Le Tour du Monde d’un Gamin de Paris

Chapitre 2

 

Le testament d’un bandit. – Un fait-divers. – Aventures d’unofficier de marine en soirée chez un financier parisien. –Assassinat d’un navire. – Bien mal acquis profite quelquefois. – Lebanquier des voleurs. – Conseil de guerre des Bandits de la mer. –Complice sans le savoir. – Effroyable comptabilité. – Ce que c’estque le Vaisseau de proie. – Une âme dans quatre corps. – Unbâtiment qui se grime, s’habille et se transforme comme uncomédien. – La science appliquée au banditisme. – Résultat nonmoins étrange qu’inattendu de la liquéfaction de l’hydrogène. –Moyen pratique de faire une goélette d’un trois-mâts. – Une machinesans engrenages. – Escamotage d’un canon. – Le repaire desnaufrageurs.

 

L’homme fut exécuté le lendemain, au point du jour.

Il mourut bravement, sans forfanterie, avec simplicité. Il n’estpas toujours facile de finir ainsi, surtout quand la vie n’a pasété pure, et quand, au lieu de mourir pour une idée généreuse onsuccombe en ennemi de l’humanité.

Sa mort avait été meilleure que sa vie. Les matelotsprésentèrent les armes à son cadavre qui disparut, enveloppé dansun hamac, par un sabord.

Le flot se referma sur lui.

Il avait scrupuleusement tenu sa promesse. La rédaction de sonmémoire avait été longue. Quand le capitaine d’armes vint luiannoncer que l’instant fatal était arrivé, il se leva, tendit ausous-officier un pli volumineux et lui dit :

– Remettez ceci au commandant… quand tout sera fini.

« Maintenant, je suis à vous. »

Quelques moments après l’exécution, M. de Valpreux, enpossession du précieux document que les hasards de l’existencemaritime avaient si bizarrement fait tomber entre ses mains,s’enfermait dans sa chambre et prenait connaissance du testament dusupplicié.

L’enveloppe contenait une quinzaine de feuillets couverts, d’uneécriture ferme et élégante tout à la fois.

L’auteur le déclare une fois de plus : il écrit unehistoire véridique, avec laquelle n’a rien de commun la fiction duromancier. Il a eu les pièces entre les mains. Il transcrit motpour mot.

Il est inutile d’amplifier ce qui déjà pourrait paraîtreinvraisemblable, et d’essayer de dramatiser ce qui estterrible.

Tel était le chapitre de la vie infernale racontée par un hommemort :

Ce qui vous intéresse, commandant, commence par un fait divers,et finit par un drame.

Voici le fait divers, raconté par les journaux, un certain soirdont vous vous souvenez sans doute :

« La ville de Brême vient d’être le théâtre d’uneépouvantable catastrophe. Un trois-mâts de commerce, laMoselle, vient de sauter par l’explosion d’une caisserenfermant une torpille, dont on ne soupçonnait pas l’existence. Lechargement du navire, qui devait prendre la mer le surlendemain,était complet. Plus de cent personnes ont été tuées oublessées.

« Le propriétaire du colis était un Allemand du nom deThomas, originaire de Dresde. À la nouvelle de la catastrophe, il atenté de se suicider.

« Quelques aveux, échappés à son délire, ont ouvert auxconjectures le champ le plus inattendu.

« Propriétaire d’une partie de la cargaison, Thomas l’avaitfait assurer pour une somme vingt fois supérieure à sa valeurréelle. Il réalisait, de la sorte, un bénéfice net d’environ troiscent mille francs, si le navire sombrait pendant la traversée.

« Pour obtenir ce double résultat, il avait imaginéd’enfermer dans une sorte de machine infernale un mécanismed’horlogerie tout monté, qui devait, au bout de quelques jours,produire un choc sur du fulminate. L’explosion d’une étoupillecommuniquait le feu à plusieurs kilogrammes de dynamite.

« Le trois-mâts était perdu, si les ouvriers du portn’eussent, en heurtant la caisse, déterminé l’explosion. »

Ce fait divers, rédigé en style de reporter, c’est-à-dire enfrançais pitoyable, était terrible dans sa banale concision.

Il me semble entendre le petit journaliste Savinien Arpax lenasiller avec sa voix chafouine de juif qui fait l’aimable.

C’était à un grand bal donné par le comte de Javercy, l’opulentfinancier que vous connaissez bien. J’étais là. Arpax eut unsuccès. Une fois n’est pas coutume.

Il y eut comme une explosion de colère et de terreur dansl’immense salon, où se tenait le « tout Paris ».

Chacun flétrissait, naturellement, la criminelle tentative deThomas. Les uns prétendaient de plus qu’il faisait partie d’unevaste association de naufrageurs dont il n’était que l’instrumentaveugle ; d’autres, au contraire, que c’était un habile coquinopérant pour son propre compte ; d’autres, enfin, émettaienttoutes sortes d’hypothèses plus ou moins vraisemblables ;bref, les commentaires allaient grand train.

Chacun espérait pourtant que le coupable ferait des aveux avantde mourir, quand un des assistants prononça, avec une indifférencepeut-être affectée, les paroles suivantes :

– Non, messieurs, Thomas ne parlera pas. J’ai reçu, il y aquelques minutes, une dépêche de Brême, m’annonçant qu’il vient demourir en emportant son secret…

« Je crains bien que la justice ne connaisse jamais ledernier mot de cette mystérieuse et criminelletentative. »

L’homme qui venait de prononcer ces paroles, c’étaitmoi !…

Un brillant officier de marine, qui me touchait du coude,tressaillit.

– Si les juges doivent ignorer les détails du crime, dit-ild’une voix vibrante, je saurai les connaître, et bien d’autresencore.

« Vous croyez, messieurs, n’avoir à enregistrer ici qu’un« fait divers » comme les journaux en racontent chaquejour, n’est-ce pas ?

« Détrompez-vous ; ceux qui prétendent que Thomasn’était qu’un infime comparse, dans le drame qui vient des’accomplir, ont raison. Il obéissait aveuglément à des gens hautplacés, dont il était l’instrument passif ; la preuve, c’estqu’il est mort !

« Il n’a pas tardé à subir la peine de sa maladresse. Ondit qu’il s’est suicidé. Moi, j’affirme qu’il a étéassassiné. »

Le cercle se resserra. On abandonna les tables de jeu. Le souperlui-même fut retardé ; on se pressa autour de l’officier. Ilallait y avoir « great attraction ».

