Le Tour du Monde d’un Gamin de Paris

Chapitre 5

 

Pourquoi Friquet avait-il crié : Santiago ? – Àcoups de couteau sur une vergue. – Un homme à la mer ! – Qu’ily crève ! – Signaux de nuit. – Les négriers au Rio-Grande. –Le Lagoa dos Patos. – Double évasion. – Le pampero souffle entempête. – Mortelle angoisse. – Sauvé, mais à quel prix !… –Dévouement inutile. – Ce que c’est qu’un Parisien. – Le chien n’estpas toujours l’ami de l’homme. – La chasse au fugitif. – Unsaladero. – Cent mille kilos de viande. – Je voudrais bien unbifteck. – Conséquences d’une correction administrée à un nègre età un Chinois. – Friquet sera-t-il saigné, grillé ou pendu ? –Encore un Parisien. – Le cheval qui tire le chausson. – Friquetémule de l’écuyer quadrumane.

 

Impuissant et glacé d’horreur, Friquet avait assisté à la courteagonie du steamer. À cheval sur la vergue du grand hunier, iln’avait perdu aucun détail de cette effroyable scène.

Il avait, pour ainsi dire, senti l’éperon du Washingtonéventrer les cloisons étanches de laVille-de-Saint-Nazaire. Au cri d’épouvante poussé par lespassagers avait répondu, des profondeurs du vaisseau de proie, ungémissement immense, étouffé, lugubre, comme une plainte d’âmes enpeine…

C’étaient les noirs que le choc venait de renverser pêle-mêle,et qui roulaient les uns sur les autres, contusionnés etsanglants.

La cargaison humaine, quelque bien arrimée qu’elle fût, nepouvait avoir la stabilité de balles de coton ou de sacs de sucrebrut.

Qu’importait d’ailleurs aux bandits de la mer ? Il n’yavait pas trop de membres fracturés. Les noirs qui, pour leurmalheur, étaient quelque peu avariés, passeraient par-dessus bord,et tout serait dit. Cela ferait de la place aux autres.

Le gamin, tout en constatant que ses nouveaux compagnons étaientd’affreux coquins, n’eût jamais soupçonné de leur part autant descélératesse.

Sa première pensée avait été de se jeter à l’eau et de gagner àla nage une des embarcations du navire de guerre ; mais lecapitaine Flaxhant, qui veillait à tout avec une habiletévéritablement diabolique, avait fait savoir à notre ami que toutetentative d’évasion de sa part serait l’arrêt de mort dunégrillon.

Aussi, le pauvre Majesté, depuis que laVille-de-Saint-Nazaire était en vue, était-il aux fersavec un homme de garde, qui avait mission de lui faire sauter lacervelle si Friquet n’observait pas rigoureusement lesprescriptions du terrible commandant.

Il aimait trop son petit frère noir pour compromettre cettechère existence, et il se tenait coi.

Pourtant, quand, à la lueur du fanal électrique, il reconnutl’Éclair, son bâtiment, quand il distingua la fièresilhouette d’André, quand il aperçut la sympathique figure dudocteur, son père d’adoption, un sanglot souleva sa poitrine. Leslarmes l’aveuglèrent.

Il les crut perdus à jamais pour lui. Il allait s’élancer, seprécipiter à corps perdu du haut de la mâture… Le souvenir dunégrillon le cloua en quelque sorte à la vergue, qu’il étreignitdésespérément.

Mais un cri jaillit de sa gorge, un appel spontané,irrésistible, qu’il ne put retenir. S’il ne devait plus revoir sesamis, au moins voulait-il, à tout prix, leur faire savoir qu’ilétait là.

Il avait entendu dire que le négrier s’en allait à Santiago. Ilne savait pas au juste où c’était. Qu’importe ? Santiago setrouvait quelque part dans le monde, et l’on y vendait desnègres !

Le docteur et André comprendraient, ils entendraient sa voix,ils viendraient plus tard à sa recherche.

Ces deux vaillants cœurs, ces hommes d’action et d’énergiefouilleraient la terre et les mers ; ils n’abandonneraient pasleur cher gamin.

Aussi, ce cri de :

– « Santiago !… » déchira-t-ill’espace comme un appel de clairon.

Les deux amis l’entendirent du pont de l’Éclair etfrémirent.

Friquet au pouvoir des Bandits de la mer !

La dernière syllabe n’était pas sortie des lèvres du petitParisien, qu’une main de fer lui étreignit la gorge.

Il n’était pas seul. Il avait oublié le matelot qui était prèsde lui en vigie.

– Langue de vipère, grogna-t-il en mauvais français, mamain va t’arracher !…

« Fils de chien !… mon couteau va te fouiller lescôtes !… »

Les yeux de Friquet se troublèrent, ses tempes battirent, sapoitrine se serra.

L’homme tira son couteau qui, par bonheur, était enfoncé dansune gaine. Il s’en aperçut quand il voulut frapper.

Sans lâcher la gorge du gamin qui râlait, il essaya d’arracherla lame, en serrant le fourreau entre ses dents.

Un coup de roulis le fit un moment chanceler. Il fut forcé de serattraper à la vergue. Ce mouvement sauva Friquet qui échappa pourune seconde à cette mortelle étreinte.

Quand l’autre leva son couteau enfin sorti de sa gaine, iltrouva notre ami sur la défensive, armé lui aussi d’un de cesredoutables bowie-knifes, qui, maniés par une main robuste,éventrent un bœuf d’un seul coup.

– À nous deux, mon garçon ! Quand tu m’arracheras lalangue, il fera chaud.

Les deux adversaires, face à face, étreignaient convulsivementla vergue entre leurs jambes. Cette lutte à soixante pieds de hautallait être courte, mais atroce. Elle se terminerait fatalement parla mort de l’un des deux hommes.

Le matelot leva le bras et frappa un coup terrible. Le gamin,aussi agile qu’à terre, se renversa complètement, la tête en bas,en pivotant autour de la pièce de bois qu’il enserrait de sesgenoux nerveux.

Le couteau de son ennemi, lancé avec une force irrésistible,frappa l’endroit qu’occupait, une demi-seconde plus tôt, le corpsdu petit Parisien, et se brisa net.

Avant que le bandit fût revenu de la stupeur que lui causaitcette manœuvre de quadrumane, Friquet, reprenant son aplomb,attaquait à son tour, et lui plantait, jusqu’au manche, sonbowie-knife dans la gorge.

L’homme poussa un grognement sourd, mais ne tomba pas, et pourcause. La poigne solide du gamin le maintenait à la vergue. Ilfallait que la chute du corps fût dirigée de façon qu’il roulâtdans les flots, et non sur le pont.

La mer discrète garde tous les secrets qu’on lui confie, et lepetit Parisien tenait essentiellement à ce que la mort du gredindemeurât mystérieuse.

