Le Tour du Monde d’un Gamin de Paris

Chapitre 3

 

Qu’est-ce que c’est donc que l’hydrogène ? – Le ballonde l’Exposition dans une bouteille. – En chasse. – Courses àtravers le Pacifique. – Broyés par les récifs de corail. – Encorenaufragés et près d’être mangés. – Le coup du Commandeur. –Gendarmerie et anthropophagie. – Un procès-verbal aux antipodes. –Un tabou. – Curieuses conséquences d’un calembour involontaire. –Marmite renversée. – Canonisation d’un gendarme. – Subtilités destribunaux anglais. – À travers les récifs coralliens. – Unearrestation. – Deux héros du siège de Paris. – Encore un Parisien.– Stop.

 

– Docteur, qu’est-ce que c’est donc quel’hydrogène ?

– Té, mon bon, après avoir étudié la « physique »chez un prestidigitateur, tu ne serais pas fâché de t’initier unpeu à la chimie en compagnie d’un homme que tu soupçonnes, à tortou à raison, d’être quelque peu compétent.

– Dame ! oui.

– L’hydrogène, mon fils, je n’en sais pas bien long sur lecompte à c’té couquinasse.

« J’ai été au collège comme tout le monde, on m’en avaguement parlé.

« J’ai préparé, et même passé un premier examen de find’année de médecine ; on m’a interrogé sur l’hydrogène.

« Mon troisième examen de doctorat a failli êtresingulièrement compromis, grâce à la réponse un peu saugrenue queje fis à une question analogue à la tienne :

« Qu’est-ce que l’hydrogène ?

« Je vais rappeler mes souvenirs.

– Oh ! oui, docteur, répliqua Friquet les yeux ardentsde convoitise… Ça me ferait tant plaisir.

– J’y suis… comme disait feu Lagardère, ton homonyme etcompatriote, le Petit-Parisien.

« L’hydrogène, était, de mon temps, un gazpermanent !…

« Permanent !… oh ! savants, mes contemporains,qu’en saviez-vous, téméraires ?…

« Incolore – soit ! – insipide et inodore, – quand ilest pur, mes pitchounes, – car il sent l’ail, comme un plat debouillabaisse, s’il renferme un soupçon d’arsenic, ou encore, ilexhale des senteurs dignes des marais de Bobigny et de Bondy, quandil contient un atome d’acide sulfhydrique.

« On m’a appris qu’il avait été découvert au dix-septièmesiècle. Par qui ? Ma foi, je n’en sais fichtre rien. Il n’estbien connu que depuis 1777, époque mémorable où Cavendish a décritses principales qualités.

« Il a été d’abord surnommé air inflammable, puishydrogène (générateur de l’eau), parce qu’il est un deséléments de l’eau. »

Le docteur fit ici une pause… une très longue pause…

Friquet attendait, bouche béante.

– Après ? interrogea-t-il, comme malgré lui…

– Après !… Diable !… Tu deviens exigeant comme unexaminateur…

« Ah !… parfait. L’hydrogène, mon fils, est le plusléger de tous les corps. Sa densité, l’eau étant prise pour unité,à la température de 0°, et sous la pression normale de 0,76, est de0,06920. Un litre d’hydrogène pèse 0 gr. 08957.

« Il est donc quatorze fois et demie plus léger quel’air.

– Mais, docteur, je savais ça, qu’il était plus léger quel’air, puisque c’est sur cette différence que repose le principe del’aérostation.

– Parfait !… Bravo, Friquet ! fit André.

– Dame ! m’sieu André, j’ai un peu lu… c’est bon des’instruire.

– Mon cher enfant, reprit affectueusement le docteur, jesuis ravi de constater chez toi ces heureuses tendances. Tu veuxt’instruire, bien ; je t’aiderai.

« Tu disais donc ?…

– En quoi l’hydrogène, quatorze fois et demie plus légerque l’air, peut-il imprimer à cette machine, qui est l’âme duVaisseau de proie, une pareille force ?

– Je vais te satisfaire en deux mots. Tu as lu à Valparaisodes journaux récemment arrivés de France. Il y est question del’Exposition universelle. Dans la cour des Tuileries se trouve unballon captif, installé à cette occasion par l’ingénieur PierreGiffard. Ce ballon monstre enlève, vingt-cinq ou trente fois parjour, une cinquantaine de curieux, qui, moyennant un louis, veulents’offrir les joies d’une ascension.

– J’ai lu, docteur, et j’ai vu le croquis, c’est superbe…mais quel rapport y a-t-il ?…

– Voici, interrompit le docteur. Le ballon renferme dansson enveloppe de taffetas vingt-cinq mille mètres cubesd’hydrogène…

« Suppose, que par un procédé quelconque, par exemple unecompression très énergique, on emprisonne tout ce gaz dans un vased’une solidité à toute épreuve, et de la contenance de huit ou dixlitres. Qu’arrivera-t-il ?

– Ça fera du gaz comprimé qui ne demandera qu’à s’en aller,et rondement, si on débouche le vase…

– Tu as raison en partie. Mais, la pression sera à ce pointirrésistible, que le gaz se liquéfiera, et sera réduit à un volumeincroyablement petit.

« Il n’en conservera pas moins toute sa force d’expansion,et reprendra son volume primitif, aussitôt qu’il sera, comme tul’as parfaitement compris, en contact avec l’air libre.

« Je te disais tout à l’heure, et à tort, que ce gaz étaitpermanent, c’est-à-dire qu’il ne pouvait changer d’état. C’est uneerreur, je le répète, puisque deux chimistes distingués,MM. Cailletet et Raoul Pictet, l’ont non seulement liquéfié,mais encore solidifié.

« Ce changement d’état s’opère en amenant naturellement unecolossale diminution de volume. C’est cette différence qui est leprincipe de la machine sans feu.

« Les gredins que nous poursuivons, possèdent, pour meservir d’une expression un peu triviale, du gaz ou plutôt de laforce en bouteille.

« Leurs récipients sont construits de telle sorte qu’ilsdéfient toute explosion. Quand ils ont besoin de faire mouvoircette satanée machine, ils mettent en contact avec elle un de cesrécipients ; l’hydrogène liquide qu’il contient, redevientgazeux au contact de l’air. Une poussée formidable se produit,cette poussée est analogue à celle de la vapeur qui sort desgénérateurs, mais, dix fois, vingt fois plus forte. Pense un peu, –le liquide contenu dans une bouteille, qui veut redevenir balloncaptif !…

« Le gaz agit sur les pistons, et la machine se meut.