– Si j’avance, au péril de ma vie, des faits inconnus detous, continua-t-il, c’est que, d’induction en induction, j’ai étéamené à soupçonner la vérité que, plus tard, des faits indéniablessont venus corroborer.

« Messieurs ! Le monde entier, vous entendez bien, lemonde entier, est, en ce moment, exploité par une association debandits qui mettent, par tous les moyens possibles, les deuxhémisphères en coupe réglée.

« Ces hommes, qui se sont affranchis de toutes les loishumaines, reconnaissent la seule autorité d’un« Grand-Maître », espèce de Vieux de lamontagne, dont ils exécutent fanatiquement les ordres.

« Où est-il ? Quel est-il ? Je l’ignore encore.Sa police est merveilleusement faite, et ses moyens d’exécutionsont infaillibles. Et d’ailleurs, comme ses complices opèrentgénéralement sur mer, il est facile de mettre sur le compte deséléments, les crimes de l’association.

« Un de leurs procédés habituels consiste à faire assurerun navire pour une somme supérieure à sa valeur et à celle de sonchargement. Je prends la Moselle pour exemple. L’équipageet le vaisseau sont sacrifiés. Une fois en pleine mer, la torpilleautomatique éclate, le bâtiment saute et disparaît sans laisser destraces.

« Ils ont d’autres moyens à leur disposition. Ainsi, il nese passe pas quinze jours sans que les journaux annoncent unabordage. Un navire en rencontre un autre et le heurte en pleinflanc ; l’autre coule à pic, et le naufrageur s’enfuit.

« D’autres flambent comme des barils de goudron ;d’autres, enfin, se perdent corps et biens, sans causeapparente.

« Abordages, disparitions, explosions, incendies, serenouvellent plus fréquemment que jamais. Les intérêts commerciauxsont gravement compromis ; les Compagnies d’assurances payent,chaque année, des indemnités atteignant un chiffre énorme. Lamajeure partie de ces indemnités est empochée par les naufrageurs,dont l’association se ramifie à l’infini, dans tous les payscivilisés ou non.

« Pendant deux ans, je les ai poursuivis pied à pied, sanstrêve ni merci. J’ai vu de bien terribles événements, et j’ai étéeffrayé de la force de ces bandits, de leur nombre, de leurpuissance, de leur énergie.

– Capitaine, dit le petit reporter Arpax, ce que vousracontez est incroyable ! Est-il possible qu’en pleindix-neuvième siècle, malgré tous les progrès de notre civilisationmoderne, de pareilles infamies puissent être impunémentcommises ?

– Vous avez raison, monsieur, et pourtant, je suis bienau-dessous de la vérité. Tenez, écoutez, en passant, un fait qui medonne malheureusement raison :

« Lord Granville, indigné, ne vient-il pas de donner, enplein parlement anglais, des détails encore plus circonstanciés,qui ont positivement stupéfié, non seulement le public, mais encorele conseil d’amirauté britannique !

« Ce n’est pas tout. Les trafics les plus honteux, lescommerces les plus interlopes, les entreprises les plus illicites,sont leur unique et lucrative occupation. Aussi, contrebandiers,marchands de chair noire, pirates malais, déclassés des mondescivilisés, fumeurs d’opium ou mâcheurs de bétel, cannibales destropiques ou buveurs d’huile des pôles, – ces gredins de tous payssont réunis dans la main puissante du chef suprême.

« Son autorité se manifeste à tous, en tout et partout,sans qu’on puisse en saisir la trace. Seul, il met en mouvement lesrouages les plus infimes de cette association. Il dispose pour celade sommes incalculables. Il a d’innombrables vaisseaux à sonservice, des complices haut placés dans les marines étrangères, et,je ne crains pas de l’affirmer, dans le corps diplomatique.

« Ce ne sont donc pas d’obscurs comparses qu’il fautchercher. Ceux-là, comme Thomas, payeraient de leur existence lamoindre faute.

« Il est indispensable de trouver ce chef. Alorsl’association, décapitée, sera morte sans espoir derésurrection.

– Capitaine, interrompit un des assistants, quel seral’homme assez fort pour tenter une pareille entreprise ? Quidonc possédera tous les éléments qui doivent en assurer laréussite ?

– Moi !… répondit intrépidement l’officier.

– Vous ?…

– Et qui donc voulez-vous que ce soit ? J’ai apprêtémes armes dans une précédente campagne. Je viens, en outre, d’avoirune longue conférence avec le ministre de la marine. Fort de sonappui, et confiant dans la légitimité de ma cause, je puisentreprendre ma croisade…

Les conversations avaient repris leur cours. Les opinions émisespar l’officier étaient diversement commentées par les assistants.Les uns étaient convaincus par ses arguments ; les autres,qu’on eût dit intéressés, tant ils mettaient de feu dans leurcontroverse, les combattaient énergiquement.

– C’est impossible, autant qu’invraisemblable, disait decette voix basse, qui pourtant force l’attention, un invitéétranger. Ma vie tout entière s’est passée en mer, et je n’aijamais entendu ou vu rien de semblable.

– Eh ! oui, renchérissait un personnage exotiquefortement chamarré, le capitaine a été dupe d’histoiresinvraisemblables. C’est en raison du merveilleux que le public esttenté d’y ajouter foi.

– Le capitaine est un romancier fécond, dont la verveintarissable ferait la fortune d’un éditeur et la joie du publicparisien.

– Romancier, dites-vous, messieurs ? Oui, certes, sivous appelez roman le récit véridique des crimes de gens sans aveuet les luttes de cœurs loyaux ; l’antagonisme, enfin, du bienet du mal.

« Vous pouvez m’en croire, vous tous qui m’écoutez. Depuissix mois, j’ai été sommé sous peine de mort de renoncer à monentreprise. Je n’ai pas tenu compte des menaces de ces vilscoquins. Aussi, ai-je été en butte à leurs attaques. Ici, en pleinParis, je n’ai échappé que par miracle à trois tentativesd’assassinat…

« Croyez-moi, messieurs ; mes paroles, quelqueétranges qu’elles paraissent, sont bien fades et bien incolores,comparées à la réalité.

« Je suis ardemment convaincu ; je le répète, mafortune, ma vie et mon honneur, sont désormais consacrés autriomphe de cette idée. Ce jour luira pour moi, messieurs, quand ledernier pirate sera pendu à la vergue de mon grand mât, et quandles spectateurs habituels de la sinistre besogne de Monsieur deParis verront tomber la tête du chef !…

– Allons donc ! il n’y a plus de pirates, disait unoutrancier du scepticisme. Où donc en serions-nous ? grandDieu !…

« Il faudrait alors armer en guerre les steamers et lesvaisseaux marchands.