Il voulait qu’on crût à un accident. En homme avisé, il laissale couteau dans la plaie, afin, d’éviter l’effusion du sang. Cettepluie rouge, tombant de la mâture, eût été quelque peucompromettante. Il arriva lentement au bout de la vergue, entraînant après lui le matelot qui ne donnait plus signe de vie.Puis il raidit ses muscles dans un dernier et terrible effort, et,profitant du roulis, il poussa brusquement le cadavre.

Au bruit de sa chute retentit le cri sinistre et bien connude :

– Un homme à la mer !

L’homme de quart à l’arrière trancha d’un coup de hache l’amarrede la bouée de sauvetage.

Un mot à ce sujet.

Quand un navire se met en marche, il porte à l’arrière uneénorme bouée près de laquelle, nuit et jour, un matelot de quartest en faction. Ce matelot, muni d’une hache, a pour consigne decouper l’amarre qui retient la bouée au-dessus des flots, dès qu’onsignale un homme à la mer.

On met aussitôt en panne ; mais comme le bâtiment ne peutstopper instantanément, l’appareil de sauvetage est attaché à uncâble suffisamment long, qui lui permet de se maintenir à unegrande distance du navire.

Comme ensuite le naufragé pourrait, en raison des lames quis’interposent, perdre la direction de la bouée, celle-ci estpourvue pendant le jour d’un pavillon qui sort, au moment de sachute, d’un étui, et flotte au-dessus de l’appareil, dont ilindique la position.

La nuit, le pavillon est remplacé par une fusée qui dure unedemi-heure, et qui s’allume avec une étoupille s’enflammant par unmécanisme analogue à celui qui fait sortir le pavillon.

La bouée du vaisseau de proie tomba… La fusée s’alluma.

Un effroyable blasphème sortit de la bouche de l’officier dequart.

– Comment !… tu veux donc nous faire pendre ?…Nous ne portons pas nos feux réglementaires… et la fuséebrûle ?… Misérable !… tu indiques notre position à cegredin de croiseur.

– Mais, capitaine… un homme à la mer !

– Qu’il y crève !… Sacrebleu ! allons !…hisse la bouée… et noie la fusée !…

La lumière fut étouffée sous un faubert mouillé.

Il était temps. Une lueur surgit à l’horizon, et un obus, envoyédu large par un des infaillibles pointeurs de l’Éclair,venait fracasser le gui de la brigantine.

– Heureusement que nous marchons à la machine, ditfroidement l’officier, sans quoi cet imbécile nous gênait sur lemoment.

Friquet, pendant ce court épisode, avait lestement dégringolé deson poste aérien, et d’un air innocent, comme s’il ne venait pasd’échapper à un péril effroyable, se mêlait aux matelots quicommentaient à perte de vue cet accident, auquel nul parmi eux nesongeait à assigner sa véritable cause.

– Ouf ! disait à part lui le gamin, je l’échappebelle.

« En v’là une colonie ! race de gredins, va !Heureusement que je vais te brûler la politesse, et lestement,encore.

« Qué boîte !

« Ah ! si seulement le petit frère n’était pasbouclé ! »

Nul ne se douta de la lutte sauvage que le gamin venait determiner à son avantage, avec autant de vigueur que desang-froid.

On avait vaguement vu tomber un homme à la mer, un pauvre diableque l’officier de quart croyait de bonne foi avoir abandonné.

Eh bien ! après ! la belle affaire,vraiment !

Quant au cri poussé par Friquet, nul ne parut l’avoir remarqué.C’était fort heureux pour lui. Cet imprudent appel eût amené séancetenante son arrêt de mort.

Enfin, si notre ami avait un homme de plus sur la conscience,nous avouons bonnement qu’il semblait allègrement porter cefardeau. Dame ! comme il y allait pour lui de sa peau, ilfallait bien aviser. Et certes, jamais cas de défense ne fut pluslégitime…

Deux jours, ou plutôt deux nuits après ces dramatiquesévénements, le Georges-Washington, complètement démâté, denouveau ras comme un ponton, était en vue de la côtesud-américaine, en face la province du Rio-Grande-do-Sul.

Quelques feux brillaient dans le lointain, comme des pointsrougeâtres, trouant à peine les ténèbres de leurs lueursindécises.

Le vaisseau de proie avançait lentement, poussé par samystérieuse machine qu’on entendait à peine, tant son mouvementétait doux et régulier.

Comme à la sortie de la rivière équatoriale, le pont étaitpresque désert. Un matelot seul veillait à l’avant. Le capitaineétait à la barre située dans la batterie ; il guidait, enhomme à qui la route est familière, le bâtiment vers un point quenul ne semblait connaître, dont personne d’ailleurs ne semblait sepréoccuper.

Une fusée blanche s’éleva au nord, coupant la nuit d’un sillonéclatant, analogue à celui que produit la chute d’un bolide.

Puis, quelques minutes après, une fusée verte s’élança comme unserpent de feu dans la direction du sud.

Le bâtiment, qui avait stoppé à l’apparition de la premièrepièce d’artifice, repartit au moment ou la seconde s’éteignait.

Sa marche s’accéléra. La voie était libre. Il pénétra hardimentdans le Rio-Grande de São Pedro.

Ce fleuve, très court, large, rapide, n’est en quelque sortequ’un détroit faisant communiquer l’Océan avec le Lagoa dosPatos.

Quand on consulte la carte de l’Amérique du Sud, on trouve, àl’extrémité méridionale du Brésil, une vaste province faisantpartie de cet immense empire, et qui se termine en pointe aiguë au32e degré de latitude sud.

Bornée au sud-ouest par l’Uruguay, à l’ouest par le Paraguay, àl’est par l’Océan, cette province, qui ne comprend pas moins de2.842 myriamètres carrés, s’allonge jusqu’à celle du Parana,c’est-à-dire jusqu’au 25e parallèle.

C’est le Rio-Grande-do-Sul, qui, en dépit de son énorme étendue,ne compte que 310.000 habitants, dont 190.000 libres et 120.000esclaves.

Vous avez bien lu : 120.000 esclaves !…

L’arrivée du négrier s’explique, n’est-ce pas ?

Le capitaine Flaxhant était un des pourvoyeurs de ces opulentspropriétaires, qui, au mépris des lois les plus sacrées del’humanité, osent encore jeter à la civilisation contemporaine cetaudacieux défi : l’esclavage.

Sur la côte plate, triste, grise et stérile s’étend une série delagunes formant deux vaste lacs assez semblables aux« haffs » de la Baltique. (Haff, ce nomd’origine danoise et qui signifie mer ou grande partie de mer, estemployé par les Allemands pour désigner les lagunes de laPoméranie.)

Les deux lacs ou haffs brésiliens sont le Lagoa de Mirim, qui,situé au sud, dépend en partie de l’Uruguay, et le Lagoa dos Patos,au nord du précédent.

