Le Tour du Monde d’un Gamin de Paris

Chapitre 3

 

Aventures extraordinaires du gamin de Paris et du gamin del’équateur. – La mort d’un brave. – À propos d’un sou de mouron. –Bols de lait et pain grillé, quand on n’a ni lait, ni pain, ni bol.– Deux Robinsons sur une île de cinquante mètres carrés. – Sauvageagression. – Pauvre « Majesté ». – Entre deux feux. –Friquet chez lui. – Supplice de Tantale. – Bénie soit la fringaleet vive la faim ! – Les rivières sont des chemins quimarchent. – L’île flottante. – Violation de domicile. – Cinq contreun. – Les dernières cartouches. – À la dérive. – Bonjour, patron. –Nouvelles connaissances. – Chez les Bandits de lamer !

 

Le lecteur l’a deviné : le terrible naufrageur n’est autreque le Georges-Washington, dont le commandant accomplit,en vertu d’ordres mystérieux, une œuvre d’effroyabledestruction.

Par quelle invraisemblable succession d’événements Friquet et lenégrillon Majesté se trouvent-ils sur le vaisseau de proie, quis’en vient passer à portée de la voix du croiseur l’Éclairà bord duquel sont André et le docteur Lamperrière ?

Nous les avons laissés, il n’y a pas deux mois, à près de deuxmille lieues de là, sur la côte ouest de l’Afriqueéquatoriale : André, mourant de la fièvre à Chinsonxo, aprèsque Friquet et Majesté, emportés par l’éléphant affolé, eurentdisparu perdus dans les solitudes du continent mystérieux.

Nous allons éclaircir ce fait incroyable, dans lequel le hasardn’a eu, somme toute, qu’une part assez restreinte.

Voici :

La caravane d’Ibrahim avait été brusquement attaquée par unetroupe de noirs, peu après sa sortie de cette singulière réunion devégétaux que nous avons nommée la forêt d’arbres sanstiges. On se rappelle que les deux jeunes gens précédaient latroupe, montés sur l’éléphant.

Si « Osanore », ordinairement fort et doux, s’étaitainsi rué en avant, sans que les cris et les appels de Friquet, sonfavori, eussent pu arrêter ni même ralentir sa course effrénée,c’est que le pauvre animal avait été atteint d’une blessureterrible.

Les assaillants, voyant, que les négriers étaient sur leursgardes, avaient tourné toute leur fureur contre le pachydermequ’ils avaient enveloppé en un clin d’œil, en dépit des coups derevolver que leur envoya le gamin.

Cette montagne de chair excitait en eux d’ardentes convoitises.Il la leur fallait.

Comme la peau de l’éléphant est à l’épreuve de la balle, ilsusèrent d’un moyen qui leur est familier, et dont la réussite estpresque toujours assurée.

Pendant que le gros de la troupe escarmouchait pour la formeavec les Abyssiniens et qu’un groupe entourait le quadrupède, unhomme, armé d’une énorme zagaie, s’élança derrière lui et,brandissant l’arme de toute la force de son bras, l’enfonça de plusde quarante centimètres juste sous la queue du colosse.

On conçoit sans peine les ravages opérés au milieu desentrailles par cette pointe barbelée, qui demeura dans la plaie,après la rupture du manche.

L’éléphant devait succomber aux suites de cette affreuseblessure. Sa mort n’était qu’une question de temps. Les noirs,collés à sa piste comme des limiers, allaient suivre sa tracejusqu’au point où il tomberait.

Ce lieu serait probablement fort éloigné, en raison de lavitalité prodigieuse de l’animal qui courrait jusqu’à completépuisement.

Quant à descendre, les deux gamins n’y pouvaient raisonnablementprétendre, sous peine de se briser les os, car la vitesse de leurfantastique monture égalait celle d’un cheval de course. Tous leursefforts se résumaient à se maintenir en équilibre sur l’énormeéchine du colosse affolé.

Il allait traversant, comme un rocher lancé par une machine deguerre, les taillis, les futaies, les halliers, escaladant lespentes, bondissant dans les ravins, broyant les tiges, fracassantles troncs, arrachant les lianes, effondrant des pans tout entiersde forêt.

Cette course furibonde dura près de quatre heures. Le négrillonet le petit Parisien étranglant de soif, la peau en lambeaux, lecorps couvert de contusions, les yeux troubles, défaillaient.

L’éléphant commençait à râler. Sa respiration sifflantes’échappait par saccades de sa trompe, comme la vapeur de lacheminée d’une machine surchauffée. Ses flancs battaient agités deviolents soubresauts, comme si ses poumons, injectés de sang,allaient les faire éclater.

De son larynx desséché sortaient des ronflements stridents,métalliques, en même temps que des flots d’écume sanglantetombaient sur son poitrail.

Il avait parcouru plus de quinze lieues sans broncher. Il allaittomber pour ne plus se relever. Une large rivière, qui coulait àpleins bords, au pied d’arbres géants, lui barra bientôt laroute.

Réunissant toute son énergie dans un suprême et formidableeffort, il bondit au milieu des flots, qui jaillirent en poussièresirisées, réfléchissant pendant deux secondes les feux éclatants dusoleil.

La gueule largement ouverte, comme s’il eût voulu éteindre d’unseul coup le volcan qui flambait dans ses entrailles, il plongea satête tout entière au plus profond du courant.

Accrochés chacun à une de ses oreilles, les deux gaminsn’avaient pas lâché prise. Si cette soudaine immersion leur causaitun bien-être infini, ils ne voulaient pas se laisser emporter parles eaux tourmentées.

L’animal, un instant calmé, se mit à nager vers la rive opposée.Il allait l’atteindre après des efforts inouïs. Déjà il avait prispied. Il s’avançait lentement, péniblement. Son corps émergea toutentier. Il marcha plus lentement encore. L’eau atteignait à peineson ventre.

Friquet et Majesté le précédaient, le premier l’appelant d’unevoix caressante.

Le pauvre animal tituba, se raidit, tendit la trompe comme pourchercher un point d’appui. Enfin, incapable d’avancer, ils’arc-bouta sur ses quatre pieds agités d’un convulsiftremblement.

Il agonisait. À cet instant fatal, l’homme comme l’animal, n’aplus la perception de la douleur. Mais si l’élément vital est assezdiminué pour que la sensibilité soit abolie, il semble qu’avantd’être anéantie pour jamais la pensée subsiste encore un moment,avec toute son intensité.

Le colosse fixa sur le jeune homme son œil où brillait unindicible regard de tendresse et de regret.

