’une carabineaméricaine.

Le petit Parisien dégringola ou, plutôt, se laissa glisser lelong de son étai, et arriva sur le pont, la face souillée desang.

– Mille tonnerres de Paris ! on s’assassine doncici ?

Comme si le coup de carabine eût été un signal, les cinq hommesde l’équipage, armés jusqu’aux dents, se ruèrent sur lespassagers.

Le timonier resta seul à la barre.

– Cinq contre cinq, cria André, d’une voix de tonnerre. Lapartie est gagnée.

Le gendarme, en proie à toutes les horreurs du mal de mer, seleva d’un bond et dégaina. Il était pâle comme un spectre, non depeur, le brave homme, mais quel héroïsme peut tenir contre lanausée ?

Son nez seul avait conservé ses tons violets : on eût ditune fraise piquée dans un fromage à la crème.

L’émotion et la colère qui la suivit arrêtèrent les soubresautsde son estomac.

– Paraît que ça va chauffer, dit-il en se mettant en garde,prêt à s’élancer.

Le docteur, en homme familiarisé avec l’armement d’un bâtiment,avait bondi à l’arrière et saisi la hache servant en cas de besoinà couper l’amarre de la bouée de sauvetage.

Avec une vigueur qu’on n’eût pas attendue de son grand corpsmaigre et tout dégingandé, il maniait le lourd instrument avec ladextérité d’un bâtonniste jonglant avec une canne.

André, mis en joue par un des gredins, se jeta à corps perdu surlui. Le coup partit, la balle coupa un hauban… Les deux hommesroulèrent sur le pont.

Bernard le matelot, qui seul était susceptible de faire évoluerla roue du gouvernail s’attaqua intrépidement au timonier.

Ce dernier, tout en maintenant la barre de la main gauche,saisit un revolver et ouvrit un véritable feu de file sur le bravematelot que cette pétarade n’eut pas le privilège d’émouvoir.

Friquet avait déjà étalé sur le dos un grand diable d’Anglaisqui, le sabre d’abordage d’une main et le revolver de l’autre,semblait dédaigner un si chétif adversaire. Ce fut un tort, car ilheurta rudement du nez et du poitrail les planches du panneau.

– Un… et deusse ! ricana-t-il en se mettant en garde,non sans avoir préalablement mis la main sur le revolver, comme unchat la griffe sur une saucisse.

« Et comme ça… on voudrait faire de la peine à ces bonsFrançais, qui ont, sans marchander, payé comptant l’affrètement decette coquille de noix… Allons, mes petits agneaux, vous vousfourrez le doigt dans l’œil jusqu’à la cervelle.

« Pas de bobo ! ça va être drôle. »

Quoi qu’en eût dit André, la partie était loin d’êtregagnée ; tout au plus si elle était égale. Il est vrai que nosamis, braves jusqu’à la témérité, s’étaient, en hommes rompus à lavie d’aventures, bientôt mis sur la défensive.

Les armes leur manquaient, ils en avaient conquis. La surpriseétait manquée, sans doute, mais ce n’était qu’uneescarmouche : la bataille allait commencer.

Elle fut courte, mais terrible.

Nul n’était blessé. Friquet, barbouillé de sang, comme un« saladériste » en travail, n’avait qu’une simpleégratignure. La balle Remington, effleurant le lobe inférieur del’oreille gauche, du petit homme, produisait cette hémorragieviolente, mais sans danger.

Après quelques secondes de trêve, les dix hommes se ruèrent lesuns sur les autres avec une irrésistible furie.

De rauques jurons, expectorés en allemand et en anglais,sortaient des poitrines des agresseurs qui croyaient d’abord avoirbon marché des Français, mais que la verte réplique de ceux-ciavait quelque peu déroutés.

C’étaient de vrais gredins, d’indomptables damnés, des complicesdes Bandits de la Mer.

Bernard commença l’attaque. Les coups du revolver du timonier,mal ajustés, avaient été sans effet. L’arme à feu est mauvaise surun bâtiment de faible tonnage. Le tangage et le roulis font dévierles projectiles…

Le coquin, étreint comme dans un étau par les dix doigts de ferdu matelot français, bleuit et tira la langue.

– Crève donc, mauvais cabillaud, gronda-t-il.

