Le Tour du Monde d’un Gamin de Paris

Chapitre 7

 

Intérieur du rancho. – L’hospitalité dans la pampa.L’industrie du gaucho. – Quand on a travaillé, il faut bien un peus’amuser. – Hospitalier, mais voleur. – Voleur et assassin. – Leboulevardier chercheur de pistes. – Casse-cou. – Le petit Parisiensous un cheval abattu. – Le grand Parisien au bout d’un lasso. –Traîné dans les herbes. – Voltige et chasse à l’homme. – Unsteeple-chase dans les herbes géantes. – Tous les fusils ne ratentpas. – Les ravages d’une balle explosible. – Générosité. – Lecampement dans la pampa. – Un cours d’anthropologie dans un hamac.– L’éducation du gaucho. – Le pays des centaures.

 

Les deux compagnons mirent pied à terre et tirèrent l’épaisrideau de cuir fermant l’entrée principale du « puesto »ou rancho d’avant-poste, où ils comptaient demanderl’hospitalité.

Une rapide inspection leur fit voir que le modeste logis étaitvide, et le mobilier des plus élémentaires. Trois tas d’herbessèches et odorantes, recouvertes de plusieurs peaux de mouton,composaient la literie. Pour sièges, trois billots de bois deboutsur le sol battu. Dans un coin, une sorte de renfoncement formantune cheminée, où fumaient encore quelques brindilles, communiquantà grand-peine un peu de calorique à une marmite de fer, danslaquelle boursouflait une épaisse bouillie.

Le « propriétaire » ne devait pas être loin. Un bruitde voix sonores, entremêlé de ces syllabes gutturales qui faisaientle désespoir de Friquet, se fit entendre derrière l’habitation. Nosdeux amis opérèrent un rapide mouvement tournant, et trouvèrent leranchero occupé à la tonte de ses moutons.

Enfoncé jusqu’aux coudes dans une laine grasse qu’il attachaiten paquets à mesure que la lui passaient les deux tondeurs, sespeones, il se leva à l’aspect des deux voyageurs, et leurs souhaitaune cordiale bienvenue.

– Tengo el honor de saludar, caballeros, leurdit-il avec une politesse qui ne manquait pas de dignité.(Messieurs, j’ai l’honneur de vous saluer.)

– Buenos dias, caballero, répondit Boileau avecl’exquise élégance d’un talon rouge.

Puis on se serra courtoisement la main. La connaissance étaitfaite. Les deux Français étaient les hôtes du ranchero.

Celui-ci quitta incontinent son travail, et se mit, avec toutessortes de prévenances, en devoir de leur offrir la restaurationdont ils avaient un pressant besoin.

Le menu fut simple, mais abondant.

Le ranchero saisit un des moutons qui venait d’être en un tourde main dépouillé de sa toison, lui trancha le col, lui ouvrit leventre, retira les intestins, et le débarrassa de sa peau comme unsimple lapin.

Avant que nos deux amis fussent revenus de leur surprise, lemouton était fendu dans toute sa longueur, chaque moitié étaitpercée d’une longue broche de fer, l’« asador », qui futfixée au-dessus d’un brasier d’herbes sèches, mélangé de fiente demouton.

Une demi-heure suffit pour transformer en « asado »(rôti), l’animal, qui, tout à l’heure bêlait plaintivement entreles mains du tondeur.

Les moutons de la pampa sont, il est vrai, de très petitetaille.

Friquet ouvrait des narines énormes. Le pauvre gamin se taisait,pendant que Boileau tenait une conversation suivie avec leur hôteimprovisé.

Son supplice fut enfin terminé.

Les assiettes et les fourchettes étant absolument inconnues,chacun tira son couteau, coupa le morceau à sa convenance, et semit à le déchirer à belles dents.

– Mâtin ! la bonne viande… cria le gamin la bouchepleine… voilà qui me change des « fayots » et dessalaisons du bord.

« Vrai ! y a longtemps que je n’ai fait un pareilBalthasar.

« Par exemple, ça manque un peu de pain.

– Plaignez-vous donc, reprit Boileau presque scandalisé. Nefaudrait-il pas à monsieur de la vaisselle plate ?…

– Jamais d’la vie. Cette bonne viande est plus chaude, plusjuteuse et de bien meilleur goût que celle qu’on sert dans lesassiettes…

« Si je pense au pain, c’est une vieille habitude…

– Dont il faudra vous défaire, mon camarade. À de raresexceptions près, le gaucho vit de cette nourriture pendant dessemaines ou même des mois, ne l’accompagnant que rarement d’unmorceau de pain ou de biscuit, et faisant couler le tout à grandscoups d’eau et quelquefois de caña.

– Pas à plaindre du tout, le gaucho… Je ferais volontiersmon ordinaire du sien…

– Et vous n’êtes pas dégoûté…

« Ah çà ! c’est la fête, aujourd’hui, bombancecomplète, à ce que je vois.

« Notre hôte nous offre un dessert. Du fromage, duvéritable « queso de manos ». J’en ai mangéquelquefois, c’est exquis.

– Comment, du fromage ? mais ça ressemble à descrêpes…

– Taisez-vous, jeune présomptueux. Goûtez etsavourez !

– Oh ! que c’est donc bon ! Qui aurait jamais ditcela ?

