Le Tour du Monde d’un Gamin de Paris

Chapitre 5

 

Pourquoi le négrillon se trouvait dans la caverne. –Bataille sous-marine. – La citadelle des Bandits de la mer. – Coupsmortels d’un invisible ennemi. – En retraite. – Une rencontre. –Deux anciens amis. – Comme quoi André aurait eu le plus grand tortde ne pas posséder une poigne solide. – Paradoxe de bandit. –Indignation de patriote. – Pourquoi André ne voulut pas queFlaxhant fût pendu. – Un joueur. – Le legs du pirate. –L’inondation. – Le tombeau des Bandits de la mer. –Épilogue.

 

L’entrée en scène du négrillon, quelque étrange et terriblequ’elle fût, n’avait, en somme, rien que de naturel. Le pauvreenfant, grièvement blessé, on se rappelle, lors de l’évasion deFriquet, près du Lagoa dos Patos, sur la côte sud-américaine, avaitété réintégré à bord du bâtiment négrier.

Le commandant en apprenant la fuite du gamin de Paris semblaplutôt joyeux que courroucé. Singulier homme ! Il fit donnerensuite au petit nègre les soins que nécessitait son état, puisprocéda en personne au débarquement d’une partie des noirscomposant le chargement de son navire.

Il était plein d’humanité, ce marchand de bois d’ébène.Flegmatique ainsi qu’il convient à un Yankee pur sang, il regardaitchacun de ses « pensionnaires » avec cet air attentif etun peu empressé des éleveurs, dont chaque quadrupède représente unevaleur tôt ou tard exploitable.

Les acquéreurs prirent livraison, puis, le Vaisseau deproie, partiellement délesté, mit le cap sur l’île de Cuba, oùle señor Rafaël Calderon attendait son « matériel deraffinerie ».

Majesté allait mieux. Sa blessure était en voie de guérison. Leshommes du bord s’attendaient à le voir débarquer avec les autres.Il n’en fut rien. Flaxhant le maintint sur les cadres del’équipage. Il était le maître à bord, son ordre fut exécuté sanscommentaires.

Le Franklin revint ensuite à Santiago de Chili prendredes avis mystérieux, qu’un agent supérieur était chargé detransmettre au commandant. Le hasard servit à souhait et le petitParisien et le commandant de l’Éclair.

Le premier sachant qu’on se dirigeait sur Santiago, donna, duhaut de la vergue, lors de sa lutte avec le pirate, l’avis qu’onsait. L’officier crut qu’il s’agissait de Santiago de Chili, quandil était question de Santiago de Cuba.

On sait le reste.

Nous sommes présentement sur l’attoll, dont une partievient de s’entr’ouvrir, sous l’irrésistible poussée d’une mine.

Depuis que son frère d’adoption avait pu s’enfuir, toutes lespensées du négrillon avaient été concentrées sur un seulobjectif : l’évasion. Mais, le Vaisseau de proie,après avoir pu sans encombre débarquer sa cargaison, était venu seremiser dans son abri habituel.

Majesté, poursuivant opiniâtrement son but, cherchait uneoccasion qui, hélas ! ne venait pas.

Après avoir bien involontairement, on le sait, participé àl’existence de ses nouveaux compagnons, il devint un despensionnaires du palais de corail.

L’antre des Bandits de la Mer n’eut bientôt plus desecrets pour lui. Les galeries, les carrefours, et lesappartements, si je puis m’exprimer ainsi, lui devinrent familiers.Il connut également le système de défense, composé de meurtrièreshabilement ménagées dans d’invisibles interstices, de talus qu’oneût dit élevés par les polypes, de chemins couverts donnant accèsaux entrées, et des mines toujours chargées qui lesdéfendaient.

Il reconnut l’Éclair, son navire. Il entendit les coupsde feu, assista à la lutte, et vit le débarquement de son œil denyctalope.

Quand il jugea la situation désespérée, il sacrifia héroïquementsa vie, descendit à un fourneau de mine et alluma froidement unemèche. Nul ne s’en aperçut. Le gamin de l’équateur savait êtreimpassible. Il avait été à bonne école.