Une sorte de rugissement, terminé par un rauque sanglot, déchirasa gorge…

Il s’affaissa lentement, resta un moment accroupi comme unsphinx de granit noir, puis il roula brusquement sur le côté.

Deux grosses larmes coulaient silencieusement des yeux deFriquet, qui contemplait, désespéré, ce spectacle poignant…

– Allons-nous-en, dit-il à voix basse au négrillon.

Celui-ci, voyant la douleur de son ami, était tout chagrin, maisen quelque sorte sympathiquement, et sans bien en savoir lacause.

Le petit sauvage, l’enfant de la nature, habitué à voir dans lesanimaux soit des ennemis, soit des provisions de bouche, necomprenait pas quelle place une bête, quelle qu’elle soit, occupedans l’existence de l’homme des villes.

Un éléphant représentait pour lui une monture commode, uncompagnon de route facile, pouvant aisément se transformer en unemontagne de victuailles.

C’était tout. L’affection du Parisien pour le bon animal étaitabsolument inintelligible pour lui… Il avait d’ailleurs vu mourirbien d’autres éléphants, quand ses compatriotes conviaient leursamis à quelque pantagruélique bombance, et quand les pachydermes,traqués sans trêve ni merci, tombaient dans les trappes d’où on lesretirait par morceaux, lardés de zagaies, avant de composer le platde résistance des agapes équatoriales.

Cette insensibilité à l’endroit des animaux se constateégalement chez le paysan, qui emploie ces indispensablesauxiliaires sans avoir aucune affection pour eux, et souvent en lesaccablant de mauvais traitements.

Le négrillon péchait par inconscience, non par dureté, niinsensibilité.

Friquet, au contraire, le véritable type de l’habitant desvilles adorait la nature et aimait follement les animaux ;semblable d’ailleurs en cela à ces chers et braves Parisiens qui,échappant le dimanche à la suffocante atmosphère de l’atelier, s’envont, père, mère, enfants, contempler un coin du ciel, voir unmorceau de verdure boire une gorgée d’air, et faire pour leursemaine une provision de bonheur.

Et les animaux, comme ils les aiment ! Qui pourrait peindrela passion du Parisien pour les animaux ? Tantôt c’estl’ouvrière qui se prive chaque jour d’un sou pour le mouron de sonchardonneret, qui lui parle, lui donne des petits noms detendresse ; tantôt c’est l’employé, le modeste employé, quirevient un soir avec un pauvre chien famélique et crotté, dont ilfait son ami, et avec lequel il partage son unique morceau depain ; tantôt, enfin, c’est un malheureux chat pelé qui miauledésespérément à une gouttière et qu’une famille indigenteaccueille, choie, nourrit.

Braves gens ! bons cœurs !

N’ayant jamais, pendant son séjour à Paris, possédé quoi que cefût rappelant un appartement, Friquet n’avait pas d’animaux surlesquels il eût pu reporter son affection. Mais comme il sedédommageait de cette solitude, quand « ses affaires »l’appelaient du côté du Jardin des Plantes ! Il connaissaittous les animaux par leur nom et passait avec eux des journéesentières dans de longs et affectueux tête-à-tête.

– Allons-nous-en, murmura-t-il une seconde fois, enpoussant un soupir à la vue du colosse inerte.

– Pov’Zano’! L’ê mô !… fit à son tour le négrillon,pour dire quelque chose, et avec l’intonation insensible desenfants qui ne comprennent pas.

– Voyons, dit Friquet, en recouvrant brusquement toute sonénergie, qu’allons-nous faire maintenant ? S’agit pas derester là pendant l’éternité. Nous ne devons pas être trop loin dela côte, si je ne me trompe. Voici une rivière. La mer n’est pas àcent lieues, puisque Ibrahim disait que demain on embarquerait sonmonde.

« Suivons donc le courant, et puis… au petitbonheur !

« Rendons-nous donc compte de la situation. J’ai encore moncouteau. Ça peut servir. Malheureusement, mon fusil se promène dansla forêt… Ah ! mon revolver… Il est chargé… Très bien…Diable ! j’ai perdu mes munitions.

« Pas une cartouche de rechange. Eh ben ! on s’enpassera.

« Il commence à faire rudement faim. Si on cassait unecroûte. Qu’en dis-tu, Majesté ?

– Voui.

– Ah ! très bien ! tu n’en dis pas long, maisaussi tu ne t’amuses pas en route. Allons-y, et préparons notre« bicondo » nous-mêmes.

« Avec tout ça, je me demande ce que nous allons manger.C’est pas avec mon « étui à pipe » (c’est ainsi qu’ilappelait dédaigneusement son revolver), que je vais abattre un deces oiseaux qui se démènent là-haut.

« Mais comment donc faire ! continua-t-il en segrattant furieusement le crâne. »

Majesté ne restait pas inactif pendant ce monologue auquel il necomprenait par un traître mot.

Après avoir embrassé d’un coup d’œil circulaire les végétaux quise dressaient de tous côtés, il avait, sans mot dire, escaladé letronc d’un arbre magnifique, aux rameaux épais, aux feuilles largeset profondément découpées.

Cet arbre portait de gros fruits ronds, durs, du volume d’un œufd’autruche. Majesté en abattit une douzaine qui tombèrentlourdement à terre.

Il dégringola aussitôt avec l’agilité d’un singe.

– Mais, je connais ça, dit Friquet. Ça doit être bien sûrle fruit de l’arbre à pain.

Le négrillon, toujours silencieux, recommença une nouvelleascension, après avoir empilé ses boules comme des bombes dans unparc d’artillerie.

Friquet laissait faire.

S’il ne connaissait pas au point de vue de la botanique leJacquier (l’Artocarpus incisa des naturalistes), il leconnaissait suffisamment au point de vue gastronomique.

Cela lui suffisait.

Une nouvelle grêle de fruits d’un autre genre s’abattit dans lesherbes.

– Ah ! cette fois, mon fils, tu me pousses une charge.Je la connais, tu sais. Qu’est-ce que tu veux que je fiche de tescalebasses ?

« T’es ben gentil, mais c’est pas la peine de me faire demauvaises plaisanteries. »

Friquet savait très bien ce que c’était que la calebasse. Iln’ignorait pas que ce fruit du baobab n’est qu’un manger insipide,à peine bon pour des gens près de mourir de faim.

Aussi ne s’expliquait-il pas pourquoi son ami s’acharnait aprèsles courges.

Majesté, impassible comme un dieu d’ébène, s’en vint bientôtprendre le couteau du gamin ; il coupa une branche qu’ilémonda proprement et dont il appointit une des extrémités. Puis,avisant un tronc desséché couché sur le sol, il y pratiqua unelégère entaille, appuya sur cette entaille, recouverte de moussesbien sèches, une des extrémités de son bâton qu’il fit tournerrapidement entre ses mains.