– Et, c’est tout, docteur ?

– C’est fichtre bien assez. Réfléchis donc aux avantages dusystème. Ils sont toujours sous pression, et peuvent développer uneforce qu’aucune machine n’a pu donner jusqu’à présent.

« Décidément, ces gens-là sont très forts. Mais, faudravoir. Maintenant que leur artifice est connu, et qu’on sait où ilsdemeurent, je crois que nos affaires sont en bonne voie. »

C’est ainsi que dialoguaient, vingt-quatre heures après lesdramatiques incidents relatés au chapitre précédent, nos amis,auxquels, le commandant de l’Éclair, le baron de Valpreux,n’avait nullement fait mystère des confidences du matelotfusillé.

Le croiseur avait mis le cap sur le repaire des bandits, que,grâce aux indications du supplicié, on était désormais certain detrouver. Le combat soutenu par le navire français contre lenaufrageur avait été engagé, peu de temps après l’étonnanterencontre du gamin de Paris avec ses amis, à la gare deSantiago.

On se rappelle l’exclamation que Friquet, arrivé en rade deValparaiso, en compagnie d’André et du docteur Lamperrière, poussaà la vue d’un bâtiment qui appareillait.

– Le Vaisseau de proie !… s’était-ilécrié.

Et, séance tenante, nos amis, bondirent dans une embarcation quiles conduisit à bord de l’Éclair.

En deux mots, le commandant fut mis au courant de la situationpar Friquet, qui, grâce à son séjour forcé chez les Bandits dela mer, avait été initié à certaines particularités del’existence de ceux-ci.

Il connaissait surtout admirablement la configuration duvaisseau naufrageur. Ses transformations lui étaient familières. Ilconnaissait également la mystérieuse machine, marchant sans eau nicharbon, sans toutefois savoir par quel procédé.

L’Éclair avait pris la chasse. L’autre, au lieu de sedérober franchement, semblait avoir voulu attirer le croiseur à sasuite. Le commencement de ce récit indique clairement dans quelbut. Il voulait l’emmener loin des routes habituellementfréquentées, engager contre lui une lutte mortelle qu’il comptaitbien terminer à son avantage.

Il usa de tous les subterfuges imaginables, pour tromper savigilance, arriver jusque dans ses eaux, et se précipiter sur lui àl’improviste.

Friquet ouvrait l’œil, et, en dépit des transformationsmultiples et presque instantanées, qui faisaient duFranklin la Queen-Victoria, et duGeorges-Washington la Sylphide, il n’eut pas unmoment d’hésitation.

Le trois-mâts, devenu goélette, ou lagoélette redevenue trois-mâts, étaient aussitôtsignalés à qui de droit, et toute velléité d’attaque traîtresse,immédiatement déjouée.

C’est ainsi que fut atteint le point où s’engagea cette lutte,d’où les deux adversaires sortirent sérieusement endommagés.

L’Éclair, un compartiment étanche submergé, alourdioutre mesure par le poids énorme de l’eau qui déplaçait son axe,avait, avons-nous dit, mis le cap sur le point indiqué par lematelot naufrageur. Il marchait mal et donnait de la bande. Maiscomme il fallait arriver à tout prix, et qu’après tout, le combat,en privant les deux adversaires d’une partie de leurs moyens, avaità peu près égalisé les forces, le commandant du croiseur n’hésitapas à se lancer intrépidement à travers le grand Pacifique.

Il voulait ménager sa provision de charbon, soit pour franchirles passes difficiles, entremêlées de récifs et d’îlots, dont cesmers inhospitalières sont hérissées, soit en prévision de calme oude vent contraire. Il marchait avec toutes ses voiles, et nechauffait qu’à bon escient.

Cette énorme étendue d’eau fut franchie sans incident. Ilsemblait que le Pacifique eût voulu, pour une fois au moins,légitimer ce nom, que les navigateurs lui ont donné par ironie.

Le voyage fut relativement court, eu égard aux difficultésrésultant de la colossale avarie subie par le navire.

Le commandant de Valpreux suivit une route à peu prèsrectiligne. Combien eût été intéressante, cette navigation àtravers des contrées presque inexplorées, et dont les habitants etles productions sont complètement inconnus.

De combien de découvertes ethnographiques, botaniques,zoologiques, ou géographiques la science n’eût-elle pas étéredevable au brillant officier, si, au lieu de courir sus à desbandits, il eût pu se laisser aller à son goût pour l’étude, à sapassion pour la science.

Le Vaisseau de proie, en quittant Valparaiso, s’élançadonc ainsi qu’un oiseau de mer, à tire d’aile, à travers lePacifique. Il se trouvait à peu près sur le 33° de latitudesud.

L’Éclair le suivit. La distance qui les séparait étaitrelativement courte. Le pirate ralentissait de temps à autre commeà dessein, avons-nous dit, sa course, pour l’attirer à lui.

La rencontre était inévitable, puisque les deux adversaires ladésiraient également.

Elle eut lieu au point où le 32e parallèle coupe le130° méridien. On en connaît le résultat.

Du 138° de longitude ouest, pour gagner le point où le 143° delatitude est traverse le 12° de latitude sud, le point où setrouvait perdu, dans les mers inexplorées, l’atoll servant derepaire aux bandits, la course était longue. Près de 145 degrés,soit trois mille cent vingt-cinq lieues… plus du tiers du tour dumonde.

L’officier français se lança intrépidement, avec son vaisseaudésemparé, à travers cette immense plaine liquide, dont les flotstourmentés, plus terribles que les plaines sahariennes, ne baignentaucune île dans ces parages.

Le désert d’eau n’a pas d’oasis. Tout au plus, si par 30° delatitude sud, et 180° de longitude est, on aperçut, dans lelointain, le groupe Kermadec, trois îlots, deux récifs.

Au point d’intersection du 175°, et du 33°, il obliqualégèrement vers le nord et trouva les premiers récifsmadréporiques. Il atteignit bientôt la mer de Corail.

Il allait longer l’immense barrière corallienne qui borde lacôte est de l’Australie.

Il avait atteint déjà la base de la presqu’île d’York, le navireévoluait lentement entre les récifs qui se trouvent non loin deCardwell, point où finit la ligne télégraphique partant du golfe deCarpentaria.

Cette énorme traversée s’était accomplie avec un rarebonheur.