L’autre se raidit et lâcha la barre.

Le secours lui arrivait : un de ses complices, faisanttournoyer comme une massue sa lourde carabine qu’il tenait par lecanon, l’abattit sur la tête de Bernard, qui, le dos tourné,n’avait, en aucune façon, conscience du danger qu’il courait.

Il était perdu ! Mais Barbanton vit le péril. S’il n’avaitpas le pied marin, il maniait le sabre comme un premier maître decontrepointe. Et il avait le bras long… mais long.

Sa lame étincela, et tomba avec un bruit de couperet sur un desbras qui fut fauché du coup. La crosse dévia et tomba sur l’épaulede Bernard qui fléchit, mais ne desserra pas son étreinte.

– Tapé !… gendarme, cria le gamin.

L’homme, ainsi mutilé, tomba. Deux jets de sang, rouges etécumeux, sortaient de son moignon sanglant, avec des intermittencescorrespondant aux battements du cœur.

– Et d’une !… criait-il de sa voix decommandement.

– Et de deux, continua le docteur, qui l’épaule entaméed’un coup de couteau, fendait jusqu’aux oreilles, d’un coup de sahache, la tête d’un malandrin, qui croyait casser comme uneallumette cet adversaire, dont les dimensions rappelaient cellesd’un manche de contrebasse.

André et son ennemi, enlacés comme deux lutteurs, se tordaienten roulant sur le pont. De rauques rugissements s’échappaient deleurs gorges serrées. Leurs membres rigides contractés, comme parle tétanos, étaient inextricablement enlacés.

Le gendarme et le docteur, leur exploit accompli, envisagèrentd’un rapide coup d’œil la situation, qui, en somme, n’étaitaucunement compromise, au contraire.

– À moi ! cria Friquet.

Le brave Parisien se défendait désespérément contre deux hommesauxquels il tenait tête avec sa vaillance accoutumée. Il avaitdéchargé, comme un étourdi, à l’aventure, son revolver, et, selonson habitude, il avait manqué, à bout portant, l’homme qu’ilvisait.

Le gamin désarmé, bondissait de droite et de gauche, mais chasséde recoin en recoin, comme un rat poursuivi par des bull-dogs, ilavait fini par être acculé à l’avant.

Le docteur et le gendarme s’élancèrent.

– Rendez-vous !… cria, de sa voix de tonnerreBarbanton qui ponctua son ordre d’un léger coup de pointe, au basdes reins de l’un deux.

Le gendarme, très bon enfant, et un peu facétieux, ne voulaitpas la mort du pécheur. Sa mission était de trouver des délinquantset de les arrêter. Il n’avait garde d’y manquer, et ne faisaitusage de ses armes qu’à la dernière extrémité, dans le cas enfin delégitime défense : c’est le règlement.

Le docteur ne dit pas un mot, mais sa hache s’abattit uneseconde fois. Le bandit, frappé au côté droit de la tête, d’unterrible coup, chancela et roula, la joue pendante, l’oreillecoupée, les dents à nu, et grimaçant hideusement au milieu dechairs rouges.

L’homme, lardé par le gendarme, se retourna comme un taureaupiqué par un taon. Il était, ainsi que le docteur, armé d’unehache. Une désagréable surprise l’attendait au moment où il opéraitsa volte-face : la pointe agile de Barbanton s’en vintdélicatement, doucement même, s’appliquer sur sa gorge, à quelquescentimètres au-dessous de la « pomme d’Adam » ; sapeau craqua, une goutte rouge perla.

– Bougez pas !… continua impérativement Barbanton.

« Vous êtes mon prisonnier ! »

L’autre voulut reculer. Il tomba dans les deux bras de Friquet,qui le « ceintura » lestement, l’enleva en deux temps dedessus les planches, et le jeta sur le dos, d’un vigoureux coup dereins.

André, pâle, à demi suffoqué, se soutenant à peine, se relevaiten poussant un long cri de triomphe, pendant que son adversaire, uncouteau planté jusqu’au manche entre la quatrième et la cinquièmecôte, restait immobile sur le dos, les yeux grands ouverts, etrâlait une courte agonie.

