Le Tour du Monde d’un Gamin de Paris

Chapitre 5

 

École de tir. – Deux émules de Bas-de-Cuir. – Le gamin deParis et le gamin de l’équateur. – Frère noir, frère blanc. –Grande chasse et vilain gibier. – Une serre chaude de cent lieuesde superficie. – Tiens !… un singe ! – Imprudence,catastrophe, désespoir. – Friquet disparu. – Vaines recherches. –Est-il mort ? – Course folle à cent cinquante pieds au-dessusdu niveau de la mer. – Effroyable chute. – Une idée de« Majesté ». – Un éléphant qui devint chien de chasse. –Nouveau péril – Deux gorilles. – « J’en veuxmanger ! »

 

– Cré moussaillon de malheur !… criait le docteur desa voix formidable.

– Mais, puisque je vous dis qu’y a pas moyen, répliquaitpiteusement Friquet… J’ai jamais été seulement fichu de gagner unedemi-douzaine de macarons à la foire aux painsd’épice.

– Tron de l’air ! ça m’enrage, de te voir simaladroit.

– Faut pas vous fâcher, une autre fois je ferai mieux.

– Eh ! cape de Diou, il y a hûûit jours, hûûitentends-tu bien, couquinasse, que cela dure, et c’est pis que lepremier.

– Pétard ! Faut tout même que je sois rudementmazette.

– Quand nous serons rentrés en France ce n’est pas àl’École des fusiliers de Lorient que je t’enverrai, mais bien àcelle des mousses !… Et encore !…

– Mais, puisque je vous dis…

– Tais-toi, et ouvre l’œil…

« Peloton ! Garde à vôs !… »

Le docteur, nonobstant les fonctions pacifiques qu’ilremplissait habituellement à bord, possédait une superbe voix decommandement.

– Là, continua-t-il, lève rapidement ton arme, dont lacrosse doit s’emboîter comme instinctivement à ton épaule.Immobile… aïe donc, cherche ton point de mire. Vise bien… finguidon… abaisse progressivement la détente.

« Feu !…

« Mille millions de milliasses !… Tu tires à hauteurd’homme, et ta balle vient de couper une branche située à plus decinq mètres d’élévation !

– Cristi, fit Friquet, rouge comme une pivoine, la tignasseébouriffée, et plus décontenancé que jamais.

– Allons, recommençons… Mais fais bien attention. Je tecolle à la garde du camp si ça ne va pas mieux, fichuconscrit !… Voyons, prends ton temps, avec une arme commecelle-là on doit couper à cent pas le goulot d’une bouteille.N’est-ce pas André ?

– Sans doute, mais Friquet n’a pas pu apprendre lemaniement de la carabine chez son ancien patron, le vieux savetier,et vous voudriez en faire de but en blanc un émule deBas-de-Cuir.

– Dame ! c’est vrai. Je n’a jamais tiré que quandj’étais au Châtelet figurant dans Marceau ou les Enfants de laRépublique, et je fermais les deux yeux.

– C’est ça, et aujourd’hui tu manquerais à dix pas l’Arc deTriomphe.

« Quand tu tires, tu donnes toujours un coup de doigt quifait dévier le canon de près de dix centimètres.

« Allons, encore un coup.

« Je te répète : prends bien ton temps, mais ne restepas là planté deux heures, comme si tu allais prendre unephotographie.

« Gare au coup de doigt surtout. »

La détonation retentit.

– À la bonne heure ! reprit le docteur. Très bien,matelot… Envoyé !… comme disait le lieutenant de vaisseauGourdon sur le Louis XIV.

L’excellent homme passant subitement de la colère, factice, ons’en doute, à une vraie jubilation, frappait amicalement surl’épaule du conscrit Friquet, qui venait d’exécuter un maîtrecoup.

Le gamin faisait ses écoles à feu. Son matelot, le docteurvoulait en faire un tireur, et notre ami ne répondait pasjusqu’alors aux espérances de son professeur de balistique.

Dans la vie d’aventuriers qu’ils menaient et qu’ils mèneraientprobablement longtemps encore, il était urgent de posséder à fondl’usage des armes à feu. Souvent la vie du voyageur dépend de sonsang-froid, et surtout de son adresse.

Le pauvre Friquet, on vient de le voir, eût fait piètre figuredevant un des grands fauves du continent africain.

L’exercice était fini. Le docteur enjamba la distance quiséparait du but le groupe des tireurs, cent mètres environ. Ilrevint rapidement, agitant un morceau de calicot blanc, collé avecquatre épines sur le tronc d’un baobab et qui avait servi de cibleà son élève.

La dernière balle avait frappé au centre du tissu, Friquetn’était pas le moins du monde orgueilleux de cette prouesse, qu’ilappelait naïvement un « coup de maladresse… »

– Ça se peut, dit le docteur.

– Eh ! eh ! reprit André, pas mal, pour undébutant.

Ibrahim souriait d’un air protecteur.

Ses hommes, rangés en demi-cercle, clignaient de l’œil avec depetites mines ironiques dont la signification n’était pascomplètement à la louange du gamin.

– Ont-ils l’air de se ficher de moi… tous cesparticuliers-là. Allez toujours, Vous verrez, quand j’aurai grillédeux ou trois cents cartouches.

« Y croient peut-être comme ça que tous les blancs sontaussi maladroits que moi ; montrez-leur donc un peu, monsieurAndré, comment un Parisien mouche à cent pas une chandelle desix. »

Celui-ci sourit sans répondre. Il prit la carabine des mains deFriquet, retira la baguette, assujettit à son extrémité un petitchiffon préalablement enduit de beurre de coco, et frottavigoureusement l’intérieur du canon.

Il introduisit dans le tonnerre une cartouche métallique, puis,d’un coup d’œil rapide jeté circulairement, chercha un but. Àsoixante mètres environ, pendait à six pieds une petite courge dela grosseur des deux poings.

Sans prendre le temps de viser, mais le regard rivé sur ce pointpresque invisible, André leva brusquement son arme qui restaimmobile une seconde à peine.

Le canon s’empanacha d’un léger flocon ; la calebasse,touchée probablement au centre, oscilla violemment.

Au moment où quelques Abyssiniens se précipitaient pour allerchercher le fruit et le rapporter à l’adroit tireur, celui-cirechargea sa carabine en un clin d’œil. Au moment même où lescoureurs atteignaient le pied de l’arbre, une balle guidée parl’œil infaillible du jeune homme coupait la queue de la courge, quitombait sur l’herbe.