Ce dernier est une petite mer de forme elliptique de près dequarante lieues de long, sur vingt de large.

Une fois la passe franchie, le Georges-Washingtonallait pouvoir avancer à l’aise, et débarquer les malheureux quidepuis huit longues journées suffoquaient dans la cale etl’entrepont.

Depuis qu’il se savait près des côtes, Friquet était en proie àun impérieux besoin de liberté. Il avait résolu, coûte que coûte,de s’échapper. Et comme c’était un gaillard qui, une fois sarésolution prise, ne reculait pas devant l’exécution, il était àprésumer qu’avant peu il aurait brûlé la politesse aux forbans.

Il avait fait part de son plan à Majesté qui lui avait été renduaussitôt après la disparition du croiseur. Le négrillon avaitnaturellement donné un complet assentiment au projet de son ami.Aller à l’aventure ou rester ici, peu lui importait d’ailleurs,pourvu qu’il fût avec « Fliki ».

La patrie était pour lui le lieu que foulait le petit Parisien.Ce dernier eût voulu rester sur le Georges-Washington,Majesté eût dit : « Bien » !

Friquet voulait s’en aller, le gamin noir disait :« Oui » !

La surveillance des premiers jours s’était considérablementralentie à l’endroit des deux jeunes gens. Le commandant, qui étaitcomplètement chez lui sur le Lagoa, ne craignait guère lesindiscrétions, puisque son odieux négoce était toléré par lesautorités locales.

Le débarquement avait lieu en plein jour. Si le négrier avaitcru devoir se transformer encore une fois, se mettre en quelquesorte en tenue de travail, c’était uniquement pour devenir presqueinvisible, franchir la passe en toute sécurité, et échapper auxcroiseurs qui ne manquent pas de surveiller cette entrée suspectedu Lagoa dos Patos.

Comme le fond ne permet pas d’aborder, le navire stoppa àenviron deux kilomètres de la côte. Ce contretemps désorientaFriquet, qui avait compté s’échapper tout naturellement pendant lanuit, en sautant sur la rive et en pointant droit devant lui, àtravers les terres, à l’aventure.

Il était environ une heure du matin. Un vent violent s’élevasoudain, venant de la terre. Un vent sec, dur, qui soufflait sansamener un nuage. Le ciel était pur. Les étoiles scintillaient.C’était le « pampero », l’ouragan, qui est à la pampa ceque le typhon est aux mers de Chine, le simoun au Sahara.

Les vagues s’enflèrent, roulèrent bientôt les unes sur lesautres avec un bruit terrible.

– Tiens ! tiens ! dit Friquet à son ami, ça n’estvraiment pas trop bête. Ce grain va bien faire notre affaire.Peste ! on ne se refuse rien ici.

« Voici que cette mer, grande tout juste comme unebrigantine pliée en quatre, s’offre des tempêtes. Comme si la mared’Auteuil voulait se donner des airs d’océan.

« Bravo ! Nous allons escalader le bastingage, nousaffaler bien doucement par la chaîne des ancres, puis nous payerune pleine eau distinguée.

– Moi cé voulé bien tout, répliqua doucement Majesté.

– Parbleu ! Une fois dans l’eau, c’est-à-dire cheznous, nous piquons en avant. La côte n’est pas loin. Nous abordons,puis après, au petit bonheur !

« C’est bien le diable si nous ne trouvons pas quelquebrave homme qui nous donne la niche et la pâtée pour un moment.Plus tard, on se débrouillera.

« La mer est un peu forte… Mais, bah ! elle nousportera mieux. »

Le bâtiment, solidement affourché sur ses ancres, présentait sonavant à la vague. Comme il était privé de sa mâture, il n’offraitaucune prise à la rafale. De temps à autre, une vague s’abattaitsur le pont, mais elle s’écoulait aussitôt par les dalots toutgrands ouverts.

Au moment d’opérer sa tentative d’évasion, Friquet dit à partlui :

– Et tous ces malheureux nègres qui étouffent là dedans,sans qu’on puisse seulement leur ouvrir un hublot ! Pauvresgens ! que vont-ils devenir ?

« C’est égal ! il faut que ce monsieur Flaxhant soitune jolie canaille !

« Allons, Majesté, mon fils embarque ! »

Le noir obéit, bondit par-dessus le bastingage et disparut.

Friquet, sans perdre une minute, opéra la même manœuvre, et sansavoir même besoin de s’accrocher à la chaîne, se trouva sur le dosd’une vague monstrueuse.

Un abîme se creusa soudain devant lui. Il y descendit comme uneflèche. Puis, une autre vague le reprit…

– Allons, ça va ! S’agit de mettre le cap vers lacôte, et de s’orienter en conséquence.

« Tiens, c’est drôle, le vent souffle de la terre, et lavague me porte de ce côté.

« Le petit frère, qui nage comme un vieux marsouin, va mesuivre.

« Où diable est-il ?

« Ah ! très bien, fit-il en apercevant sur le sommetd’une lame la silhouette d’ébène du négrillon se détachant commeune tache d’encre au milieu d’un blanc flocon d’écume.

« C’est un courant qui nous pousse avec la marée. Vive lecourant ! vive la marée !

« Et allons-y ! »

Pendant que, selon son habitude, Friquet monologuait, emportépar les lames, perdu comme un atome au milieu des montagnesliquides, mais flottant comme un bouchon, il crut apercevoir unelueur vive et rapide comme un éclair :

– Qu’est-ce encore que cela ?

Le rugissement des flots l’empêcha d’entendre une série dedétonations qui partaient du navire.

Il lui sembla vaguement entendre, un instant après, comme un crihumain…

L’inquiétude le prit.

Que se passait-il donc ? C’était terrible.

À peine les deux amis avaient-ils quitté leGeorges-Washington, qu’on s’aperçut de leur fuite.

Il y avait toujours à bord du vaisseau de proie des yeux ouvertset des fusils chargés.

Au moment où la silhouette du jeune nègre se détachait, commenous venons de le dire, au milieu de l’écume, un feu de pelotonéclata soudain. Le pauvre petit, dont la blessure reçue jadis àl’épaule était à peine cicatrisée, se sentit atteint denouveau.

Un cri de douleur lui échappa. Voyant que leur évasion étaitdécouverte, l’héroïque enfant, craignant que Friquet ne servît àson tour de point de mire, continua de crier à tue-tête pourattirer sur lui l’attention des bandits et permettre à son frèrebien-aimé d’atteindre la côte sans encombre.

Cette ruse qui le perdait, eut un plein succès. Les négriers,craignant de lâcher la proie pour l’ombre, s’évertuaient àreconnaître le point d’où partaient les appels, sans même sepréoccuper de savoir s’il y avait un autre fugitif.