– Messieurs, j’ai dit. L’argent est précieux au ministèrede la marine. Les rêvasseries des songe-creux, à la recherche dumerveilleux, y sont passées à l’étamine de la raison. Si l’amiralM… n’eût pas été convaincu de la vérité de mes assertions, il nem’eût pas donné depuis six semaines le commandement d’un croiseurde quatrième rang, armé de quatre canons de dix-huit et d’un devingt-sept… celui-là dans une tourelle en plaques d’acier duCreusot.

« J’ai une mission dans l’accomplissement de laquelle nulne peut me contrecarrer, car j’ai carte blanche.

« J’ai composé mon équipage de canonniers et de fusiliersbrevetés. Ma machine est parfaite, et mon navire blindé.

« Je crois qu’avec un engin ainsi paré, vousentendrez parler de l’aviso l’Éclair et du commandant deValpreux !… »

Commandant, si je me suis ainsi étendu sur ces faits que je vousrapporte textuellement, et dont vous avez été le héros, c’est,d’une part, pour vous prouver que mon implacable mémoire ne m’ajamais fait défaut, et, d’autre part, pour vous montrer par lasuite de mon récit, que vos prévisions ne vous ont pastrompé ; que vous saviez tout !… vous lisez bien :tout ! sauf les noms du maître, des principaux chefs, de ceque j’appellerai la « raison sociale », ainsi que lesiège et les succursales.

Je reprends ma confession. Elle sera complète.

Vous connaissez bien le comte de Javercy, ce beau vieillardarchimillionnaire, dont la probité, la générosité et la hauteintelligence, sont universellement appréciées.

Vous étiez son invité. Vous avez depuis serré souvent sa main« loyale ».

Au moment où vous cessâtes de parler, il disparut après avoirfait un signe imperceptible à quelques-uns de sescorrespondants.

Deux mots sur ce personnage. Vous l’avez seulement connuopulent. Moi, je l’ai vu placé dans l’impossibilité de payer unedifférence de cinq louis perdus à l’écarté.

Il n’y a pas bien longtemps. C’était déjà un vieillard, bien quesa taille athlétique semblât défier les années.

Sa fortune devint tout à coup colossale. Des opérationscommerciales, toutes menées à bonne fin, grâce à une merveilleuseentente des affaires, lui donnèrent l’estime et la notoriété.

Il fut bientôt possesseur à Trouville, d’une villa ravissante.Puis, il éleva à Saint-Germain une maison de campagne qu’un princeeût enviée et qu’une fantaisie de financier pouvait seule réaliser.Enfin, l’hôtel qu’il se fit construire au parc Monceau est une desmerveilles de Paris.

Une commanderie de Saint-Étienne, payée sans marchander, luiconféra le titre de comte. Ce fils de ses œuvres était au comble deses vœux. Grâce à sa haute situation financière, il avait pugrouper autour de lui toutes les sommités intellectuelles etaristocratiques.

Ce jour, enfin, devait servir de complément à sa vie toutentière, et de sanction à ses plus chers désirs. Lui, le prolétaired’autrefois, le parvenu d’aujourd’hui, qui portait le nom bête deGaillardin, allait avoir pour gendre le dernier descendant d’unedes plus anciennes familles de Bretagne. Sa fille uniquen’allait-elle pas vous épouser prochainement ?…

Vous ne connaissiez pas les antécédents du comte deJavercy ; n’est-ce pas, commandant ?

Veuillez me suivre au second étage de sa demeure princière. Vousserez complètement édifié sur son compte.

Nous y sommes. Une vaste pièce pourvue de doubles portes. Aumilieu, une immense table, sur laquelle sont éparses des cartesmarines, pointées de rouge et de bleu, et mêlées à des livres decommerce ouverts et superposés.

Puis, des piles de dossiers, attachés par de petites ficellesrouges, comme les actes des notaires, mais recouverts de signesbizarres, inintelligibles pour qui n’en possède pas la clef.

Il me semble encore voir la scène. Un colossal Pennsylvanien,nommé l’honorable Holliday, qui avait acheté des cuirs et vendu dupétrole pendant que les Parisiens faisaient des mots, était accoudéà cette table.

Près de lui se tenait sir Flinders, un riche squatteraustralien, ancien capitaine de l’armée des Indes.

De l’autre côté se tenait le señor don Petro Yunco, votrecontradicteur, de tout à l’heure, un riche Brésilien, quis’entretenait avec le prince Douraskoï, un beau vieillard, sujet duczar, et qui avait commandé une subdivision navale pendant laguerre de Crimée. Au bout, et tournant le dos à la porte, votreserviteur qui fumait son cigare. Enfin, un homme d’une trentained’années, nommé Vincent, secrétaire du comte.

Le comte de Javercy semblait présider cette réunion d’intimes.Son front était soucieux. Il parut se recueillir quelques instants.Puis, en homme qui prend son parti, il se leva lentement etprononça ces seuls mots :

– Messieurs, le Conseil de l’Ordre entre en séance.

Ces simples paroles firent tressaillir les cinq hommes quiattachèrent sur le comte des regards presque inquiets.

– Il a fallu, messieurs, de graves circonstances, pour que,usant de mon pouvoir discrétionnaire, je juge à propos de réunir leConseil de l’Ordre dont je suis le grand maître.

– En effet, comte, répondit le prince Douraskoï ; nousne sommes que cinq ; le conseil se compose de huit membres,et, comme nos statuts sont formels…

– Pour aujourd’hui, nous passerons outre. Je prends toutsur moi. Ne suis-je pas le président, le maître ? D’ailleurs,nous n’avons pas le temps de nous arrêter à de vaines formalités.Nos mystères sont bons pour en imposer aux subalternes, qui croientaccomplir une œuvre politique, sociale ou même religieuse, en étantles rouages de notre grand œuvre.

– Bien dit. Nos esprits depuis longtemps affranchis despuérilités humaines, planent au-dessus de ces subtilités mesquinesqui terrorisent les âmes faibles. Nous n’avons qu’un maître,l’Ordre et ses statuts, dont vous êtes la personnification, bienque vous y soyez soumis comme nous. Nous sommes les esclaves d’uneabstraction, mais nous sommes les maîtres du monde.

– Il suffit, messieurs. Vous êtes bien toujours les mêmeshommes, actifs, énergiques, sans préjugés, réalisant à chaquemoment la conception formidable qui nous donne, à tous, honneurs etrichesses. Vous tenez, n’est-ce pas, à rester en possession de cebien-être opulent, fruit de tant de sacrifices ?