Les noirs, grands amateur de sport, applaudirent vivement à cecoup merveilleux, qui plaçait son auteur à mille coudées au-dessusdu commun des mortels.

Le docteur, ne voulant pas rester en arrière, et désirantmontrer à Friquet que ses connaissances n’étaient pas seulementthéoriques, prétendit faire aussi bien que son ami. Il prit à sontour la carabine.

– Tiens, matelot, c’est pour toi, et profite de la leçon.Tu vois, cette noix de coco, là, à terre. Bon, ramasse-la.Maintenant, lance-la sur le sol, devant toi, de toute ta force,comme si tu jouais aux quilles.

La boule était à peine à trente mètres, que, pan ! elleéclatait, en dix morceaux, fracassée par le lingot cylindro-ogival.L’admiration des spectateurs se compliquait presque de terreur.

Ibrahim était ébahi.

Les deux amis venaient de conquérir à tout jamais les sympathieset le respect de la caravane entière.

Autant le triomphe d’André était calme et réservé, autant celuidu docteur était bruyant.

– Eh bien ! matelot, qu’en dis-tu ? Est-ceenvoyé ! Nous sommes tous comme ça, à Marseille. Hein !amène-les-moi donc, tes Parisiens.

Friquet avait trop conscience de son infériorité pour contredireson professeur et ami. Il connaissait les difficultés inouïes quecomporte l’accomplissement de pareils tours de force, et iladmirait naïvement, de tout son cœur, et non sans une certaine dosede fierté.

Il était pleinement rassuré sur l’éventualité probable d’unechasse organisée pour le lendemain, par le chef de la tribu desGalamundos. Cette fête cynégétique, donnée pour célébrer le passagedu négrier, devait être l’occasion d’un ravitaillement, et parsuite, d’une copieuse distribution de sel et d’alougou.

On juge si tout le ban et l’arrière-ban de ces anthropophages,convoqué depuis douze heures, devait être au grand complet.

C’était en prévision de cet exercice que le docteur avait vouludonner à Friquet une sérieuse leçon de tir. On a vu quels enétaient les résultats.

Nous sommes, présentement, à environ soixante-cinq lieues dupays des Osyébas. L’état de la caravane est excellent, Ibrahimménage toujours sa marchandise, qui représente toute une fortune.Cela ne l’empêche pas entre temps, de s’offrir quelquesdivertissements, pour varier un peu la monotonie de la route.

On doit séjourner trente-six heures chez les Galamundos, qui,depuis plusieurs années, sont en relations d’affaires avecle traitant. Ces noirs sont bien les plus féroces de toutel’Afrique occidentale. Voleurs, pillards, cruels, anthropophages,avons-nous dit, ils possèdent, comme les Nyams-Nyams, une grandeintelligence, dont ils font le plus déplorable usage.

Cela importe peu au négrier qui est plein d’indulgence pour desemblables peccadilles.

Le village, très considérable, est bien bâti. Les cases sontspacieuses, et ombragées par les splendides végétaux de la floreéquatoriale. Les rues larges, bien unies, sans un brin d’herbe,attestent le zèle d’une municipalité soigneuse.

La journée de demain fera époque.

L’état-major de la troupe est invité à un festival monstre. Quelpeut bien être ce régal d’anthropophages ?

On doit chasser le gorille !… On verra plus tard par quelleattention délicate le chef des Galamundos a choisi ce mammifère depréférence à tout autre.

Friquet, en homme qui ne doute de rien, se promet d’accomplirdes merveilles. Son négrillon ne se possède pas de joie.

On n’a pas oublié l’attitude du pauvre petit, quand Ibrahim luirendit la liberté, sa reconnaissance, et enfin son adoption parFriquet.

Ce dernier était superbe dans son rôle de protecteur. Il avaitpour son compagnon des attentions en quelque sortepaternelles ; il lui évitait les fatigues trop considérables,lui donnait à manger et lui cédait au besoin sa place sur le col del’éléphant.

Voici pourquoi : le négrier était un être singulier.Esclave de la parole donnée, mais incapable du moindre sentiment degénérosité, il avait rempli tous ses engagements contractés enversles Européens avec la plus scrupuleuse ponctualité.

Après avoir, dans un moment de fantaisie, libérés cinq captifs,il en avait repris quatre lorsque ceux-ci s’étaient volontairementofferts à lui.

Le petit nègre était resté libre, il suivait la troupe, mais iln’en faisait pas officiellement partie, et alors Ibrahim prétendaitne rien devoir lui donner au point de vue de la subsistance.C’était une bouche inutile. Il ne rapportait rien et nereprésentait aucune valeur.

Heureusement que Friquet, le bon et affectueux gamin, cetexcellent cœur de Parisien, était là. Il avait bien le droit, ensomme, de donner au négrillon la moitié de sa ration d’eau, de safarine de maïs, de ses bananes ou de ses patates. Osanore nefaisait aucune difficulté pour se laisser escalader par ce dernierquand Friquet voulait faire son étape à pied.

André et le docteur collaboraient entre temps à cette bonneaction, et venaient en aide au pauvre abandonné, qui était digne àtous égards de leurs bienfaits.

Il aimait les blancs de tout son cœur, ce déshérité. Il étaitbon, de cette bonté gaie et expansive des êtres primitifs, etgentil à croquer.

Il adorait tout naturellement Friquet, dont il n’avait jamais puprononcer le nom et qu’il appelait Fliki, les rétant absolument incompatibles avec un gosier de nègre.

Il s’appelait Na-Ghès-bé. Friquet ayant mal entendu ce nom lapremière fois qu’il le prononça, lui avait donné celui deMajesté.

Oh ! en tout bien tout honneur, notre ami n’avait eu aucuneintention ironique en donnant ce sobriquet à l’enfant.

Majesté allait mieux au gamin que Na-Ghès-bé. C’était plusfacile à dire, comme du reste, le mot de Fliki pour l’autre.

Fliki et Majesté étaient donc les meilleurs amis du monde.

Le premier s’était constitué le précepteur, le mentor du second.Il lui apprenait le français, ou plutôt ce pittoresque langage dufaubourg. L’élève faisait des progrès surprenants, à la grande joiedes Européens, qui se tordaient en l’entendant patoiser un refrainà la mode, ou écorcher une de ces phrases inimitables, panachée devocables dont le petit Parisien avait seul la clef.