– Ah ! très bien, nous allons faire du feu, ditFriquet en ramassant à pleines brassées du bois mort.

« Mais, y a pourtant rien à rôtir !

« Enfin, si tu le fais, c’est que t’as tes raisons. T’eschez toi, d’ailleurs. »

Une épaisse fumée se dégagea bientôt, grâce à l’énergiquefrottement des deux morceaux de bois. Les mousses crépitèrent, puiss’enflammèrent. Le brasier flamba.

– Ben, voyons ! c’est pourtant pas pour nous chaufferles pieds que tu te donnes tant de mal. Y a pas d’engelures àcraindre, et la saison des marrons n’est pas encore arrivée.

Pendant que les branches se consumaient lentement, Majestéséparait très adroitement les plus belles calebasses en deux,retirait la pulpe avec ses ongles, de façon à posséder deux platsformés par l’écorce dure, coriace comme celle d’une gourde.

– Ah ! parfaitement ; fallait donc le dire, d’lavaisselle plate ! Tu reçois bien les amis !

Majesté se multipliait. Il ne disait pas un mot, mais il sedémenait comme quatre.

Il possédait quatre plats pouvant contenir chacun deux litres.Courir à quatre grands arbres, inciser rapidement les troncs àtrente centimètres du sol, déposer sous la blessure, d’où coulaitun liquide blanc-jaunâtre et laiteux, ses quatre vases, futl’affaire d’un instant.

Puis, revenant sous l’arbre à pain, il fendit les gros fruitsronds qu’il avait abattus tout à l’heure. La substance précieusequ’ils renferment apparut blanche, ferme, farineuse, comme de lapomme de terre cuite à l’étouffée. Il coupa fort proprement lamasse assez consistante en tranches épaisses comme la main.

Puis, disposant ces tranches sur les charbons, il leur fit subirune légère cuisson. Une délicieuse odeur de pain grillé se répanditdans l’air.

– Bravo ! bravo ! cria Friquet enthousiasmé. Tues le plus malin des malins.

« Du pain ! du lait ! Mais comme t’es doncgentil ! Tiens ! veux-tu que je te le dise ? quandje rêvais, en sortant de la Porte-Saint-Martin, de faire mon tourdu monde, jamais je n’aurais cru que ça serait aussi amusant.

« Sais-tu que nous voilà ni plus ni moins que deuxRobinsons ? »

Et notre jeune ami, la bouche pleine, ayant à sa gauche unecalebasse pleine de la sève de l’arbre à beurre(Bassia Parkii pour les savants), mange et boit avecl’appétit que donnent dix-huit ans, une course furibonde et uneconscience tranquille.

Majesté dévore également. Il est ravi du bon accueil que sonfrère blanc fait à sa cuisine.

– Sais-tu bien, dit tout à coup l’incorrigible bavard, quetu es rudement débrouillard ? Ainsi, moi qui te parle, jeserais mort de faim ici. Et pourtant Dieu le sait, si à Paris j’enavais des procédés pour trouver ma pitance !

« Il est vrai que, toi, tu serais pas mal empêtré là-bas.Tu ne saurais seulement pas trouver un marchand de tabac.

« C’est égal, si le docteur et m’sieu André étaient là, ilsdiraient aussi que tu es un fin matelot.

– Dôti ! Adli ! reprit tristement l’enfant.

– Mais, oui, mon pauvre petit frère… ça te chavire le cœur,de les avoir perdus… Moi aussi, va !

« Sois tranquille, nous les reverrons. Deux matelots commeça, vois-tu, la terre est trop petite qu’on ne les retrouvepas.

« Et d’ailleurs ça va on ne peut mieux. Nous sommes bienrassasiés ; nous allons aller faire un bon somme au bord de larivière, puis nous descendrons le courant ; ça nous mèneratoujours quelque part.

« Coupons d’abord chacun un solide gourdin. C’est une bonneprécaution, dans ce pays de serpents de toute longueur et de toutecouleur.

« Ma pauvre jambe est encore bien raide. Mais, bah ! àla guerre comme à la guerre. »

Les deux jeunes gens avaient déjeuné à cinq cents mètres à peinedu point où était tombé l’éléphant. Ils revinrent sur leurs pas, etatteignirent la berge que le pauvre animal n’avait pu franchir.

Trois heures environ s’étaient écoulées. Ils ne pouvaientraisonnablement penser à se mettre en route. La nuit viendraitassez rapidement. Mieux valait l’employer à dormir, plutôt que decourir le risque d’une mauvaise rencontre.

Après une sieste assez longue au bord de l’eau, ils pensèrent àse construire sur les premières branches d’un baobab une espèce delarge nid formé de tiges entrelacées que Friquet, en véritablesybarite, matelassa d’une épaisse couche d’herbes sèches.

Le gîte était commode et mettait nos amis hors de la portée desbêtes fauves qui, attirées par le cadavre de l’éléphant, vinrent enrugissant rôder aussitôt après le coucher du soleil.

Malgré la lugubre sérénade offerte par tous ces affamés, ilsdormirent comme des bienheureux.

Ils descendirent en deux bonds de leur hamac de verdure, aumoment où les premières lueurs de l’aurore empourpraient lescimes.

– Allons, en route ! dit Friquet, après avoir eu laprécaution de mettre dans le capuchon de son burnous quelquestranches du fruit de l’arbre à pain.

– Allons, oute ! fit comme un écho Majesté, quirépétait volontiers, mais en avalant les r, tout ce quedisait son ami.

Ils n’avaient pas fait dix pas, que de l’autre côté de larivière, éloigné d’environ cent mètres, un léger nuage de fuméeblanchâtre apparut entre les feuilles, précédant à peine unronflement saccadé.

Puis, une détonation éclata.

Le négrillon poussa un cri de douleur.

Le brave enfant, sans penser à lui, se précipita vers Friquet,et l’entraîna en une seconde derrière un arbre.

– Les gredins ! les gueux ! Qu’est-ce qu’ilst’ont fait, mon pauvre petit ? Tu as l’épaule toute déchirée.Comme tu saignes ! Il n’y a rien de cassé, au moins ?

« Si c’est possible d’arranger le « monde » commeça ! De quoi sommes-nous donc coupables, pour qu’ils nousfusillent avec leurs mauvaises raquettes, et nous mitraillent avecleurs morceaux de fonte ?