Comme les cartes sont loin de mentionner tous les îlots, et dedonner la configuration exacte du sol sous-marin, soumis d’ailleursà de fréquentes et rapides variations, une embarcation précédait lenavire.

Elle était montée par six matelots et deux timoniers quijetaient alternativement la sonde, et indiquaient lesprofondeurs.

Tel un corps d’armée s’avance en pays ennemi, précédé par deséclaireurs.

Le docteur, André et Friquet avaient obtenu du commandant lafaveur de faire partie de cet équipage d’élite.

Le premier, profitant d’une occasion peut-être unique, voulaitcontrôler par lui-même les théories de Darwin sur la formation desbancs, îlots et récifs coralliens, et ses deux compagnons quiformaient avec lui un trio absolument inséparable, l’avaientaccompagné.

Tout marchait à souhait. L’heure du repas était arrivée. Lachaloupe allait rallier le bord. L’Éclair venait destopper.

Tout à coup, le flot soulevé par une cause mystérieuse etirrésistible s’enfla dans un colossal bouillonnement.

La mer calme, unie comme une glace, la vraie mer d’huile desmarins monta. On eût dit le premier bouillon d’une marmite immense,dont le fond aurait reposé sur un cratère sous-marin.

La chaloupe apparut un instant à la crête de la montagne d’eau,qui, après s’être élevée lentement, s’écroula.

Le remous la chassa d’un côté, et le navire de l’autre.

En moins d’une minute, un nuage de poix, ourlé d’une bande grisd’étain, apparut à l’horizon, s’étala du nord au sud, grandit,accourut, et s’arrêta immobile au-dessus des flots qui prirent uneteinte plombée.

Un éclair blanchâtre fendit en zigzags cette lourde nuée.

Un coup de tonnerre éclata soudain : un coup sonore commela détonation d’un canon de marine. Puis une série de bruitsbizarres et terribles suivit. La voix de la foudre parcourut en uneminute toute la gamme des tonnerres.

Ce concerto qu’on eût dit orchestré par une divinité infernale,et exécuté par des Titans, fut formidable.

Le vent se déchaîna en même temps avec une irrésistibleintensité. Le vaisseau fut violemment repoussé vers la pleine mer,et la chaloupe, soulevée comme un liège, lancée à la côte.

Tous ceux qui la montaient étaient voués à un trépas certain.Pas un cri ne s’échappa des poitrines de ces condamnés à mort.

Avaient-ils été broyés du coup ?

Nul n’eût pu le dire ; car la nuit s’était faiteaussitôt.

Les flots hurlaient, le tonnerre mugissait, le vent faisaitrage. D’immenses nappes d’écume blanchissaient aux crêtes descoraux.

Du milieu de ce fracas sortit un cri strident, bizarrementmodulé. Ce n’était pas un appel désespéré, mais plutôt laprotestation gouailleuse d’un infiniment petit, contre l’immensitéen fureur.

– Piii-oû-oû-it-it !… Piii-oû-oû-it !…

Le cri de ralliement du petit Parisien.

L’enragé gamin vivait. Sans penser à lui-même il n’avait qu’uneidée, appeler ses amis, mettre à profit sa vigueur herculéenne etsa merveilleuse habileté de nageur pour leur venir en aide.

L’occasion vint sous la forme du docteur, qui, soufflant commeun phoque, allait faire un colossal et mortel plongeon.

Friquet ne put saisir cette « occasion » aux cheveux…La tête du docteur, glabre comme une pastèque, avait été abandonnéepar sa perruque.

– Ouf ! ouf ! piouf ! à moi !

– On y va, papa !… on y va. Tiens bon.

« À moi !… m’sieu André. »

Le jeune homme, debout sur une vague qui roulait à la côte,comme une cascade, eut le temps d’allonger, au passage, unbras.

Il possédait aussi, l’on s’en souvient, une poigne formidable.Il happa le docteur par la main, pendant que Friquet, cramponné àun coin de la tunique du chirurgien, s’apprêtait à aborder sansêtre brisé.

La poussée du flot fut irrésistible. Tel était le volume de lamontagne d’eau, qu’ils franchirent du coup la barre de corail.

Ils roulèrent tous trois de l’autre côté du récif, et restèrentsur la grève aux trois quarts assommés, sanglants, meurtris, jambeset tête delà, empaquetés dans les algues.

Le Tour du monde du gamin de Paris était agrémenté d’unnouvel incident.

Friquet et ses deux amis venaient d’aborder sur la côte nord-estde l’Australie.

 

Il pouvait être deux heures du matin. Avant de s’évanouir, lepetit Parisien avait cru apercevoir des feux éclairant au loincette plage qu’ils accostaient d’une aussi brutale façon.

Pendant que les éléments, complices des Bandits de lamer, parachevaient l’œuvre du Vaisseau de proie, lesindigènes guettaient les épaves humaines.

Leur attente ne devait pas être déçue. L’embarcation avait étéfracassée par les points rouges formant d’inextricables etinflexibles entrelacements.

Tous ceux qui la montaient, n’avaient pu, hélas ! échapperà la mort. Le hasard qui sauvegarda l’existence de nos amis futfatal aux membres de l’équipage. Le flot, en se retirant, les avaitbrutalement projetés sur la paroi externe de la barre.

Ils furent tués du coup.

Leurs cadavres avaient été aussitôt recueillis par lesanthropophages, accourus à la curée. Ces amateurs de chair humaine,pour lesquels un naufrage est toujours une bonne fortune, avaient,ainsi que nous l’avons dit, allumé des feux nombreux, pour fairepart à leurs congénères de cette aubaine que leur envoyait le bonpère Océan ; phares trompeurs qui devaient hâter la perte deshommes blancs, et procurer aux estomacs des bimanes couleur desuie, l’occasion d’une pantagruélique bombance.

Le jour arriva bientôt, avec cette rapidité particulière auxrégions intertropicales. Les brasiers pâlirent instantanément, lesoleil flamboya à son tour, et tordit sur les végétaux étranges dela flore australienne sa rutilante chevelure de rayons.

Le cri de ralliement des natifs, éclatait sansrelâche :

– Gooo !… Mooo !… Hooo !… Éééé !…

Et, de toutes parts, arrivaient du fond des forêts tapissées degazons sans fin, émaillées de fleurs splendides, d’innombrablespersonnages plus que sommairement vêtus, qui gambadaient comme dessinges complotant le pillage d’un champ de cannes à sucre.

Ils étaient plus de deux cents.