– Il ne faut pas juger les choses sur l’apparence, moncher. Et d’ailleurs, si, comme cela est généralement vrai, lavaleur d’un objet est en raison des difficultés que comporte sapossession, le fromage que vous mangez en ce moment est d’un prixinestimable.

– Oh ! oui, dit le gourmand la bouche pleine.

« C’est moi, l’avaleur… et convaincu, vous pouvez m’encroire !…

– Encore !

– Pardon, m’sieu Boileau. Eh ! bien, sans vouscommander, vous qui savez tout, comme le docteur et M. André,dites-moi donc comment on fabrique ce nanan.

– Voici, incorrigible farceur. Si vous n’étiez pas un bonpetit homme désireux de vous instruire, je vous enverrais jolimentpromener.

« Pour apprêter le queso de manos, on fait caillerle lait à la manière ordinaire, puis on le fait bouillir dans sonpetit-lait. On le réduit lentement, très lentement. Lors qu’il aatteint la consistance de la mélasse, on en étend les morceaux avecla main, jusqu’à ce qu’ils soient froids.

– Tiens, comme la pâte de guimauve à la foire au paind’épice.

– On y ajoute ensuite un peu de sel, on le roule en gâteauxplats, et on les fait sécher comme vous le voyez, dans les filetssuspendus au plafond.

« Chose curieuse, cette préparation conserve toute lasaveur du lait, bien qu’elle acquière la consistance de feuilles deparchemin. »

Le repas se termina sur cette intéressante digressiongastronomique ; puis la gourde du jeune homme fit le tour del’assemblée, à la grande joie de convives, qui donnèrent à songoulot chacun une accolade pleine de tendresse.

Avec une condescendance pleine de cordialité, le ranchero leurdonna, c’est-à-dire donna à Boileau, qui seul connaissait la languede Cervantès, quelques détails concernant son industrie et sonexistence.

Il n’a, quant à lui, qu’un seul troupeau de moutons. Aussi, satonte ne dure-t-elle que quatre ou cinq jours. Sa laine est en sipetite quantité, qu’il devra l’envoyer à une « estancia »voisine, où elle sera emballée avec d’autre laine, celle d’unecontrée entière. Les ballots empaquetés avec soin, seronttransportés dans les énormes wagons, à deux roues, à toitcirculaire, semblables aux « drays » du Cap, tirés par unattelage de ces bœufs paresseux qu’un charretier indolent conduit àBuenos-Ayres, où il finit par arriver, Dieu sait quand.

À Buenos-Ayres, elle restera dans le wagon, à l’extrémitéoccidentale de la ville, sur la large « plaza » où setient le marché à la laine.

Cette place sera bientôt, à la même époque, remplie de wagonsvenus des points les plus reculés de la province et des provincesvoisines.

La laine qu’ils contiennent sera vendue à des prix variant entre40 et 60 dollars papier, l’« arroba », c’est-à-dire de 3deniers à 4 et demi la livre.

Les bénéfices, on le voit, ne sont pas énormes pour les petitséleveurs qui n’ont que cent à cent cinquante têtes de bétail,sachant que le produit de chaque toison ne dépasse pas cinq ou sixlivres.

Mais qu’importe au gaucho ? La chair savoureuse de sesmoutons l’a nourri. Il a vécu en liberté. La surveillance etl’entretien de son troupeau n’ont été pour lui qu’un prétexte àvagabonder dans sa chère pampa qu’il aime, comme le marin,l’Océan.

La pampa, le cheval, sont les seules amours de ce Bédouinsud-américain. La famille, quand il en a une, est placée bienau-dessous.

À lui le grand air qui le grise, le soleil qui le bronze, lecheval qui l’emporte, l’herbe qui lui fouette la face !

À lui les enivrements de la lutte contre le taureau, la courseéchevelée dans la plaine sans fin, quand hurle à ses oreilles leterrible pampero, à lui enfin les âcres émanations des végétauxsaturés de rosée, auxquelles se mêlent les effluves des corollesembaumées.

Tel est le gaucho, quand il n’a pas d’argent. Malheureusement lapossession de quelque dollars l’abrutit complètement.

À peine a-t-il touché le prix de sa laine, que son premier soinest de courir à la « pulperia » la plus proche. Oh !c’est avec la ferme intention d’y faire toute sortes de provisionsindispensables à son existence solitaire.

Les pulperias de l’Est (Banda orientale) sont aux gauchos de laPlata, du Rio-Grande, de l’Uruguay, etc., ce qu’un magasin généralest aux mineurs et aux agriculteurs californiens.

C’est là qu’ils peuvent acheter le peu d’épicerie dont ils ontbesoin, limité presque exclusivement au sucre, et à layerba, thé paraguayen.

C’est là qu’ils se procurent les bottes, les ponchos, leschapeaux, la caña, quelques charges de poudre pour leurs tromblonsmonstrueux, des ceintures, des foulards, des couteaux, etc.

C’est animé de ces sages intentions que le gaucho accomplit unvoyage, souvent assez long, pour se rendre à la pulperia. Mais iltrouve à son arrivée toute une série de braves garçons, aimant bienà boire et aussi à jouer.

Avec une blague pleine de tabac dans sa poche, un flacon de cañadevant lui, et quelques joyeux compagnons qui se délectent àentendre les ronrons plaintifs d’une guitare, sa béatitude estcomplète.