« Ce sont, bien sûr, ceux qui ont tué Osanore hier ;ils ont suivi notre piste. Oh ! les brutes ! »

Tout en rageant, Friquet ne restait pas inactif. Il tâtaitdoucement la blessure de son ami, et s’assurait qu’aucune partieessentielle n’était atteinte. La plaie saignait abondamment ;c’était une large déchirure heureusement plus douloureuse quedangereuse.

– Ça rien, disait le négrillon.

– Tant mieux ! mais, c’est pas de leur faute, et ilsvont me le payer.

« Je vais te mettre là-dessus une compresse d’eau fraîche,comme celle que le docteur a mise sur le ventre d’Ibrahim. C’esttrès bon, l’eau fraîche pour les blessures, termina-t-il d’un airentendu.

« Et maintenant, assurons le passage. »

Il dit, allonge un peu la tête, et aperçoit un groupe composéd’une dizaine de noirs qui gesticulaient et s’apprêtaient àtraverser la rivière.

– Minute, mon garçon, comme dit Boquillon.

« Attendez un peu, tas de sauvages ! »

Armant son revolver, il appuya le canon le long du tronc ;puis, visant avec un soin minutieux, il serra la détente.

La détonation aiguë avait à peine retenti, qu’un desassaillants, mortellement blessé, étendait les bras et roulaitcomme une masse.

– Attrape, mal blanchi ! C’est m’sieu André qui seraitcontent ! Dire que je n’ai plus que cinq coups àtirer !

Les noirs avaient disparu.

En deux bonds, le gamin fut au bord de l’eau. Il trempa un largemorceau arraché à sa ceinture de calicot, présent d’Ibrahim, etrevint l’appliquer sur l’épaule du blessé, qui ressentit unbien-être immédiat.

– Il ne manquait vraiment plus que cela. Nous voilà bienlotis, avec ces Bédouins-là sur le dos.

« Pour peu que la fièvre empoigne mon pauvre petit, oùdiable pourrai-je bien l’installer ?

« C’est courageux comme père et mère, et bon à proportion.Pas un mot, pas une plainte. Il sourit pour me rassurer !

« Si le docteur et m’sieu André étaient avec moi, commenous aurions bientôt fait de déblayer la place ! »

Les noirs n’avaient pas renouvelé leur tentative ; ladétonation de l’arme du gamin les avait, en dépit de sa faiblesse,frappés de crainte.

Mais le corps de l’éléphant les attirait ; ils avaientsuivi sa piste depuis la veille, et ils n’étaient pas gens àrenoncer à une pareille aubaine.

Friquet s’en aperçut bientôt en voyant leurs préparatifs. Ilscommençaient à se mettre à l’eau en poussant devant eux chacun uneénorme botte de roseau, derrière laquelle ils s’abritaient. Dansquelques minutes ils auraient traversé la rivière.

Résister eût été folie.

– Allons, en retraite ! commanda le gamin en prenantson ami sous le bras.

Celui-ci, pour montrer que sa blessure ne pouvait l’arrêter, sedégagea doucement, et fila d’un trait derrière l’arbre le plusrapproché.

Manœuvre fort habile qu’imita séance tenante Friquet, non sansessuyer une bordée envoyée par ceux qui protégeaient latraversée.

– Zut ! leur cria-t-il dédaigneusement.

« En avant, petit, en avant ! »

Et ils détalèrent comme des cerfs.

Ils franchirent un kilomètre environ en cinq ou six minutes,malgré les broussailles et les hautes herbes qui entravaient leurcourse.

Une large clairière s’étendait devant eux, trouant la forêtvierge. Au moment où ils allaient y pénétrer, sans pour celaralentir leur allure, bien que leurs flancs commençassent à battre,Majesté, toujours aux aguets, aperçut, à cinq cents mètres à peine,une nouvelle troupe de noirs venant du côté opposé.

Ces nouveaux arrivants, mis en éveil sans doute par les coups defeu, s’avançaient prudemment sur une longue ligne qui barraitcomplètement le chemin aux deux jeunes gens.

Leur situation devenait terrible !

Pris entre deux feux, qu’allaient-ils devenir ?

Obliquant rapidement sur la droite, avant d’avoir été aperçus,ils s’enfuirent vers la rivière, qu’ils atteignirent en quelquessecondes.

Sans calculer le danger qu’ils couraient de disparaître dans lavase, ils se jetèrent à corps perdu au milieu des roseaux énormesqui y croissaient à profusion, et attendirent anxieusement, blottissur cette terre molle au milieu de laquelle ils enfonçaientlentement.

Ce répit ne fut pas de longue durée. Un des noirs, rencontrantleur piste, arriva bientôt jusqu’à eux et s’arrêta un moment,surpris à leur aspect, en brandissant sa lance.

Ce moment d’hésitation lui fut fatal. Friquet bondit comme unchat-tigre, et saisit cet ennemi à la gorge. Celui-ci voulut sedégager. Peine perdue. Les dix doigts du petit Parisien était unfier bâillon. Il ne put même pas pousser un cri. Car, en mêmetemps, Majesté, saisissant le couteau passé à la ceinture deFriquet, le planta jusqu’au manche entre les deux épaules du noir,qui tomba comme une masse…

– Crédié ! murmura le gamin à voix basse, les affairesvont se gâter. Nous aurons bientôt tous ces animaux-là sur le dos.Et avec ça, le petit saigne comme un malheureux. Tout à l’heure, ilva défaillir.

« Tiens, une idée. Au lieu de rester plantés là, dans cettevase qui va nous engloutir, si nous nous laissions glisser avecprécaution au fil de l’eau, sans trop barboter et en faisant laplanche.

« Allons-y. J’vas faire un paquet de mon burnous, que jetiendrai sur ma poitrine. Ah ! et mon revolver ! s’agitde ne pas le mouiller. »

Ils entrèrent en effet bien doucement dans l’eau, ets’allongèrent en hommes auxquels les exercices de la natation sontdepuis longtemps familiers.

Le courant était insensible, et ils n’avançaient que fortlentement.

Pour comble de malheur, Majesté commençait à faiblir… Il n’avaitpas fait cent mètres, qu’il s’enfonça une première fois… Il remontapresque aussitôt, mais non sans pousser un long soupir d’angoissequi fit au cœur de Friquet l’impression d’une lame d’acier.

– Oh ! mais non, minute. Pauv’ petit ! iln’appellerait pourtant pas au secours ! Heureusement que jesuis là.

« Au diable le burnous. Tant pis si les cartouches semouillent.

« Au plus pressé ! »

Tout en monologuant, c’était, on le sait, son habitude, Friquetavait saisi son ami sous l’aisselle, et, nageant vigoureusement del’autre main, il atteignit en quelques brasses un îlot de dixmètres de long, sur cinq de large, planté de longues herbesaquatiques au milieu desquelles végétait un gros bouquet debambous.