Quand il entendit la mèche pétiller, il se réfugia dans unegalerie latérale et attendit.

L’explosion retentit. Il faillit être tout à la fois, grillé,assommé et asphyxié. Mais il avait l’âme chevillée au ventre, lepauvre petit. La mort l’épargna. La destinée lui devait bien cela,en somme.

Contusionné, crachant rouge, couvert d’ecchymoses, il s’arrachade dessous les décombres, se hissa péniblement sur le rebord de labrèche, et reconnut ses amis.

Son acte désespéré empêcha certainement une irréparablecatastrophe. Il avait ouvert une brèche et évité ainsi un travailqui n’eût pu être accompli par les assiégeants qu’au prix defatigues et de dangers inouïs.

Là ne se borna pas sa bienfaisante intervention.

Les matelots, allaient se précipiter dans cette ouverture encorefumante, avec l’irrésistible mais souvent dangereuse « furiafrancese ». Il arrêta cet élan.

– Nô !… s’écria-t-il. Nô !… vous pas vini.

Il y eut quelques minutes de répit. On apporta des falotsservant à faire à bord les rondes de nuit.

Bien qu’il fût dangereux de pénétrer dans la caverne avec de lalumière, il était indispensable d’éclairer les pas des combattantsmarchant en tête. Ils pouvaient rouler dans un abîme.

Quatre hommes se détachèrent et réclamèrent le périlleux honneurde partir en éclaireurs.

Majesté, se joignit à eux, déclarant qu’il porterait le falot,qu’il les conduirait sans se tromper et qu’il saurait bien éviterles balles.

Comme le négrillon connaissait seul les replis du dédalesouterrain, le commandant accepta son offre.

Le falot était pourvu d’un puissant réflecteur, qui projetait enavant le faisceau lumineux, tout en laissant dans l’ombre la partiepostérieure.

Cette circonstance n’avait pas échappé au gamin noir. Il pensa,séance tenante, à l’utiliser, à la grand joie de Friquet, quitrouvait que le « petit » était devenu singulièrementdébrouillard.

Les quatre matelots s’avancèrent en rampant sur les coudes etles genoux, l’arme prête à faire feu.

Majesté, avait fait assujettir sa lanterne à un morceau de boislong d’un mètre et demi environ.

Il s’aplatit comme les matelots, et se dirigea intrépidementvers l’extrémité d’un long boyau, en tenant le plus haut possible,la lumière au bout de son bras.

Manœuvre fort habile, qui permettait de voir sans être vu.

Le chemin, large de trois mètres, s’abaissait rapidement. Lescinq enfants-perdus firent de la sorte plus de cinquante mètres,sans produire plus de bruit qu’un clan de Peaux-Rouges suivant lesentier de la guerre.

Un léger frémissement occasionné par la marche silencieused’êtres qui suivaient, et que la conformation de cette espèce detunnel leur rendait facilement perceptible, les fit resterimmobiles.

Ce n’était qu’une fausse alerte. Quatre des leurs, commandés parun second-maître les rejoignirent bientôt.

Le sous-officier attendit alors l’arrivée d’un nouveau groupe,puis, quand il vit que les assaillants formaient une chaîneininterrompue, partant du point où il se trouvait, et se terminantà l’entrée de la caverne, il commanda à voix basse :

– En avant !

Un fracas assourdissant retentit soudain. Le couloir s’embrasade lueurs livides, un ouragan de plomb s’abattit sur les parois ducouloir, écrasant, broyant, trouant l’enduit qui les revêtait.

Le falot du négrillon vola en éclats. Les ténèbres envahirent lepassage dans lequel se répandirent lentement d’épais et suffocantsflocons de fumée.

Grâce à la déclivité du terrain, les projectiles avaient portébeaucoup trop haut. Les matelots ne répondirent même pas à cetteinoffensive décharge. Mais, les bandits, sans perdre une minute,continuèrent, avec une intensité inouïe, ce feu qui, s’il n’étaitpas meurtrier, empêchait les hommes de l’Éclair de faireun seul pas en avant. On eût dit qu’ils étaient cinq cents ;il n’étaient peut-être pas dix, étant données les dimensions ducouloir.