Il fume, il boit. Puis, peu à peu, il s’emballe. Il danse, ilboit encore… Alors, commencent ces interminables parties de jeu,dont l’inévitable résultat est de faire passer de sa poche danscelle de son voisin, et de là dans la caisse du propriétaire, toutle sac aux dollars. Les couteaux se mettent quelquefois, souventmême, de la partie. Entre temps, on fait « une peau ».Puis, le gousset absolument vide, hébété par une semaine d’orgie,quelquefois affreusement balafré, le gaucho retourne à son ranchoavec l’espoir de recommencer à la prochaine tonte.

Tel fut, en substance, le récit que fit pendant la sieste, dansson langage imagé, le ranchero, qui semblait se complaire auxsouvenirs de ses propres équipées.

Quel feu dans ses phrases ! quelle exubérance de gestes.Cet homme basané, moitié Espagnol, moitié Indien, aux membressouples, aux sourcils hérissés, aux yeux de velours, à la barbe etaux cheveux en désordre, possédait une sorte d’éloquence naturellequi étonnait positivement Boileau, l’homme imperturbable.

L’heure de la séparation était arrivée. Friquet, encore toutengourdi après son étape au galop, aurait bien voulu« lézarder » sur l’herbe ; mais les hommes dusaladero pouvaient arriver d’un moment à l’autre, et c’était unvoisinage malsain qu’il fallait éviter à tout prix.

On se quitta avec force poignées de main et dans un enchantementmutuel.

– Le brave homme tout de même, dit Friquet, quand, aprèsquelques grimaces, il eut repris son assiette sur le dos de samonture.

– Lui, reprit Boileau, c’est le plus abominable coquin quiait jamais respiré l’air de la pampa.

– Oh ! ça, c’est un peu fort, riposta le gaminscandalisé.

– Mon brave ami, votre candeur égale celle de la plusvertueuse des rosières. N’avez-vous donc pas vu les regards defolle convoitise que le drôle lançait sur nos armes et nos chevaux.Je suis certain qu’il va se jeter dans la pampa, faire un crochet,et venir se poster au bord du chemin sinueux que nous sommes, bongré, mal gré, forcés de suivre.

« Il se sera probablement adjoint un de ses peones, carnous sommes deux, à moins, toutefois, qu’il n’ait préféré opérerlui-même, afin d’avoir la plus grosse part. Dans tous les cas,c’est sur moi qu’il tirera le premier. Il est à peu près certainqu’il me manquera. Je vous recommande formellement de bien prendregarde au lasso. »

Boileau disait vrai. Depuis six mois à peine il parcourait augré de sa fantaisie l’Amérique du Sud, et son tempérament parisiens’était si bien accommodé à la vie d’aventures, que, tout enacquérant une parfaite connaissance des hommes et des choses, ilétait devenu un incomparable batteur d’estrade.

Une demi-heure s’était à peine écoulée.

– Tenez, matelot, voyez-vous ces tiges foulées ?dit-il en montrant du bout de sa cravache quelques herbesimperceptiblement aplaties par un pied.

– Où donc ? m’sieu Boileau.

– Mais là. Tenez, encore. Ah çà ! vous avez donc laberlue ?

– Je ne vois rien du tout, mais rien !

– Diable ! le malandrin est bien pressé de nous fairepayer son hospitalité. Sacrebleu ! quelles enjambées ! Ilparaît que mes armes lui font envie… Monsieur n’est pas dégoûté. Unfusil de quarante louis, des revolvers nickelés Smith etWesson.

– Vous croyez véritablement que nous allons être attaqués,et que ce bon garçon va essayer de nous envoyer « adpatres », à seule fin de nous dévaliser ?

– Parfaitement, mon fils. Si vous connaissiez le gaucho,vous sauriez qu’il est l’homme de tous les dévouements, tant qu’onest sous son toit ou même en sa compagnie, mais aussitôt que levoyageur a franchi son seuil, ou quand leurs rapports ont cessé, nefût-ce que pendant quelques minutes, il redevient un étranger,presque toujours un ennemi.

« Ses instincts avides, un instant réprimés par cette nobleet touchante vertu qui s’appelle l’hospitalité, reprennent ledessus ; il redevient alors le sauvage avide et rapace, pourqui tout ce qui brille possède un irrésistible attrait.

– Allons, bon ! la piste est interrompue. Vieux jeu,mon garçon ! procédé usé comme les ficelles de mélodrame. Legaillard a fait quelques bonds énormes, puis il est revenu sur sespas, a fait quelques randonnées comme un lièvre, enfin il se seratapi derrière quelque touffe d’herbe.

« Nous connaissons cela.

« Quand je vous le disais. Là, voyez-vous cette feuille denopal, de laquelle suinte une gouttelette de sève, qui brille ausoleil comme un diamant.

– Ah ! pour ça, oui, je la vois.

– Ouvrez l’œil et de tous côtés. Je vais descendre decheval une demi-minute.

« J’avais absolument raison. Ce triple sot n’a même paspris le temps d’enlever ses éperons. C’est une des molettes qui aaccroché le bord de la feuille et produit cette légère écorchured’où découle la sève.

« Je tiens ma piste.