Les noirs les aperçurent au moment où ils disparaissaient, commedeux rats d’eau, entre les tiges vertes, Friquet tirant Majesté àmoitié évanoui.

Il était temps. Une douzaine de coups de feu éclatèrentsimultanément, sans autre résultat, d’ailleurs que la chute de deuxou trois bambous, coupés à deux mètres au moins du sol.

– Ah ! enfin, nous voici donc chez nous. Le localn’est pas grand, mais on pourra peut-être s’y défendre unmoment.

« Pourvu que mon pistolet ne soit pas mouillé !Bah ! ces cartouches métalliques sont très bien serties… Nousallons rire, tout à l’heure. »

Le local était en effet d’une exiguïté rappelant celle du troudu père Schnickmann, le premier patron de Friquet.

Après avoir commodément installé le blessé sur un lit de verdureet renouvelé la compresse appliquée sur la plaie, notre ami se miten devoir de faire le tour de sa propriété.

Ce voyage d’exploration ne devait pas être long.

Il recommanda expressément à Majesté de ne pas remuer ;puis, bien doucement, et en se courbant dans les hautes herbes, ilgagna en quatre enjambées la pointe orientale du minusculecontinent.

– Stop ! dit-il à voix basse, c’est ici le bout dumonde.

Puis, écartant le rideau vert qui le cachait, il aperçut lesnoirs occupés à dépecer l’éléphant.

Cette vue le mit en fureur.

– Les gredins, murmura-t-il. Ça ne pense qu’à tuer et àbâfrer. Je vous demande un peu ce que leur avait fait c’te pauvrebête.

« Si j’avais encore mon flingot et un cent de cartouches,je leur apprendrais un peu à vivre autrement. »

Cette façon « d’apprendre à vivre » aux habitants del’équateur en leur envoyant des lingots de plomb était pour lemoins fantaisiste, et notre ami avait, pour le moment, unesingulière manière de comprendre l’existence.

Il quitta son poste, revint vers l’extrémité ouest de l’îlot, enlongeant le bord élevé d’un mètre à peine au-dessus de l’eau, maiscomplètement à pic.

– C’est drôle, reprit-il, on dirait que ce terrain remue.Eh ! oui, je ne me trompe pas. Sur quoi diable le solrepose-t-il, donc ! Il n’est venu à personne l’idée de bâtirici sur pilotis…

Il sauta alors sur place, pour donner plus de poids à son corps,et bien s’assurer que ce plancher était réellement mobile.

L’îlot tout entier oscilla, et s’enfonça à l’avant d’environ dixcentimètres, en faisant clapoter les flots en amont et en aval.

– Mais c’est une île flottante, c’est une espèce de radeau.J’voudrais bien trouver l’amarre qui le retient. Quel pied de nezaux moricauds !

« Allons, j’dis des bêtises.

« Mais quel singulier terrain !

« Quand je dis du terrain, c’est manière de parler. Jeferais mieux de lui donner le nom de terreau. Cela ne se compose enréalité que de débris d’herbes et de roseaux, agglomérés et commepétris, qui ont été poussés par le courant. Ils se sont arrêtés icipar une cause que je découvrirai.

« Puis, il a poussé là-dessus des herbes et des bambous,et… voilà… C’est nous qui sommes les Robinsons de ce modesteterritoire.

« Malheureusement, les vivres sont rares sur notrepropriété. Cela me fait involontairement penser au radeau de laMéduse.

« Si seulement le petit n’était pas blessé !

« Friquet, mon garçon, vous êtes père de famille, fautavoir de l’esprit pour deux. »

Il revint près du négrillon, qui était assoupi. Il entrecroisaau dessus de sa tête les herbes, puis se mit à réfléchir.

La chaleur était suffocante ; pas un souffle ne venaitrenouveler les couches d’air surchauffées par le soleil, dont lesrayons, en se réfléchissant sur la rivière, acquéraient unenouvelle et terrible intensité. Les réflexions du petit Parisien nefurent pas longues, un lourd sommeil l’envahit bientôt.

Il dormait depuis près de deux heures. Un soubresaut violentimprimé à son île, qui pencha d’un bout comme si elle allaitsombrer, l’éveilla soudain.

– Alerte, Majesté ! mon petit, nous coulons.

Un hurlement féroce retentit en même temps derrière les bambous,et la tête d’un noir colossal apparut. Le nouvel arrivantbrandissait sa lance et allait, sans autre préambule, percer legamin, mais celui-ci n’était jamais pris au dépourvu.

– Une violation de domicile !… Attends un peu…

Il n’avait pas achevé, que le noir, foudroyé à bout portant d’uncoup de revolver, tombait lourdement à l’eau.

– Décidément, mes cartouches sont de premières qualité.

« Allons, à qui le tour ! » dit-il de sa voixaiguë en s’avançant intrépidement jusqu’à l’extrême bord.

Les assaillants, surpris de cette riposte, sautèrent à l’eaucomme un clan de grenouilles, et disparurent aussitôt.

– Et dire que je n’ai plus que quatre coups à tirer !Allons, nous voilà assiégés, et y a pas dix grammes de biscuit dansla soute aux provisions. Quant aux munitions, c’est pas la peined’en parler.

« Si on pouvait seulement couper les coups endeux !

« Avec tout ça, ce pauvre petit n’a rien à se mettre sousla dent !

« Mais, comment donc faire ? »

Le soleil déclinait lentement. La nuit venait, et la situationempirait.

Il ne fallait pas songer à quitter l’îlot. Les noirs, quifaisaient bonne garde sur les deux rives, poussaient de temps entemps un cri, comme pour indiquer aux jeunes gens que la retraiteleur était coupée. Cette nuit fut longue comme deux jours sanspain. Le pauvre blessé, en proie à la fièvre, délirait. Sa plaies’enflammait, en dépit des compresses que Friquet y appliquait sansrelâche.

Il voulait se lever, et, par moments, il résistait auxfraternelles exhortations de son ami, qui l’engageait doucement àpatienter.

Enfin, le dévouement du gamin fut mis à une rude épreuve. Il luifallut employer la force pour empêcher le négrillon de s’arracherde sa couche. Il dut lui attacher les jambes à l’aide d’une sortede câble qu’il tressa à la hâte avec les carex quicroissaient dans le sol vaseux de l’îlot.

Le matin, la fièvre tomba. Le pauvre petit était épuisé. Ils’endormit d’un sommeil de plomb. Friquet, mourant de faim,cherchait à tromper les tiraillements de son estomac en mâchant desbourgeons de bambou.