Majesté devenait un gamin de l’équateur fort réussi. L’influencede Friquet était à tous les points de vue excellente. Il tirait dudocteur toutes sortes d’enseignements utiles, et les transmettaitau bon petit noir toujours ravi d’apprendre de nouveau, et toujoursenchanté de témoigner à son ami Fliki, son incomparable affection,en profitant de ses leçons.

Des difficultés considérables étaient quotidiennement amenéespar l’ignorance mutuelle des deux amis relativement à leur langageréciproque.

Le docteur, avec une condescendance charmante, et une bonhomieaffectueuse, comblait en partie cette lacune, en servantd’interprète, pour les phrases compliquées.

Son admirable connaissance des idiomes équatoriaux leur étaitbien souvent utile. Puis, Majesté avait une mémoire surprenante. Ilconnaissait déjà couramment le nom de tous les objets usuels. Illes prononçait, la plupart du temps, d’une façon impossible, maisils se faisait à peu près comprendre.

Un exemple amusant entre tous.

Friquet adorait les féeries, et aussi l’opérette. Les gaiesritournelles de la Mère Angot lui étaient familières.

Souvent, quand la caravane cheminait lourdement dans une nuée demoustiques, sous les arbres calcinés, au milieu des herbes roussieset brûlantes, la voix aiguë du gamin, s’élevait criarde, etdéplorablement fausse.

Les oiseaux s’enfuyaient en caquetant, comme révoltés de cemassacre de vocalises, mais les hommes de l’escorte, battaient lamesure en hochant la tête, quand ce refrain connu, s’envolait deslèvres gouailleuses de Friquet.

Pas bégueule,

Forte en gueule,

Telle était la mèreAngot.

Majesté qui avait toutes les audaces, roulait ses bons yeuxintelligents, secouait sa tignasse crépue, ouvrait largement sabouche, découvrait ses dents de jeune loup, et criait àtue-tête :

Pa béguel,

Fôt en guél,

Télétait lamélago !

– Bravo ! bravo ! bis ! bis ! criaitFriquet au chanteur interdit, pendant que les deux Européens, lediaphragme tordu par un rire inextinguible, s’amusaient comme desbienheureux.

Chez Majesté, le chanteur était bien supérieur au géographe. Caril apprenait un peu de géographie. Oh ! son professeur n’avaitpas la prétention d’en faire un rival d’Élisée Reclus, mais il luiexpliquait le mieux qu’il pouvait que la terre est ronde, et, quel’Afrique n’est qu’une des parties du monde ; qu’il y a entreces diverses parties, d’énormes étendues d’eau, que cette eau estsalée !… oh ! de l’eau salée ! Le négrillon sedélectait à cette pensée. Il appelait de tous ses vœux le jour bénioù il pourrait en avaler à pleine gorge, et s’offrir une orgie desel, comme jamais estomac équatorial n’en avait eu l’occasion.

Ce fait l’avait surtout frappé ; c’était déjà quelquechose, et Friquet ne désespérait pas de grouper à l’entour de cetimperceptible embryon toute une série de connaissances utiles.

 

Le lendemain de ce jour mémorable où Friquet avait si peu brillécomme tireur, on chassa le gorille.

Les principaux dignitaires des Galamundos, au nombre d’unedouzaine, armés chacun d’un fusil à pierre, d’une hache et d’unlarge coutelas, emmenèrent au lever du soleil les trois Européens,le négrier, et dix de ses meilleurs tireurs.

La troupe se mit silencieusement en marche, à la recherche dusinge géant, dont le repaire était assez proche du village.

Des traces toutes fraîches avaient été relevées la veille.L’animal ne devait pas être loin. Il fallait se diviser par groupede trois ou quatre au plus, et avancer avec d’infinies précautionsdans l’inextricable forêt, où les noirs ne pouvaient que bienrarement s’aventurer, en raison de son épaisseur, de son obscurité,et des périls sans nombre que recèlent ses profondeursinexplorées.

En dépit de la terreur qu’il inspire aux nègres, le gorille estpar excellence le gibier qu’ils aiment à chasser. Ils sontextrêmement friands de sa chair, et affrontent volontiers la mortpour satisfaire leur convoitise. Il est à remarquer que les tribusqui ne sont pas anthropophages ne partagent pas ce goût presqueimmodéré pour la chair de cet animal, dont la structure rappelle siétrangement celle de l’homme.

Sa taille atteint et dépasse quelquefois1m 70.

Les traits les plus saillants de sa tête consistent dans lalargeur et l’allongement de la face, bestialement féroce. Lesmaxillaires sont énormes, le cerveau petit et déprimé ; l’œilrond et luisant, s’enfonce sous une arcade orbitaire très élevée.Les lèvres sont extensibles et longues.

L’expression de cette tête, portée sur un cou épais et court esteffroyable quand l’animal ramène en avant son cuir chevelu etdécouvre dans un rictus affreux les crocs terribles qui arment sesmâchoires.

Le ventre est gros, tendu et comme ballonné. La peau, d’un noirfoncé, est nue à la paume et à la face des mains.

L’allure naturelle de ce quadrumane n’est pas sur deux, mais surquatre pattes. Dans cette posture, la longueur des bras fait que latête et la poitrine sont très élevées. L’animal ressemble alors àun monstrueux batracien.

Quand il court, le bras et la jambe du même côté avancent enmême temps ; il va l’amble, comme l’ours.

Enfin, en dépit de sa formidable denture, il est essentiellementherbivore. Sa force est incalculable ; d’un seul coup depatte, il éventre un homme ou lui broie la tête, fracasse comme desallumettes les plus solides gourdins, et tord comme un tire-bouchonun canon de fusil.

Les gorilles ne vont jamais en troupe, et ont l’ouïe extrêmementdélicate. Ils attaquent rarement l’homme dont ils fuient volontiersl’approche, mais ils deviennent d’implacables et mortels ennemisquand ils sont blessés ou simplement serrés de près.

Tel était l’animal qui devait fournir le plat de résistance dufestival pseudo-anthropophagique offert par les Galamundos à leursinvités.

Une plus longue description serait superflue. Le gorille estconnu, grâce aux travaux de M. Paul du Chaillu, et à ceux plusrécents des explorateurs anglais et français qui ont publié desmonographies aussi nombreuses que complètes.