– Pétard ! exclama Friquet avec admiration.

– Tiens ! tiens ! mais il n’est pas si bête, legaucho. Il a supposé que je pourrais retrouver ses traces et n’apeut-être pas pris, tant était grande sa précipitation, lesprécautions usitées en pareil cas ; mais il est allé retrouversans bruit son cheval, qui s’ébattait en liberté de ce côté. Celam’étonnait, aussi, un gaucho à pied !

« Je comprends pourquoi il a gardé ses éperons. Puis, mongaillard a essayé de perdre la piste de sa monture au milieu decelles qu’ont laissées les autres chevaux qui fréquentent lechemin. Mais ce n’est pas à moi qu’on la fait.

« Voici le pied de sa bête ; le bord intérieur du piedgauche de devant est légèrement écorné… Je le suivrais maintenantjusqu’à la Cordillère.

– Mais comment avez-vous pu deviner que c’était lui ?demanda Friquet, sérieusement interloqué.

– Regardez les empreintes. Comparez-les.

– J’y suis. Le cheval de notre hôte appuie plus fort queles autres, puisqu’il est chargé. L’empreinte est plusprofonde.

– À la bonne heure ! J’espère d’ici peu faire votreéducation. Vous avez de la sagacité, du coup d’œil. Il s’agit debien employer tout cela.

« Allons, c’est parfait pour une fois. Je pense que nouséchapperons à toutes les embûches de ces hommes hospitaliers, maisrapaces. Je vous conduirai ensuite chez mon ami Tehuota-Paë, lechef indien…

« Son territoire est sur le chemin que nous devons suivrepour gagner Santiago.

– Mais ça va vous écarter horriblement de votre route.

– Je n’ai pas de route tracée. Je ne suis d’autre cheminque celui de la fantaisie ; aller ici ou là, peum’importe ! termina le jeune homme d’une voix basse, presquetriste, et avec une intonation qui contrastait en quelque sortedouloureusement avec son entrain habituel.

– Stop ! nous y sommes !

– Où donc, s’il vous plaît, m’sieu Boileau ?

– Halte ! encore une fois, vous dis-je ! vousallez me faire recevoir en pleine figure le contenu du tromblon dece coquin !

Friquet obéit, serra la bride, se dressa sur les étriers,regarda d’abord sans rien voir, de droite et de gauche, en fronçantle nez comme un chat en colère.

– Je le vois. Là-bas, à deux cents mètres à peine : lesoleil brille sur le canon de son arme.

– Qu’allons-nous donc faire ? Ça devient répugnant detoujours tuer. Si nous piquions un temps de galop… un vrai ?Comme il est seul et que nous sommes deux, et des lurons, sans nousvanter, il n’y aurait pas de lâcheté à prendre la fuite.

« Puis, pour épargner la vie d’un homme, quand bien même sapeau ne vaudrait pas quatre sous…

– Vous êtes vraiment un brave cœur, Friquet, interrompitBoileau ému. C’était mon intention.

Il dit, enlève son cheval d’un vigoureux coup d’éperon, pendantque de sa voix de stentor il pousse le commandement de :Chargez !

Les chevaux de la tropilla, dressés comme un peloton decavalerie, bondissent, les naseaux ouverts, les crins au vent…

La troupe arrive ainsi qu’un ouragan à vingt pas du gaucho,immobile comme une statue équestre, l’arme en joue, et dissimuléderrière un mince rideau d’herbes des prairies.

Un imperceptible nuage de fumée bleuâtre jaillit de la culassede son arme, accompagné d’un clappement métallique… Le coup nepartit pas… Le mauvais tromblon à pierre avait raté. La fuméeprovenait de la poudre du bassinet, qui seule avait pris feu.

Un énorme éclat de rire, aussitôt réprimé, sortit des lèvres deBoileau.

– Enlevez votre cheval ! cria-t-il à Friquet.

Il n’était plus temps. Un lasso, tendu à un mètre à peine deterre, traversait le chemin. La solide lanière de cuir, fixée àdeux arbres, formait une barrière basse dans laquelle s’empêtra lamonture du gamin.

L’homme et le cheval, culbutés, roulèrent lourdement sur le sol.L’animal ne put pas se relever, il avait une jambe cassée. Pourcomble de malheur, Friquet resta engagé sous son corps.

Ce drame s’accomplit en une seconde, au moment même où Boileaufranchissait l’obstacle sans encombre ; il eut à peine letemps d’apercevoir un second lasso que l’infaillible main du gaucholui lançait. Il fut saisi au vol, emprisonné dans le nœud coulantqui lui serra douloureusement les bras, l’arracha de sa selle et lejeta à son tour sur le chemin.

En même temps, le gaucho piqua des deux, entraînant au bout dela terrible lanière le jeune homme ligoté comme un condamné àmort.

Le bandit de la pampa avait admirablement pris ses mesures. Necomptant pas plus que de raison sur sa mauvaise raquette detromblon, il avait eu l’idée diabolique de tendre le lasso entravers de la route, pensant bien arriver à démonter ainsi au moinsun des deux cavaliers, et à neutraliser sans danger l’effort del’un ou de l’autre de ces terribles adversaires.