Pendant que Friquet, dévoré d’inquiétude, était poussé vers lacôte, Majesté, qui n’avait pu être pris par le courant, flottaitsur place, secoué par les vagues qui le ramenaient peu à peu versle navire immobile.

Au moment où, à bout de forces et d’haleine, il allait couler,il fut soulevé par un paquet de mer qui le roula sur le pont, où ilresta sans connaissance, assommé, meurtri, sanglant.

L’abîme rejetait ce déshérité. Les flots, complices des hommes,lui enlevaient cette chère liberté qu’il avait à peine eu le tempsde goûter.

Séparé de son ami, de son bienfaiteur, blessé, au pouvoir debandits sans foi ni loi, qu’allait-il devenir ?

Pendant que des mains brutales le saisissaient, que de lourdeschaînes étaient attachées à ses pauvres membres raidis, et qu’on letransportait dans la cale, avec ceux qu’on allait vendre demain,Friquet, poussé par le flot, prenait pied sur la rive. Une lame leramenait vers le large, une seconde le repoussait vers la terre,puis finalement il se trouvait debout sur une plage unie. Épuisé,hors d’haleine, il eut encore assez de force pour courir sur lagrève, et échapper à la dernière montagne liquide qui menaçait des’effondrer sur lui.

Il était sauvé, mais à quel prix !

Il n’avait pensé qu’à son compagnon d’évasion. Son premier soinfut de se mettre à sa recherche.

Si le gamin de Paris, rompu à tous les exercices du corps,virtuose de la pleine eau, et roi des bains à quatre sous, était unnageur émérite, le gamin de l’équateur, qui avait passé sa vie aubord des fleuves impétueux de l’Afrique mystérieuse, ne le luicédait en rien.

Il se jouait de l’eau comme un véritable amphibie. Il devait,d’après les suppositions de Friquet, qui l’avait vu à l’œuvre, êtreabordé depuis un moment.

Aussi, le petit Parisien n’était-il pas trop inquiet. Majesté setrouvait sans doute quelque part sur la côte. Après s’être secouécomme un caniche, après avoir toussé fortement et expectoré unegorgée d’eau de mer, il mit ses deux mains en entonnoir autour desa bouche, et poussa à deux reprises ce cri strident bien connu desParisiens :

– Piii-où-oû-it !… piii-oû-oû-it !…

Ce signal familier au négrillon resta sans réponse.

Friquet recommença. Rien. Il fit au galop cent à cent cinquantemètres dans la direction du nord en renouvelant son appel sansinterruption.

Rien encore.

Il revint sur ses pas, toujours courant, toujours criant ;sa voix aiguë déchirait l’air, et dominait les hurlements de lamer.

Vains efforts.

Cela dura un quart d’heure ! Puis, l’inquiétude le prit.Une horrible angoisse lui étreignit le cœur. Ses tempes battirent.Ses yeux se troublèrent.

– Majesté ! criait-il désespérément, Majesté ! oùes-tu ? À moi ! à moi !… Mais, il est perdu !…À moi !… mon frère !… mon enfant !…

Puis, atterré, foudroyé, il tomba à genoux sur la grève humide,en tordant ses mains et en sanglotant à pleine gorge…

 

Cette défaillance fut courte. Friquet, on l’a vu, était trempéau moral comme au physique. Il se releva d’un bond, en jetant à lamer comme un regard de défi.

– Halte-là, dit-il, pas de faiblesse. Le petit ne peut pasêtre noyé. Je suis bien là, moi. De deux choses l’une : ou ilflotte quelque part là-dessus, ou les gredins l’ont repris.

« La dernière supposition me paraît la vraie.

« Je ne suis pas plus fatigué qu’à mon départ, et quandmême, ce n’est pas ce qui pourrait m’empêcher de recommencer latraversée.

« Je vais retourner au bateau. Après tout on ne nousmangera pas. S’il grêle des coups de trique, nous les partagerons…Si par hasard on nous pend, eh bien ! tant pis… mon Tourdu monde sera fini. Mais au moins il ne sera pas dit queFriquet le petit Parisien aura lâché son seul ami, son frère.

« Malheur ! m’sieu André et le docteur ne me lepardonneraient jamais ; moi non plus, d’ailleurs.

« Pauvre petit… Il n’a plus que moi pour le moment… Commeil doit m’appeler !… doit-il être inquiet !… Et puis,seul avec ces brutes… Tandis qu’avec moi… surtout depuis que j’aidécousu ce grand flandrin d’Allemand… ça ira tout seul.

« Friquet, mon garçon, vous allez faire par le flanc… enavant !… marche !… »

Et sans hésiter une seconde, il s’élance sur une vague colossalequi, après avoir roulé en s’écrasant sur la plage, s’enflait denouveau et bondissait vers la haute mer.

Le gamin fut enlevé comme une plume. Du sommet de la montagned’eau, il chercha à s’orienter et à reconnaître la place dunavire.

Bien que le vent soufflât toujours avec violence, aucun nuage nevoilait les étoiles. Leur pâle clarté répandait une lumièresuffisante pour permettre à Friquet d’entrevoir l’horizon.

Il nageait posément, doucement, en homme expérimenté qui veutménager ses forces et qui connaît l’importance d’un coup de jarretdonné à propos.

Le temps passait. La distance parcourue devait êtreconsidérable. Pourtant, quand il se trouvait sur la crête d’unevague, Friquet avait beau écarquiller les yeux, il n’apercevaitrien.

– Est-ce que je ferais fausse route, se demanda-t-ilenfin ?

« Mais non. Je n’ai pas la berlue. Les étoiles sonttoujours en place. Mais où est donc ce négrier demalheur ?

« Ah ! bah !… de l’artillerie, àprésent. »

L’exclamation du nageur était motivée par un éclair qui embrasal’horizon à peu de distance, et qui fut, deux secondes après, suivid’un formidable coup de canon.

– Ma foi, je ne comprends plus, murmura-t-il.

Un second éclair flamboya, suivi d’un nouveau coup ; puis,une minute après, un troisième, puis un quatrième ; et enfinun cinquième.

À peine l’écho de la dernière détonation s’était-il répercuté engrondant jusqu’à l’extrémité de la plaine liquide, qu’unedemi-douzaine de fusées s’élevèrent à perte de vue en traçant dansles airs leurs courbes capricieuses.

– Compris, dit le gamin. Cinq coups de canon, des fusées…dans tous les pays du monde ça veut dire : évasion. Maispuisque l’évadé revient, tas de gredins… c’est pas la peine debrûler tant de poudre et de tirer un feu d’artifice.

« Eh ben ! ça va être du propre, quand je vais arriverlà-bas. S’ils font tant de tapage, c’est qu’ils me ménagent unejolie réception !

« Allons, en avant ! Le petit frère doit avoir grandbesoin de moi. »

Il pressa ses mouvements et s’avança rapidement. Il allait àcoup sûr, maintenant que les fusées lui avaient indiqué lasituation exacte du navire, dont il finit par entrevoir vaguementla coque.