Après deux heures de marche, on pénétrait dans la forêt.

L’obscurité se fit tout à coup presque complète. L’aspect de cesfutaies était imposant, terrible même.

On marchait sur une épaisse et molle couche d’humus, flasquecomme une éponge, et sur laquelle serpentaient, ainsi que defantastiques et monstrueux reptiles, les racines des géants, dontl’épais feuillage formait une impénétrable couche de verdure.

Les buées qui montaient lentement du sol saturé d’humidité,ruisselaient le long des troncs, coulaient lentement des feuilles,et retombaient lourdement sur les chasseurs haletants.

Jamais un rayon de lumière n’avait pénétré sur ce sol, viergeaussi de tout contact humain. Il régnait sous ces frondaisonsimmenses, cette insupportable température de serre chaude, danslaquelle on est à demi suffoqué.

Cette atmosphère, que le moindre courant d’air ne renouvellejamais, est emprisonnée sous la voûte vert-sombre, sur laquelle lesoleil équatorial darde ses implacables feux.

Aussi, la force végétative de ces plantes, surchauffées à lacime, et dont le pied est perpétuellement saturé d’eau, est-elled’une incroyable activité.

Toutes ces racines, gorgées d’humidité, aspirent avec uneintensité inouïe les sucs nourriciers. Les herbes prennent lesdimensions de futaies, les buissons d’arbres immenses, les arbresdépassent en hauteur les plus hauts monuments des payscivilisés.

Nos chasseurs, courbaturés, épuisés par la transpiration,avançaient dans cette étuve, se frayant péniblement un passage àtravers les dattiers, les amomes, les bananiers, les figuiers, lesbambous, les acajous, les arbres à beurre, lestamariniers, les élaïs produisant l’huile de palme, emmêlés delianes de toutes grosseurs, tombant de tous côtés, se tordant,s’enroulant, rampant en un inextricable réseau.

Le groupe composé d’André, de Friquet, du docteur et de deuxnoirs Galamundos, déboucha enfin dans un sentier à peu près frayé,au-dessus duquel les branches broyées comme si des éléphants s’yfussent ouvert un passage, formaient une sorte de chemincouvert.

On approchait du repaire du gorille ou plutôt des gorilles, carun couple venait d’être signalé.

Il avait été expressément recommandé de ne tirer qu’à coup sûr,et de ménager autant que possible son feu.

Il fallait approcher l’animal à dix pas, profiter de sasurprise, viser attentivement à la poitrine au moment ou il sedresserait pour faire face.

Friquet, étouffant sous son burnous, cherchait de son œil defuret la clairière tant désirée, pour respirer un peu plus àl’aise.

Il avançait, eu égard à sa petite taille, avec infiniment plusde facilité que ses compagnons, qui se cognaient à chaque pas, etne pouvaient marcher que courbés en deux.

Le gamin, le revolver à la ceinture, le fusil en avant, le doigtsur la détente, – grave imprudence, – tenait la tête de la troupe,en dépit des observations du docteur.

– Mais place-toi donc en arrière, fichu cabillaud,soufflait celui-ci à voix basse, tu vas te faire écharper.

– As pas peur…

Il arriva le premier à la clairière précédant les autres de cinqou six mètres. Après avoir dépassé un épais rideau de lianes qui lecacha un moment, il s’arrêta stupéfait.

– Tiens ! un singe ! dit-il de sa voixclaire.

Il voulut faire un pas en arrière, puis, s’empêtra, glissa surla terre glaise en serrant inconsciemment son fusil ; sondoigt appuya sur la détente. Le coup partit à l’aventure.

Un rugissement horrible, accompagné d’un claquement de mâchoire,retentit en même temps.

Les branches s’effondrèrent comme sous l’irrésistible pousséed’un boulet de canon.

Le pauvre Friquet poussa un cri aigu. Quand ses compagnons,écartant brusquement les lianes, pénétrèrent à leur tour dans laclairière, ils aperçurent de l’autre côté une forme blanche traînéesur le sol par un être noirâtre, difforme et de haute stature, legorille sans doute.

Cette vision funèbre dura une seconde. Un deuxième appel, plusdésespéré que le premier, se fit entendre… une minute après, uncoup de feu… suivi à un long intervalle d’un second coup… puis lesilence.

L’homme et le fauve avaient disparu.

 

Les deux Européens un instant stupéfaits par l’horrible imprévude cette situation, s’arrêtèrent comme pétrifiés.

Leur cher gamin était-il mort ? Le colossal quadrumanel’avait-il broyé sous sa formidable étreinte ? On n’entendaitnul bruit sous l’épaisse feuillée !

Quel drame cachait l’impénétrable taillis de la forêtéquatoriale ?

Le pauvre enfant, qui avait déjà bravé tant de périls,agonisait-il, à deux pas de ses amis, sans même pouvoir demander dusecours ?

Si les deux coups de feu avaient pu le débarrasser du monstre,pourquoi n’appelait-il pas ?

Le docteur et André réagirent bien vite contre l’angoisse quileur tordait le cœur !

C’étaient deux hommes rudement trempés, qui pouvaient êtrefrappés, mais jamais abattus par les catastrophes les plusinattendues.

Leur plan fut tracé en une minute.

– Rallions notre monde, dit le premier. Peut-être lesgroupes en arrivant ici de cinq points différents, conduisantvraisemblablement à une clairière, rencontreront-ils quelquechose.

– C’est cela.

Les deux indigènes, prévenus par le docteur, mirent leurs mainsen entonnoir autour de leur bouche, et modulèrent à plusieursreprises un cri strident et bizarre qui devait s’entendre fortloin.

André tira ensuite son revolver de sa ceinture et en déchargealentement les six coups à intervalles réguliers.

Les détonations éclatèrent sourdement dans l’atmosphère épaisse,comme au milieu du brouillard.

La fumée restait en quelque sorte stagnante, en un nuageblanchâtre à deux mètres du sol.

Il fut répondu presque aussitôt à ce signal. Ce devait êtreIbrahim. Comprenant qu’il se passait quelque chose d’inusité, ilaccélérait la marche de sa troupe.

– Et maintenant, à l’œuvre. Vous, André, sans vous éloignerde plus de cent pas, faites rapidement le tour de l’enceinte degauche à droite. J’en ferai autant de droite à gauche.

