Le trappeur La Renardière – Au Canada, la tribu des Bois-Brûlés – Voyages, explorations, aventures

Chapitre 7Une charge.

 

Rien pendant la première nuit.

Rien pendant la seconde.

Le soir du troisième jour, La Taupe-Renardièredit à ses compagnons :

– Il y a de l’Indien dans l’air.

– Vous croyez ! fit La Feuille.

– Regardez mes chiens.

» Regardez ceux de Balle-Franche.

Les quatre chiens, formant groupe, flairaientdans le vent, grognant sourdement et fouettant l’air de leur queued’une certaine façon.

Quand un coup de vent apportait des émanationsplus fortes, leur poil se hérissait et ils tournaient la tête versleurs maîtres, faisant entendre des petits abois aigus.

Et La Renardière de dire :

– Ça, c’est l’Indien.

Il caressa les chiens, leur montra le point oùdevaient être les Ours-Noirs et il leur dit :

– Tout beau, mes vieux !

» C’est compris !

» Les Indiens sont là-bas !

De ce moment, sachant leurs maîtres bien etdûment avertis, les chiens se tinrent tranquilles.

On dressa le camp avec le plus grand soin. Onprit le plus grand soin à élever les bastions.

La nuit venue, on tendit solidement lescordes.

Les Ours-Gris, comme de coutume, formèrent uncamp à part.

– Vous vous coucherez à plat ventrependant le combat, leur dit La Renardière, et vous ne bougerezpas.

– Convenu.

Dans chaque bastion, les fusils furent posésprès des meurtrières, le magasin préparé à fonctionner.

Les revolvers, deux par combattant, furentplacés à portée de la main pour être saisis facilement.

Mais La Feuille, après le dîner pris encommun, dit :

– J’ai toujours entendu dire à mon maîtrequ’une troupe qui sait qu’on va l’attaquer dans la nuit doit secoucher de bonne heure.

» Le sommeil la repose.

» Elle ne se lève qu’à l’appel aux armeset se bat beaucoup mieux après avoir dormi. Si, au contraire, latroupe veille, elle s’énerve.

On suivit le conseil de La Feuille, mais laRenardière et Balle-Franche, dans leur bastion, déclarèrentqu’habitués aux nuits d’affût, ils ne dormiraient pas etveilleraient sur la sûreté du campement.

Ce qu’ils firent.

Assis sur des pierres, l’un dormait la tête enses mains.

L’autre ne cessait d’observer les quatrechiens.

Ceux-ci avaient recommencé à gronder et às’irriter.

Vers dix heures, Balle-Franche vit que leschiens se tournaient lentement, deux d’un côté, deux del’autre.

Il poussa du coude La Renardière qui ouvritles yeux.

– Vois les chiens ! fit leBois-Brûlé. Ils sentent que le mouvement tournant est commencé.

– Ils le suivent du nez.

» Nous en avons pour deux heures encoreau moins.

» Sommeille. Je prends la faction.

Le Bois-Brûlé mit son menton dans ses mains etferma les yeux.

Jusqu’alors, dans le silence de la nuit, onn’avait entendu les coyotes (ces hyènes de l’Amérique) hurler quedu côté opposé au camp indien, si bien indiqué par le flair subtildes chiens des trappeurs mais lentement, très lentement elles seturent, s’éloignant, disparaissant à mesure qu’elles sentaient sefermer le cercle des cavaliers.

Alors La Renardière sortit du bastion et donnal’alarme sans bruit.

Chacun prit ses armes.

La Feuille fit à tous ses recommandations.

– Surtout ne tirez que quand ils aurontculbuté ! recommanda-t-il.

» Visez ceux qui seront restés à chevalet après… dans le tas !

La grande anxiété qui précède la lutte, planasur le camp.

Mais la meute s’inquiétait et bientôt elledonna de la voix.

Puis ce fut un concert de hurlements quiprécipita peut être le moment de la charge.

Un long hurlement de coyote poussé par lecrieur retentit.

Les Indiens ont des crieurs attitrés qui, aumilieu du bruit des batailles, lancent les ordres du chef.

En ceci, ils ressemblent aux Arabes et auxGrecs du temps d’Homère.

On entendit le galop effréné des chevaux.

En trois minutes, le cercle se rétrécit, etenserrant le camp, tomba sur lui ; les Ours-Noirs poussaientdes hurlements épouvantables.

Mais cette tempête à cheval se brisa sur lescordes.

Les chevaux se renversèrent les uns sur lesautres.

Le feu commença.

Un orage, une rafale effrayante, une grêle deballes.

Les Ours et leurs chevaux furent hachésépouvantablement.

Une cinquantaine de cavaliers survivantstournèrent bride et s’enfuirent.

La Feuille cria :

– Cessez le feu !

Puis :

– Rechargez les armes :

Et il cria :

– Que personne ne sorte des bastionsavant le jour.

La précaution était bonne, car des Ourssimplement blessés, auraient pu tirer sur leurs ennemis.