L’arrivée d’un groupe, accompagnant, ou plutôt escortant quatrenaufragés étroitement garrottés, porta à son comble la joie de ceshideux bonshommes de pain d’épice.

Friquet, l’oreille basse, les vêtements collés au torse, ouvraitla marche, puis André soutenant le docteur à peine remis des suitesde son immersion, et tout contusionné par le ressac et, enfin, unmatelot de l’Éclair, un robuste gaillard, aux yeuxluisants, qui roulait avec béatitude un énorme paquet de tabac,dont les émouvantes péripéties du naufrage n’avaient pu le faire sedessaisir.

Les premiers venus n’avaient pas perdu de temps. Les cadavresavaient été dépouillés en un tour de main, puis découpés avec deshaches et des couteaux en pierre, par les sauvages dont lesmandibules craquaient de convoitise.

Des tiges d’eucalyptus, d’araucarias et de gommiers, devantlesquelles cuisaient déjà ces restes mutilés, crépitaient enlançant des gerbes d’étincelles.

Les quatre prisonniers furent invités par gestes à s’asseoir,pendant que le rôti humain était soumis à une savante coction surces braises odorantes. Ils allaient vraisemblablement être réservéspour un repas ultérieur, puisque, au lieu de les écharper séancetenante, leurs gardiens respectaient précieusement leursexistences, et leur épargnaient jusqu’à la fatigue.

Ils n’en étaient pas moins écœurés par les apprêts de cemonstrueux repas.

– Bon, dit enfin Friquet, assez piteusement d’ailleurs, ilsera donc impossible de faire un bout de naufrage, sans risqueraussitôt d’être mangé.

« Mon Dieu que c’est donc bête ! »

André sourit malgré lui…

– Allons, mon vieux matelot, un peu de courage. Je ne puiscroire que nous aurons pour tombeau l’estomac de ces braves sujetsde Sa Majesté très gracieuse la reine Victoria.

« Les Australiens, pas plus que les Osyébas, ne goûterontnotre chair… J’en ai le pressentiment.

« Qu’en pensez-vous, docteur ?

– Moi, je pense que je dormirais bien une heure.

– À votre aise, cher ami. Allongez-vous sur ce gazon etreposez en paix. Moi, je vais, quelle que soit ma répugnance,regarder ces brutes prendre leur ignoble pâture.

Le soleil qui avait un moment troué l’épais rideau de nuées,avait disparu de nouveau. Le vent faisait rage, le tonnerre roulaitavec un fracas assourdissant, les flots hurlaient en se brisant surles écueils.

Au loin, tonnait le canon d’alarme. Ce signal venait-il del’Éclair ? Un autre navire poussé par l’ouraganétait-il en perdition dans ces parages peu fréquentés ? Nosamis n’eurent pas le temps de se le demander, ni de se faire partde leurs impressions.

Les natifs, sans se préoccuper de ce déchaînement des éléments,ne pensaient qu’à leur festin.

Le rôti paraissait cuit à point. Sa garniture, composée d’unlégume baptisé par les naturalistes du nom significatif deSolarium anthropophagorum, fumait dans de longuescoquilles nacrées, disposées devant les feux en guise delèchefrites par la prévoyance des convives.

Le couvert était dressé, le festin allait commencer.

Un des convives, vêtu d’une plume dans les cheveux, et d’unbracelet en dents de serpent, commença une sorte d’incantation,servant sans doute de bénédicité à ce fantastique repas.

Un cri formidable, poussé en bon français, et par une voixhabituée au commandement, arrêta net le premier verset dans legosier de l’élu de la caste sacerdotale.

– Halte-là !… au nom de la loi !…

L’effet est féerique. Les blancs sont ahuris. Il y a bien dequoi.

Les noirs étonnés se lèvent d’un bond et saisissent leursarmes.

– Halte-là !… reprend la voix. Que jeréiterrre !… Ob-temperrez !… Sauvages !… Sinon, jeverbalise !

De plus en plus étonnés, stupéfiés même, ils abaissent leurslances à pointes d’os, leurs massues en bois de fer, leursdorwucks, leurs boommerangs, et se tiennent dans une attitude nonmoins respectueuse qu’effarée.

C’est que, jamais, les indigènes qui errent depuis la pointed’York jusqu’à Melbourne, ou depuis Sydney jusqu’à la rivière desCygnes, n’avaient contemplé un pareil spectacle.

Les perruches multicolores en jacassèrent à gosier que veux-tu,au haut des arbres, à feuilles de zinc, leur servant deperchoir.

– Les gendarmes !… s’écria Friquet, rééditant lefameux coup du commandeur bien connu des duellistes pour rire, quine comprennent le combat singulier que complété par le trépas d’uninoffensif lapin.

Le phénomène était, en effet, non pas les gendarmes, mais bienun seul gendarme français, en grand uniforme.

Celui-là était un luron à trois poils. Long, haut, maigre,osseux et tourmenté comme un tronc d’orme, le nez violemmentcoloré, les moustaches en croc, la barbiche en virgule, la poitrineornée de l’étoile des braves ; son arrivée tenait duprodige.

En quelques coups de botte, il éparpilla vivement les broches,les charbons et les rôtis.

– Que c’est honteux, sauvages, continua-t-il de sa voixdure et indignée, que c’est honteux de manger son semblable.

« M’entendez-vous bien !… »

Il dit, et se campa héroïquement dans une irréprochable attitudemilitaire : l’œil à dix pas, le petit doigt sur la couture,les pieds en équerre, la poitrine bombée, comme à l’inspection, etil fixa intrépidement les moricauds grimaçants.

Les pointes de son chapeau en bataille formaient uneligne rigoureusement horizontale, ses buffleteries reflétaient desfulgurations d’or en fusion, ses bottes encore mouillées luisaientcomme de l’ébène verni, et le fourreau de son sabre étincelaitcomme l’arc d’argent de Phébus-Apollon.

Bientôt, revenus de leur stupeur première et furieux de voir lesdébris de leur festin joncher le sol, les natifs entourent lenouveau venu, lèvent derechef leurs armes sur lui, et, malgré lanoble attitude de son maintien, se livrent à de fantastiques ébatsinspirés par la Terpsichore australienne.

Ils ont tous figuré avec de la couleur blanche sur leurs torses,leurs membres et leurs faces, les os du squelette humain ;cette parure de haut goût, étant la tenue de rigueur, l’habit decérémonie des agapes anthropophagiques.