« Interrogez chaque buisson, chaque brin d’herbe foulé,chaque bourgeon brisé, chaque feuille arrachée.

« Les noirs vont opérer la même manœuvre, mais dans uncercle plus restreint. Dans un quart d’heure, Ibrahim et les autresseront ici, nous aviserons si nos recherches ont étéinfructueuses. »

L’arme en arrêt, l’œil rivé sur le sol, les deux hommess’éloignèrent et disparurent bientôt, perdus, comme des fourmis aumilieu des géants qui se dressaient de tous côtés.

André, rencontra le premier la piste, c’était tout d’abord unebesogne facile.

Les « foulées » du quadrumane étaient profondes. Laterre molle avait pris l’empreinte de ses talons. Les enjambéesétaient énormes. Le chercheur de piste en compta une vingtaine.Friquet avait été traîné jusque-là par l’animal, qui avait empoignéun coin du burnous.

Les traces laissées par le corps du gamin se reconnaissaient auxherbes aplaties, roulées, et arrachées.

Tout à coup, André ne put retenir un cri désespéré. Il trouvaitle fusil double de Friquet, la crosse brisée, sous un immensebanian dont les branches touchant la terre, avaient pris racine.Elles s’étendaient de proche en proche, formaient une futaie depousses maigres et déliées, et s’élevaient comme de mincescolonnettes végétales, à l’entour d’un tronc qui mesurait plus devingt mètres de circonférence. Cet arbre couvrait un espace qui eûtpu abriter un régiment.

Les deux canons étaient vides. Le gamin avait eu le tempsd’envoyer son second coup, et de faire ensuite usage une fois deson revolver.

L’extrémité de l’arme était fortement aplatie ; on eût ditqu’elle avait été enserrée dans un étau garni de pointes defer.

Il n’y avait pas de doute possible, c’étaient les traces desdents du gorille !

Le docteur arrivait aussitôt, attiré par le cri de soncompagnon. La vue de ce sinistre débris lui arracha comme unsanglot…

– Pauvre enfant… murmura-t-il, navré.

– Courage, lui dit André d’une voix qu’il voulait rendreassurée. Je ne peux pas croire qu’il soit mort.

– Cherchons, reprit le docteur en faisant appel à toute sonénergie.

Ils regardaient de tous côtés, scrutant minutieusement lesempreintes, et cherchant au milieu du fouillis de branches etd’herbages arrachés pendant la lutte, quelle pouvait être ladirection suivie par le ravisseur.

– Tenez, docteur, voyez donc dans cette liane, ce petittrou rond de la grosseur d’un pois, et d’où coule une goutte desève.

– Tiens, on dirait une chevrotine.

– C’est vrai, continua André, en tranchant la tige aumilieu de laquelle un gros grain de plomb moulé était fixé.

– Pauvre imprudent ! il avait chargé son fusil àplomb.

– Qui sait ?… peut-être n’a-t-il pas eu tort. Pourtirer à une distance très faible, je préfère le plomb à la ballefranche.

« Vous savez que Bonbonnel ne tuait jamais autrement sespanthères.

« Cette circonstance fortuite a peut-être pu l’aider à sedébarrasser de l’animal.

– Puissiez-vous dire vrai !…

– Tenez. Il a fait feu à bout portant. Voyez plutôt cesquelques poils noirs, qui adhèrent à cet autre trou rond, au fondduquel est une seconde chevrotine.

« Ce poil vient de la toison de l’animal. Friquet a tirémachinalement. Le coup n’a pas atteint la bête en plein corps, sansquoi elle eût été tuée raide par la charge, qui eût tout broyé surson passage, et pratiqué un trou à y loger le poing.

« Mais, elle a dû être sérieusement blessée, car je ne voispas d’autres vestiges.

– Il est évident que si nous ne retrouvons pas les grainsde plomb dans les branches, le gorille doit les avoir sous lapeau.

– J’avais raison. Voyez maintenant, là, à hauteur d’homme,cette large trace, imprimée sur cette liane, par une mainsanglante, une fois plus grande que celle de Friquet… Le gorille entient.

– C’est vrai, il a empoigné la tige pour s’appuyer… maistout cela ne nous dit pas où est le petit.

– Patience, mon ami. Nous avons déjà découvert un pointessentiel. L’animal est blessé, il ne peut être loin.

Les Galamundos arrivaient en ce moment de tous côtés, ralliéspar Ibrahim, qui fut mis en quelques mots au courant de lasituation.

Tous les chasseurs, Abyssiniens et indigènes, faisant appel àleur habileté, s’éparpillèrent sur un périmètre assez étendu,croisèrent leurs pistes, cherchèrent de nouvelles traces, revinrentsur leurs pas, parcoururent vingt fois le chemin de la clairière aubanian…

Peine inutile ; il semblait que le gorille, arrivé à cepoint, eût disparu sans laisser le moindre vestige de sonpassage.

Quelques-uns des guerriers, s’enlevant à la force des poignets,en gymnastes consommés, escaladèrent le géant à l’aide des câblesvégétaux qui pendaient de tous côtés.

Après un quart d’heure de recherches opérées jusque dans leshautes branches, ils redescendirent sans avoir rien trouvé.

Le banian, touchait un arbre de la même famille, qui lui-même sereliait à un autre. Sur un espace de plusieurs hectares, la forêtse composait exclusivement de végétaux de cette essence, tousenchevêtrés les uns dans les autres, et susceptibles d’offrir mêmeà un homme, un chemin aérien, qui pouvait conduire à une distanceconsidérable.

Il était vraisemblable, certain même, que l’animal, blessé,s’était dérobé par cette voie à la poursuite, en emportant lepauvre Friquet.

Les deux amis demeuraient atterrés en voyant ces inutilesefforts.

Non pas que personne eût l’intention d’abandonner la partie. LesGalamundos, sont d’une incroyable férocité ; pillards,voleurs, anthropophages, rien ne leur manque pour être les hommesles plus redoutables, mais ils ont le culte de l’hospitalité.

Friquet était leur hôte, ils voulaient le retrouver mort ouvif.

Les Européens, épuisés, se reposèrent un instant, et absorbèrentà la hâte quelques larges bouchées. Il était urgent de réparerleurs forces.

Au moment où ils allaient repartir à la découverte, le négrillonde Friquet, en proie à une indescriptible émotion, arrivait toutessoufflé en brandissant une sagaie.