Il nageait toujours. Chose étrange, il lui semblait avancer, etpourtant la distance ne diminuait pas. Au contraire.

En dépit de ses efforts, et bien que le vent vînt toujours de laterre, la lame avait une tendance continuelle à le ramener à lacôte.

Il s’en aperçut enfin et frémit. Il eut peur, non pas pour lui,l’héroïque gamin, qui faisait bon marché de sa vie et qui nemanquait jamais l’occasion de sacrifier son existence à une idéegénéreuse.

Mais le souvenir du pauvre enfant qu’il ne pouvait pas sauver,près duquel il lui était interdit de souffrir, peut-être de mourir,le désespérait.

– Allons, c’est fini, dit-il haletant. Je boirai mondernier coup avant d’aborder au bateau. Mon pauvre petit frère… jet’aime de tout mon cœur.

« M’sieu André, mon bon docteur… c’est fini de votregamin…

« J’avais pourtant beaucoup de bonnes choses à faire…j’aurais voulu être un homme utile… Eh ben ! non… C’est moncadavre qui s’en ira à la côte… Moi vivant… jamais ! Jusqu’audernier moment, jusqu’à mon dernier souffle, j’essayerai d’arriverau petit… qui m’attend… qui m’appelle… qui compte sur moi…

« Zut ! je pleure… dans l’eau !… j’vous demandeun peu si y a besoin d’eau ici… c’est trop bête… »

Puis ses membres s’engourdirent… Il nagea plus mollement… Unelame s’abattit sur lui, le roula comme un fétu. Il perditconnaissance et disparut…

 

De tous les êtres qui habitent la planète, quadrupèdes oubipèdes, et parmi ces derniers, blancs, noirs, jaunes ou rouges,celui qui a l’âme véritablement chevillée dans le ventre, est sanscontredit le Parisien.

Le Parisien est un être à part. Si jamais la qualification de« paquet de nerfs » a été justement appliquée àquelqu’un, c’est à lui.

Il n’est ni gros ni grand. Est-il généralement brun oublond ? Non, sa nuance est indéfinissable. Il est presqueincolore quant au système pileux, c’est-à-dire que sa pigmentationne peut rigoureusement appartenir à l’une plus qu’à l’autrecouleur.

Son masque n’a rien de commun avec la régularité un peu niaisedu profil grec, encore moins avec la courbe austère de lasilhouette romaine.

Ses membres grêles offrent un invraisemblable contraste avecceux des athlètes aux muscles puissants. Son torse enfin, quiarrive parfois à dépasser de un mètre soixante-cinq centimètres, lahauteur du niveau de la mer, paraîtrait, après un examensuperficiel, susceptible d’être renversé d’une pichenette.

Ne vous y fiez pas.

Ce petit homme, au regard clair, au nez ouvert, à la face blême,aux « abatis », – pardonnez ce terme du cru, – un peu…communs, est un citoyen auquel il ne fait pas bon se frotter, avecou sans bâton.

Ah ! mais non. Le Parisien, bon jusqu’à la faiblesse,généreux jusqu’à la folie, dévoué jusqu’à la mort pour un homme,surtout pour une idée, – il l’a souvent prouvé, – le Parisiendevient terrible quand on touche « à sa chose ».

Il est non seulement terrible, mais irrésistible.

Je m’explique. Sa prétendue faiblesse n’est qu’apparente.Mettez-le à une forge, faites-lui respirer le cuivre, faites-en unfondeur de métaux, donnez-lui à manipuler des produits chimiques oudu verre à souffler, professions essentiellement homicides, etgénéralement à courte échéance, le Parisien résistera à tout.

Huit pieds carrés, des miasmes à asphyxier un bataillon, unetempérature de haut-fourneau, avec du travail à courbaturer unéléphant, ce petit homme vivra en dépit de ces conditionsbiologiques, antibiologiques, devrais-je dire, et il fournira unesomme de labeur véritablement stupéfiante.

Notez bien qu’il n’aura pour régénérer son organisme plus oumoins intoxiqué, ni l’air pur des grands bois, ni le vin généreuxdes coteaux bourguignons, ni la viande savoureuse des pâturagesnormands.

Une chopine de bleu dans lequel entrera accidentellement, et àtitre de contrefaçon, un soupçon de raisin, voilà son nectar.

Quant à son ambroisie : des pommes de terre frites, du bœufbouilli, – quel bœuf ! – et les charcuteries les plusinvraisemblables.

Vienne l’épidémie, le Parisien s’en moquera comme des tempêtesdans la lune. Avec six sous de tord-boyau il narguera la facelivide du choléra ou du typhus, et écorchera avec plus d’entrainencore le refrain à la mode.

En guerre, il est inimitable. Un peu « chapardeur »,mais débrouillard en diable, il trouverait des truffes sur leradeau de la Méduse.

On en ferait difficilement un soldat de parade. L’astiquagelaisse généralement quelque peu à désirer. L’homme ergotequelquefois, et demande pourquoi ou comment. Des misères,quoi !

Mais vienne la bataille ! La sonnerie du clairon le faitbondir, le roulement du tambour l’enrage, le sifflement des ballesle pousse, la fumée le grise.

En avant !…

Notre petit homme, héros obscur et toujours gouailleur, les yeuxflamboyants, trouant de deux lueurs d’acier sa face blême, latignasse hérissée, s’élance au plus dru.

Je les ai vus au Bourget, à Champigny, à la Gare-aux-Bœufs, àBuzenval.

Ces braves se battaient pour une idée, la plus belle, la plusgénéreuse qui ait jamais fait battre le cœur d’un citoyen :l’amour de la patrie !

Qu’ils reçoivent ici cet hommage d’un obscur soldat qui acombattu pour la patrie en danger.

J’ai dit : « l’idée ». L’idée est en effetl’unique moteur du Parisien. Elle lui donne tout à la fois unerésistance et un ressort incroyables. C’est par elle qu’il vit dansson enfer, c’est par elle aussi qu’il accomplit ces actesstupéfiants d’audace et de vigueur dont il est coutumier.

Suivant une expression familière, il faut tuer le Parisien pourqu’il ne bouge plus.

Tel Friquet. Nous l’avons laissé évanoui, roulé par une lameénorme. Il fut rudement lancé sur la grève, où il resta étalé,jambes deci, tête delà, sans mouvement.

Le jour vint. La mer s’était retirée. Le gamin, toujours sansconnaissance, sentit quelque chose de glacé sur son visage. Ilouvrit les yeux.

N’avais-je pas raison de dire que le Parisien a l’âme chevilléeau ventre ?

Il poussa un léger cri d’étonnement en s’apercevant que cecontact humide et froid était produit par le nez d’un chiencolossal.