La plupart portent en outre des tatouages absolumentrenversants. Les uns ont dessiné sur leurs joues couleur réglisse,avec des couleurs minérales, les favoris blonds roux des matelotsanglais qu’ils ont aperçus aux stations navales.

Les autres portent des moustaches ; sur les joues dequelques femmes sont dessinées des pipes dont le tuyau semblesortir de la commissure des lèvres, pendant que la fumée monte enspirales bleuâtres jusqu’à la tempe.

Rien n’y manque, pas même le point rouge formé par le tabac enignition.

D’autres, enfin, ont figuré sur leur torse nu, la tunique rougedes soldats du Royal-Marine, sanglée à la taille par le ceinturonnoir qui soutient le sabre et la baïonnette.

Les Européens, malgré la gravité de la situation, pouffaient derire. Seul, le gendarme était plus majestueux que jamais.

La sarabande continue plus échevelée, plus macabre, s’il estpossible.

Elle est accompagnée du cri mille fois répété de« Kik-Hété !… Kik-Hété !… » ce qui signifie enlangage australien : Mangeons-les !Mangeons-les !…

Comme le gendarme ignore les subtilités des dialectespolynésiens, il s’imagine que ces paroles l’invitent à dire qui ilest.

– Qui que t’es ?… Qui que t’es ?… Ils metutoient, que je présuppose, ces hommes peu vêtus… Eh bien,donc ; je vais vous le dire, nonobstant que vous soyez desimples sauvages.

« Vous avez celui de voir devant vous, le g’darrrrrmeOnésime-Eusèbe-Philibert Barbanton, de la g’darrrrrm’riecoloniale !… Médaillé depuis 65, décoré pour fait de guerre en70 !… dix-huit ans de service, cinq campagnes, troisblessures, et… présentement naufragé sur vos rives en revenant dela Nouvelle-Calédonie.

– Kik-Hété !… Kik-Hété !…

– Paraît, sauvages, que vous n’avez pas l’entendement plussubtil que les Canaques. C’est la faute à vot’govern’ment.

« Tant pis, sauvages !… Que si vous n’étiez pas desêtres oblitérés, je vous montrerais mon livret. Mais, que vousignorez les bienfaits de l’école primaire ; c’est doncinutile, subséquemment. »

Malgré ces explications qui, en dépit de leur bienveillance,laissent percer un coin d’ironique dédain, les hurlementsatteignent une intensité que ne peuvent concevoir des oreilleseuropéennes. Quelques griffes crochues s’avancent pour saisir lebrave militaire toujours impassible.

Il serait perdu, peut-être, sans un incident qui retarde lemoment fatal.

Les anthropophages, voyant leur marmite renversée, pensèrent àfestiner quand même, et en dépit de la véhémente prohibition de cethomme au langage baroque.

Ils se jettent comme des furieux sur les quatre Européens, etvont les égorger séance tenante.

Le brave Barbanton n’y tient plus ! Il dégaine son sabre,se couvre d’un moulinet rapide et expectore une série decommandements qui se fussent entendus sur le front d’unedivision.

– Garde à vôôôs !… Silence dans les rangs ! aunom de la loi !… Je dresse procès-verbal à toute la compagnie,les dames comprises.

« Les rassemblements sont interdits ! Prenez garde,délinquants !… Dispersez-vous, ou je charge !…

« Ma patience est à bout !… »

Il se précipite en avant, butte contre une racine et manque detomber. Son chapeau à cornes suit l’impulsion et roule à sespieds.

Ô prodige inouï ! Ô merveille inénarrable ! À peinecette phrase est-elle sortie de la bouche du représentant de cequ’en France on appelle la force armée, que les anthropophagesjettent précipitamment leurs armes, se prosternent humblement àterre et murmurent d’une voix respectueuse, ce mot :Tabou !… Tabou !… Tabou !…

C’est comme un coup de théâtre !

Le gendarme, stupéfié à son tour, ramasse prestement sa coiffureet l’assujettit en trois temps sur sa tête. Alors, les salamalecset les adorations s’adressent à lui-même.

C’est à peine si ses féroces ennemis osent le regarder.

Sans rien comprendre à ce revirement subit, le brave hommeprofite de cette puissance magique pour prendre sous sa hauteprotection ses compagnons qui ne peuvent en croire leurs yeux.

Barbanton ignorait que le mot :« Tabou » signifiant sacré, inviolable, confèreà la personne ou à l’objet sur lequel on le prononce, un étatd’inviolabilité que nul n’oserait jamais profaner sous peine desplus épouvantables malheurs.

Au moment où il disait : « Ma patience est àbout », son chapeau tomba, et les cannibales, faisant àleur tour un quiproquo analogue aux « qui que t’es » detout à l’heure, crurent que le gendarme venait de« tabouer » cet objet bizarre qui faisaitdorénavant révérer son propriétaire à l’égal d’un Manitou.

Enfin, les hauts dignitaires de la tribu s’enhardirent peu àpeu, et vinrent respectueusement frotter leur nez contre celui deBarbanton. Ce dernier parut fort sensible à cette politesseexotique à laquelle il ne songea aucunement à se soustraire. Aprèslui, les simples citoyens, puis les femmes et jusqu’aux enfants selivrèrent avec non moins de vénération à l’accomplissement de cepieux devoir. Ces contacts réitérés eurent pour résultat de fairepasser du rouge vif au violet foncé l’organe d’olfaction du nouveausaint dont venait de s’enrichir le calendrier australien.

Sa figure martiale en reçut un lustre nouveau. Les natifs s’enréjouirent. Les Européens saluèrent cette rougeur, qui présageaitl’aurore nouvelle de jours plus heureux.

Le gendarme lui-même en fut émerveillé.

– Paraît, dit-il, que je commence à devenir quelque chosecomme qui dirait un emperrreur, ou bien encore un bon Dieu.

« Je ne dis pas non, sauvages… que ça peut servir…négativement. »

Friquet, le premier, recouvra le plein usage de ses espritspertubés par la bizarre succession de ces faits panachésd’extravagance.

– En vérité, je vous le dis, gendarme, vous êtes unpère.

On sait qu’il affectait cette locution qui était chez lui lesummum du contentement.

– Mais, vous aussi, jêne homme, je pourrais vous demanderqui vous êtes, et ce que vous faites ici.

– Oh ! moi, reprit gravement le gamin, j’étais hierquartier-maître mécanicien, il y a cinq minutes, j’étais presquerosbif, maintenant je suis votre obligé, et j’ai très faim.

La précision de cette réponse parut satisfaire, momentanément dumoins, les susceptibilités du gendarme.