Il parlait avec une extrême volubilité, criait, sanglotait,semblait désespéré. C’est en vain qu’il essaya de se faire entendredu docteur, qui interprétait cependant assez bien son dialecte.

Il n’avait pas été autorisé à suivre la chasse, quel qu’eût étéson désir.

Mais ne pouvant se résoudre à passer une demi-journée loin deFliki, il avait bien vite emboîté le pas à la troupe. Il accouraithors d’haleine.

Le brave enfant comprit sans explication quel danger terriblecourait son ami, et vit du même coup l’inutilité des recherchesopérées jusqu’alors. On l’écoutait à peine, tant était violentel’émotion générale, et pourtant, il avait une excellente idée.

Désespérant de se faire entendre, Majesté tourna les talons,sans ajouter un mot, et disparut dans l’épais fourré plus viteencore qu’il n’était venu.

Mais qu’était donc devenu notre pauvre gamin ?

Voici ce qui s’était passé. Au moment où le gorille, rendufurieux par le coup de feu parti accidentellement, se jetait surFriquet, et allait le mettre en lambeaux, ce dernier s’aplatitmachinalement contre le sol.

L’animal ne saisit que, l’étoffe épaisse et extrêmementrésistante du burnous, qu’il tira violemment à lui.

Le gamin, emmailloté dans le vêtement, dont il ne pouvait sedépêtrer, fut, comme purent le voir ses compagnons, entraîné par lequadrumane affolé, qui sentant d’autres ennemis tout près de lui,ne songea qu’à disparaître avec sa proie.

Friquet bien qu’atrocement cahoté, n’avait pas la moindreblessure. Mais telle était la vitesse de l’allure du gorille, dontla force inouïe était encore décuplée par la rage et l’épouvante,que notre ami comprit qu’il allait être infailliblement broyécontre les troncs d’arbres.

Cette course furibonde dura une minute à peine. L’animalsemblait ignorer ce qu’il y avait dans cette étoffe blanchâtre. Ilfuyait, en emportant le ballot, quitte sans nul doute àl’inventorier plus tard.

Friquet n’avait pas lâché son fusil. Il poussa tout à coup lepremier cri, entendu par André et le docteur au moment où ilss’élançaient dans la clairière.

Le fauve étonné s’arrêta un instant. Ce moment, d’une duréeinappréciable, suffit à l’homme pour se dresser et mettre enjoue.

Il avait, on s’en souvient, encore un coup de chargé.

Il fit feu presque à bout portant. Le gorille, la face grillée,cabriola, tomba sur le dos, et se releva plus menaçant quejamais.

Friquet tendit machinalement son fusil vide et désormais aussiinoffensif qu’un bâton. Il eut le temps d’apercevoir au côté gauchede la poitrine velue du monstre, une plaie énorme, d’où le sangs’échappait en bouillons rouges et écumeux.

L’arme arrachée, brisée comme un fétu, vola en éclats…

André et le docteur accouraient.

Le gorille, arrivé au paroxysme de la rage, empoigna de nouveaule jeune garçon par les habits et par la peau des flancs, le tintd’une main comme un homme ferait d’un petit chat, puis, escaladantle banian, en moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter, ils’enfuit de branche en branche, mettant un intervalle assezconsidérable entre les chasseurs et lui.

Friquet suffoquait.

Le dénouement approchait. Il se sentait perdu. Suspendu entreciel et terre, à une hauteur de plus de quarante mètres, il allaitêtre mis en lambeaux, par l’animal qui malgré son horribleblessure, ne fléchissait pas, ou encore, il courait le risqued’être précipité, si l’autre était pris d’une subite faiblesse.

Il défaillait lui-même, sous la terrible étreinte de cette patteformidable. Nul doute que, sans l’épaisseur de son vêtement, il eûtété depuis longtemps déchiré.

La terreur causée au gorille par l’approche des chasseurs avaitretardé ce moment fatal.

Ces réflexions traversèrent l’esprit du gamin, comme un trait delumière.

De branche en branche, d’arbre en arbre, il s’éloignait de plusen plus.

Saisissant machinalement son revolver qui était toujours à saceinture, il l’appuya froidement sur la poitrine noire et velue dela bête. Une demi-seconde avant de serrer la détente, il se vit àune hauteur énorme, où le vertige régnait en souverain maître.

Il allait tomber…

Bah ! mieux valait cette colossale culbute qu’un séjourplus prolongé en aussi mauvaise compagnie, et d’ailleurs c’étaitbien le diable s’il ne trouvait pas une branche où seraccrocher.

Les battements du cœur du quadrumane faisaient sauter le canonde l’arme.

Le coup partit !…

Mortellement blessé, le gorille porta les deux mains à sapoitrine et lâcha Friquet, qui poussa un appel désespéré et qui,jambe deci, tête delà, rebondissant lourdement d’une branche surl’autre, dégringola d’une hauteur de cent cinquante pieds…

Cette scène terrible se déroulait à près de cinq cents mètres dupoint où se trouvaient les chasseurs.

La course du gorille à travers les branches avait été d’unefantastique rapidité. Ce qui expliquait l’éloignement du théâtre dela lutte.

Deux mortelles heures s’écoulèrent encore en vaines tentatives.Les deux amis étaient navrés.

Nul ne songeait pourtant à abandonner la partie, mais larecherche du gamin devenait de plus en plus difficile, au milieu decet inextricable fouillis de végétaux.

Les complications surgissaient à chaque pas. En dépit del’intelligence, de l’habileté et de la patience des chasseursblancs et noirs, il devenait impossible de trouver de nouvellespistes.

Le docteur éclatait en jurons et en imprécations inutiles.

Malgré la chaleur accablante, sous laquelle succombaient lesplus robustes, on allait de nouveau élargir le cercle etrecommencer une battue, quand un grand bruit de branches froissées,accompagné d’un souffle puissant fit rester tout le mondeimmobile.

Un cri aigu fendait l’air épais de la forêt, et l’éléphantd’Ibrahim, la trompe relevée, arrivait au grand trot, avec cetteallure lourde, un peu dégingandée, qui dépasse la vitesse d’uncheval au galop.

Il portait son conducteur habituel et le négrillon Majesté, quiavait poussé le cri d’appel.