L’animal recula, fronça le mufle et montra une double rangée dedents éblouissantes, mais peu rassurantes. Puis il grondasourdement en faisant mine de s’élancer sur le gamin.

Celui-ci redressa péniblement son torse, et finit par se relevercomplètement.

Le molosse se mit à aboyer à plein gosier.

– Ben ! voyons, lui dit doucement Friquet, qu’est-cequi te prend ? Je ne te veux pas de mal… Au contraire… Tuvoudrais du sucre… j’en ai pas… Là… là… mon brave chien… pas tantde musique… Tu dois t’appeler Médor… c’est un joli nom, Médor…

Mais le soi-disant Médor, insensible à ces cordiales paroles, seramassa et bondit sur le gamin, qu’il tenta d’étrangler.

Friquet n’était jamais pris au dépourvu. Il évita l’attaque duredoutable animal par une volte rapide, et, bien qu’il fût lespieds nus, lui détacha au passage, dans le flanc, un solide coup detalon qui le fit hurler de douleur.

– Que t’es donc bête, mon pauvre toutou… Tu vas te faireassommer… peut-être même va-t-il t’arriver pire encore…

« Allons, la paix ! »

L’animal revint à la charge, mais le gamin avait tiré soncouteau, ce terrible bowie-knife qui était toujours accroché à laceinture de son pantalon, et qui lui battait les reins comme laclef d’or d’un chambellan.

Au moment où il ouvrait la gueule pour broyer la gorge du petitParisien, il roula, le col fauché d’un coup de revers, et restapantelant sur la grève rougie.

– Je passerai donc ma vie à tuer ? murmuramélancoliquement Friquet… Mon existence est-elle donc si précieuse,que ma route doive toujours être jonchée de cadavres d’hommes oud’animaux.

« Allons, pas de faiblesses… ce n’est pas cela qui merendra le petit.

« Puisque je suis encore vivant, en route pour leretrouver. »

Comme il achevait ces mots, un aboiement guttural éclata près delui.

– Bon, encore un cabot à découdre. Vilain pays… Siles chiens sont si peu hospitaliers, comment doivent être leshommes ?

Cinq secondes après, un nouvel aboiement, puis un bruissementd’herbes, puis apparut un homme au teint bronzé, tenant en laisseun chien pareil à celui qui était étendu sur la plage.

– Raje de Dios !… hurla-t-il à la vue du cadavre.

– Plaît-il ? fit le gamin d’un air aimable.

L’autre répondit par une phrase incompréhensible pour Friquet,qui ne connaissait pas plus l’espagnol, qu’un indigène de Bagnoletl’hindoustani.

– Quand vous aurez fini de m’empoigner en auvergnat… Voussavez, ou plutôt vous ne savez pas que j’suis patient tout juste,et que quand on me rase de trop près, je cogne…

« Parce que j’ai coupé le cou au cabot !… j’auraisbien voulu vous y voir… Fallait pas qu’y aille… quand on a deschiens aussi enragés ; on les muselle ! y a donc pas desergent de ville… ni de fourrière ici ?…

L’autre, un instant ahuri par ce flux de paroles, reprit de plusbelle ses vociférations. Le chien se mit de la partie, Friquetrenchérit encore, et ce fut un trio à donner la chair de poule àRichard Wagner lui-même.

L’affaire eût pu traîner en longueur, car le nouveau venuhésitait en voyant l’attitude résolue du gamin, quand un deuxièmepersonnage, bientôt suivi d’un troisième, survenant à l’improviste,décidèrent notre ami à opérer une retraite aussi rapide queprudente.

Il prit lestement ses jambes à son cou, piqua droit devant lui,et disparut dans les hautes herbes qui croissaient à cinquantemètres à peine de la grève.

Les autres lui emboîtèrent le pas en hurlant, guidés par lechien que son propriétaire maintenait prudemment en laisse.

La chasse à l’homme commençait. On saura plus tard pourquoi.

Friquet bondissait à travers les tiges de gyneriumargenteum, végétal que l’on trouve par places en abondancedans la Pampa, ce désert herbeux de l’Amérique du Sud.

Un étroit sentier s’offrit à lui ; il l’enfila sanshésiter. Ce sentier s’élargit peu à peu. Quelle que fût la rapiditéde sa course, il reconnut qu’il était piétiné par des milliers desabots appartenant à des bœufs.

Il fit de la sorte près de deux lieues, toujours « mené àvoix » par l’enragé molosse rivé à sa piste.

Enfin, haletant, la gorge sèche, ruisselant de sueur, le gamindéboucha dans une immense clairière, où le spectacle le plusfantastique et le plus inattendu s’offrit à ses regards.

Un vaste bâtiment, en forme de parallélogramme d’environ deuxcents mètres de côté, s’élevait à la hauteur d’un premier étage.Pas de murailles proprement dites, mais des claires-voies faites demadriers solides formaient l’enceinte. Quatre hangars s’étendaienten auvent extérieurement à l’édifice. Pour toiture, des roseauxroussis et recroquevillés par le soleil et la pluie.

Une foule d’hommes de toute couleur, blancs, noirs, métis,Indiens café au lait, Chinois, tous armés d’énormes couteaux,évoluaient dans cette enceinte, emplie de mugissements, de soupirsd’agonie, de clapotements, d’éclats de rire et de jurons.

Le sang ruisselait partout. Il y en avait sur les poutres, surla face et les mains des hommes ; leurs vêtementsdisparaissaient sous une couche brune, uniforme, couleur« bois de guillotine ». Leurs couteaux, rouges jusqu’aumanche, semblaient transsuder des gouttes rutilantes.

Le sol enfin, était transformé en une boue rougeâtre, infecte,nauséabonde, dans laquelle pataugeait jusqu’aux chevilles tout ceclan d’égorgeurs.

Des bœufs, parqués dans des enclos palissadés, violemment tiréspar les cornes au moyen d’un lasso, arrivaient pour ainsi dire à lafile en titubant, les yeux pleins d’épouvante, les naseaux béants.Le premier tombait tout à coup, la nuque piquée d’un coup decoutelas ; un flot de sang jaillissait. L’animal était en unclin d’œil dépecé par quartiers, coupé en tranches, et dépouillé desa peau. Une véritable armée de chiens dévorait ses entrailles… Iln’en restait plus rien.

À un autre !

Friquet se trouvait devant un saladero. L’étonnement lecloua une minute au sol. Puis, comme il avait souvent à bordentendu parler de cette « exploitation » du bétail,particulière à l’Amérique du Sud, il comprit bientôt.

– Ah ! très bien. C’est un abattoir. Je meurs de faim,il y a là dedans cent mille kilos de viande… C’est bien le diablesi on me refuse un bifteck d’une demi-livre.

« Ça ne vaut pas les abattoirs de la Villette, mais c’estencore pas mal installé. Ça manque d’eau, par exemple. Vrai, c’estpas pour dire, ça sent diablement mauvais.