Les natifs étaient toujours prosternés comme devant unechâsse.

Barbanton remit son sabre au fourreau et les fit relever d’ungeste très noble.

Puis, apercevant le docteur, sur les manches duquel brillaientles trois galons de chirurgien de première classe, il fit le salutmilitaire et dit :

– Pardon, excuse, m’sieu le docteur, vous êtes mon chefhiérarchique, permettez-moi de me mettre à votre disposition.

– Merci, mon brave, reprit celui-ci, le service que vousvenez de nous rendre vous dispense de toute formalités, d’autantplus que nous sommes dans une situation absolument déplorable, etque notre sort commun rapproche singulièrement les distances. Noussommes tous naufragés et au moment de mourir de faim. Il s’agit denous débrouiller, et d’unir fraternellement nos efforts afin desortir au plus tôt de ce pétrin où la fatalité nous à enfoncés.

– Oh ! moi, j’en fais mon affaire. Je vais commander àtous ces particuliers une corvée de vivres, et je vous f… iche monbillet qu’avant deux heures nous aurons un rata conditionné… foi deBarbanton.

– Qu’il soit donc fait comme vous le désirez.

Le gendarme n’avait rien avancé à la légère. Ce diable d’hommefit tant et si bien, il se démena avec une telle intensité,commanda d’une si belle voix, et sut avec tellement d’à-propos userde son « Tabou » que l’abondance régna bientôtdans le campement improvisé par le naufrage.

Comblés de présents, gorgés de chair de kanguroo et d’opossumque ses adorateurs allèrent aussitôt chasser, les quatre Européenspurent se rendre à Cardwell, escortés de tout le clan d’Australiensqui gambadaient comme des sauterelles noires.

Ils arrivèrent bientôt en pays civilisés. On se sépara aprèsnombre de poignées de main, d’embrassades et de frictions de nez.Les natifs ne pouvaient se résoudre à abandonner leurtabou.

Il fallut pourtant se quitter.

Le récit des aventures extraordinaires des naufragés défrayapendant vingt-quatre heures la conversation de la ville, dontBarbanton devint la coqueluche. Les journaux publièrent sonportrait, et le directeur de l’un d’eux lui paya un autographemille francs la ligne.

Il était dit que le gendarme épuiserait toute la série desévénements les plus invraisemblables. Le tribunal colonial, jalouxdes prérogatives de ses nationaux, fit comparaître Barbanton à sabarre, et le condamna à une livre d’amende pour usurpation defonctions.

Il avait verbalisé, lui Français, sur le territoire de SaMajesté Britannique. Ces Anglais sont si formalistes !

Comme il sortait de l’audience un peu déconfit, – c’était lapremière fois qu’il comparaissait comme prévenu, – le président luiremit une superbe montre en or et une liasse de bank-notes. Onrécompensait sa belle conduite, et le principe de non-interventionétait sauvé.

Le tribunal, d’ailleurs, avait cru devoir écarter le chefd’entrave au libre exercice d’un culte toléré par l’État.

Les naufragés, sans s’endormir, à la moutarde, comme ledisait prosaïquement Friquet, n’eurent rien de plus pressé que dechercher à rejoindre leurs compagnons.

Leur foi était robuste. Ils ne pensèrent pas un seul instant quel’Éclair, en dépit de son avarie, et malgré la tempête, nefût en marche vers le repaire des Bandits de la mer. Ilsconnaissaient le point exact où se trouvait l’attoll.

Barbanton, riche des libéralités anglaises, mit généreusement àleur disposition les fonds dont il disposait.

Ils frétèrent une embarcation légère, d’un faible tirant d’eau,montée par cinq hommes connaissant parfaitement les passesdangereuses qu’il fallait franchir, et se lancèrent intrépidement àtravers les récifs de corail.

C’était folie de leur part. Ils n’hésitèrent pas.

Avant de les suivre dans cette voie périlleuse, deux mots sur lecorail.

Je ne doute, en aucune façon, du savoir du lecteur. Loin de moila pensée de lui apprendre ce qu’il sait parfaitement, que lecorail, cette matière calcaire, rosée ou rouge vif, si fort estiméedes peuples sauvages et civilisés, est sécrétée par des animauxmicroscopiques habitant le fond des mers.

Chacun connaît ces infiniment petits, les lieux où ils vivent depréférence, et les pêcheries qui alimentent une industrieconsidérable.

En revanche, bien peu se rendent compte des travaux inouïsqu’ils accomplissent, et dont le résultat dépasse tout ce quel’imagination peut concevoir.

C’est, en effet, un phénomène étrange que l’existence de cesanimaux sans viscères, arbrisseaux sans feuilles, pierres etplantes tout à la fois, qui se reproduisent par bouton, sepropagent par la ponte, s’agglomèrent en républiques, et finissentpar encombrer les mers de leurs innombrables ramifications.

Sans parler des îles Madréporiques, dont le nom indiquesuffisamment l’origine, il existe autour de la Nouvelle-Calédonieun récif de coraux de 900 kilomètres. C’est l’œuvre de cesinfatigables travailleurs. À l’est de l’Australie, ils ont formé unbanc de 1.600 kilomètres d’étendue, et l’archipel dangereux ou merMauvaise, un nom bien significatif, mesure 2.500 kilomètres de longsur une largeur à peu près égale.

Total : 5.000 kilomètres de continentmadréporique !

Ce travail colossal continue toujours, et il est facile de voirque ces dendroïdes aux branches pétrifiées quoiquevivantes, servent d’assises à de futurs continents.

En effet, la navigation devient de plus en plus difficile dansl’espace compris au nord et à l’est de l’Australie, depuis ledétroit de Torrès jusqu’au tropique du Capricorne, depuis laNouvelle-Calédonie, jusqu’aux îles Salomon.

Ici, un chenal se resserre, là un canal se comble, des îlotsémergent, jalons des terres à venir, et de nouveaux récifsapparaissent chaque année.

Ouvriers inconscients, travaillant sans relâche, ces milliardsde microzoaires produisent d’intarissables sécrétions.

Au fond des insondables abîmes, les premiers ont formé des rocssolides, au travers desquels s’étendent des grottes et des galeriessous-marines dans lesquelles les monstres aquatiques s’abattentcomme dans des palais enchantés.

De nouveaux rameaux s’ajoutent aux anciens. Ils se croisent,s’enlacent, se soudent, s’enchevêtrent, forment les indissolublesassises de nouveaux piliers qui se superposent aux premiers,ouvrent de nouvelles cavernes de pourpre, qui s’étagentirrégulièrement selon le caprice du hasard, seul architecte de cessubstructions fantastiques.