Le jeune homme, auquel l’imminence du péril avait rendu tout sonsang-froid, avait aperçu, près du panneau du pont, un couteau,tombé de la ceinture d’un des bandits, et avait réussi à s’enemparer.

Enfin, au moment où Barbanton, fidèle à la tradition, ficelaitson prisonnier avec une dextérité attestant une longue habitude,Bernard assommait d’un solide coup de poing son antagoniste auxtrois quarts étranglé, et l’envoyait, par-dessus le bordage, fairecampagne parmi les requins, dont les ventres argentés luisaientdans le sillage de l’embarcation.

Celui que la hache du docteur avait d’abord abattu, et celuidont André venait de percer si galamment le torse, suivirentfraternellement le même chemin.

Quant à l’amputé du gendarme et à la seconde victime du docteur,leur état nécessitait des soins immédiats.

L’excellent homme, qui, de médecin, se transformait aussitôt ensoldat, redevenait plus volontiers encore guérisseur.

Bernard avait tout d’abord saisi la barre, et l’embarcationévoluait entre ses mains avec toute la précision désirable.

André, complètement remis, après avoir absorbé une large lampéed’air, servit d’aide au docteur qui, sans perdre un moment, tira desa poche son inséparable trousse et opéra la ligature desartères.

Il était temps : le patient, livide, exsangue, la sueur aufront, la respiration éteinte, allait mourir d’épuisement. Il futdescendu dans l’entrepont, et allongé sur des couvertures.

Le tour de l’autre vint bientôt. Il était complètement évanoui.Sa blessure, avons-nous dit, était horrible. Le docteur, à sa vue,fit une grimace significative.

– Sacrebleu, un beau coup… murmura-t-il, oubliant toutd’abord qu’il en était l’auteur, et l’auteur bien volontaire.

André sourit malgré lui.

L’homme avait une contracture permanente de la face, du côtéopposé au siège de la blessure. Cette particularité frappa toutd’abord le chirurgien qui continua son monologue.

– Diable !… diable !… fracture du rocher…épanchement séreux par l’oreille…

« C’est un homme perdu. Ma foi, tant pis. S’il n’y avaitpas cette diable de fracture, on pourrait, avec une douzained’épingles, lui fabriquer un museau présentable. »

Une douzaine d’épingles !… Le docteur en parlait vraiment àson aise. On peut juger par là des dimensions de la plaie, sachantque dans la suture entortillée, les épingles sont enfoncées à deuxcentimètres l’une de l’autre, dans les solutions de continuité.

– Maudite fracture ! Rien à faire… Sacrebleu !Rien à faire !

« Allons, transportons ce gaillard-là à l’infirmerie.Advienne que pourra. Après tout, il y a bien un peu de safaute. »

Barbanton, majestueux comme l’autorité, procédait àl’interrogatoire du prisonnier. Il s’était constitué en conseil deguerre.

L’accusé, qui avait le type anglais, comprenait peut-être lefrançais, mais il opposait un mutisme obstiné à toutes lesquestions.

Peu importait au « conseil de guerre », qui continuaitimperturbablement, écrivait son interrogatoire sur un petit carréde papier, et se contentait de cette simple mention :

« L’accusé ne répond rien. »

Le gendarme, pour cette fois, était sûr de son fait. Iln’appréhendait en aucune manière cette ridicule accusation que letribunal de Cardwell avait articulée contre lui, lorsqu’il avaitverbalisé contre les « gensses » qui voulaient dévorerdes humains.

Le pavillon français flottait au mât. Le délit avait été commissur un bateau français, et Barbanton, président, conseil de guerre,greffier et force armée tout à la fois, usait d’un droitabsolu.

– Vous ne voulez pas répondre ?… à votre aise… vousserez pendu.

Le prisonnier se mit à rire.

– Pendu !… vous prétendez que je serai pendu… dit-ilen assez bon français. Vous ne savez donc pas qui je suis et oùvous vous trouvez maintenant.

« Vous êtes les plus forts en ce moment, mais vous êtesperdus.

« Vous cherchez, n’est-ce pas, ceux que vous appelez lesBandits de la mer ?… les mystérieux matelots duVaisseau de proie !…

« Le vaisseau de proie est invisible !… LesBandits de la mer ne meurent pas.

« Vous croyez donc bien naïfs, et le maître, et ceux quilui obéissent.