« Allons, entrons. D’autant plus que l’homme au chien vam’arriver avec ses acolytes. »

Épuisé par une course folle, l’estomac aboyant la faim, lespieds ensanglantés, il pénétra dans l’intérieur du saladero.

Avec sa vareuse collée au dos, son béret enfoncé jusqu’auxoreilles, sa face pâlie par les fatigues de la nuit, notre ami nepayait pas de mine.

Il s’avança pourtant assez délibérément vers le capataz qui,d’un air majestueux, fumait, en surveillant les peones, unecigarette microscopique, aussitôt grillée, aussitôt renouvelée.

Cet important personnage, caparaçonné comme une mule andalouse,toisa le nouveau venu avec une arrogance hautaine, et lui demandabrutalement ce qu’il voulait.

– Un bifteck.

– Qué es eso ? (Qu’est-ce que c’est).

– Ben oui, quoi, un bifteck… C’est pas ça qui manqueici…

– Tù eres un perezoso… (Tu es un paresseux).

– Qu’est-ce qu’il me raconte, celui-là… avec son père zozo…j’ai pas besoin qu’on me donne des noms de chien… j’ai faim… Il seperd ici de la viande, de quoi nourrir dix familles indigentes…

Mais le señor capataz était sans doute de fort méchante humeur,car montrant du bout de son revinque (fouet), la porte aupauvre diable, il lui intima rudement l’ordre de sortir.

– Vous n’êtes guère hospitalier, mon garçon, je m’étaislaissé dire que les habitants de l’Amérique du Sud avaient boncœur, ou bien on m’a trompé, ou l’habitude de charcuter les bêtesvous a diablement endurci.

« Au plaisir de ne pas vous revoir… Je vais aller chercherdes coquillages à la côte. Puis, après, je verrai à medébrouiller… »

Au moment où il allait franchir la porte, les trois hommes quile poursuivaient depuis le rivage avec le chien, et qu’il avait uninstant oubliés, firent leur apparition.

– Allons, bon, il ne manquait plus que cela, fit-il en lesapercevant.

La vue du petit Parisien sembla porter à son comble la rage desnouveaux venus.

Un colloque des plus animés s’engagea soudain entre eux et lecapataz ; puis des expressions qui n’avaient riend’évangélique, accompagnées de gestes menaçants à l’adresse deFriquet, entremêlèrent désagréablement leurs phrasesgutturales.

– Mais enfin, qu’est-ce que vous me voulez ? tas de…bavards.

Le gamin l’apprit bien vite.

Substituons un moment, pour l’intelligence du récit, le dialoguefrançais, aux périodes ronflantes des saladeristes et de leursinterlocuteurs.

– Vous avez entendu le canon, cette nuit, sur leLagoa, n’est-ce pas ? señor capataz.

– Oui.

– Vous avez vu les signaux ?

– Oui.

– Le marchand de noirs est là. Il y a des fugitifs… Noussommes à leur poursuite. Celui-là est un déserteur.

– Nous allons l’arrêter, alors. Il y a une bonnerécompense. Le señor Flaxhant est généreux.

– Aïe, ils connaissent Flaxhant, dit à part lui le gamin.Je suis pincé.

« Tout s’explique. Mon évasion est signalée. Les coups decanon, les fusées, ça voulait dire aux gens de la côte : enchasse…

« Ces honorables caballeros, comme ils disent ici, sont deschasseurs d’esclaves marrons ; à l’occasion, ils chassentaussi les blancs.

« Après tout, le meilleur moyen est de me laisser faire… decette façon, je retrouverai le petit.

« C’est égal, j’prendrais bien quéque chose. »

Le gamin était, on le voit, pétri de bonnes intentions. Labrutalité des peones l’empêcha seule de les mettre à exécution.

L’abattage des bœufs avait été un instant suspendu par l’arrivéedes trois hommes.

Tous ces égorgeurs se pressaient autour du groupe formé par eux,le gamin et le capataz.

Tous voulaient participer à l’arrestation du fugitif. La primeleur importait peu ; mais le capitaine négrier ne manqueraitpas d’expédier un tonneau d’eau-de-vie de France, pour reconnaîtreleurs bons offices, et pour ces gens condamnés à la caña,l’eau-de-vie de France était un tel régal, qu’ils n’hésitaient pasdevant l’infamie.

Le cercle se resserra. Ce fut un nègre qui voulut avoirl’honneur de la capture. Oui, un nègre. Ce déshérité, encoreesclave hier, ne trouvait rien de mieux que de ravir la liberté àcet enfant qui invoquait en vain les lois sacrées del’hospitalité.

Quand Friquet sentit la lourde patte du moricaud s’abattre surses épaules, tout son sang, comme on dit vulgairement, ne fit qu’untour.

– À bas les pattes, Bamboulo, dit-il en pâlissant, ou je tecrève.

Le noir resserra son étreinte. Sans effort apparent, le gamin sedégagea, et d’une ruade violente, appliquée au-dessous du sternumde son adversaire, envoya celui-ci s’asseoir sur une peau encoreruisselante de sang.

Cette chute fut saluée d’un énorme éclat de rire accompagnéd’une véritable bordée de quolibets. Le nègre se releva en grinçantdes dents ; mais rendu plus circonspect par la riposte deFriquet, il s’adjoignit un Chinois pour l’aider dansl’accomplissement de son projet, dont la réalisation ne luisemblait plus si facile.

À la vue du « célestiel » le gamin se tordit.

– Un magot ! un vrai ! et qui veut me crocher,encore… J’en rirai, jusqu’à ma retraite. Toi, tu sais, le magot, jeme contenterai de te gifler. Tiens donc !

Flic ! Flac ! et une paire de soufflets retentissantss’abattent, avec un bruit d’assiette cassée, sur la face jaune dubonhomme. Sa tête pirouette de gauche à droite, puis de droite àgauche, sa queue de cheveux se décroche du coup et lui tombejusqu’au jarret.

Le nègre stupéfait de tant d’audace, n’ose plus avancer. Il y aune seconde de trêve.

– Place ! s’écrie de sa voix aiguë le gamin qui bonditvers la porte.

La poussée est irrésistible, quatre peones roulent les uns surles autres. Des jurons, des cris, des hurlements retentissent.

– Hijo de perro !

– Ruffianne !

– Carajo !

– Horroroso muchacho !

– Berraco !

– Ah ! les gredins ! les lâches ! Deux centscontre un !…

Au moment où le petit Parisien allait s’élancer hors du lieumaudit, un lasso lui tombait sur les épaules, glissait jusqu’àmi-corps, lui collait les bras au torse et le réduisait àl’impuissance.