Enfin, pour quelques-uns des travailleurs, le grandœuvre est accompli. Ils voient le jour !…

Ce moment, hélas ! marque le terme de leur existence. Lechangement d’élément leur est fatal, ils meurent. Mais alors,l’Océan est encombré de leurs inextricables broussailles. Lespointes aiguës que l’on aperçoit à peine, arrêtent tous les objetsvenant des côtes ou de la haute mer ; arbres déracinés par latempête, épaves de vaisseaux naufragés, lianes, algues, varechs,goémons, etc.

Ces débris se mélangent, s’amalgament, prennent del’homogénéité, se ramollissent, se putréfient, forment à la longueun épais et solide plancher d’humus, jardins suspendus, que laReine des flots élabore chaque jour, et auxquels elle apporte sanscesse de nouveaux matériaux.

De temps à autre, un gigantesque cétacé, battu par les vagues enfurie, assommé par les trombes, broyé par les rocs, vient s’échouersur un lit d’algues vertes. Son corps devient la proie des oiseauxde mer qui, trouvant pour longtemps une proie assurée, viennentétablir une colonie près de cette montagne de chair.

Des graines portées sur l’aile légère des vents, ou roulées parles flots, accomplissent le mystérieux travail de la germination.Les végétaux sortent de ces terrains en formation.

Des sauriens arrivés on ne sait d’où, car on en trouve partout,viennent se reposer sur ces rivages hospitaliers.

Les amphibies viennent s’y livrer aux ébats monstrueux de leursamours étranges.

Bien des années s’écouleront encore avant que ce sol deviennehabitable pour l’homme ; mais le fait est acquis, et l’on peuthardiment annoncer, sans être accusé de paradoxe, que laconfiguration des terrains océaniques sera modifiée dans un tempsrelativement rapproché.

Les quatre Français appareillèrent au petit jour, et sans mêmepenser un moment à se faire rapatrier, sans une minuted’hésitation, sans songer qu’ils allaient avoir à se heurter à desobstacles presque insurmontables, s’élancèrent, à corps perdu, DonQuichotte sublimes ! dans l’inconnu.

La verve marseillaise du docteur débordait. Le gamin était plusendiablé que jamais. Le gendarme, rigide comme un fourreau desabre, digne comme l’autorité, ne perdait pas un pouce de sataille. Une seule chose le faisait sortir de temps à autre, de sonincomparable sérénité.

Le brave homme avait le mal de mer. Quand le tangagedésagréablement compliqué du roulis soulevait de tribord à bâbord,de l’étrave à l’étambot, la coque du léger navire, le diaphragme deBarbanton éprouvait de terribles soubresauts, et son estomacsortait toujours vaincu de cette lutte contre la nausée.

Il portait alors la main à son chapeau prudemment amarré par sajugulaire, esquissait le salut militaire et, pâle, livide,exsangue, le nez jaunâtre, répétait invariablement :

– Pardon, excuse, m’sieu le docteur et la société, je mesens… fatigué. Heureusement que n’y a pas de dames…

« Entre z’hommes !…

– Faites comme chez vous, gendarme, répliquait engouaillant Friquet ; ne vous gênez pas, nous connaissonsça.

Et le gendarme expectorait… à faire monter le niveau duPacifique, calme pourtant comme un océan d’huile.

Le gamin et le gendarme étaient devenus les meilleurs amis dumonde. Le premier abusait parfois de l’ascendant inexplicable qu’ilavait rapidement pris sur le second ; mais, en somme, sesplaisanteries fort anodines étaient si burlesques, que le bravePandore qui, sous son écorce un peu comique, cachait un cœurexcellent et un caractère exceptionnellement bon, était le premierà en rire.

Friquet, comme on dit vulgairement, lui montaitd’invraisemblables scies, émettait les paradoxes les plusaudacieux, racontait les histoires les plus folles, et Barbantonqui se laissait toujours emballer, finissait par être ravi. Ils’amusait comme un vieil enfant de ces facéties un peu pimentées,mais toujours si drôles, qu’un caractère mal fait eût seul trouvél’occasion d’en être froissé.

Somme toute, il y avait dans la condescendance affectueuse dugendarme, un peu de cette paternelle tolérance du gardien de lapaix, à la vue des farces d’étudiants ou de titis, ces enfantsgâtés de Paris.

Le matelot français, naufragé comme eux, était, lui aussi, unvrai type.

Il semblait vivement préoccupé depuis deux jours.Perpétuellement occupé à fouiller ses souvenirs, il contemplait àla dérobée André, qu’il inventoriait de la cime à la base, etsemblait se demander où diable il pouvait bien l’avoir vu.

André, de son côté, se rappelait vaguement des traits connus,que l’oubli avait presque entièrement effacés, mais dont la tracene pouvait être complètement perdue.

Un matin, que le pilote faisait évoluer lentement l’embarcationà travers un chenal dont les parois de corail émergeaient, brunies,roussies par le soleil et la lame, la mémoire revint subitement aubrave « mathurin ».

Il retira méthodiquement sa chique, la déposa au fond de sonbéret, puis, en homme qui prend un parti héroïque, se leva ets’avança vers le jeune homme.

– … Comme ça, dit-il un peu interloqué, sans vouscommander… monsieur, est-ce qu’il serait possible de vous dire deuxmots ?

– Mais, mon brave, avec le plus grand plaisir ;quatre, si voulez. Je suis tout à votre disposition… Dites…

– Dame ! c’est que, moi, je dois vous dire que jem’entends mieux à épisser une écoute, ou bien à prendre un ris,qu’à faire l’avocat… Pourtant, y a une chose qui me chavire et queje veux vous demander, puisque vous voulez bien.

André le laissa aller. Il savait que c’était le meilleurmoyen ; le matelot s’enhardit et partit de l’avant.

– Si je ne me trompe pas, il y a huit ans que je vousconnais.

– Vous m’avez vu il y a huit ans ?

– Oui, monsieur, et dans des circonstances qu’on n’oubliepas.

André interrogeait laborieusement ses souvenirs rebelles.

– Vous êtes bien monsieur André B…

– Sans doute.

– Vous étiez au siège de Paris.

– Oui.

– À la tranchée avancée, devant les Hautes-Bruyères.

– En effet, j’ai été plusieurs fois de service à ceposte.