Nous avons déjà vu Boileau à l’œuvre. Il joignait à une vigueurd’athlète un sang-froid merveilleux Son incomparable sérénité nel’abandonna pas un moment. Essayer de résister à la traction opéréepar le cheval du gaucho eût été folie, il n’y pensa pas. Tout en selaissant traîner à travers les herbes, il raidit convulsivement sesmuscles puissants, desserra un peu l’étreinte qui meurtrissait sachair, et parvint à saisir son couteau passé dans la tige d’une deses bottes, au-dessous du genou.

Trancher d’un coup sec le lasso fut l’affaire d’un moment. Ilétait libre. Mais cela n’était pas assez. Son cheval, se sentantsans cavalier, au lieu de s’enfuir comme une bête affolée, lesétriers battant les flancs, ce que n’eût pas manqué de faire ungrand dadais de cheval anglais, s’arrêta net, hennit deux ou troisfois et suivit son maître.

Ce dernier, bien qu’encore étourdi de sa chute et de son« traînage », s’affermit en une seconde sur ses jambes,passa la main sur le col de l’animal, qui avançait sa têteintelligente comme pour demander une caresse.

D’un bond, Boileau fut en selle. Le gaucho, cent mètres plusloin, éperonnait furieusement sa monture. Le brave garçon, voyantl’insuccès de sa tentative, s’enfuyait avec la bravoure quicaractérise les métis de l’Amérique du Sud, quand leur coup n’a pasréussi.

Mais, comme dit le proverbe, il comptait sans son hôte. Celui-cin’était pas homme à laisser impuni un fait de ce genre. Unclaquement de langue, un imperceptible serrement des genoux, et legrand diable de cheval pie, la bride sur le cou, bondit comme unhippogriffe.

Pendant ce temps, le cavalier, les deux mains libres, aussi àl’aise que dans un fauteuil, reprenait sa fameuse valise, retiraitcomme précédemment la crosse de son fusil, et l’articulait à unautre canon double, qui se trouvait dans un compartiment à part,côte à côte avec le chokebore.

En homme soucieux du confort, et qui pourtant veut économiser laplace, Boileau avait fait fabriquer deux canons s’adaptant sur lamême crosse. Le second était rayé des deux côtés et pourvu d’unehausse, permettant d’envoyer à huit cents mètres une ballecylindro-ogivale du calibre 12.

Il avait de la sorte deux fusils qui ne l’embarrassaient pasplus qu’un seul. Après avoir bien posément glissé les deuxcartouches dans le tonnerre de l’arme, et s’être assuré que la clefétait parfaitement à sa place sur le pontet de sous-garde, – il nefaut rien négliger, – il mit la hausse à quatre cents mètres.

Le gaucho, dont le cheval était moins grand, ne maintenaitsa« distance » qu’à grand renfort de coups d’éperon. Detemps en temps, sa veste de cuir fauve disparaissait derrière unetouffe de gynérium et reparaissait aussitôt.

Il déboucha tout à coup dans la plaine. Le gazon remplaçait lesherbes géantes de la pampa. Ce fut un bonheur pour lui, car leFrançais, qu’une jolie colère blanche commençait à envahir, allaitfaire feu.

Telle n’était pas l’intention du généreux voyageur.

– Halte ! cria-t-il de sa voix tonnante. Halte !ruffian, sinon je te casse la tête comme à une poupée deplâtre.

Cette menace doubla la peur du fugitif, dont le cheval semblas’affoler, tant sa vitesse devint vertigineuse.

– Ah ! c’est comme cela ; eh bien, nous allonsrire !

« Nous allons rire », on sait ce que voulait dire cevocable, familier au jeune homme quand une grave circonstance ennécessitait l’emploi.

Arrêter sa monture d’un mouvement brusque, brutal même, sauter àterre, grâce à un temps de voltige de l’exécution duquel un clowneût été jaloux, fut l’affaire de deux secondes.

Puis il s’agenouilla, appuya solidement son coude sur son genougauche, s’assit commodément sur le talon droit, allongea son armesur la paume de sa main, et visa longuement la croupe du cheval dugaucho.

La distance augmentait. Le fugitif était à trois centsmètres !… trois cent cinquante !… quatre cents… supputade l’œil le tireur, dont le fusil était immobile comme sur unchevalet.

Il serra lentement la détente. Le coup partit. La fumée n’étaitpas encore dissipée, que Boileau était en selle.

Il arriva ventre à terre devant un groupe composé du gaucho,debout, le couteau à la main, et grinçant des dents, près de soncheval qui, la croupe broyée, béante, en lambeaux, renâclait sonagonie.

– Ah ! ah ! mon garçon, lui dit-il engoguenardant, nous avons voulu faire payer un peu cher la carte auxvoyageurs, n’est-ce pas ? mais les voyageurs ne sont pas desimbéciles…

« Allons, jetez ce couteau. Vous êtes ridicule. Est-ce quej’ai l’air d’un homme qu’on saigne comme un mouton ?

« Oh ! je ne veux pas vous tuer, mais simplement vousdésarmer. On ne sait pas ce qui peut arriver. Donnez le couteau…vite. Et le tromblon, cette vieille patraque qui a tant de peine àse décider à partir.

« Vous ne voulez pas… Nous allons bien voir. »

L’autre écumait. Il se jeta à corps perdu sur le jeune homme,armé pourtant du fusil qui venait d’opérer de si terriblesravages.