Triste restauration qui lui procura des nausées sans apporter lemoindre soulagement à ses souffrances.

– Décidément, j’ai été mis au monde pour crever la faim. Jene peux pas vivre six mois, sans que la fringale interviennebêtement dans mon existence.

« Je vous demande un peu à quoi je vais être bon dans douzeheures d’ici.

« Il faut pourtant que j’emmène de là le petit, quicommence à ne pas être à son aise. Il y a cinquante sauvages qui enveulent à notre peau. Pour comble de malheur, je ne peux pas allerchercher un fruit sans risquer de me faire empoigner.

« Si cependant je pouvais, en nageant entre deux eaux,aller couper un morceau de mon pauvre Osanore.

« Dame ! après tout… pourquoi pas ?

« C’est une idée, ça. Ce sera le dernier service rendu parce bon animal. »

Il s’assura que Majesté dormait profondément ; puis,passant son couteau dans sa ceinture, il s’enfonça sans bruit sousles flots.

Il fut un temps énorme sans reparaître. Était-il devenu la proied’un crocodile ? Gisait-il sur le fond herbeux de la rivière,paralysé par une subite faiblesse ?

Non. Les eaux bouillonnèrent enfin à quelques mètres à peine dupoint où il avait plongé, puis sa tête émergea…

Il aspira une longue bouffée d’air, souffla, renifla avec cesgestes et ces froncements de la face familiers aux habitués desbains froids ; puis, replongea de nouveau.

Il reparut au bout de vingt secondes, mais de l’autre côté del’île qu’il avait traversée par-dessous. Après avoir pris pied ense hissant à l’aide des roseaux qu’il empoigna à pleine main, il semit à exécuter une gigue de haute fantaisie, dont l’incohérencetrahissait sinon un accès de folie, du moins une joie qui tenait dudélire.

– Et moi qui maudissait la faim ?… Crédié, ça a dubon, la faim !… Je la bénis, moi, la faim !… Vive lafringale !… Elle va nous sauver…

« Pourvu que nous trouvions encore une fois, pour nousremonter, une bonne soupe de matelot quand tout serafini ? »

Que pouvait bien avoir de commun la fringale avec le salut denos deux héros ?

Voici :

Au moment où Friquet, après avoir piqué sa tête, allait, ennageant entre deux eaux, se diriger vers la carcasse de l’éléphant,à laquelle adhéraient d’énormes morceaux de chair, il avait,plongeur émérite, jeté un regard circulaire.

Il remarqua tout d’abord une chose singulière. L’île surlaquelle il avait abordé, en compagnie de Majesté, était supportéepar un tronc d’arbre de moyenne grosseur, qui formait le seul appuide cette terre mouvante.

Ce tronc était mort depuis longtemps, à demi pourri, et enpartie rongé par l’action des eaux.

C’est alors qu’il était remonté pour renouveler sa provisiond’air ; puis, continuant son exploration sous-aquatique, ilétait passé de l’autre bout en longeant le tronc d’arbre, et avaitpu se convaincre que l’île était bien réellement soutenue par cetunique pilotis.

Cette circonstance lui avait suggéré une idée originale.

Le parti merveilleux qu’il voulait en tirer pouvait assurer leursalut à tous les deux.

De là cette exubérance de joie dont la signification seraintelligible dans quelques instants.

– Friquet, mon garçon, assez de cabrioles. Soyez sérieux.Vous allez appareiller d’ici peu. Ménagez vos forces. D’autant plusque vous êtes seul pour les manœuvres.

« Qué veine, tout de même, d’être à jeun. C’est comme lejour où j’ai repêché l’homme du pont des Arts.

« Pas d’danger de congestion, comme disait le docteur. Etvoilà !… Si je n’avais pas eu faim, je n’aurais pas voulumanger de l’éléphant. Je n’aurais pas pensé à plonger, et alors jen’aurais pas vu que notre île était perchée sur un arbre planté aufond de la rivière, comme un nid de canards sur unebroussaille. »

Friquet avait raison et sa comparaison était fort juste. Le litdes cours d’eau de l’Afrique équatoriale est sujet à desdéplacements fréquents, amenés par des causes multiples, parmilesquelles des convulsions géologiques, résultant des tremblementsde terre.

À une époque assez récente, cette rivière avait été brusquementpoussée hors des berges qui l’enserraient jadis ; ses eauxs’étaient tracé une autre route, par suite d’un cataclysmefacilement explicable.

Un arbre s’était trouvé sur son passage. Ses rameaux avaientnécessairement arrêté tous les débris venant du côté d’amont. Cesdébris s’étaient amalgamés peu à peu. Ils avaient pris du corps, etacquis une sorte de cohésion. De nouveaux matériaux s’étaient sansrelâche ajoutés aux anciens. Puis tout cela s’était transformé enhumus. Les branches de l’arbre s’étaient pourries. Le tronclui-même se désagrégeait lentement.

Enfin, des herbes et des plantes aquatiques, trouvant un alimentparfait sur ce sol en formation, avaient végété avec une incroyableintensité. Leurs racines, profondément implantées dans ces couchesencore sans consistance, avaient emprisonné cette tourbe à peineformée dans un inextricable réseau composé de chevelus déliés ettenaces.

C’était maintenant une île flottante, encore appuyée sur sonpiédestal, comme un champignon sur sa tige.

Il suffisait d’un effort, peut-être considérable, pour briser cesupport, et transformer l’île en radeau… C’est ce qu’allait essayerFriquet.

Le pauvre garçon était bien faible pour accomplir un pareiltravail ; sa faim l’avait déjà singulièrement débilité ;n’importe !

Son corps peut défaillir un moment, mais son énergie de fersaura bien pouvoir à tout.

– Puis, d’ailleurs, se disait le brave gamin, on n’a riensans peine. Quand j’aurai démoli l’arbre, notre île descendra toutdoucement au fil de l’eau. Je m’affalerai bien gentiment dessus, etalors je ferai un bon somme jusqu’au moment où nous arriverons à lacôte qui ne doit pas être bien éloignée.

« Les moricauds se tiennent tranquilles. Ils digèrentOsanore. Le petit dort comme un bienheureux. Le moment estpropice…

« Allons-y ! »

Il dit, et plonge, son couteau à la main.

Deux secondes après, l’îlot est agité de trépidations saccadées.Le fragile plancher oscille. Cela dure plus d’unedemi-minute ; Friquet remonte, respire largement, puisredescend.

Et ainsi de suite jusqu’à complet épuisement.