Et les balles déchiraient de plus belle la voûte, la fuméedevenait de plus en plus épaisse, au point que les éclairsrougeâtres qui sortaient des armes, ne pouvaient plus percer cebrouillard.

Ma foi, les marins n’y tinrent plus. Le salpêtre les grisa.Ramassés comme des fauves, prêts à bondir, ils attendaient unsignal. Quelques notes aiguës sortirent tout à coup d’unclairon.

– Commencez le feu !… Puis, la charge !…

Alors, ces hommes, depuis près d’une année à la poursuite d’uninsaisissable ennemi, et qui, en dépit d’efforts constants,d’habileté, de courage et d’abnégation, n’avaient jamais pu obtenirle moindre résultat, deviennent comme affolés.

La poudre tonne, rugit, flamboie. Le plomb siffle, broie lesmembres, et troue les poitrines, qu’importe ! Le flot humains’ébranle, roule enserré entre les murailles de corail comme dansles berges trop étroites d’un torrent. La course devientvertigineuse. Les cadavres heurtés, poussées, culbutés, devancentles vivants, comme des roches arrachées de leurs alvéoles parl’irrésistible poussée d’une crue subite.

Les bandits, débordés, enfoncés, lâchent pied, poursuivis labaïonnette aux reins.

– En avant !… matelots !… En avant !…

Et ils bondissent de plus belle, les intrépides marins qui,sentant que le moment est venu, payent de leur personne comme devéritables enragés.

Les hommes du premier rang après être descendus longtemps etavoir plusieurs fois tourné sur eux-mêmes comme dans un labyrinthe,arrivèrent à une vaste rotonde, au plafond en forme de dôme, situéà plus de dix mètres de hauteur.

On eût dit une énorme bulle de lave que le feu central n’avaitpas eu la force de faire éclater, alors que|les bases de l’attollétaient un volcan. Le partie supérieure arrondie en coupole,refroidie tout à coup, s’était immobilisée et servait de lit aulagoon au fond duquel sommeillait le Vaisseau deproie.

La citadelle des Bandits de la mer était un antresous-marin. Un fanal électrique éclairait, de ses lueurs blanches,ce réduit complètement désert. Deux portes en madriers de teck,situées en regard l’une de l’autre, se refermaient bruyamment, aumoment où les marins, éblouis, noirs de poudre, pénétraient dansl’enceinte.

Les premiers arrivants n’eurent pas le temps de s’extasierdevant ce spectacle inattendu. Un feu terrible, partant desmeurtrières pratiquées dans le pourtour de cet hémisphère lesaccueillit.

L’immense coupole s’emplit tout à coup de cris de rage et derâles d’agonie. La situation n’était pas tenable. Que pouvait lavaillance de ces intrépides soldats, contre un ennemi qui secachait derrière un impénétrable rempart.

– En retraite !… cria de sa voix de clairon l’enseignecommandant l’avant-garde, et qui, le bras gauche cassé par uneballe, s’avançait héroïquement, après avoir immobilisé entre lerevers de sa tunique étroitement boutonnée, son membre mutilé.

« En retraite !… matelots ! »

Les fusiliers qui s’étaient rués comme des fauves, reculèrentlentement, en bon ordre, et rentrèrent dans le couloir.

L’attaque, en somme, avait réussi. Bien que le succès eût étéchèrement acquis, il était indéniable. La reddition des naufrageursn’était plus qu’une question de temps.

Bloqués au dehors par le cuirassé et la chaloupe, il leur étaitimpossible de songer à s’enfuir ; assiégés au dedans par deshommes dont ils ne pouvaient espérer triompher par la force, leursituation était désespérée.

On tint conseil dans le couloir, et il fut résolu à l’unanimité,que la petite pièce de quatre servant à l’armement de la chaloupe àvapeur serait descendue par les canonniers du bâtiment. Elle seraitmise en batterie contre les lourds madriers formant la porte de lacitadelle ; puis, quand les brèches seraient ouvertes, onrecommencerait l’assaut.