– Oui !… Oui !…

– Eh bien, à l’œuvre ! De l’audace et de l’entente,car les moments sont précieux. Un ennemi implacable s’acharne aprèsnous. Il est fort, car un gouvernement l’appuie. Il nous brave sansnous connaître. Vous l’avez entendu ce soir. Il en sait plus encorequ’il ne le dit. Y aurait-il un traître parmi nous, puisque nossecrets courent la rue ?

Un sourd grondement, accompagné de gestes d’énergiquedénégation, fut la seule réponse des cinq hommes.

– Mais, cet ennemi, c’est votre futur gendre… ditl’honorable Holliday. Quel est votre projet ?

– Il faut que cet homme disparaisse !… murmura donPedro Yunco, des yeux noirs duquel surgit un rapide éclair.

– Doucement, señor, doucement, reprit le maître. Je saisque vous avez la main prompte et aussi habile que le meilleuropérateur, témoin le trépas providentiel de cet imbécile de Thomas,que vous avez bien un peu suicidé à Brême. Vous avezsagement agi, quoique sa mort ne répare pas les ennuis causés parsa maladresse.

– Mais, seigneur comte, insista le Brésilien, les moyens nemanquent pas pour nous débarrasser de cet ennemi. Une attaquenocturne, un accident, une maladie, que sais-je ? Notrearsenal est assez varié, vous n’avez qu’à choisir. Faites un signe,et dix mille bras se lèveront pour l’anéantir.

– Pour cette fois, je ne veux pas !

– Vous ne voulez pas ?

– Non !

– Raje de Dios ! voilà qui est violent.

– Mon cher don Pedro Yunco, vous n’êtes qu’un imbécile.

– Plaît-il ? Que le sang de mes nobles aïeux…

– Laissons, s’il vous plaît, vos aïeux qui ont monté dedansou derrière les carrosses royaux, et écoutez-moi.

L’hidalgo se tut, fasciné par l’œil clair du terriblevieillard.

– Moi aussi, j’ai voulu le faire disparaître. Je lui aisuscité des embûches où tout autre eût perdu la vie. Il faut qu’untalisman le protège, car, chaque fois, il se relève plus fort, pluspuissant, plus implacable que jamais. Il ne peut plus disparaître,en ce moment du moins ; il est trop en évidence. Ses parolesimprudentes l’ont sauvé. Sa mort ne servirait qu’à affirmerl’existence de l’Ordre. Enfin, les documents qu’il possède sontentre les mains de gens qu’on ne peut acheter, et dont lesprécautions sont prises. Il paraît qu’on trouve encore de cesdévouements.

– Que comptez-vous faire ? dit à son tour, de sa voixdoucereuse, le cauteleux Douraskoï.

– Gagner du temps à tout prix ; nous l’attacher, sinous le pouvons ; le compromettre s’il résiste, et plus tard,s’il le faut, sa mort répondra de notre salut.

– Bien, dit sir Flinders, le seul qui écoutât patiemment,ainsi que moi.

– Il adore ma fille, celle-ci ne l’aime pas moins. Je veuxbénéficier de cette affection pour annihiler sans violence notreennemi. Les séductions de cet amour l’endormiront… momentanément dumoins. Si, plus tard, la vérité lui apparaît, peut-être setaira-t-il.

– Ce peut-être a besoin de devenir une certitude.

– J’en fais mon affaire.

– D’accord, mais, nous devons savoir de quelle façon vouscomptez agir !

– Vous comprenez bien qu’une fois ce jeune paladin partipour sa croisade, il nous sera difficile de le suivre et deconnaître ses plans. N’est-il pas naturel, au contraire, que,devenu mon gendre, il me confie ses espérances, me développe sesprojets, m’indique enfin jusqu’au chemin qu’il doit suivre. Nesuis-je pas le père de celle qu’il aime, qui partage son généreuxenthousiasme, et qui, au besoin, puis l’aider d’un crédittout-puissant.

« Rien de plus facile, alors, que de déjouer ses efforts…Peut-être qu’un insuccès continuel le fatiguera d’une lutteimpossible. Peut-être enfin que ses courses contre un ennemiinsaisissable le feront douter de ce qu’il appelle lapiraterie.

– Bravo ! firent ensemble les quatre hommes.

– Ce n’est pas tout, messieurs. S’il trompait nosprévisions, s’il découvrait, dans la suite, la vérité tout entièreet que, préférant à son amour ce qu’il appelle le devoir, il luiprenait fantaisie de parler…

– Nous le ferions disparaître, interrompit don Pedro Yunco,en revenant à son idée première.

– C’est inutile. Je vais prendre, ici, devant vous, detelles précautions, qu’il suffira d’un mot pour le réduire à jamaisau silence.

Le comte se leva. Il alla ouvrir un immense coffre-fortdissimulé dans l’épaisse muraille, et fit jouer, en hommefamiliarisé par une longue habitude, les ressorts et les serrures.Il ouvrit ensuite un compartiment à secret, et en tira un petitcarnet relié de noir, à la tranche rouge, aux coins d’acierpoli.

– Voici, dit-il, le livre où sont écrits et signés lesengagements des chefs de l’Ordre. Le mien en tête, puisles vôtres, messieurs, et ceux de nos compagnons absents. À cesnoms d’hommes liés ensemble par une implacable solidarité, je vaisajouter celui de notre immortel ennemi.

« Vincent, écrivez, dit-il au secrétaire en lui tendant lelivre. »

Il dicta :

Je soussigné, Edme-Marie-Édouard baron de Valpreux,lieutenant de la marine française, commandant le navire cuirassél’Éclair, après avoir pris connaissance des statuts del’Ordre des Rapaces, m’engage à servir ledit ordre, en tout temps,en tout lieu. Je lui consacre ma vie tout entière et je jure defaire concourir à sa prospérité tous les actes de mon existence,même ceux qui paraîtraient devoir lui porter préjudice.

J’accepte avec reconnaissance le titre de chef de la sectionfrançaise, pour jouir des droits, bénéfices et prérogatives yafférents.

En foi de quoi, j’ai signé le présent engagement.

Ce vingt-quatre décembre mil huit cent soixante…

E. baron DE VALPREUX.

– C’est écrit ?

– Oui, maître.

– Bien, passez-moi le livre. Parfait !admirable ! Vous avez, mon cher Vincent, un talent toutparticulier pour imiter les écritures. Mon futur gendre lui-même nepourrait révoquer en doute l’authenticité de ce document. Rien n’ymanque ! pas même le hardi parafe qu’il va bientôt apposer surle contrat…

« Eh bien, mes maîtres, avez-vous compris ? Le lionest-il muselé ? Pourra-t-il plus tard dénier sacomplicité ?