Chose étrange, les soubresauts de l’île sont de plus en plusviolents. Plus le gamin est fatigué, plus il semble mettred’acharnement à démolir le tronc, qui, jusqu’à présent a raison deses efforts.

Cet enfant a des étreintes de géant. Il ne veut ni succomber niabandonner la partie.

De temps à autre, entre deux immersions, il jette un coup d’œilà la ronde, pour s’assurer que tout est tranquille.

Cette apparence de calme et l’absence des noirs ne lui disentrien qui vaille. Comme il est absolument hors d’haleine, que, grâceà ses plongeons réitérés et aux efforts énormes qu’il a faits pourentailler l’arbre, il est près de défaillir, il remonte àgrand-peine, afin de goûter un moment de repos.

Bien lui en prend. Ses ennemis veillent. Une nouvelle attaqueest prochaine. Ils arrivent, en nageant entre deux eaux comme desalligators.

Friquet les entrevoit. Il se tient tapi sous les herbes, l’œilet l’oreille au guet, son revolver à la main.

– Plus que quatre coups, murmure-t-il. Pourvu que le petitne bouge pas. C’est ça qui compliquerait la situation !

« Quel malheur de n’avoir pas pu arracher ce mauvais pieu,qui est plus d’aux trois quarts dépecé !

« L’île filerait maintenant, et les négros seraient bienattrapés.

« Aïe ! aïe ! aïe ! Ça y est ! Lesvoici. »

Cinq tignasses crépues émergeaient doucement, à un mètre à peinedu bord contre lequel se brisait le courant.

Les corps apparurent bientôt. Les mains s’accrochèrent auxherbes, et les indigènes, bondissant en même temps sur l’étroitelangue de terre, se dressèrent en poussant un cri horrible.

Friquet, caché sous les herbes, ne bougea pas plus qu’unepierre.

L’élan des nouveaux venus fut tel, que l’île bascula ets’enfonça de plus d’un mètre sous les talons des assaillantssurpris et quelque peu effarés.

Puis, un craquement sourd se fit entendre : le radeau deverdure tournoya lentement, tangua, roula comme une embarcation mallestée, et finalement devint le jouet du courant.

Ce que Friquet n’avait pu faire tout seul, venait d’êtreexécuté, grâce à l’attaque soudaine de ses ennemis.

Ceux-ci, qui s’attendaient à une résistance désespérée, étaienttout déconfits. Cette solitude déroutait leurs suppositions, enmême temps que la marche du sol qu’ils croyaient la terre ferme lesfrappait d’une sorte d’épouvante.

Ce fut bien pis, quand Friquet, son revolver armé, se jetaintrépidement au milieu d’eux.

– Allons, fichez-moi le camp ! Au trot et plus viteque ça.

Le charme était rompu. La bataille commençait. Elle ne fut paslongue.

Le premier qui voulut saisir le petit homme roula, une mâchoirefracassée ; un second ne fut pas plus heureux ; uneballe, envoyée à bout portant en pleine poitrine, le fitdégringoler jusque dans la rivière.

Le troisième, affolé à la vue de ce coup double, s’enfuit plusvite encore qu’il n’était venu. C’était peut-être ce qu’il avait demieux à faire.

Friquet avait encore deux coups. La lutte circonscrite sur cetétroit espace était désespérée. Il fallait vaincre ou mourir. Legamin le vit bien, à l’attitude résolue des deux hommes quiallaient s’élancer sur lui.

L’un d’eux brandit son casse-tête. Friquet fit feu une troisièmefois au moment où il échappait à un coup terrible par une retraitede corps.

L’arme rata…

– Pas possible, dit-il plus surpris qu’effrayé. Auxderniers les bons ! s’écria-t-il en allongeant le bras et enbrûlant sa dernière cartouche.

Le noir tomba comme une masse, le crâne troué, la cervelle enmorceaux.

Au moment où le gamin jetait son arme désormais inutile, ils’abattit lui-même, frappé à la nuque par le seul survivant qui,croyant l’avoir tué, piqua une tête et disparut.

– Mon pauvre petit frère, gémit Friquet en roulant dans lesherbes, que vas-tu devenir sans moi ?

Puis il resta étendu sans mouvement.

L’île, prise par le courant, descendait rapidement versl’embouchure de la rivière…

Elle flotta longtemps, tournoya dans les remous, vint buttercontre les rives, s’arrêta, repartit, s’écorcha le long des roches,glissa sur les herbes…

Peu à peu, sa vitesse augmenta en raison de la rapidité ducourant. Les berges s’élargissaient.

Friquet était toujours évanoui, entre le cadavre d’un noir etMajesté qui dormait…

Un choc terrible les éveilla.

L’île venait de toucher !

Il faisait grand jour. Les deux gamins poussèrent chacun un cride surprise. Majesté n’avait plus la fièvre, mais il était, ainsique Friquet, d’une faiblesse extrême. Ce dernier, le cerveauendolori, l’estomac tiraillé par la faim, était dans un étatdéplorable.

À leur cri répondit une clameur dans laquelle se confondaientles idiomes équatoriaux avec les vocables habituels à des gosierscivilisés :

– Waht ! Was ist ? Stop ! Halte !

– Où diable sommes-nous donc ? fit le gamin ébahi.

« On a crié halte ! Y a un Français ici ! Unpays !

« Eh ! dites donc, dépêchez-vous, nouscoulons. »

Hasard étrange : l’îlot venait de heurter le taille-merd’un splendide bâtiment ancré à l’embouchure de la rivière.

Le gamin se frottait les yeux, comme s’il eût été en proie à unehallucination. Son étonnement fut de courte durée. Sa« propriété » coupée en deux s’en allait à la dérive.

Il n’eut que le temps de saisir Majesté à bras-le-corps, et des’accrocher à une amarre qui pendait le long du mystérieuxbâtiment.

Ceux qui avaient poussé les cris entendus par les deuxnaufragés, les hissèrent rapidement sur le pont, où ils tombèrentmourants de fatigue et d’épuisement.

Chez Friquet, comme chez son compagnon, les syncopes n’étaientpas de longue durée. Il ouvrit bientôt les yeux, et la premièrepersonne sur laquelle tomba son regard fut, je vous le donne àdeviner en mille… Ibrahim lui-même, qui, les jambes croisées,fumait impassiblement son éternelle pipe à tuyau de jasmin.

– Tiens ! bonjour, patron !

Ibrahim faillit laisser échapper un geste de surprise au son decette voix connue.

Il fut d’ailleurs très convenable, et fit une chose absolumentinusitée qui stupéfia son entourage.

Il se leva gravement, retira méthodiquement de sa bouche lebouquin d’ambre de sa pipe, confia celle-ci à un des familiers, etvint serrer la main du petit Parisien avec une vigueur quiattestait une sincère cordialité.