Pendant ce temps, André suivi du négrillon, furetait de touscôtés. Il avait, dans un couloir latéral, découvert une autreporte, hermétiquement close, elle aussi.

– Décidément, murmura-t-il, c’est machiné ici comme dans unthéâtre de mélodrame. Malheureusement, tout est réel. Grandspremiers rôles et comparses tiennent leur emploi… au naturel…Sombre intrigue… Terrible mise en scène !

« Cela sent le cadavre frais !… La chair grillée… Ilme semble glisser dans le sang !… »

Il butta contre la porte, qu’il poussa du pied. Elle résista etrendit un bruit sourd. Le jeune homme frappa plus fort. Cela sonnacomme le diaphragme métallique d’un gong.

En dépit de son sang-froid, il commença à s’irriter.

– Ouvrez donc, Sacrebleu ! fit-il de sa voix calme,qui se répercuta haut et ferme dans l’étroite avenue, comme unedétonation.

Rien !

Il leva sa lourde hache qui rebondit en s’émoussant surl’indestructible paroi de bois.

– Mille tonnerres !… Mais c’est donc une forteresse.Eh bien, nous allons rire.

Et se cambrant en arrière, comme un lutteur, il raidit sapuissante musculature, puis se rua, machine humaine, surl’obstacle, avec une puissance irrésistible.

Le manche de la hache d’abordage se cassa net, comme un simplemanche à balai. Un manche en cœur de chêne !… Le fer restaenfoncé dans les fibres du teck plus serrées que celles du buis. Ileût fallu un pétard de dynamite pour l’en arracher.

Le sang-froid lui revint aussitôt.

– Je m’emporte comme un enfant. Si Friquet me voyait, ilrirait. Il aurait raison.

« Eh ! pardieu… Le moyen est tout trouvé, puisque nousallons descendre ici la pièce de quatre. Un obus crochetera dupremier coup la porte de cette oubliette. »

C’était inutile. Au moment où André allait remonter le couloir,le lourd panneau s’ouvrit lentement, sans bruit, comme l’accessoireprincipal d’un décor admirablement machiné.

Un flot de lumière inonda l’entrée sur laquelle apparut un hommede haute taille, un revolver à la main.

– Vous frappez fort, monsieur.

– En homme pressé.

– Cela se voit.

– Cela s’entend surtout.

– Des nuances !… Le moment est mal choisi… Je vaisvous tuer…

– Vous n’oseriez pas, termina André en s’avançantintrépidement, les bras croisés, collés au torse, la tête haute, eten dardant un regard aigu sur son agresseur.

Celui-ci abaissa son arme qui toucha la poitrine du jeune homme.André sourit, allongea, rapide comme la pensée, le bras droit. Samain saisit le poignet de l’inconnu, le serra, le tordit, letenailla. L’autre rugit comme un animal pris au piège. André tenditses muscles à les briser.

– Assez !… râla son adversaire, en laissant tomber sonrevolver.

– Volontiers… causons.

Puis, il entra dans un réduit somptueux, dont il n’eut pas letemps d’analyser l’indescriptible splendeur. La formidable étreintesous laquelle bleuissaient les ongles de l’inconnu se desserrasoudain.

André poussa un cri étouffé. On eût dit un sanglot.

– Flaxhant !… toi !… vous !… ici !

– André !… rugit l’autre !… André B… !Ah ! malédiction.

– Mais… que fais-tu ici ?… Flaxhant !

– Monsieur l’honnête homme, je ne vous connaispas !

– Toi !

– Moi ! le chef des pirates !… le maître desnégriers !… le commandant du Vaisseau deproie !… L’esclave des naufrageurs !… Moi !… lepremier des Bandits de la mer.

André pâlit. Il crut que son cœur cessait de battre. Lesconfidences de Friquet lui revenaient à la mémoire. Le Flaxhant duRhône et du Washington, le Flaxhant des négriers,et l’auteur volontaire de l’effroyable catastrophe de laVille-de-Saint-Nazaire, c’était le même homme !… Sonancien ami !

Impassible devant le danger, la souffrance où la mort, André setrouvait anéanti devant l’ignominie de l’Américain.