– Oû, lé pétit couquin, s’écria le docteur, il a plusd’esprit sous sa toison de laine, que nous deux dans nos cervellescivilisées…

« Il est allé chercher un limier…

« Bravo ! enfant. Tu nous amènes un chien de chassequi a du nez.

– Je comprends ! dit à son tour André.

– L’éléphant, grâce à la merveilleuse subtilité de sonodorat, va retrouver Friquet.

– Allons ! en chasse.

L’idée du négrillon, était tout bonnement admirable.

Pénétré de la vérité de cet axiome, formulé dans toutes leslangues et même en latin : « Acta nonverba », des faits et non des mots, Majesté, avait prisses jambes à son cou, et s’en était allé, avec l’agilité d’uneantilope, chercher le brave Osanore, qui, à table jusqu’au ventre,se délectait dans la méthodique mastication de graminées épaisseset sucrées.

L’excellent animal, comme s’il eût compris ce que son petit aminoir réclamait de son instinct, s’était mis incontinent enroute.

André lui présenta tout d’abord les deux fragments du fusil. Illes saisit délicatement avec sa trompe, renifla fortement, semblatrès étonné en voyant brisée cette arme qu’il connaissait bien.

Puis, il chercha à la ronde, de l’œil et de l’odorat où pouvaitêtre Friquet. Son petit œil intelligent eut comme une expression dedésappointement en ne le trouvant pas.

Il allait du docteur à André, les frôlait doucement de latrompe, aspirait les émanations, assez fortes nous devons l’avouer,qui s’exhalaient des guerriers noirs, et cherchait patiemmentl’effluve particulier de son ami.

– Friquet ! Friquet ! criait le docteur de savoix de tonnerre.

À chaque appel, l’éléphant soulevait ses immenses oreilles,comme s’il eût espéré entendre dans le lointain, une vague réponse,un cri, un soupir poussé par celui dont l’absence était pour luinon moins incompréhensible que douloureuse.

Il devenait nerveux, inquiet, agité. André le conduisit à laplace ou le gorille avait été blessé. Il promena lentement satrompe sur l’empreinte sanglante laissée par le quadrumane, etsouffla furieusement.

Un sourd grondement emplit sa gorge, et une note vibrante,cuivreuse, s’exhala de son larynx, comme un formidable cri deguerre.

Son œil flamboyait, reflétant une implacable colère. Puis, soninfaillible odorat lui permit de démêler au milieu de cetteémanation impure, celle de son ami… il avait compris.

Il leva la tête, huma fortement l’air environnant, et partitcomme un ouragan, la trompe levée vers les cimes.

Les chasseurs se lancèrent au galop à sa suite. Il bondissait,ce colosse, au milieu des tiges qu’il tordait, des arbres qu’ilarrachait, des lianes qu’il cassait comme des ficelles. La voiequ’il traçait, eût été praticable pour une batteried’artillerie.

Cette course furieuse dura cinq minutes. On sentait que ledénouement approchait. L’émotion avait centuplé la force de nosamis, qui arrivaient presque en même temps que le pachyderme sousun banian monstrueux.

Le négrillon se laissa glisser d’un bond sur le sol.

Le cadavre du gorille, le côté haché par les chevrotines, lapoitrine trouée par la balle du revolver, gisait étendu sur le dos.La gueule, entrebâillée, découvrait des dents énormes, l’éclat desyeux, grands ouverts, n’était pas encore voilé par la mort.

– La hideuse bête ! s’écria André.

Osanore partageait sans doute cette manière de penser, car,s’approchant au plus près, il leva sa patte, grosse comme un troncd’arbre, et la posa simplement sur le torse velu du quadrumane.

Cela fit : Crac ! Et la poitrine du monstre comme sielle eût été comprimée par une presse hydraulique, devint du coup,plate comme la main.

Cet acte de justice sommaire accompli, l’éléphant aspira denouveau l’atmosphère, avec ces reniflements saccadés, habituels auxchiens de chasse qui rencontrent.

Il avança, recula, tourna, revint sur ses pas, puis, leva latête, autant que le peu de longueur de son cou le lui permettait,et de sa trompe droite, rigide, levée comme un doigt immense, ilmontra un paquet blanc, accroché à une hauteur considérable.

– C’est lui, s’écrièrent simultanément les deux Européens,c’est lui !

Le négrillon, avec l’agilité d’un écureuil, grimpait en s’aidantd’une liane.

– Doucement, lui cria le docteur, dans son patois,doucement, pas de secousses.

L’enfant montait toujours. Il atteignit enfin le pointpérilleux.

Déroulant une longue corde qu’il portait autour des reins, ils’occupa tout d’abord d’attacher solidement le corps inerte de sonami. Par un miracle inouï, un tronçon de branche taillé en biseau,avait traversé l’étoffe du burnous. Le tissu, avons-nous dit, étaità ce point résistant, que le corps de Friquet y était restéenveloppé comme dans un hamac.

Cet incident avait arrêté la chute, et notre gamin, accrochécomme un lustre, évanoui sans doute, grièvement blessé peut-être,attendait, sans donner signe de vie, qu’on vînt le retirer de cetteposition périlleuse.

Maintenant que le négrillon avait paré à l’éventualité d’unenouvelle chute, il fallait aviser aux moyens de le descendre.

Plusieurs Galamundos, rompus à tous les exercices de lagymnastique équatoriale, se hissaient vivement pour aller prêtermain-forte à Majesté.

Le moyen le plus simple était de descendre, de branche enbranche, à l’aide de la corde, Friquet toujours enveloppé dans sonburnous.

Au moment où cette manœuvre avait déjà reçu un commencementd’exécution, survint un nouvel et terrible incident, qui menaçad’en compromettre le succès.

Un cri d’horreur échappa à ceux qui étaient restés au pied del’arbre, à la vue d’un corps énorme, s’élançant des plus hautescimes et se laissant en quelque sorte tomber, dans un irrésistibleélan, sur le groupe des sauveteurs, suspendus à plus de quarantemètres.

C’était un second gorille. L’arbre servait de repaire au couplesignalé. Celui qui faisait en ce moment son apparition, s’apprêtaità venger chèrement la mort de son compagnon.

Il y eut un instant d’indescriptible angoisse.

Puis, un coup de feu.

Ah ! bravo ! Il fallait pour André mettre à profitcette adresse merveilleuse dont il avait donné la veille un siéclatant témoignage.