– Ah ! vous êtes brave ! Très bien, ça me va. Etavec la folle témérité d’un Gaulois, il déposa son arme à terre enreculant de deux pas.

« Un duel au couteau, c’est bête. J’aurais pourtant vouluvous épargner. »

Tout en causant, il parait avec son poncho qu’il avaitrapidement enlevé, et qu’il tenait enroulé autour du brasgauche.

L’homme de la pampa frappait comme un sourd et hurlait comme unhéron-butor. Cela ne dura pas longtemps.

– Assez donc ! braillard, fit le Français impatienté.Tiens donc !

Et profitant du moment où la lame de son adversaire étaitenchevêtrée dans les plis du lourd tissu, il lui administrait enpleine figure un effroyable coup de poing, dont la force futdoublée par le manche du couteau qu’il tenait entre ses doigtscrispés.

Le gaucho fit : han ! et tomba sur le dos.

– Mâtin, le beau coup, dit une voix moqueuse !

– N’est-ce pas ? dit Boileau reconnaissant Friquet,qui arrivait à son tour au galop, avec un œil horriblementpoché.

« C’est tout ce que je voulais. Mettons-le à présent horsd’état de nous nuire ; le pauvre diable nous a hébergés, aprèstout.

– Ah ! oui, m’sieu ; c’est très bien, ce que vousfaites là.

« Il a été si mal élevé ! Comment pourrait-il savoirqu’il vient de faire une atroce canaillerie ?

« Votre pardon le rendra peut-être meilleur.

– Je l’espère sans y compter beaucoup.

« Allons, dit-il rudement au gaucho tout décontenancé, toncouteau ! Bon. Ton escopette ! Très bien. Je vais mecontenter de casser la pointe du premier, et d’enlever la pierre dusecond. Tiens, reprends-moi ça ! »

Puis, fouillant dans sa poche, il tira une pincée de louis,qu’il lui tendit avec son geste de gentleman…

– C’est pour remplacer le cheval que j’ai tué à regret. Etmaintenant, rappelle-toi que le vol est infâme, et que la viehumaine est sacrée.

« J’ai été ton hôte, je n’ai pas oublié ton hospitalité. Jereste ton obligé. Merci ! Voilà comment les Français sevengent !

« Adieu ! »

L’homme, stupéfait de tant de générosité, regardait les deuxjeunes gens d’un œil dont l’éclair farouche s’éteignit peu à peu.Puis, il baissa la tête, et une grosse larme coula sur sa jouecouleur de brique.

La bête était domptée. Il s’en alla lentement sans se retourner,et disparut derrière un bosquet de nopals.

Boileau et le gamin se remirent en selle et, toujours escortésdu peloton qui avait suivi ce dernier, reprirent leur marche versle nord-ouest.

– À propos, mon cher Friquet, comment diable vous êtes-voustiré d’affaire, là-bas, au moment où je partais pour ma course augaucho ?

– D’une façon toute simple. J’ai fini par m’arracher dedessous mon pauvre cheval, et j’en ai enfourché un autre, qui m’aamené ici au moment où vous faisiez de la boxe…

« C’est en piquant une tête au moment où ma bêtes’abattait. Bah ! ça se passera. Ah ! encore un mot,qu’aviez-vous donc mis dans votre cartouche, pour broyer ainsi lacroupe de ce cheval, sur lequel vous avez tiré à une pareilledistance.

– Une balle. Une simple balle explosible inventée par l’amiPertuiset.

– Mais votre fusil ne porte pourtant pas la balle.

– J’ai deux canons. L’un est chokebore, l’autrerayé. Les inventions de Greener et de Pertuiset sont, vous levoyez, assez utiles au voyageur.

 

Le soleil avait bientôt accompli sa course. Cette journée siféconde en dramatiques événements allait prendre fin. Les deuxcompagnons que les hasards de l’existence avaient si bizarrementréunis, sentaient, en dépit de leur énergie, un énorme besoin derepos.

La vigueur humaine a des limites, en somme.

Un dernier temps de galop leur permit d’atteindre en quelquesminutes une légère éminence qui dominait la plaine sans fin. Lanuit venait, le disque rouge semblait toucher de son bord inférieurles vagues vertes formées par les herbes géantes, qu’une brise,insaisissable pourtant, roulait comme les lames de la maréemontante.

La pampa semblait en effet un océan sur lequel auraient flottédes plantes marines. Puis s’élevèrent lentement de légères vapeursau milieu desquelles les palmiers apparaissaient comme des naviresdans la brume.

Les deux Parisiens étaient en extase devant l’incomparablesplendeur de ce coucher du soleil. L’admiration ne les empêchapourtant pas de prendre les précautions indispensables en touttemps, et que la proximité presque certaine des gauchos rendaitplus urgentes que jamais. Un rapide coup d’œil circulaire leurmontra la pampa tranquille et déserte.

Déserte, entendons-nous ! Il s’agit en ce moment de laprésence de l’homme, que rien ne révélait. En revanche, l’airs’emplissait de mille bruits confus, formant un murmure immense,comme étouffé, ne manquant pas d’analogie avec celui de la mercalme.