« Cette embarcation que vous montez, leur appartient ;nous sommes leurs complices. Vous avez triomphé. Simple hasard.Votre présence ici va être signalée à qui de droit, si elle nel’est déjà. Votre croiseur découvrira l’attoll, soit ! Maisjamais un seul homme n’y entrera vivant, car les abords en sontimpénétrables à tout autre qu’à nous.

« Et maintenant, l’attoll n’est pas loin. Dans moins dedeux heures vous apercevrez les cocotiers.

« Voici l’Éclair qui arrive à toutevapeur ! »

C’était, en effet, l’Éclair qui, prenant tout d’abordl’embarcation pour ce qu’elle était, et aussi pour ce qu’ellen’était pas, avait ouvert sur elle un feu qui faillit lui êtrefatal.

Habilement dirigé par Bernard, le petit bâtiment accosta bientôtle cuirassé, où nos amis, que l’on croyait encore une fois perdus,reçurent l’accueil que vous pouvez penser.

Le commandant ne fut nullement étonné du dernier exploit desgredins qu’il poursuivait. Ne possédaient-ils pas des complicesdans le monde entier !

N’était-il pas naturel, qu’étant donnée leur organisation,quelques-uns se tinssent à proximité des repaires, dans les lieuxhabités d’où une expédition serait susceptible de partir.

On a vu comment l’événement trompa leur attente. Ils comptaientavoir bon marché des naufragés qu’ils voulaient faire disparaître,puis, aller prévenir leurs complices de l’arrivée du croiseurfrançais, dans le cas où, connaissant rigoureusement et laconfiguration et la destination de l’attoll, ils commenceraientl’attaque.

Le commandant de Valpreux touchait au but. Il ne voulait pasqu’un seul des bandits pût échapper ; il manœuvra enconséquence. Comme les coups de canon devaient leur avoir donnél’éveil, il était inutile de ruser.

L’attoll était en vue. La nuit venait. Le fanal électrique,hissé à la hune, darda ses rayons éclatants sur le récif quiapparut visible comme en plein jour, et sur lequel les lunettesmarines furent braquées, de façon que pas un seul mouvement ne pûts’y produire sans être aussitôt signalé.

On devait opérer une reconnaissance le lendemain à la premièreheure.

Le mot d’attoll est souvent revenu dans la troisièmepartie de ce récit. Pour bien en comprendre la signification, pourbien se rendre compte aussi du drame qui va se dérouler, une courtedigression est ici nécessaire.

On donne le nom d’attoll à des îles formées par lescoraux. Elles affectent, généralement, une forme circulaireempruntée à celle des cratères de volcans sous-marins, sur lesquelsles polypiers ont commencé leur travail.

C’est un spectacle vraiment surprenant, comme dit l’illustreDarwin[7] , que celui de cette barrière contrelaquelle vienne se briser les lames écumantes de l’océan toujoursfurieux.

Il recouvre presque constamment, les récifs de ses eaux, et l’oncomprend, sans peine, qu’il doive être un ennemi tout-puissant,presque invincible. Il est pourtant vaincu par des moyens qui nousparaissent tout d’abord singulièrement faibles et inefficaces.

Ce n’est pas que l’Océan épargne le rocher de corail. Lesimmenses fragments épars sur le récif, accumulés sur les côtes oùs’élèvent les cocotiers, prouvent, au contraire, la puissance deseaux.

Cette puissance s’exerce incessamment.

La grande vague causée par l’action douce mais constante desvents alizés, soufflant toujours dans la même direction sur unesurface considérable, engendre des vagues ayant presque toujours laviolence de celles que nous voyons pendant une tempête dans lesrégions tempérées.

Ces lames viennent heurter le récif, sans jamais se reposer uninstant. Il est impossible de les voir sans rester convaincu qu’uneîle, fût-elle composée de porphyre, de granit ou de quartz,finirait par succomber devant cette irrésistible pression.

Cependant ces insignifiants îlots de corail résistent etremportent la victoire : c’est qu’ici une autre puissancevient jouer son rôle dans le combat.

Les forces organiques empruntent, un par un, aux vaguesécumantes, les atomes de carbonate de chaux pour les transformer enune construction symétrique.