– Maître, votre invention nous sauve, j’approuve hautementvotre projet et vous en remercie, dit sir Flinders.

– Qu’il parte maintenant si bon lui semble ; je mecharge de lui adjoindre quelques bons compagnons de mon choix quime détailleront sa vie minute par minute. Grâce à nos précautions,il fera toujours buisson creux ; il deviendra peut-êtresuspect à l’autorité.

« Nous pourrons même, de temps à autre, par une nuitobscure, jeter sous l’éperon de son navire quelque vieille chaloupequ’il coulera sans la voir. La mention de ces accidents, à sonjournal de bord, sera plus compromettante encore.

« Cette importante question me semble éclaircie, et ledanger conjuré. Voulez-vous, maintenant voir où en sont lesaffaires courantes ?

– Bien volontiers.

– Je vais dépouiller mon courrier devant vous.

Les lettres et les dépêches, triées et annotées de la main dusecrétaire, étaient sur un coin de la table, ouvertes et presséespar une figurine de bronze.

En quelques minutes il les parcourut.

– Allons, dit-il, il n’y a qu’une affaire pour aujourd’hui,et encore est-ce un maigre butin.

– Vincent, êtes-vous prêt ?

– Oui, maître.

– Bien, écrivez. Vous porterez vous-même les lettres et lesdépêches demain à la première heure.

« Nous disons, l’Armide : qu’est-ce quecela ? Le répertoire, s’il vous plaît, à la lettre A.Bien ; folio 37 du grand-livre. C’est cela l’Armidede Hambourg, trois-mâts de huit cents tonneaux, capitaine Schœffer,initié en 1869 ; a voulu vendre au prince de B… tout ce qu’ilsait des secrets de l’Ordre. Le bâtiment chargé de campêche etd’indigo revient de Calcutta. Il porte deux millions en lingots.Armateur Bauer, rien à ménager. À bord, deux matelotsinitiés : les nommés Hermann et Laubeck. C’est parfait.Vincent, il faut envoyer demain, par le premier courrier, l’ordreau capitaine Flaxhant de quitter aussitôt le Havre et de partircroiser en vue de l’archipel de Bissagols. Il rencontreral’Armide et la capturera par 20° de longitude nord et 10°de latitude ouest ; que personne ne s’échappe. Il transporterales lingots dans les grottes de la crique d’Aden. L’équipage seraabandonné sur le navire dont la coque sera sabordée.

« Hermann et Laubeck seront sauvés.

« Passons à autre chose. Il me semble que notre ami, legouverneur de Saint-Philippe de Benguala, a souvent besoind’argent.

– Maître, répondit Vincent, c’est lui qui a expédié lesquatre cents noirs d’Ibrahim-bey.

– Alors, cent mille francs au consul, en une traite sur lamaison Aguero y Pinto.

« Faites venir sans tarder le dossier de DémétriusLatopoulos. Supprimez lui son commandement et ses subsides.Peut-être sera-t-il urgent de se débarrasser de ce gâte-métier.

« Cent mille francs à Lien-Cheng, pour l’indemniser de laperte de sa jonque. Le pauvre homme n’a pas de chance, c’est un bonserviteur. Expédiez-lui aussi cinquante pains d’opium de Smyrne,cette attention lui fera plaisir.

« Soixante fusils à tir rapide à Soumriboull-Koaro pourarmer ses pirogues. Mille cartouches par fusil.

« Il faut envoyer par le petit vapeur« Puerta » deux canons Whitworth de seize, avecmille gargousses pour défendre la crique du golfe d’Aden, entreDourdoura et Berbera ; plus douze torpilles qui serontmouillées à l’entrée. Les croiseurs anglais deviennent d’uneoutrecuidance impardonnable.

« C’est tout pour aujourd’hui. Il faudra dorénavantsuspendre l’emploi des torpilles automatiques. Nous allons laisserà l’opinion publique le temps d’oublier l’affaire de laMoselle et les primes d’assurances. Nous ferons travaillerun peu plus Flaxhant et son navire.

« Il y aura de la sorte un peu plus de variété dans lesaffaires. »

 

Ce mot ainsi souligné prenait une terrible signification.

Le commandant de l’Éclair, quelque effroyables quefussent ces révélations, n’avait pas sourcillé. Tout au plus si unléger frémissement avait agité les ailes mobiles de son nezaquilin.

C’était un homme pétri d’acier, que les situations les plusdésespérées et les événements les plus inattendus laissaientabsolument impassible.

Il fit régler la marche du navire, et continua sa lecture sansprécipitation, posément, comme s’il eût voulu incruster dans soncerveau chacun des mots du précieux document.

 

J’ai tenu, commandant, je vous le répète, à vous décrire mot àmot les deux scènes que vous venez de lire pour bien vous prouverque ma mémoire n’a rien omis, et pour vous édifier complètement surtous ces personnages, en conservant à chacun sa physionomieparticulière.

Maintenant que vous êtes prévenu, agissez en conséquence.

Je dois vous dire, tout d’abord, qu’il est inutile de donner lachasse au navire des damnés. Vous saurez pourquoi tout à l’heure.Je vous indiquerai le point précis où se trouve leur repaire. Ilvous sera possible de vous y rendre les yeux fermés ; votrejustice sera aussi prompte qu’implacable.

Vous avez tout compris. Le secret de l’association est entre vosmains. Les maîtres seuls de cet Ordre maudit le connaissent.Flaxhant, lui-même, n’en sait qu’une partie.

Vous avez vaillamment lutté ; mais que pouviez-vous fairecontre de pareils ennemis, qui ont des complices dans le mondeentier, qui ont à leur solde tous les déclassés des cinq partie dumonde, qui enveloppent enfin les deux hémisphères dansl’insaisissable réseau d’un invisible filet ?

Je continue. Au moment où vous alliez tomber complètement à lamerci de la bande, en épousant la fille du chef, – pauvre etcharmante enfant bien innocente des crimes de son père, – uneterrible nouvelle vous parvint mystérieusement.

Votre sœur et votre mère revenaient de l’île Bourbon, en passantpar le Gap. Elles devaient prendre passage à bord de laVille-de-Saint-Nazaire.

Le steamer, pour des motifs qu’il serait trop long non moinsqu’inutile de vous énumérer ici, devait être abordé et coulé enpleine mer. Vous abandonnâtes aussitôt Paris. Vos fiançaillesfurent heureusement retardées. L’Éclair partit quelquesheures avant le navire de Flaxhant.