La main qui tenait l’extrémité de la courroie imprimait àcelle-ci un mouvement brutal… Le gamin roulait dans la bouesanglante, puis, traîné jusque sous la poulie servant à l’abattagedes taureaux, il était hissé à un mètre du sol, après avoir étéroué de coups de pied.

Les chiens, repus de chair morte, les babines rouges, luisautaient aux jambes.

Le nègre s’avança un couteau à la main. Le Chinois arrivaportant un brasero incandescent, pour lui rôtir la plante despieds.

Le gamin se sentit perdu. Il eut une dernière révolte, cracha àla face du noir, tenta un inutile et terrible effort pour échapperà l’étreinte qui le paralysait…

Sa chair saigna…

– Lâches ! cria-t-il une dernière fois. Lâches !Vous voulez me torturer… Vous allez voir comment meurt un matelotfrançais !…

Le nègre brandit son couteau à bœuf.

Son bras ne retomba pas. Une détonation aiguë retentit,accompagnée d’un petit craquement sec. La boîte osseuse, surlaquelle se tordait la tignasse laineuse du drôle éclata, comme unecitrouille jetée le long d’un mur.

Une main de fer empoigna le Chinois par sa queue de cheveux. Lemagot, arraché du sol par une force irrésistible, fut lancépar-dessus la palissade du corral, et tomba au milieu des taureauxfurieux qui le mirent en lambeaux.

Ce fut un véritable coup de théâtre.

Sans que personne osât s’opposer à son entrée, un homme de hautetaille, monté sur un admirable cheval pie, pénétra jusqu’au milieudu saladero.

Il tenait de la main droite un revolver encore fumant. De lagauche, il venait, sans que ce formidable effort l’eût faitsourciller, d’expédier le « célestiel » dans l’enceintepalissadée.

– Place ! garçons, dit-il d’une voix calme qui sonnaithaut et ferme comme un cuivre.

Comme on n’obéissait pas assez vite à son gré, le cavalier serraimperceptiblement des jambes les flancs de sa monture.

Le mustang rua, bondit, se dressa, et retomba de tout son poidssur ceux qui se tenaient à l’entour du gamin gigotant au bout deson lasso.

– À moi ! coupez la ficelle ! je veux leur mangerle nez !

– Je ne m’étais pas trompé, dit l’inconnu… c’est unPantinois.

Tirer son facon (couteau), couper le lasso, débarrasserle gamin, l’asseoir sur le garrot du cheval, fut pour lui l’affaired’un moment.

– Merci, fit le gamin.

– Tout à l’heure.

– Prenez un revolver… j’en ai deux…

– Bon !

– Tenez-vous ferme.

– Ça va bien.

– En avant.

Le cheval, malgré son double fardeau, bondit, culbuta dupoitrail ceux qui essayaient de le saisir à la bride.

Il arriva à la porte. Trop tard ! Elle retombaitlourdement, avec un claquement sec du pêne dans la gâche de laserrure.

Par un prodige d’habileté, le cavalier arrêta net sa monture,les naseaux sur un des battants.

– Nous allons rire, dit-il de sa voix calme qui devintlégèrement moqueuse.

Une simple pression de la bride fit faire volte-face au mustang.Un léger chatouillement de l’éperon le fit ruer avec furie sur lesplanches qui résonnèrent sous son sabot.

Les peones se groupèrent menaçants, le couteau à la main.

– Feu à volonté ? demanda le gamin.

– Pas encore. Deux mots seulement à ces coquins.

« Voulez-vous, oui ou non ouvrir la porte, leur cria-t-ilde sa voix toujours calme, mais en scandant ses syllabes avec unaccent de froide menace qui voulait dire : c’est unultimatum !

– À mort ! à mort ! hurlaient à pleine gorge lessaladeristes furieux d’être tenus en échec par deux hommes.

– Onze coups à tirer. La vie de onze d’entre vous. Puis moncouteau jusqu’au manche dans le ventre du douzième… Puis… Labataille jusqu’à la mort… Réfléchissez… Il est temps encore.

– À mort ! à mort !

– C’est bien, reprit le cavalier dont les pommettess’empourprèrent légèrement.

« Au large ! coquins. Vous allez voir ce que valentdeux Français !

Le capataz se piqua d’amour-propre. Il s’élança vers l’homme etvoulut le saisir à la botte pour le désarçonner pendant que lecercle des assaillants se rétrécissait.

Avec une aisance parfaite, il déchaussa son étrier, et au momentoù le capataz allongeait le bras, il recevait en pleine face uncoup de semelle qui lui faisait cracher deux dents et l’envoyaitpromener, les jambes en l’air, à trois mètres.

– Et d’un.

– Bravo, dit Friquet électrisé… à nous deux, avec le dadaqui tire la savate comme père et mère, nous allons leur administrerune de ces roulées…

Le « dada », suivant l’expression du gamin, se remit àruer de plus belle. La porte se fendit bientôt, puis deux ais sebrisèrent.

– Feu !

Le gamin tira, et le plus naturellement du monde, manqua sonhomme.

Un second coup retentit, c’était l’inconnu qui faisait feu. Undes peones tomba à gauche.

Pan ! un troisième dégringolait à droite.

– Si vous voulez m’en croire, dit rapidement le petitParisien, vous prendrez mon revolver. Vous avez de l’œil. Moi pas.Le temps de jeter par terre une demi-douzaine de ces vilainsbonshommes, et je crochète la porte.

– Allez.

Au moment où Friquet allait sauter sur le sol, un des battantss’effondrait.

– Pas besoin. La voie est libre.

« Volte-face en avant… marche.

Dix chevaux des prairies, composant la tropilla, –réserve, – du sauveur de Friquet, se tenaient à quelques mètres del’entrée. Ils portaient les provisions et effets de campement del’inconnu. Un superbe peloton de cavalerie.

– Êtes-vous cavalier ? demanda-t-il.

– Comme l’écuyer quadrumane, d’instinct, je m’accroche àtout, répliqua le gamin.

– Bien. Ventre à terre !

Le mustang portant les deux hommes franchissait la porte commeune flèche. Un coup de sifflet retentit. La tropilla tout entière,obéissant à ce signal bien connu, s’élança sur ses traces.

Un magnifique cheval blanc, à la crinière et à la queueardoisées, caracolait à côté de Friquet. Celui-ci se pencha un peu,le saisit aux crins, se laissa glisser de dessus le garrot dumustang de son nouvel ami, et se trouva du coup, en raison de lavitesse acquise, à califourchon sur l’échine de cette admirablemonture, qui filait comme un météore.

Le saladero était déjà à cinq cents mètres, et les deux hommeshors d’atteinte.

– Enfin ! Il n’était pas trop tôt.

– En avant, mon camarade, en avant ! Nous allons êtrepoursuivis.

« À propos, vous êtes Parisien, moi aussi. Que diablefaisiez-vous donc dans le saladero.

– Moi, je faisais le Tour du monde !

– Pas possible !…

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