Que la tempête les brise, si elle veut, en mille fragments,qu’importe ! Que sera, d’ailleurs, ce déchirement passager,relativement au travail de myriades d’architectes toujours àl’œuvre, nuit et jour, pendant des années, pendant dessiècles !

N’est-ce pas, en effet, une étrange et merveilleuse chose, quede voir le corps mou et gélatineux d’un polype vaincre, à l’aidedes lois de la vie, l’immense puissance mécanique des vagues d’unocéan, puissance à laquelle l’industrie de l’homme et les œuvresinanimées de la nature n’ont pu résister avec succès !

Enfin ! chose plus extraordinaire encore ! que lelecteur aura peine à croire, c’est que cet indestructible récifs’accroît exclusivement par le bord extérieur toujours battu parles vagues.

Un mot encore sur ces infiniment petits.

Un des récifs les mieux étudiés jusqu’à présent est l’attollKeeling, visité entre autres par le capitaine Ross et Darwin.

La partie enfermée dans la zone circulaire formée par labarrière corallienne, se nomme le lagoon ; latranquillité de cette belle mer vert émeraude, offre un singuliercontraste avec la fureur de celle qui vient de la haute mer, et quise rue perpétuellement sur l’anneau.

Le lagoon de l’attoll Keeling est presque rempli par de la bouede corail.

Le capitaine Ross a trouvé enfoui dans le conglomérat, sur lacôte extérieure, un morceau de grès arrondi, un peu plus gros quela tête d’un homme.

Cette trouvaille lui causa tant de surprise qu’il emporta lapierre et la conserva comme une curiosité. Il est fortextraordinaire, en effet, qu’on ait trouvé cette unique pierre, àun endroit où tout ce qui est solide est composé de matièrescalcaires.

Darwin qui eut connaissance du fait, en conclut, faute demeilleure explication, qu’elle avait été transportée en cetendroit, par les racines de quelque gros arbre.

D’autre part, il n’osait donner une grande valeur à cette cause,en considérant l’immense distance à laquelle se trouve la terre laplus rapprochée, en pensant à toutes les chances qu’il y a pourqu’une pierre ne soit pas ainsi emprisonnée, pour que l’arbre tombeà la mer, pour qu’il aille flotter aussi loin, qu’il arriveheureusement, et que la pierre vienne se placer de façon à êtredécouverte.

Darwin fut donc fort heureux de voir cette explication confirméepar Chamisso, le savant naturaliste qui a accompagné Kotzebue.

Il constata que les habitants de l’archipel Radack, grouped’îles de corail, situées au milieu du Pacifique, se procurent lespierres nécessaires pour aiguiser leurs outils, en cherchant dansles racines d’arbres amenés par les vagues sur les côtes de leursîles.

Il est évident qu’on a dû en trouver plusieurs fois, puisque laloi du pays déclare que ces pierres appartiennent aux chefs, etordonne que quiconque s’en approprie une soit puni.

Quand on considère la situation isolée de ces petites îles aumilieu d’un immense océan, la grande distance à laquelle elles setrouvent de tout autre que des îles de corail, ce qui est attestépar de hardis navigateurs, la valeur que les habitants attachent àla possession d’une pierre, la lenteur des courants, il sembleréellement étonnant que des pierres puissent ainsi êtretransportées.

Il se peut que ces transports soient plus fréquents que nous lepensons ; en effet, si le sol sur lequel elles viennentatterrir, n’était pas composé uniquement de corail, c’est à peinesi elles attireraient l’attention, et, en outre, on nes’imaginerait certainement pas leur origine.

C’était dans un îlot analogue que les Bandits de la Meravaient établi leur quartier général.

Celui-ci était de très petites dimensions, et rigoureusementcirculaire.

On sait qu’un étroit chenal coupait le récif corallien, etpermettait au vaisseau l’entrée du lagoon qui devenait ainsi unport en pleine mer.

L’anneau, planté de cocotiers, avait à peine quarante mètres delargeur, et deux mètres environ de hauteur.

Des cavernes avaient, sans doute, été creusées et aménagées parles pirates, afin de répondre aux besoins de leur existenceaventureuse.