– Ben oui, c’est nous. Enchantés de vous voir, patron. Voussavez, ce pauvre Osanore est mort. Les moricauds l’ont mangé. Maisaussi, j’en ai démoli une demi-douzaine.

« Voyez donc comme ils nous ont arrangés.

« Allons, bon ! j’oubliais que vous ne parliez quel’arbi. C’est gênant…

« Mais M. André !… et le docteur, oùsont-ils ?… » termina-t-il en pâlissant, et avec uninexplicable accent d’angoisse, contrastant douloureusement avecson entrain habituel.

Un homme de haute taille, aux traits énergiques et distingués,vêtu à l’européenne, s’avançait à ce moment.

– Vous parlez, dit-il, de deux Français qui, après avoirété pris par les Osyébas, ont été délivrés par Ibrahim et ramenéspar lui à la côte ?

– Oui, monsieur.

– Appelez-moi capitaine.

– Oui, capitaine. Vous plairait-il de me donner de leursnouvelles ? Nous, sommes, le petit et moi, de leurs amis, etdes meilleurs, soit dit sans nous flatter. Leur absencem’alarme.

– Tranquillisez-vous, mon garçon. Ils sont en lieu sûr.Ibrahim, qui m’a raconté leurs aventures et les vôtres, a tenutoutes ses promesses… Il les a fait conduire à Chinsonxo,possession portugaise, d’où ils seront rapatriés en France.

– Ah ! tant mieux. Merci, capitaine.

« Si ça ne vous fait rien, je serais bien content de lesrejoindre. Ils ne peuvent pas être bien éloignés.

– Ils ne sont pas très éloignés, en effet, mais vous nepouvez pas les rejoindre.

– Pourquoi donc ? sans vous offenser.

– Parce que vous allez rester ici.

– Pas possible !

– C’est comme ça, mon garçon. Vous avez le choix, vous etvotre compagnon, entre un engagement comme matelots à mon bord, ouune culbute au fond de l’eau avec un boulet de vingt-quatre aupied.

– Comme ça, y a pas moyen de choisir autre chose.

– Non.

– Du moment que nos amis sont en sûreté, et que vous voulezbien vous charger de me faire faire mon Tour du monde,j’accepte.

– Vous avez raison.

– Mais je voudrais pourtant bien savoir où nous sommes.

– À bord d’un négrier, mon garçon.

– Ah ! Alors c’est vous qui transportez la marchandisede ce grand coquin d’Ibrahim ?

– Vous l’avez dit, reprit le capitaine qui semblaits’amuser à cette conversation. Mais vous devez avoir faim, je n’aipas l’habitude de faire jeûner mon équipage ; allez manger,matelots.

– Oui, capitaine. Viens, Majesté, dit Friquet, se dirigeantvers la cuisine, en homme auquel la distribution d’un bâtimentétait familière.

Majesté emboîta le pas en chancelant. Son épaule le faisaitaffreusement souffrir.

– Dites-donc, matelot, comment vous appelez-vous ?

– Friquet, capitaine, Friquet de Paris.

– Bien. Vous serez inscrit tout à l’heure au rôle del’équipage.

« Votre noir recevra les soins du docteur.

– Merci, capitaine.

– Allez.

– Il n’a pas l’air si féroce que ça, le capitaine. Aprèstout, s’agit que de se débrouiller. Allons à la soupe, ensuite onverra.

« C’est égal, ce bateau est tout de même un drôle debateau.

« Ainsi, nous voilà à bord d’un négrier, c’est-à-dire à laveille d’être pendus, si nous sommes crochés par lescroiseurs ; et avec ça pas moyen de filer, car ce capitainen’a pas l’air de rire avec son boulet de vingt-quatre au pied. Çaserait bientôt fait.

« Au plus pressé, à la soupe ! »

C’était, en effet, un singulier bateau que celui sur lequelFriquet avait été amené par les bizarreries de son existenceaventureuse.

Rasé comme un ponton, sa mâture, y comprit le beaupré, étaitsymétriquement rangée sur le pont. Bien affourché sur ses ancres,on eût dit, en le voyant immobile sur les eaux, qu’il attendaitpatiemment la marée basse, afin d’être soumis à quelque réparationurgente, nécessitée sans doute par l’état de sa carène ; mais,en voyant ses plats-bords émerger à peine, on reconnaissait bientôtqu’il portait au contraire une cargaison complète.

Il semblait être prêt pour l’appareillage, bien qu’il fût pourle moment privé de ses organes habituels de locomotion.

Tous les malheureux qu’Ibrahim avait amenés du pays des Osyébas,étaient arrimés dans la profondeur de la cale.

La cargaison humaine était arrivée à bon port. Le bétail noiravait été marchandé, toisé, examiné, acheté. L’affaire étaitconclue.

Le capitaine avait pris livraison du bois d’ébène. Il allaitappareiller pendant la nuit.

L’Abyssinien était en ce moment seul à bord avec son lieutenant.Les hommes de son escorte attendaient sur la rive une dernière etimportante formalité.

Elle fut courte. Le capitaine, après être descendu dans sacabine, remonta portant deux énormes sacs d’or qu’il remit aulieutenant.

Puis, un papier, écrit en anglais et en arabe, dont Ibrahim pritconnaissance.

C’était une traite sur une des principales maisons de banque duCap.

Le prix du sang !

Vous avez bien lu. Une maison anglaise allait prochainementprêter les mains à ce hideux trafic, en faisant honneur à lasignature du capitaine négrier, à présentation faite par letraitant.

Ibrahim, guéri grâce au docteur, se trouvait désormais assezriche. Turcaret africain, usurier de chair humaine, il n’avait plusqu’à mettre sa conscience en repos.

C’était chose facile.

Quant au reste, il licenciait sa troupe, cédait son fonds decommerce à son lieutenant, et partait pour Saint-Paul de Loanda,d’où il gagnait le Cap. Il encaissait alors la somme dont il étaitcréancier, et revenait par mer dans sa chère Abyssinie, où iljouissait en paix du fruit de ses économies.

Ainsi fut fait. Il serra une dernière fois la main du capitaine,et descendit, sans avoir revu Friquet, dans l’embarcation qui avaitété armée pour le conduire au milieu des siens.

Quant au gamin, après avoir absorbé sa « bonne soupe dematelot », qui, suivant son expression, lui avait remis lecœur à l’épaule, et avoir conduit Majesté au poste des blessés, ilne vit plus, en remontant sur le pont, que la rive déserte,ombragée de palétuviers…

Ibrahim avait disparu.

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