Vous arrivâtes à Bourbon. Une indisposition de votre mère avaitempêché son départ. Mais le navire n’en était pas moins condamné.Vous reprîtes incontinent votre croisière.

Ce fut une superbe chasse aux bandits. Mais hélas ! lesnoirs d’Ibrahim n’en quittèrent pas moins le sol africain ; laVille-de-Saint-Nazaire fut coulée, et vous assistâtes,impuissant et désarmé, à sa courte agonie.

Vous aviez des traîtres chez vous.

Deux mots encore avant d’arriver à un autre point capital. Voicipourquoi je me trouvais, comme simple matelot, sur le bâtiment quevos hommes ont énergiquement surnommé le Vaisseau deproie.

Pour une expédition de cette importance, il avait été décidéqu’un des membres du Conseil de notre Ordre surveillerait, confondudans les derniers rangs de l’équipage, les faits et gestes ducapitaine et de l’état-major.

Je fus désigné pour remplir cette mission de confiance. Jedevenais en quelque sorte le « socius » deFlaxhant.

J’avais, en outre, plein pouvoir pour le destituer et nommer àsa place un autre commandant, si, par faiblesse ou incapacité, ilcompromettait les intérêts de l’association.

Je n’eus pas besoin d’intervenir. L’Américain ne fut niincapable ni pusillanime. Vous savez comment je tombai entre vosmains, au moment de l’abordage.

C’était ma destinée !

Arrivons maintenant à la description du mystérieux et, j’oseraidire, du merveilleux engin à l’aide duquel opèrent les Banditsde la mer.

Vous avez certainement admiré cet organisme si parfaitementadapté à une œuvre de destruction. On peut admirer un fauve, touten le combattant. Ce bâtiment n’est pas un bâtiment ordinaire.

Et d’abord, quel est son nom ? Pour ceux qui l’emploient,il s’appelle « le Vaisseau » ; cela ne veut riendire et signifie tout. Pour vous et vos hommes, c’est leVaisseau de proie.

Pour l’autorité maritime, c’est un navire de commerce, ou plutôtil représente quatre navires de commerce de nationalitésdifférentes.

Il peut être, tour à tour, le Franklin,trois-mâts-goélette de New-York, le Georges-Washington,navire à vapeur appartenant au port de laNouvelle-Orléans, la Queen-Victoria, goélette deLiverpool, et la Sylphide, goélette du Havre.

Il faut à un malfaiteur des déguisements et des papiers enrègle. Le vaisseau de proie se grime, se maquille, se transforme àvolonté. Il devient, quand besoin en est méconnaissable même pourl’œil exercé d’un marin.

Il possède quatre états civils, c’est-à-dire quatre inscriptionssous les noms précités, dans les ports de commerce. Chaque jour lelivre de bord et le livre de mer sont tenus en partie quadruple.Les événements qui surviennent pendant la traversée sontrégulièrement attribués aux quatre individualités qu’ilreprésente.

Le Franklin a la carène noire et les sabordsblancs ; c’est Flaxhant qui le commande en personne. LeGeorges-Washington est pourvu d’une cheminée d’où sortentdes torrents de fumée ; c’est le troisième lieutenant nomméBrown, un Louisianais, qui prend officiellement le commandement,tout en demeurant soumis à l’autorité de Flaxhant : ce dernierreste dans la coulisse.

La Sylphide est gris-poussière, aux sabords noirs. Lemât de misaine a disparu. Le vaisseau de proie est devenu goélette.C’est Marius Cazavan, le second, qui est à bord le maître après… lediable. Enfin, quand la Queen-Victoria, dont les flancseffilés sont recouverts d’une belle couleur vert-sombre, arbore lepavillon anglais, c’est sir Henry Huntley qui commande lamanœuvre.

Ces trois capitaines d’occasion sont, je vous le répète, leshommes de paille de Flaxhant. L’équipage devient tour à tourfrançais, anglais, ou américain. Les deux idiomes lui sontégalement familiers.

Vous pouvez, maintenant, vous rendre compte des avantages inouïsque des hommes sans préjugés peuvent tirer de cette situationunique, peut-être, dans les annales de la marine.

Le Vaisseau de proie est un bandit, mais un bandit debonne compagnie, aimant le monde et le fréquentant volontiers. Ilne peut être condamné à errer perpétuellement sur les vagues commele Voltigeur de la légende. Il transporte des noirs ou ducoton, du cacao ou des épices, et semble un honnête commerçant,voyageant pour ses affaires. De là, l’utilité de ses quatreindividualités bien distinctes, lui permettant d’aborder dans lesports, de se ravitailler, de débarquer ses marchandises après avoirsabordé en mer un bâtiment dont la prime d’assurance entrefatalement dans la caisse des Bandits de la Mer.

Ses allures deviennent-elles, à un moment donné, suspectes à uncroiseur ? Il paye d’audace et arbore carrément son numéro,répond aux signaux, et se comporte d’après le formulaire habituelaux gens de mer.

Cela lui réussit généralement. Est-il surpris ou serré de tropprès, ou encore, craint-il d’avoir affaire à un officier tropméticuleux ? il cargue sa toile, et s’enfuit à toute vitesse,grâce à la machine que je vous décrirai bientôt.

Le croiseur lui donne la chasse. La nuit vient. Le lendemain, cedernier rencontre au lieu d’un trois-mâts noir, filant vers unpoint quelconque, une goélette grise suivant une routediamétralement opposée.

Le tour est joué. Des bandes de toile, peintes en noir, en grisou en blanc, recouvrant la coque, ont été enlevées pendant la nuit.Le filou qui porte plusieurs habits superposés, en retire un, etdevient un autre homme. De même le navire est complètementtransformé, quand l’enveloppe extérieure tombe, découvrant cellequi est au-dessous d’elle.

Quand une scène de naufragement va s’accomplir, ilredevient le Vaisseau de proie. Son aspect est terrible.Il revêt pour ainsi dire son costume de cérémonie, sa livrée debourreau. Les voiles sont carguées, sa coque est noire, ses sabordssont fermés. Il ne porte aucune lumière, l’équipage disparaît. Letimonier abandonne la barre du pont, et descend dans la batterie oùse trouve une autre barre, avec tous les instruments destinés àindiquer la route.

Il est désert, et s’avance comme un fantôme.

Un large panneau s’ouvre, laissant apercevoir une ouverturecirculaire, noire et profonde comme la bouche d’un puits.

De cette ouverture émerge, lentement, sur une plateformemétallique, un canon d’acier, qui est mis en batterie d’une façonen quelque sorte automatique.