Défendue par des torpilles, cette citadelle était inexpugnable.Et d’ailleurs, comment supposer que cet îlot perdu au milieu d’unocéan sans bornes, hors de la route habituellement suivie par lesnavigateurs, et dont nulle carte marine ne faisait mention, pouvaitservir de retraite à des êtres humains !

Si le commandant du croiseur n’avait pas été averti de sonexistence et de sa destination, ce n’est certes pas dans ce lieudésert qu’il fût venu opérer ses recherches.

Il n’y avait pas de temps à perdre. Son plan fut vitetracé : reconnaître l’attoll, s’en approcher le plus possiblesans courir de risques, aborder, puis, le fouiller en tout sens, etdécouvrir l’entrée du mystérieux repaire.

Ce n’était point chose facile… Il était aisé de prévoir que lesréprouvés avaient accumulé sur ce point toutes leurs ressourcesoffensives et défensives.

Des difficultés de ce genre n’étaient pas susceptibles d’arrêterun moment l’officier de marine, qui avait couru bien d’autrespérils, et traversé des passes non moins dangereuses.

Il fallait donc en finir.

L’attaque résolue, l’Éclair s’embossa à deux millemètres à peine des récifs, ses deux pièces de tribord chargées,l’une à mitraille, l’autre à obus.

La chaloupe à vapeur se dirigea lentement, vers l’attoll, afind’en explorer le bord extérieur. Au centre du bassin corallien,sommeillait, ainsi qu’un monstre marin le Vaisseau deproie démâté, recouvert d’une immense enveloppe noire, commeun cercueil sous le drap mortuaire.

La chaloupe était montée par un équipage de fusiliers brevetés,au nombre d’une trentaine. Le bordage, faisant face à la muraillede corail, avait été crénelé avec les hamacs roulés. Dans chaqueembrasure se tenait un homme, le fusil Gras prêt à faire feu.

Ainsi abrités, les matelots, fouillaient d’un œil avide chaquefissure, chaque anfractuosité.

Le voyage circulaire dura près d’une heure. Rien n’avait bougésur l’îlot, habité seulement par les crabes géants, quidéchiquetaient avec leurs pinces formidables les cocos tombés desbranches.

N’eût été la présence du vaisseau, le commandant eût cru que lesupplicié l’avait mystifié avant d’être fusillé.

– Allons, dit M. de Valpreux comme un homme quiprend tout à coup une résolution, aux grands maux les grandsmoyens.

« Avant de tenter la capture de ce bâtiment, je vaisessayer de le faire sortir de ce sommeil vrai ou simulé. Puisqueles abords de la crique sont défendus par des torpilles, je vaislui envoyer comme premier avertissement un obus àmitraille. »

Ordre fut aussitôt donné de pointer une des pièces sur lamuraille noire qui émergeait de deux mètres à peine.

L’équipage fut alors témoin d’un phénomène étrange.

Comme si le navire eût eu conscience de la menace suspendue surlui, il s’agita brusquement. Une trépidation rapide le secoua del’avant à l’arrière. Il oscilla sur sa quille, puis, on le vits’enfoncer en moins de dix secondes. L’eau bouillonna à la place oùil venait de disparaître, une sorte d’entonnoir se forma, puis lesflots reprirent peu à peu leur niveau.

Notre vieux camarade Pierre le Gall, ébahi, ne sachant s’ilrêvait tout éveillé, resta un instant tout abasourdi derrière sapièce, sa bonne face tannée reflétant l’expression que revêt celled’un chasseur devant lequel le gibier s’envole au moment où sondoigt allait serrer la détente du fusil.

– Tonnerre à la toile ! gronda le maître canonnier.J’ai vu bien des choses extraordinaires dans ma vie, mais jamais dece calibre-là.

Les matelots, intrépides en face d’un danger quel qu’il fût,semblaient atterrés devant cet escamotage en quelque sortesurnaturel.

Ils furent bientôt rendus au sentiment de la réalité.

La chaloupe, après avoir accompli son exploration, partit uneseconde fois. Le commandant avait donné l’ordre d’abattre desarbres, de faire un retranchement, et de prendre position.

L’embarcation s’approcha au plus près, un homme se dressa, prèsà bondir sur la terre ferme.

À peine la tête et les épaules émergeaient-elles de l’abriprotecteur formé par les hamacs, qu’un coup de carabineretentit.