Il saisit le féroce animal au moment où il bondissait, etpendant le dixième de seconde que dura son élan, le chasseurconcentrant en lui tout son sang-froid, mettant toute sa vie dansson regard, avait pour ainsi dire jeté d’inspiration ce coup defeu.

Le gorille, atteint au-dessous de l’épaule, en pleine poitrine,roula en rugissant et vint tomber sur ses deux pieds de derrière,juste devant l’éléphant.

Ah ! pardieu, son affaire fut bientôt faite. Le braveanimal saisit le monstre encore étourdi de sa chute, le ceintura enun tour de… trompe, et l’étripa littéralement, comme avec un câbleserré par un cabestan.

L’autre hurlait désespérément, le sang sortait de sa blessurecomme d’un robinet. Il essaya de se cramponner à la face del’éléphant, dont il saisit une oreille entre ses dents.

Celui-ci, plus furieux que jamais, desserra légèrement sonétreinte, puis, brusquement, le lança à toute volée sur le tronc dubanian, contre lequel il vint s’écraser, en emportant un morceau del’oreille entre ses mâchoires contractées.

Deux minutes après, le corps inanimé de Friquet touchaitterre.

– Mon pauvre enfant, soupira douloureusement le docteur,dans quel état faut-il que je te retrouve !

– Il n’est pas mort, n’est-ce pas ? interrogeaanxieusement André.

Le docteur, sans répondre, fendit les habits avec son couteau,et découvrit la poitrine, sur laquelle il appliqua son oreille.

– Comme il est pâle, le pauvre petit ! Vous ne ditesrien, rassurez-moi, je vous en prie. Par pitié, docteur, vous savezcombien je l’aime, disait le jeune homme les larmes aux yeux.

Le docteur auscultait toujours…

Le négrillon, accroupi, pâle comme les noirs, c’est-à-dire lapeau cendrée, les lèvres grises, sanglotait à pleine poitrine.

Les anthropophages, eux-mêmes, étaient émus.

– Enfin !… Il vit, mon cher André, il vit…Entendez-vous !… son cœur bat. Vite de l’eau !

Ce n’était pas ce qui manquait, le sol était comme uneéponge.

Après lui avoir doucement imbibé la figure et avoir fait glisserquelques gouttes entre ses lèvres serrées, le docteur appuyaméthodiquement sa main sur la poitrine, qui se souleva peu àpeu…

Un léger soupir s’exhala de la gorge du gamin, qui ouvritlentement les yeux…

Après avoir été traîné à travers les végétaux de la forêtvierge, transporté au haut d’un arbre géant par une patte plus quebrutale, lancé de haut en bas à l’aventure et être resté évanouipendant près de deux heures, il était bien permis d’être un peuétonné en se retrouvant au nombre des vivants.

C’est ce qui arriva à Friquet. Il regarda son entourage d’un airpassablement interloqué. Mais, bien qu’il possédât quelque teinturede littérature boulevardière, qu’il sût parfaitement que quand lejeune premier revenait à la vie, il était d’usage qu’ildemandât : « Où suis-je ? » notre ami eut lebon goût de rompre avec la tradition.

Il ouvrit largement les deux bras, et là, bonnement, rondement,comme avec un père, il embrassa le docteur sur les deux joues.

L’excellent homme, radieux, suffoquait de joie.

– Mon pauvre enfant ! Mon pauvre enfant ! Quelleinquiétude tu nous as donnée !

– Cristi, docteur, c’est pas pour dire, mais j’suisrudement démoli, dit-il faiblement… Et m’sieu André… Oùest-il ?

Le jeune homme, les mains tendues, étreignait fraternellement legamin, sans dire un mot… Le bonheur l’étouffait.

Puis, ce fut le tour du négrillon, qui passait d’uneinconsolable douleur à la joie la plus vive, riait, pleurait,criait, sautait comme un fou.

– Eh ! bien, matelot, tu voulais une famille. Tu peuxte vanter d’en avoir une qui t’aime. Il y a pas mal demillionnaires qui voudraient être à ta place.

Puis, un organe bizarre, long, mou, cylindrique, contractile, sedéroula au milieu du groupe, avec un soufflement bien connu.

C’était la trompe de l’éléphant. Le bon animal avait avancé latête, et trouvant une petite place pour glisser bienaffectueusement son puissant organe d’olfaction, caressaitdoucement la poitrine nue du gamin.

Enfin, chacun était en fête, jusqu’à Ibrahim, qui vintsilencieusement serrer la main de Friquet, en lui témoignant toutela joie que lui causait sa résurrection.

Le pauvre petit homme était bien faible, bien démoli,comme il le disait plaisamment.

Il ne pouvait pas se lever, à peine s’il avait la force deparler.

Après avoir minutieusement passé en revue tous ses membres, tâtéles jointures, fait jouer les articulations et reconnu que sauf delarges ecchymoses qui marbraient sa peau, Friquet était à peu prèsintact, le docteur pensa à le ramener au village.

La chasse était finie, puisque les deux gorilles, en fortmauvais état grâce aux horions distribués par l’éléphant, gisaientsur le sol. Les Galamundos, après leur avoir lié les quatre pattes,les avaient enfilés chacun dans une perche portée triomphalementsur les épaules de deux hommes.

Quant à Friquet, il fut avec d’infinies précautions hissé sur ledos de son cher quadrupède, plus heureux et plus fier quejamais.

Majesté et le docteur prirent place à ses côtés, le premier, luisoutenant la tête, pour éviter jusqu’aux moindres cahots, le secondracontant à voix basse à son matelot, par quelle terriblesuccession d’aventures il était passé, leur inquiétude mortelle, etenfin, l’idée du négrillon admirablement exécutée parl’éléphant.

Friquet, en proie à une épouvantable courbature, inerte, moulu,assommé, se laissait doucement bercer, et écoutait ravi ce récitquasi fantastique. Sa pensée seule était intacte…

– T’es gentil tout plein, mon petit frère noir, disait-il àson sauveur. Vrai, t’as eu là une idée sans pareille… À charge derevanche, pas vrai…

« Drôle d’histoire, tout de même. Me voilà, moi, le gaminde Paris, passé à l’état de gibier, c’est un fils de roi noir quim’a chassé, avec un éléphant en guise de chien !…

« Oh ! mon tour du monde !…

« À propos, docteur, et le gorille… le mien, on l’emporte,n’est-ce pas… c’est que je veux en manger, moi !… »

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