– Vous faisiez partie d’un bataillon de marche… Près devous, était une compagnie de fusiliers marins de Lorient, commandéepar le lieutenant de vaisseau Lucas et l’enseigne Édouard desEssards, votre ami d’enfance.

– C’est vrai, de point en point ; ce brave desEssards, avons-nous assez « vécu de faim » ensemble, danscette damnée tranchée !

– Sauf, quand il allait sur la neige tuer des alouettes àla barbe des Prussiens, qui lui envoyaient à six ou sept centsmètres des feux de peloton, qui, du reste, ne le troublaientguère.

– Le fait est que ce cher ami a été souvent la providencedu garde-manger.

– Oh ! reprit le marin d’un air convaincu, c’est undébrouillard !… et un crâne matelot.

– Mais vous étiez donc-là ?

– Là et ailleurs, vous allez voir. Vous vous rappellereztout à l’heure.

« Un soir, à neuf heures et demie, vous étiez detranchée ; nous aussi. Il y avait bien un pied de neige. Onbattait la semelle et on soufflait dans ses doigts. Vous arrivez envous courbant, engoncé dans votre grand caban blanc que je voisencore.

« Vous dites bonsoir à tout le monde, et vous êtes lebienvenu, comme d’habitude.

« – Dis donc, que vous dit comme ça M. des Essards, tusais, le factionnaire prussien est encore là-bas, près du grandpeuplier.

« – Tiens, que vous répondez, si on allait le crocher.

« Le lieutenant qui en grillait d’envie, répond :

« – Ça va.

« Les têtes carrées étaient à peine à six cents mètres denous, y avait pas à plaisanter. Mais ce factionnaire vous tiraitl’œil, à vous et surtout au lieutenant qui voulait vous fairecadeau d’un fusil Dreyse pour vos étrennes.

« – Deux hommes de bonne volonté, que dit tout basM. des Essards.

« Il en avait vingt.

« Il désigne au hasard un matelot alsacien, nommé Bick, unbon type, et son ordonnance, un gringalet de Parisien.

– De quoi, un gringalet, dit Friquet scandalisé !

– Faut pas vous fâcher, mon pays, le Parisien oubliesouvent son ventre à la maison, et le mot de gringalet n’est pas unterme offensant, à preuve que je suis natif de Paris, et pas plusgras pour ça.

– Pétard ! Un Parisien ! Un frère,quoi !

– Tiens, faut que je t’embrasse, mon vieux frère !

– Fallait donc le dire, matelot, fit l’inconnu en seprêtant de fort bonne grâce à l’accolade de Friquet.

– Continuez, mon ami, dit affectueusement André,profondément ému par ces chers souvenirs.

– Ah ! voilà, reprit le narrateur, le capitaine Lucas,encore un luron celui-là, fit pour la forme quelquesobservations.

« Oh ! ben oui. Les quatre hommes avaient déjàescaladé le talus. Ils marchaient en file indienne, le fusildéchargé, mais les baïonnettes au bout, il y avait défense formellede tirer. Le lieutenant le premier, puis Bick l’Alsacien, vousmonsieur André, puis moi.

« La nuit était plus noire que le fond d’une pièce de19.

« On avançait lentement sur la neige qui craquait. Cetanimal d’Alsacien, était pieds nus dans ses godillots ; àchaque pas, son talon d’éléphant faisait crac ! crac !comme un cheval qui broie l’avoine.

« – Animal, que lui dit le lieutenant, tu vas nous fairecasser la… figure.

« – Bas tancher, ma liédenant, moi, ch’vas foir si leurvendre y l’être aussi dûr que leur gasque.

« – Chut !…

« Nous approchions ; on entendait le Prussien marcher,tousser, souffler. Il était à vingt-cinq pas à peine.

« Le moment était venu !

« Pas de veine ! À l’instant où il allait être pincé,un coup de feu éclate, venant de la tranchée française, la ballesiffle dans les branches.

« – Wer-dhâ ! crie la sentinelle.

« J’ten fiche, du Wer-dhâ ; on ne remue ni pieds nipattes.

« Mais, guignon de guignon, voilà le lieutenant qui serappelle que tous les forts de la zone doivent commencer le feu àdix heures…

« On n’a que le temps de rentrer.

« Au même moment, d’Issy, de Vanves, de Montrouge, deBicêtre, de la redoute d’Ivry, éclate un tonnerre que le diable oneût pris les armes.

« Boum ! boum ! et boum ! les obusrappliquent en ronflant. Bref, on revient un peu plus vite qu’onn’était venu.

« On retrouve, à cent pas en avant de la tranchée, lecapitaine Lucas, qui était d’une inquiétude !…

« Bref, vous n’avez pas eu votre fusil Dreyse cejour-là[5] .

« Moi-même, je vous ai balayé une belle place dans laneige, j’ai étendu sur la terre une palissade arrachée à la clôtured’un jardin de pépiniériste, j’y ai mis une peau de mouton, vousvous êtes allongé là-dessus avec M. des Essards, et vous avezdormi, comme des bienheureux, jusqu’au réveil, malgré le charivaridu canon. »

André écoutait avec une émotion visible et non contenue, cetépisode si fidèlement raconté.

– Mais, c’est toi, toi-même, Bernard, l’ordonnance de desEssards !…

« C’est toi qui nous accompagnais !… Toi qui pendantla nuit, nous couvris les épaules de ta capote.

« Mon brave Bernard ? dit-il en lui serrant lesmains ; que je suis donc heureux de te revoir !

– Et moi, donc, monsieur ; ce que c’est que leshasards de la vie ?

– Te rappelles-tu, Bernard, quand tu revenais del’Orphelinat de Vitry, à travers la pépinière Defresne, portant unemarmite pleine de café ?

– Oh ! oui, bon Dieu ! que c’était drôle.

– Tu trouves cela drôle. Les Prussiens te voyant arriver,le fusil en bandoulière, t’ont envoyé plus de cinq cents coups defusil. Une balle, traverse la marmite, voilà le café qui s’écouledes deux côtés, et toi, au lieu de penser au danger, te voilàéperdu en voyant le liquide se répandre dans la neige…

« Je te vois encore, essayant, mais en vain, de boucher lestrous avec tes doigts, et arrivant au milieu d’une grêle, avec lamarmite au trois quarts vide.

– Y a eu qu’un malheur, c’est que vous avez été privés decafé[6] .

Friquet était tout oreilles.

– Stop ! cria le pilote, coupant net la narration.

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