La pièce n’est pas entourée de ses servants. Ils ne sont pasloin pourtant. Un coup de sifflet les faits bondir comme une légionde démons, si la poudre doit précéder, ou achever l’œuvre del’éperon.

Puis, il arbore son lugubre pavillon noir !…

L’œuvre de destruction s’accomplit !… Vous savez lereste.

Quelques moments après, il redevient le pacifique trois-mâts, oul’inoffensif navire à vapeur. Il suffit d’adapter un tuyau decheminée sous lequel brûle une substance quelconque produisant dela fumée. Comme il est mis en mouvement par des hélices, l’illusionest complète.

Par quel artifice diabolique, les bandits peuvent-ils ainsidonner au vaisseau de la mort, les moyens de démâter immédiatementle mât de misaine, d’avancer le grand mât, de faire monter oudescendre un canon pesant plusieurs milliers de kilogrammes, etenfin d’obtenir une vitesse bien supérieure à celle des meilleursmarcheurs des deux mondes ?

Voici :

La science est familière aux Bandits de la Mer. Ils ontnaturellement pensé à faire concourir aux bénéfices de leurentreprise, les découvertes dont la civilisation est redevable augénie d’infatigables chercheurs.

Ils ont perfectionné leur instrument de destruction, avec autantde patience et de talent qu’un manufacturier son usine.

Le charbon est encombrant quand les soutes sont pleines.D’autres part, il n’est pas toujours facile de les approvisionnerquand le chargement est épuisé. Les fourneaux de chauffe et lesgénérateurs de vapeur tiennent une place considérable. La machineelle-même est très compliquée. Il faut, de plus, un temps assezconsidérable, avant d’avoir de la pression. Enfin, la navigation àvapeur nécessite un personnel très nombreux.

L’emploi de la vapeur comme moteur était donc, eu égard à ladestination du navire, sinon totalement impossible, au moins fortdifficile.

Ils trouvèrent mieux.

L’hydrogène avait été considéré comme un gaz permanent, jusqu’aujour où un jeune chimiste plein de talent parvint à le liquéfier,par des procédés bien connus et qu’il serait inutile de vousdécrire ; vous ne les ignorez pas plus que moi.

Ce gaz, liquéfié, représente une somme de force colossale,emmagasinée dans le récipient qu’il contient. Son retour à l’étatgazeux s’accomplissant spontanément au contact de l’air, il reprendaussitôt son volume primitif, qui, vous le savez, est de plusieursmillions de fois supérieur à celui qu’il occupait à l’étatliquide.

Cette différence de volume, produisant pour ainsi dire uneexplosion de force, fut utilisée comme moteur. L’hydrogène liquéfiédevient l’âme du Vaisseau de proie.

Il s’agissait d’emmagasiner dans des récipients d’une solidité àtoute épreuve, pouvant braver la pression formidable de 650atmosphères, qu’ont supportée les appareils de Raoul Pictet, unequantité de gaz suffisante pour les besoins du navire pendant uneannée au moins.

L’opération fut pratiquée dans des vases de forme elliptique, enacier corroyé, garnis de frettes comme la culasse d’un canon, etpossédant à chaque extrémité un anneau destiné à en faciliterl’arrimage.

Chacun de ses vases, pourvu d’un tube de dégagement muni d’unrobinet, fut déposé dans la cale, et servit en même temps delest.

Des millions d’hectolitres de gaz, c’est-à-dire de force, setrouvaient donc emprisonnés sous un volume incroyablement petit, etprêts à être utilisés au premier moment.

La manœuvre est toute simple. S’agit-il de mettre les hélices enmouvement ? Il suffit d’adapter à la machine un desrécipients, et d’ouvrir le robinet qui s’oppose à la sortie ducontenu.

Au contact de l’air, le liquide devient gazeux, comme l’eau quise transforme en vapeur ; le résultat est identique. Lespistons s’agitent, l’arbre tourne, les hélices ronflent, levaisseau s’ébranle.

J’ai déjà dit que l’hydrogène était l’âme du vaisseau.L’incalculable force qu’il développe sert à opérer avec la rapiditéde la pensée les transformations du bâtiment.

Quand le Franklin, trois-mâts-goélette, devient laQueen-Victoria, simple goélette, il faut que le mât demisaine disparaisse. Ces mâts sont en fer creux et rigoureusementétanches. Ils se composent de plusieurs morceaux pouvant rentrerl’un dans l’autre, comme les tubes d’une lorgnette.

Au signal du commandant, le grand mât, débarrassé à la partieinférieure des haubans et des étais, glisse sur la quille, avancelentement, poussé à son emplanture par la machine, et tiré ausommet par des palans, il s’arrête bientôt à la place qu’il doitoccuper sur une goélette, au tiers antérieur. Le mât d’artimon suitla même voie et s’arrête au deuxième tiers.

Ce glissement a pu s’opérer dans un espace libre, ménagé àdessein depuis la quille jusqu’au pont, et qui est aussitôtrefermé.

Les haubans et les étais sont remis en place, pendant que ceuxdu mât de misaine ainsi que la vergue sont amenés sur le pont. Lemât est alors complètement nu. Une pompe aspirante, également muepar l’hydrogène, aspire énergiquement l’air qu’il contient ;ses tronçons, dans lesquels le vide s’opère rapidement, rentrentl’un dans l’autre, et restent enfermés dans la portion compriseentre la quille et le plancher du pont.

Le trois-mâts est devenu goélette.

S’agit-il de remâter, la pompe aspirante est remplacée par unepompe foulante qui injecte de l’air à une pression suffisante pouropérer les manœuvres contraires.

La manœuvre du canon est produite par le même procédé. La pièce,enfermée dans un cylindre de tôle laminée, repose sur la quille. Laplate-forme sur laquelle elle est placée n’est autre chose qu’unpiston. Un jet d’hydrogène le fait monter quand on veut mettre lecanon en batterie.

Lorsqu’on veut la faire disparaître, il suffît d’ouvrir unrobinet latéral : le gaz s’échappe, le piston redescend enraison de son poids, le panneau est rabattu, et le pont reprend saphysionomie pacifique.

Deux mots sur la machine.

Une machine ordinaire n’eût pu produire cette vitessefantastique, grâce à laquelle le Vaisseau de proie sedérobe à ses ennemis et semble posséder le don d’ubiquité.

Elle est admirable de simplicité. Certes, l’inventeur, unFrançais, un vrai Parisien, ne se doutait guère que ce fruit de sesveilles, que ce produit de sa haute intelligence aurait unesemblable destination. C’est un brave ouvrier mécanicien, nomméDebayeux, qui a inventé par centaines les appareils les plusingénieux, entre autres un moteur à hélices pour les ballons, unemerveille.