Le gamin écoutait, ému, cette symphonie de la nature danslaquelle chaque être organisé donnait sa note, pendant que Boileau,familiarisé depuis longtemps avec tous les détails de l’orchestre,cherchait, avec son oreille de Peau-Rouge boulevardier, àreconnaître tous les virtuoses.

– Allons, dit-il gaiement, un peu de courage. Déchargeonsnos pauvres bêtes qui ont aujourd’hui fourni une vaillantecarrière, et bâtissons une redoute avec les bagages.

« Là, c’est très bien. Maintenant, dressons nos hamacs.

– Comment, reprit Friquet, il y a un hamac ?

– J’ai dit nos hamacs.

– Décidément, la vie est bien bizarre pour moi. Jamais unejournée ne s’écoule sans qu’il m’arrive quelque chose d’impossible.J’ai été au trois quarts noyé, au deux tiers pendu. Je me trouve aubeau milieu du désert, j’y rencontre un Parisien, et je vais dormirdans un lit.

– Parfaitement, repartit Boileau, que les boutades du gaminamusaient énormément. Mais dépêchons-nous, car, vous savez leproverbe, comme on fait son lit…

– On se couche. Soyez tranquille, je suis marin… je saistendre un hamac. Comment diable se fait-il que vous ayezpositivement deux de ces ustensiles si commodes.

– Parce que j’ai l’habitude de prendre autant que possibletout en double. Vous voyez que ça sert.

– Oh ! que c’est joli ! reprit le gamin endéroulant un des deux hamacs, dont il put encore, aux dernièreslueurs du crépuscule, apercevoir les riches dessins et les frangescompliquées.

– Allons, bavard, allons, encore une fois dépêchons.

« Ce bouquet d’arbres a été mis là exprès pour nous.Là !… ça va très bien. Maintenant placez au-dessus cette cordedans le sens de la longueur à un mètre environ, étendez-y ceponcho, comme un rideau de lit.

« Nous avons de cette façon chacun une tente suspendue,sous laquelle nous pourrons braver la pluie, la rosée, l’oragelui-même. Le vent peut souffler en tempête ; plus il faitrage, plus les dormeurs sont balancés, et mieux ils sontbercés.

– Sans danger de se cogner, ainsi que dans la batterie d’unbateau, où les mathurins ronflent comme des toupies d’Allemagne etdégringolent souvent sans s’éveiller.

« Mais qui va s’occuper des chevaux ? comment lesbonnes bêtes vont-elles ainsi passer la nuit àl’aventure ?

– Parbleu. Vous croyez peut-être qu’il leur faut à chacundeux domestiques, comme à ces grands nigauds, qui galopent cinqminutes portant sur le dos un pantin habillé de jaune et de vert,et qu’on appelle des pur sang ?

« Il faut bouchonner ça deux heures, leur entourer lesjambes de flanelles imbibées d’alcool camphré, les emmitoufler dansun tas de couvertures !…

« Et ça tousse !…

« Parlez-moi de nos bêtes ! Il n’en est pas une, saufmon cheval de selle, que j’ai payée plus de deux cents francs. Etpourtant, faire au galop cinq ou six lieues sans reprendre haleinen’est qu’un jeu pour eux. Ils ont brûlé aujourd’hui quatre-vingtskilomètres… Ils recommenceront demain.

– Maintenant… au lit.

Le gamin ne se le fit pas dire deux fois. Il escalada lestement,à la force des poignets, son hamac situé à un mètre cinquante dusol, pendant que Boileau, en véritable sybarite, retirait seslongues bottes avant de se glisser sous la toiture épaisse forméepar son poncho.

– M’sieu Boileau, demanda-t-il au bout de cinq minutes,dormez-vous ?

– Non, pas encore. Je fume une dernière cigarette ;que voulez-vous ?

– Je pense à notre homme de tantôt. Ce n’est pas un blanc,un vrai blanc de race pure.

– Allons, bon… de l’anthropologie, maintenant, au lieu dedormir ! Après tout, il a raison.

« Vous voulez savoir ce que c’est que le gaucho, n’est-cepas ?

– Dame ! oui, si ça ne vous ne dérange pas trop.

– Bien au contraire, mon cher camarade. Votre désir de vousinstruire me cause un véritable plaisir. Je suis, vous le savez,tout à fait à votre disposition.

« Le gaucho est issu du mélange des blancs, la plupartEspagnols, des Indiens, et aussi des noirs. Chose assez curieuse,et à peu près unique dans les annales anthropologiques, ce mélangea produit une race à part, dans laquelle un des types ne domine pasau détriment de l’autre, de façon à l’absorber complètement.

« Vous disiez tantôt que notre homme avait été mal élevé,dites plutôt qu’il ne l’a pas été du tout. Né dans une chétivecabane, – vous en ayez vu aujourd’hui un spécimen, – le gauchograndit comme un jeune animal.

« On le laisse se balancer dans une grande peau de bœufsuspendue au toit par quatre lanières de cuir ; puis, quand ilpeut se traîner à quatre pattes, il cabriole tout nu dans lesherbes de la pampa. Ses premiers joujoux épouvanteraient les mamansdes pays civilisés. J’ai vu, entre autres, la mère de l’un d’euxlui donner, pour s’amuser, un énorme couteau à dépouiller lesbœufs !