On en vit bientôt qui essayaient de fuir enrampant.

La Feuille en eut pitié.

– Ne tirez pas ! ordonna-t-il.

Mais La Renardière protesta.

– Pourquoi épargner ces canaillesd’Ours-Noirs qui nous ont attaqués ?

– Ils sont vaincus t dit LaFeuille ; ils ont reçu une telle leçon qu’ils nerecommenceront pas.

– S’ils étaient vainqueurs, ils noustueraient sans pitié.

– Ce sont des sauvages et nous sommes deshommes civilisés.

– Nous, trappeurs, nous ne ferions pasgrâce à l’ennemi.

– Parce que vous en êtes presque revenu àl’état sauvage.

La Renardière fut frappé de cette remarque etdit.

– Allons, montrons-nous civilisés.

Balle-Franche se rangea au même avis pour bienmontrer que les Bois-Brûlés n’étaient pas des sauvages.

Mais le jour pointa.

Les Ours-Gris accoururent, parce qu’on lesappela.

La Feuille leur ordonna alors de visiter lechamp de bataille, de mettre les blessés à part, de leur retirerleurs armes, ce que firent les Ours-Gris.

Ils étaient terrifiés.

« Jamais, avouaient-ils, jamais ilsn’auraient cru pareille exécution possible ; c’était la foudrequi était tombée sur les Ours-Noirs et les avait tués. »

Parmi les blessés, ils trouvèrent le jeunesachem.

Celui-ci avait une balle dans le bras, unedans la cuisse droite et une plaie contuse sur la poitrine.

Celle-ci l’étouffait.

Tout piqueur est vétérinaire, partant quelquepeu chirurgien.

La Feuille reconnut le jeune sachem et dit enriant :

– Le voilà donc celui qui voulait mescalper.

Il prit dans sa poche son couteau à dépecer etil l’ouvrit.

La Renardière ricanant :

– Ah ! ah ! monsieur l’hommecivilisé va se venger !

– Oui ! dit La Feuille.

» Je vais lui ouvrir la poitrine avec moncouteau.

Et, se penchant, il fendit la plaie contuse encroix.

Un sang noir s’en échappa et bientôt le sachemouvrit les yeux.

Il reprit tout à fait ses sens et regardant LaFeuille fièrement :

– Je suis vaincu, dit-il.

» L’homme blanc m’a tendu un piège et jesuis pris.

Mais l’homme blanc verra comment un Ours-Noirsait mourir.

– Tes blessures, dit La Feuille, ne sontpas mortelles.

» En dix jours, tu seras guéri ; lesballes n’ont fait que traverser la chair sans briser aucun os.

– Ah ! je comprends.

» Tu veux que je guérisse pour que jesouffre plus longtemps.

La Renardière traduisait.

– Que me chante-t-il là ? s’écria LaFeuille étonné.

– Il veut dire que vous voulez qu’il soitsur pied avant de l’attacher au poteau de la torture.

– Mais je ne veux pas le torturer dutout.

» On va construire des huttes et placerdessous tous ces blessés auxquels on laissera deux Ours-Gris pouravoir soin d’eux.

» Un autre Ours va monter à cheval pourprévenir leur tribu d’avoir à venir les chercher.

Puis il aida les deux autres piqueurs et lesOurs-Gris à panser les blessés.

Ce fut assez long.

Quatre-vingt-trois blessés !

On en finit pourtant.

La Feuille avait dit aux femmes des Ours-Grisde faire bouillir de la viande de cheval pour avoir du bouillon àdonner aux blessés. Quand les piqueurs eurent terminé lespansements, La Feuille dit :

– Retournons sur le champ de bataille,nous y trouverons peut-être encore quelques blessés laissés pourmorts.

Mais, voilà qu’en approchant, ils s’aperçurentque tous les morts avaient été scalpés dextrement.

– Mais, s’écria La Feuille, nos valets dechiens et nos piqueurs n’ont pas pu, à eux seuls, lever tous cesscalps.

» Nos femmes ont dû les aider.

» Il y a là plus de trois centsmorts !

Il avait deviné juste.

Les scalps séchaient au soleil au sommet dechaque bastion !

Mme La Feuille dit à sonmari :

– Nous ne pouvons savoir qui a tué,puisque nous tirions ensemble ; alors nous avons pris seizescalps par fusil, et, comme chef, tu en as six qui étaient en plusdu compte.

» Je compte que tu m’en donnerasquelques-uns pour orner mes mocassins ; j’ai tiré de monmieux.

– Ah ! fit La Feuille, tu peux bienles prendre tous.

L’Indienne ne comprit rien à la mauvaisehumeur de son mari qui s’en allait au ruisseau laver ses mains etson couteau de dépouillement. Les autres piqueurs en faisaientautant.

– Dites donc, La Feuille, ça a l’air devous embêter les scalps.

C’était La Futaie qui parlait.

– Ça me semble drôle d’avoir épousé unebête féroce.