Un léger flocon de fumée sembla sortir de terre ; lematelot, le crâne fracassé, retomba lourdement dans la chaloupe. Unsecond se leva, puis un troisième, deux coups éclatèrentsimultanément. Les projectiles portèrent avec une implacableprécision.

Trois cadavres étaient couchés sur le pont rougi.

La consigne était de débarquer. Elle devait être exécutée endépit du péril mortel qui menaçait l’équipage. L’officier quicommandait à ces braves tira son sabre. C’était un enseigne, untout jeune homme, presque un enfant. Il se leva à son tour etdit :

– En avant !

Une main de fer se posa sur son épaule, ses jambes plièrent.

– Non, capitaine, pas vous.

– Silence, quand je commande !

Une balle passa en sifflant à la place qu’occupait une secondeavant la tête de l’officier, que venait de sauver le matelot.

– Merci, Yvon. Tu iras aux fers quand nous rallieronsl’Éclair.

– Oui, capitaine, si je n’ai pas la g… cassée.

Il allait commander une seconde fois : En avant ! ets’élancer le premier quand il aperçut le signal du ralliementarboré à bord du croiseur.

Il quitta la place à regret.

Le supplicié avait dit vrai. L’attoll était habité. Il servaitréellement de repaire aux bandits.

Attaquer ces réprouvés avec des moyens ordinaires, il n’yfallait pas penser. Comment atteindre ces ennemis qui se tenaientcachés dans les entrailles de la terre et casematés dans uneforteresse, à laquelle les flots immenses du Pacifique servaient defossé ?

Le commandant de l’Éclair était fort perplexe. Comme illeur était absolument impossible de s’évader, levaisseau-fantôme étant échoué par plus de quarante brassesde fond, M. de Valpreux résolut d’attendre la nuit.

La chaloupe, qui par le plus grand hasard n’avait frôlé aucunetorpille, pourrait peut-être à plus forte raison, opérer sondébarquement à la faveur des ténèbres.

Il serait possible alors à une poignée d’hommes bien résolus des’installer sur le banc, et de commencer les travaux d’attaque. Ilfallait procéder comme pour le siège d’une ville, dans laquelle lasape et la mine jouent un rôle si important.

Le roc corallien était complètement inattaquable par les outilsd’acier ; on emploierait des pétards de dynamite qui,habilement placés, pratiqueraient en peu de temps une brèche.

Le reste serait un jeu pour les matelots. Et d’ailleurs, s’ilétait impossible de pénétrer dans les cavernes, on aurait pourdernière ressource d’en enfumer comme des bêtes nuisibles lesmystérieux habitants.

La chaloupe, qui était restée sous vapeur, près du croiseur, semit en route. Chacun sentait que l’action allait être décisive.

Le docteur, André et Friquet, avaient obtenu de faire partie del’expédition.

La nuit était profonde. L’Éclair avait éteint ses feux.L’embarcation glissait lentement, troublant à peine le silence parla toux saccadée de sa machine.

Mais, quelle surprise ménagent encore à leurs ennemis, cesinvisibles bandits, qui, traqués de tous côtés, pourchassés, sanstrêve ni merci, réussissent encore à tenir en échec un desvaillants équipages de la glorieuse marine française.

De tous côtés, les flots s’illuminent. Du fond de la mer,surgissent d’éclatants faisceaux de lumière. Une douzained’appareils disposés autour de l’attoll, projettent leursfulgurations à d’incroyables distances, comme autant de soleilssous-marins.

Seule, la ligne sombre du récif, se dessine circulairement aumilieu de ces feux, à travers lesquels évoluent, aveuglés, desmillions de poissons.

La chaloupe semble un point noir, perdu au milieu de cettecolossale incandescence.

– Oh ! les démons ! gronda le commandant.

L’embarcation avançait toujours. L’enseigne, penché à l’avant,insouciant du danger, indiquait la route, et scrutait attentivementles flots.

Une torpille pouvait se trouver sous l’étrave de la chaloupe. Ilfallait à tout prix éviter cette dangereuse rencontre.

– À toute vapeur !… cria-t-il d’une voix de tonnerreen apercevant, à quatre mètres à peine de la muraille de bâbord, unobjet noirâtre, semblable à un tronc d’arbre échoué entre deuxeaux.