« Ces premiers amusements le prédisposent à ses occupationsfutures. Dès qu’il marche, il essaye d’attraper au lasso les chienset les moutons. Il monte à cheval dès l’âge de quatre ans, etcommence à se rendre utile en chassant les bêtes dans l’intérieurdu corral.

– Ça vaut toujours mieux que de faire le petit voyou dansla rue, de fumer des bouts de cigarettes, de voler des pommes auxfruitiers, ou de jeter des ordures dans la poêle des marchands depommes de terre frites.

Cette réminiscence fit pouffer de rire Boileau, qui, l’accèsterminé, continua à la grande joie du gamin, vivement intéressé parcette monographie.

– Quand le petit gaucho atteint l’âge de huit ans, on leconduit à la mayada, grand parc à bestiaux, et on le hissesur le dos d’un jeune taureau.

« Ses petites jambes étreignent le cou de l’animal. Il a latête tournée du côté de la queue qu’il tient en guise de bride.Dans cette situation à laquelle l’équitation est complètementétrangère, il est emporté comme par un tourbillon.

« Mais craignant de recevoir un coup de corne, il se tientferme jusqu’à ce que l’occasion soit venue de tordre adroitement laqueue du taureau, de sauter à terre et de renverserl’animal. »

Friquet, à son tour, riait à plein gosier.

– Qu’est-ce qui vous prend ? fit le narrateur.

– Ah ! m’sieu, je pense à ces beaux petits enfants quiont des grands cheveux de chérubin, l’air un peu panade, entrenous, et qui jusqu’à huit ou dix ans sont cousus aux jupons de leurmaman ; qui ne traversent pas la rue tout seuls, et pourlesquels on craint jusqu’au vent de l’aile d’un serin encage !

– Il y a évidemment bien loin de ces jeunes et intrépidesdompteurs de taureaux à ces pauvres petits mangeurs d’iodure de feret de quinquina, mais, aussi, tout le monde n’a pas la possibilitéde donner une semblable éducation, dont certaines conséquences sontdéplorables par la suite.

« Quand enfin le gaucho est un jeune homme, on lui faitdompter un poulain sauvage. Solidement assis sur le dos de samonture, ayant en main un court bâton, le jeune centaure ne doitdescendre que victorieux. Si les ruades, les soubresauts et lesécarts du cheval lui causaient la moindre hésitation, il sentiraitaussitôt s’enrouler rudement autour de son corps le lasso de sonimpitoyable instructeur.

« Il est alors considéré comme un citoyen. C’est son brevetde virilité. Son éducation est terminée. Sa seule ambition estdésormais de rivaliser avec ses compagnons.

« Sa vie se passe à cheval. Il ne voit pas de tâche plusnoble que celle de bondir à travers les plaines sans limites,courbé sur son ardente monture, pour dompter les taureaux sauvagesou braver ses ennemis.

« On croirait qu’il a servi de modèle à notre immortelVictor Hugo, qui dit d’un de ses héros : « Il ne veutcombattre qu’à cheval ; son cheval et lui ne font qu’un ;il vit à cheval ; commerce, achète et vend à cheval ;mange, boit, dort et rêve à cheval ! »

– Tonnerre à la vapeur, la belle vie ! s’écriaFriquet, Il n’y a que la mer qui puisse en donner une idée.Franchir les vagues sur le boute-hors du beaupré ! Se sentirtrempé d’écume, entendre hurler la brise dans les agrès, rouler,tanguer avec le navire, respirer la poudre quand le canon salue lepavillon !…

– Bravo, mon vieux marsouin ! Bravo ! votreenthousiasme me ravit. Et on dit que les Parisiens sont sceptiques,tenez, voyez-vous, entre nous, ce que vous me dites là me remuejusqu’au fond de l’âme… car je le sens comme vous.

« Où en étais-je donc ? Ah ! oui, mon gaucho etson cheval. Je vous disais que tous ses efforts tendent à éclipserses compagnons, et à donner des puissantes preuves d’une adresse etd’une vigueur supérieures. Lorsqu’il poursuit avec son lasso lesbœufs ou les taureaux et que l’un d’eux essaye de s’échapper, lecavalier déroule le nœud qu’il tient sans cesse à son côté, et abientôt ramené le fugitif au corral.

« Dans le cas où la course impétueuse de l’animal briseraitles entraves qui le retiennent, son implacable adversaires’élancerait vers lui, le saisirait par la queue qu’il tourneraitprécipitamment, et le renverserait comme une masse.

« La pratique incessante de ces exercices violents a donnéau gaucho cette patience, cette vigueur et cette énergie qui l’ontrendu célèbre.

« Malheureusement, cette perpétuelle fréquentation desanimaux qu’il dompte invariablement, n’est pas faite pour luiadoucir le caractère. Il devient d’une brutalité révoltante. Puis,comme on n’a jamais développé en lui les idées généreuses, qu’iln’a, pour ainsi dire, aucune notion du bien, il ne connaît aucunfrein quand il s’agit de satisfaire un désir ; la vie humainene compte pas plus pour lui que l’existence d’un bétail ;quant au respect qu’il professe pour la propriété, vous en avez vuun échantillon…

– … Un échan… tillon ! marmotta Friquet de cette voixmonotone des gens que le sommeil envahit.

– Ah ! bon, vous dormez !

Un ronflement sonore répondit.

– Parfait ! je vais en faire autant.

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