Il lui sembla qu’un flot de honte remontait jusqu’à lui.

– Eh bien, vous ne dites rien, continua Flaxhant de sonaccent strident.

André resta immobile, le regard presque effrayé. Ce n’était pasun naïf. Oh ! non, loin de là. Il avait souffert la vie etvécu la souffrance. Il croyait avoir épuisé la coupe des déboireshumains, et voilà que, tout à coup, un des rares hommes qu’ilcroyait susceptible de tenir droit et ferme le drapeau del’honneur, se révélait comme un infâme scélérat.

Non pas à la façon d’un pick-pocket, ce tire-laine moderne, maisd’un détrousseur de haute mer, d’un assassin de navires, en un mot,d’un des plus hauts « dignitaires » du crime.

– Quoi ! dit-il à voix basse, c’est vous, Flaxhant,vous, le héros de la guerre américaine, vous, qui, à dix-sept ans,fûtes cité à l’ordre du jour, vous, que le général Lee félicita etembrassa devant l’armée tout entière, vous, le gentlemanirréprochable, vous, qui apportâtes à la défense de Paris, un brasfort, un cœur loyal, une épée vaillante, vous, enfin, près duquelj’eus l’honneur de combattre !

– Moi ! rugit d’une voix étranglée le bandit de lamer.

« Pardieu, je vous trouve bien audacieux de venir ici mefaire de la morale. Rengainez vos homélies, mon camarade, cessezd’effeuiller la marguerite du souvenir. J’ai été un vaillant, unbrave… Tout ce que vous voudrez… soit !… Ne le suis-je pasencore ?

« J’emploie, me direz-vous, mes facultés d’une façon qui necorrespond pas à vos aspirations… Préjugé ! mon cher,préjugé ! Faire la guerre à un peuple ou à l’humanité,n’est-ce pas la même chose ? N’étais-je pas un pirate, quandje faisais la guerre aux Sudistes… des Américains commemoi !

« N’étais-je pas un bandit, quand je commandais le feucontre les sujets de l’empereur Guillaume qui ne m’avaient rienfait !

« Dites-moi donc un peu où finit le devoir et où commencel’infamie, s’il vous plaît ?

« Quoi ! deux peuples, séparés par un fleuve ou unesimple ligne tracée par la diplomatie, pourront, quand leursgouvernants en auront la fantaisie, s’entr’égorger, sans souleverdans le monde entier un cri de réprobation ! On dressera desstatues au général qui tuera le plus d’hommes ! Il n’y auraplus assez d’or et de galons pour chamarrer sessubalternes !

« Et l’on fera la petite bouche quand un pauvre diable s’enviendra, dans une coquille de noix, saborder un grandsteamer !

« J’emmène 500 noirs dans ma cale ! Mais les Allemandsn’ont-ils pas fait crever de froid et de faim 200.000 Français dansleurs casemates ou leurs camps retranchés ?

« Et cela, sans profit pour personne. Mes noirs, je lesvends, au moins ! Vous prenez, grâce à moi, d’excellent café…et du sucre avec !… gens civilisés que vous êtes !

« Je vole cent, deux cents, cinq cent mille francs.D’accord ! Mais, et les cinq milliards qu’on vous aarrachés !

« Voyez-vous, mon cher garçon, une fois admis le principede la guerre, il faut aller jusqu’au bout. Mon avis est qu’il n’estni mieux ni pire de tuer un homme que cent mille ; d’être enlutte avec l’humanité tout entière que de combattre un seulpeuple.

« C’est vous qui êtes inconséquents. Vous décorez vosofficiers qui éventrent des bateaux valant dix fois les transportsque je pourchasse, et vous pendez ceux qui, comme moi, font enpetit ce qu’ils font en grand.

« Oui, vous êtes inconséquents ! C’est vous qui êtesdes criminels.

– Vous en avez menti ! s’écria André dont l’œilflamboya. Vous êtes un infâme ! Vous, citoyen d’une libreRépublique, qui plagiez des monarques ! Vous, assassin aupetit pied, qui, par un subterfuge bien digne d’un coquin,sophistiquez l’histoire, et tirez d’un préjugé monstrueux, laguerre, une sorte d’excuse fanfaronne à votre infamie !