L’embarcation fila comme une flèche.

Il était temps. Une énorme colonne d’eau, s’éleva presque aumême moment, monta en bouillonnant, éclata, en quelque sorte, puiss’écroula avec un sourd grondement.

L’objet qu’avait aperçu l’officier était bien une torpille. Ellevenait de faire explosion. La déflagration avait évidemment étéproduite par un fil électrique, car le terrible engin n’avait éténi heurté ni même frôlé.

Toutes les lumières s’éteignirent aussitôt comme parenchantement, et les témoins de cette scène étrange cherchèrent envain à percer de leurs yeux, douloureusement affectés par cebrusque changement, l’épais rideau de ténèbres.

La chaloupe avait pu passer. Refoulée par le remous, avec uneirrésistible violence, elle tangua, roula, pivota, mais conservason équilibre et continua intrépidement sa route.

M. de Valpreux, le cœur serré par une angoissemortelle, appréhendait, non sans raisons, peut-être, la perte del’équipage.

Il avait pu relever le point où la torpille venait d’éclater. Ilrésolut de s’avancer au plus près avec son navire, afin de prêtermain-forte à ses hommes, au cas où ils auraient réussi à aborder,pour les venger s’ils avaient péri.

La voie était libre. L’Éclair s’approcha. Un hourraretentissant vint enfin arracher le commandant à soninquiétude.

La chaloupe avait pris terre, les fusiliers, en hommes rompus àtoutes les surprises, s’éparpillèrent aussitôt en tirailleurs,malgré l’obscurité profonde, et tâchèrent de reconnaître laposition.

C’est cette première prise de possession qui venait d’êtresaluée du hourra entendu par le baron de Valpreux.

Ce cri de victoire n’avait certainement pas échappé aux oreillesde l’ennemi.

En effet, les fanaux sous-marins étincelèrent de nouveau,projetant, cette fois, leurs aveuglantes lueurs jusque sur lerécif, où apparurent couchés, comme incrustés au roc, lestirailleurs français.

Une fusillade serrée éclata soudain, vive, implacable, mortelle.Les bandits tiraient sans relâche par leurs invisibles embrasures,et leur feu eût été fatal aux matelots, si, en hommes soucieux deleur épiderme, ils ne se fussent prudemment « défilés »,soit derrière les arbres, soit derrière les moindres anfractuositésdu récif.

Leur situation n’en était pas moins fort critique. Elle allaitdevenir désespérée. Le tir de l’ennemi qui d’abord était malassuré, acquit bientôt une terrible précision. Les hommes tombaientsans pouvoir riposter.

– En avant ! cria à son tour le baron de Valpreux, quiarrivait à la tête de deux compagnies de débarquement.

– En avant ! répétèrent les matelots électrisés.

Au moment où ils prenaient pied sur l’îlot, ils sentirent le soltrembler sous leurs pas.

Un énorme jet de flamme sortit des entrailles de la terre, unevéritable pluie de décombres s’abattit sur eux.

On eût dit qu’un cratère de volcan venait de s’ouvrir dans lerécif, le nuage de poudre n’était pas encore dispersé, que de cegouffre surgît une forme humaine, toute noire, à peine vêtue delambeaux de vêtement.

André et le docteur s’élancèrent, Friquet se sentitdéfaillir.

Tous trois se trouvaient en pleine lumière, à dix pas à peine del’ouverture béante pratiquée par l’explosion d’une mine.

– Adli !… mossié Doti ?… moi c’é pas voiFliki !…

« Fliki !… où c’é Fliki !… moussié bonDieu !…

– Majesté !… s’écrièrent les deux hommes enlaçant lenégrillon. C’est toi mon enfant.

Friquet, les jambes brisées par l’émotion, les yeux pleins delarmes, riait et sanglotait à pleine gorge.

Le brave enfant, si intrépide devant le danger, était incapablede faire un pas et de prononcer une parole.

– Mais viens donc, toi Fliki !… moi c’é mi feu àpoude. Boum ! vous entré par li trou.

« Moi c’é content. Tiens ! embrasse.

– Ah ! mon petit frère, articula péniblement le gamin,je n’espérais plus te revoir.

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