– Oui, c’est drôle, mais… c’est amusantde se dire qu’on a avec soi une petite panthère bien sauvage.

Lui et La Rosée se mirent à rire.

– Après tout, fit La Rosée, ça ne leur apas fait de mal aux morts et leurs scalps feront bon effet quand,revenus à Senoncourt, nous les aurons fait coudre en haut de nosbottes.

– Vont-ils en faire des commentaireslà-dessus, les vieux bourgeois de Fontainebleau, quand ils saurontce que c’est.

La Feuille se mit à rire.

– Ma foi, dit-il, ce qui est fait estfait et puisque c’est fait, mieux vaut en profiter.

Puis il dit :

– C’est M. Drivau qui, du caractèredont je le connais, sera content de voir nos mocassins si bienfrangés.

Il essuya son couteau et il le mit dans sapoche.

– Si nous allions prendre le café !dit La Rosée.

» Nous l’avons bien gagné.

– Il doit être fait ! dit La Futaieen riant. J’ai vu les marmites sur le foyer ;Mme Balle‑Franche, qui est folle de café, poussaitvivement le feu.

– Elle en pince pour le café ! ditLa Rosée ; c’est son péché mignon.

Ils retournèrent au camp.

Mme La Feuille demanda à sonmari :

– En quoi t’ai-je déplu ?

– En rien.

» Ce n’est pas ta faute si tu es unesauvage.

– Qu’ai-je fait ?

– Rien.

Puis après un moment :

– Tu ne comprendrais pas.

Et il sourit.

Ça la rassura.

Le café pris, La Feuille annonça aux Ours-Grisqui devaient partir, que le moment était venu de charger leconvoi ; il recommanda les blessés à ceux qui devaient resterauprès de ceux-ci.

Le sachem le fit demander ainsi que LaRenardière.

Ils se rendirent près de lui.

– Ainsi tu pars ? demanda leblessé.

– Oui.

– Sans te venger de moi ?

– À quoi bon.

» Tu m’as attaqué, je me suisdéfendu ; la lutte est finie.

» Il n’est pas glorieux du toutd’accabler le vaincu.

Le sachem murmura :

– Vous autre, blancs, vous êtes d’autreshommes que nous.

» Veux-tu faire la paix ?

– Oui.

– Prends mon calumet qui est là toutbourré.

» Allume-le.

» Fume et tu me le donneras.

La Feuille donna satisfaction au sauvage.

Il lui tendit le calumet que l’autre acheva defumer.

Quand il eut fini, il dit :

– Je suis ton frère.

Il était vraiment grand dans sa simplicité cesauvage !

La Feuille lui tendit la main que l’Ours-Noirprit avec plaisir.

– Si jamais nous nous rencontrons, dit LaFeuille, nous serons amis.

– Frères !

– As-tu besoin de quelquechose ?

– Non.

– Alors, adieu.

Ils se séparèrent pleins d’estime l’un pourl’autre.

En chemin, La Renardière dit :

– En y réfléchissant bien, la pitié vautmieux que la vengeance.

» J’ai eu tort de tout scalper et, detous mes vaincus, j’aurais pu me faire autant d’amis.

Ils arrivèrent au camp où La Feuille passa uneminutieuse inspection des armes, s’assurant qu’elles étaientrechargées et en état de tirer.

– Vous craignez donc une nouvelleattaque ? demanda Balle-Franche.

– Sait-on jamais ce qui peut arriver enpays de sauvages ?

» Mais, en tous cas, il est de règlequ’en route, les magasins des fusils à répétition soient toujoursgarnis.

– Bonne précaution.

Et la caravane se mit en route.

Trois jours après, la tribu des Ours-Grisenterrait les morts.

Elle appela le cimetière :

CHAMP-MASSACRE

Tous ceux qui traversent le portageentendent les Ours-Gris leur raconter la grande saignée faite à latribu des Ours-Noirs par les chasseurs (piqueurs) français Anoka(La Feuille), Taliko (La Rosée), Daki (La Futaie), par le trappeurFatagan-Ratapi (Taupe-Renardière), par le Bois-Brûlé Magoto-Dara(Balle-Franche) et quelques jeunes Bois-Brûlés, avec les femmes deschasseurs et des trappeurs « qui portent maintenant seizescalps chacune à leurs mocassins. »

– Et, disent-ils, les témoins du massacrevivent encore.

» Grâce a été faite aux blessés.

» Chacun, en passant, est tenu de jeterune pierre sur les fosses qui se couvrent ainsi d’un tumulus,lequel s’élève peu à peu, d’année en année.

» Et croyez que la légende serapieusement racontée de père en fils dans la tribu des Ours-Gris etdes Ours-Noirs.

Elle commence ainsi :

« Anoka, le chasseur français, était unhomme brave et généreux…

Et elle finit ainsi :

… Quand Anoka mourra, que le Grand-Esprit lereçoive dans le paradis des chasseurs qui ont été bons etbraves. »

Auteurs::

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