Debayeux a tout d’abord supprimé tous les engrenages, ettransformé le mouvement rectiligne des pistons en mouvementcirculaire. Économie de mouvement et d’organes. La machine secompose de deux cylindres ayant douze mètres de circonférence, etun mètre seulement de côté. Ce sont les tiroirs. Une plaquecirculaire d’acier trempé, épaisse de 25 centimètres, les sépare.Sur cette plaque sont fixés deux pistons, placés l’un à droite,l’autre à gauche, et pouvant tourner à frottement dans une gorgeégalement circulaire, pratiquée dans les cylindres latéraux.

Cette plaque n’est en quelque sorte qu’un renflement de l’arbremoteur qui traverse les deux cylindres perpendiculaires à l’axe dunavire. Elle est à la fois piston, bielle, excentrique et arbremoteur, puisqu’elle fait corps avec ce dernier.

Cet arbre est pourvu à ses deux extrémités d’un cône en cuivrerouge de 3 mètres de diamètre et dont l’angle est de45 degrés.

Devant chacun de ces cônes passe un arbre longitudinal allant àl’arrière du navire et sur lequel sont montées les hélices.

Ces arbres ont chacun deux cônes analogues qui sont solidaireset peuvent glisser à droite ou à gauche. Voici pourquoi :quand on veut mettre le navire en marche, il suffit d’approcher descylindres-tiroirs les vases contenant l’hydrogène, ou plutôt, commeil y en a un en permanence de chaque côté, on ouvre le robinet quiles fait communiquer.

Le gaz pénètre dans ces cylindres, pousse les pistons, et, parcela même, fait tourner l’arbre moteur. Les cônes placés auxextrémités de celui-ci frottent ceux des arbres longitudinaux.

Chose curieuse, ce frottement des cônes de cuivre parfaitementlisses produit un engrenage analogue à celui des roues d’unelocomotive sur les rails.

Aussitôt, les hélices tournent avec une rapidité vertigineuse.La force développée est formidable, ai-je dit. C’est que lapression est exercée sur les pistons pendant les cinq sixièmes deleur course. Il n’y a pas de point mort pour ainsi dire. Il enrésulte que les deux pistons sont ensemble en pression pendant lesquatre sixièmes de leur course, et pendant les deux autressixièmes, il y en a toujours un des deux qui évolue.

Cette pression simultanée des deux pistons pendant les deuxtiers de leur évolution circulaire développe une force vingt-cinqfois supérieure à celle des machines ordinaires pouvant monter àdix atmosphères.

Celle du Vaisseau de proie pouvant atteindre soixanteatmosphères, en raison de sa construction particulière, nousobtenons une force deux cent cinquante fois plus considérable quecelle des machines de même dimension. Nous avons de la sorte, sousun volume incroyablement petit, un moteur de douze centschevaux-vapeur !…

Inutile de vous dire, n’est-ce pas, que les hélices sontindépendantes l’une de l’autre et qu’elles peuvent même évoluer ensens contraire ; vous l’avez constaté.

Enfin, pour compléter cette merveille, les constructeurs ontplacé à l’avant du navire un large tube, en forme de télescope, etdépassant un peu le bordage. Dans ce tube existe un jeu de prismesreflétant l’horizon dans une chambre noire, où se trouve toujoursun officier de quart.

De cette façon, il n’est pas besoin de vigie, tout ce qui sepasse au large étant rigoureusement reproduit sur un écran. Danscette chambre noire se trouve naturellement une barre degouvernail, des commutateurs, permettant de faire marcher leshélices, de les embrayer ou de stopper, de faire monter oudescendre le canon, de mâter ou de démâter, etc.

Eh bien, commandant, est-ce assez complet ? Est-ce bienmachiné ? Qu’en pensez-vous ? Vous pourrez, d’ailleurs,admirer à votre aise votre adversaire quand vous l’aurez capturé,car je vais vous en fournir le moyen.

Oh ! c’est bien simple. À tout bandit il faut unrepaire.

Celui du vaisseau de proie se trouve dans la mer de Corail, surla côte est de l’Australie. Par 143° de longitude est et12° 22’ de latitude sud, se trouve un atoll de coraild’environ 500 mètres de diamètre.

Rappelez-vous ce point. Il est rigoureusement exact. Sur cetatoll de corail sont plantés des cocotiers dont les racinestrouvent un aliment substantiel dans les détritus amenés de lahaute mer depuis des milliers d’années et que le temps atransformés en terreau.

Ce bassin de corail, dans lequel on pénètre par un chenalétroit, forme comme un port au milieu d’une mer toujours furieuse.L’eau y est calme et profonde.

Le bandit s’y repose à loisir et sans crainte, car la route estpérilleuse, et l’accès difficile. Vous trouverez sur votre passagedes milliers de pointes aiguës, des centaines de bancsmadréporiques sur lesquels votre bâtiment talonnera. Avancez sanspeur. Soyez prudent, tâtonnez, louvoyez. Le succès dépend de votrepatience.

Vous aurez une superbe occasion d’utiliser vos talents denavigateur. Je ne puis, à mon grand regret, vous indiquer la route,mais aucune carte ne donne le relevé de tous les récifs quihérissent les abord de cet enfer.

Somme toute, vous les franchirez, puisque les Bandits de laMer y ont passé.

Il est probable que leur navire sera rasé comme un ponton etpresque invisible. Peu importe. Défiez-vous de son canon et de sonéperon.

Quant aux coquins que vous poursuivez, ils se gobergent à l’aisedans des grottes profondes pratiquées par la nature, et par lesinconscients caprices des coraux entre les parois de l’atoll. Ils ymènent large et joyeuse existence. Tous les raffinements de la viecivilisée sont à leur disposition. Ils en usent en hommes dont lavie peut ne pas avoir de lendemain.

Le repaire a deux ouvertures. L’une intérieure, l’autreextérieure. Elles sont obstruées par des algues, des varechs, desgoémons, et autres plantes marines. Cherchez bien ; fouillezattentivement les deux parois de corail, et vous trouverez.

Il y aura bataille. Elle sera rude. N’importe ! Voustriompherez.

Et maintenant, commandant, si j’ai été quelque peu prolixe,c’était dans l’intérêt de votre cause.

Vous avez été généreux, j’ai été sincère, nous sommes quittes,ou plutôt je reste votre obligé, car vous m’accordez plus que jen’aurais osé espérer.

Adieu et merci !

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