« … Oui, nous avons combattu, oui, nous avons tué !C’est vrai. Mais, vous ne l’ignorez pas, c’est parce que les hommesdu Nord violaient notre chère France ! L’homicide alorsdevenait un devoir ! vous entendez, un devoir !

« Tout homme de cœur devait son sang à la patrie en danger,et à la République en péril.

– Vous vous êtes défendus ? – Très bien ? Que lessteamers que je coule, que les noirs que j’emmène en fassentautant.

– C’est fait ! L’heure de la justice a sonné. Votrerepaire est découvert. Vous êtes pris.

– Parfait ! Alors faites-moi pendre.

– Non !

– Pourquoi pas ?

– C’est que j’ai été votre ami. C’est que votre cœur abattu à l’unisson du mien, pendant ces froides nuits glacées quenous passions au bivouac. C’est que votre sang a coulé pour laFrance… C’est que, enfin, dans le jour maudit de la capitulation…alors que je vous vis briser votre sabre…

– Assez !… Assez ! vous dis-je. Je ne veux plusentendre.

– C’est que ce cher et lugubre souvenir m’émeut… Je ne veuxpas que l’homme qui a été mon frère d’armes, qui a souffert,combattu et pleuré pour mon pays, meure au bout d’une vergue…

– Mais… Je ne peux plus !… Tu ne vois donc pas quetout le sang que j’ai versé m’étouffe… me monte aux yeux…

« Tiens ! Nul ne m’avait muselé… Tu m’as dompté.Laisse-moi être encore ton ami… cinq minutes… on accorde tout auxcondamnés à mort… Je vais mourir… Écoute…

« Ce sera court. Un seul mot t’en apprendra plus qu’un longdiscours.

« J’ai roulé dans l’abîme parce que j’ai étéjoueur !…

« Oh ! le jeu ! continua le marin avec une rauqueintonation, semblable à un rugissement. Fatale passion qui a briséma vie, et m’a rendu infâme, qui m’a garrotté, sans espoir possiblede rédemption.

« Je suis tombé entre les mains des bandits… après… uneperte… énorme… J’ai signé… Je n’ai pas pu payer… Tu devines lereste… la menace d’un scandale, la ruine… J’avais un enfant… uneadorable fillette… Magge, pauvre petite qui avait, en naissant,coûté la vie à sa mère.

« Je ne pus me résoudre à la voir pauvre. J’acceptail’infâme transaction que me proposaient les gredins… Je devins leurâme damnée, leur exécuteur des hautes œuvres.

« Quand, plus tard, je voulus entrer en lutte avec eux, merévolter, briser ma chaîne, il était trop tard. Ils avaient enlevéma fille. L’existence de l’enfant leur assurait l’obéissance dupère.

« J’ai tué pour que Magge vécût !…comprends-tu ?…

« Puis, quand j’avais été bien zélé, que j’avais travaillé…bien travaillé, on me permettait, au retour d’une fructueuseexpédition, d’embrasser ma fille.

« Étroitement gardé par mes maîtres, je savourais cetteâpre volupté dont j’étais depuis longtemps sevré. Il y avait dusang à chacun des baisers que je lui donnais.

« Puis, je m’habituai lentement au crime, le fardeaud’infamie me parut plus léger. Ne pouvant arriver à enleverl’enfant, je cessai de lutter, dans la crainte de compromettre sonexistence.

« Deux mots encore, André. Dans un instant, on vas’entr’égorger ici. Ma fille n’aura plus de père. Tant mieux !Mais qu’elle ignore à jamais ce que j’ai été.

« Tu es toujours l’être généreux et loyal que j’ai connu.Je t’admire, je t’estime !… comme un bandit peut estimerl’homme d’honneur…

– Flaxhant, dit André en coupant la parole à son ancienami, ta fille sera la mienne.

La figure horriblement contractée du pirate se détendit soudain.Une fugitive rougeur envahit ses joues…

– Attends-moi… là… une seconde… Je reviens.

Il pénétra dans une pièce fermée par une lourde tenture.

Il sortit quelques instants après, tenant d’une main unportefeuille bourré de papiers, de l’autre une lourde carabine àdeux canons superposés.

– Tiens ! prends connaissance de ces pièces, quandtout sera fini. Elles ont trait à mon enfant. Moi mort, lesmisérables te la remettront. Et d’ailleurs, tu sauras bien les ycontraindre s’ils refusent.

« Maintenant, adieu !…

« Suis ce couloir, là en face… Remonte au plus vite. Emmènetes compagnons. Que le commandant ordonne la retraite.

« Dans cinq minutes, il serait trop tard. Mes complicesenfermés dans leur casemate ne se doutent de rien.

« Adieu, André, adieu !… souviens-toi. »

Puis, d’une voix retentissante, il s’écria :

– C’est ici le tombeau des Bandits de lamer !

Au haut de la voûte en coupole formée par l’éruption volcanique,se trouvait une énorme lentille de verre, analogue à celle quiservent à donner à bord le jour aux cabines situées sous laflottaison, et que l’on nomme hublots.

Elle avait été établie dans la couche de lave, afin depermettre, par un jeu de prismes se reflétant dans une chambreobscure, de voir de l’intérieur du repaire tout ce qui se passaitau large, sans qu’il fût besoin de sortir.

Procédé renouvelé, on se le rappelle, de celui qui était employésur le Vaisseau de proie.

Cette lentille, large de près d’un mètre, soigneusementencastrée et lutée dans son alvéole, supportait, sans laisserpasser une goutte de liquide, l’énorme pression de l’eau du lagoonsitué au milieu de l’attoll.

Elle formait bloc avec la voûte.

Au moment où Flaxhant prononçait ces mots : « C’estici le tombeau des Bandits de la mer », il levalentement sa carabine, et visa ce morceau de verre qui semblait unœil colossal, fixant son regard glauque sur les cadavres épars.

Il fit feu. Sa balle étoila la lentille.

André, stupéfait, semblait cloué au sol.

– Mais fuis donc !… Tout à l’heure, la mer va seprécipiter… fuis… au nom de ma fille… de ton enfant maintenant.

– Adieu, murmura une dernière fois le jeune homme éperdu.Adieu ! et meurs en paix.

Au deuxième coup, la vitre fut trouée par le projectile. Del’ouverture, suffisante à peine pour donner passage à un doigt,surgit, rigide comme une barre de métal, un jet d’eau qui, sousl’irrésistible pression de plusieurs milliers d’atmosphères,fouilla avec un bruit de tonnerre le sol de la caverne.

– C’est bien, dit le bandit, mais c’est insuffisant.

Puis il continua son feu. L’arme qu’il portait était une de cesadmirables carabines de Winchester, perfectionnées dernièrement parGuinard, l’habile arquebusier de l’avenue de l’Opéra, et qui sont àpeu près le dernier mot de l’art.

Cette carabine peut tirer douze coups sans que le tireur aitbesoin de charger. Les douze cartouches, introduites près de laculasse, par une sorte de clapet métallique, viennent se ranger àla file dans un canon, servant de réserve et qui est placé sous lacarabine. Un seul mouvement suffit pour l’armer, pour faire sortirle culot de la cartouche vide et remplacer celle-ci dans letonnerre de l’arme par une cartouche pleine, qui sort du canoninférieur.

Cette triple opération s’opère simultanément en soulevant et enrabattant le pontet mobile recouvrant la détente.

Cinq ou six coups lui suffirent pour broyer les divers fragmentsde la lentille.

La mer se précipita par l’ouverture béante, emplissant demugissements l’antre sur le sol duquel il y avait déjà plus d’unmètre d’eau.

Flaxhant, appuyé sur son arme, attendait froidement la mort. Sescompagnons, chassés de leur tanière par cette subite inondation,voulurent s’enfuir, et gagner les galeries supérieures.

Il était trop tard… la caverne fut submergée en un clin d’œil.Les marins qui s’enfuyaient perçurent comme une explosiond’imprécations, puis tout resta dans le silence.

L’attoll sans nom, était bien le tombeau des Bandits de lamer.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer