Le Triangle d’or

Chapitre 5Le mari et la femme

Les complices eurent un haut-le-corps, comme secoués par un chocélectrique. Bournef se précipita.

– Hein ? Que dis-tu ?

– Je dis quatre millions, ce qui fait un million pour chacun devous.

– Voyons !… quoi !… tu es bien sûr ?… quatremillions ?…

– Quatre millions.

Le chiffre était tellement énorme, et la proposition siinattendue, que les complices éprouvèrent ce que Patrice Belvaléprouvait de son côté. Ils crurent à un piège, et Bournef ne puts’empêcher de dire :

– En effet, l’offre dépasse nos prévisions… Aussi, je me demandepourquoi tu en arrives là.

– Tu te serais contenté de moins ?

– Oui, dit Bournef franchement…

– Par malheur, je ne puis faire moins. Pour échapper à la mort,je n’ai qu’un moyen, c’est de t’ouvrir mon coffre. Or, mon coffrecontient quatre paquets de mille billets.

Bournef n’en revenait pas, et il se méfiait de plus en plus.

– Qui t’assure qu’après avoir pris les quatre millions nousn’exigerons pas davantage ?

– Exiger quoi ? Le secret de l’emplacement ?

– Oui.

– Non, puisque vous savez que j’aime autant mourir. Les quatremillions, c’est le maximum. Les veux-tu ? Je ne réclame enéchange aucune promesse, aucun serment, certain d’avance qu’unefois les poches pleines, vous n’aurez plus qu’une idée, c’est defiler, sans vous embarrasser d’un assassinat qui pourrait vousperdre.

L’argument était si péremptoire que Bournef ne discuta plus.

– Le coffre est dans cette pièce ?

– Oui, entre la première et la seconde fenêtre, derrière monportrait.

Bournef décrocha le tableau et dit :

– Je ne vois rien.

– Si. Le coffre est délimité par les moulures mêmes du petitpanneau central. Au milieu, il y a une rosace, non pas en bois,mais en fer, et il y en a quatre autres aux quatre coins dupanneau. Ces quatre-là se tournent vers la droite, par cranssuccessifs, et suivant un mot qui est le chiffre de la serrure, lemot « Cora ».

– Les quatre premières lettres de Coralie ? fit Bournef,qui exécutait les prescriptions d’Essarès.

– Non, dit celui-ci, mais les quatre premières lettres du motCoran. Tu y es ?

Au bout d’un instant, Bournef répondit :

– J’y suis. Et la clef ?

– Il n’y a pas de clef. La cinquième lettre du mot,l’n, est la lettre de la rosace centrale. OK

Bournef tourna cette cinquième rosace et, aussitôt, un déclic seproduisit.

– Tu n’as plus qu’à tirer, ordonna Essarès. Bien. Le coffren’est pas profond. Il est creusé dans une des pierres de la façade.Allonge la main. Tu trouveras quatre portefeuilles.

En vérité, à ce moment, Patrice Belval s’attendait à ce qu’unévénement insolite interrompît les recherches de Bournef et leprécipitât dans quelque gouffre subitement entrouvert par lesmaléfices d’Essarès. Et les trois complices devaient avoir cetteappréhension désagréable, car ils étaient livides, et lui-même,Bournef, semblait n’agir qu’avec précaution et défiance.

Enfin il se retourna et revint s’asseoir auprès d’Essarès. Ilavait entre les mains un paquet de quatre portefeuilles attachésensemble par une sangle de toile, et qui étaient courts, mais d’unegrosseur extrême. Il ouvrit l’un d’eux après avoir défait la bouclede la sangle.

Ses genoux, sur lesquels il avait déposé le précieux fardeau,ses genoux tremblaient, et, lorsqu’il eut saisi, à l’intérieurd’une des poches, une liasse énorme de billets, on eût dit que sesmains étaient celles d’un vieillard qui grelotte de fièvre. Ilmurmura :

– Des billets de mille… dix paquets de billets de mille.

Brutalement, comme des gens prêts à se battre, chacun descomplices empoigna un portefeuille, fouilla dedans et marmotta:

– Dix paquets… le compte y est… dix paquets de billets demille.

Et aussitôt l’un d’eux s’écria, d’une voix étranglée :

– Allons-nous-en… Allons-nous-en…

Une peur subite les affolait. Ils ne pouvaient imaginerqu’Essarès leur eût livré une pareille fortune sans avoir un planqui lui permît de la reprendre avant qu’ils fussent sortis de cettepièce. C’était là une certitude. Le plafond allait s’écrouler sureux. Les murs allaient se rejoindre et les étouffer, tout enépargnant leur incompréhensible adversaire.

Patrice Belval, lui, ne doutait pas non plus. Le cataclysmeétait imminent, la revanche immédiate d’Essarès inévitable. Unhomme comme lui, un lutteur aussi fort que celui-là paraissaitl’être, n’abandonne pas aussi facilement une somme de quatremillions s’il n’a pas une idée de derrière la tête. Patrice sesentait oppressé, haletant. Depuis le début des scènes tragiquesauxquelles il assistait, il n’avait pas encore frissonné d’uneémotion plus violente, et il constata que le visage de mamanCoralie exprimait la même intense anxiété. Bournef, cependant,recouvra un peu de sang-froid, et, retenant ses compagnons, il leurdit :

– Pas de bêtises ! Il serait capable, avec le vieux Siméon,de se détacher et de courir après nous.

Tous quatre se servant d’une seule main, car, de l’autre, ils secramponnaient à leur portefeuille, tous quatre ils fixèrent aufauteuil le bras d’Essarès, tandis que celui-ci maugréait :

– Imbéciles ! Vous étiez venus avec l’intention de me volerun secret dont vous connaissez l’importance inouïe, et vous perdezl’esprit pour une misère de quatre millions. Tout de même, lecolonel avait plus d’estomac.

On le bâillonna de nouveau, et Bournef lui assena sur la tête uncoup de poing formidable qui l’étourdit.

– Comme cela, notre retraite est assurée, dit Bournef.

Un de ses compagnons demanda :

– Et le colonel, nous le laissons ?

– Pourquoi pas ?

Mais la solution dut lui paraître mauvaise, car il reprit :

– Après tout, non, notre intérêt n’est pas de compromettredavantage Essarès. Notre intérêt à tous est de disparaître le plusvite possible, Essarès comme nous, avant que cette damnée lettre ducolonel arrive à la préfecture, c’est-à-dire, je suppose, avantmidi.

– Et alors ?

– Alors, chargeons-le dans l’auto et on le déposera n’importeoù. La police se débrouillera.

– Et ses papiers ?

– Nous allons le fouiller en cours de route. Aidez-moi.

Ils bandèrent la blessure pour que le sang ne coulât plus, puisils soulevèrent le cadavre, chacun le prenant par un membre, et ilssortirent sans qu’aucun d’eux eût lâché une seconde sonportefeuille.

Patrice les entendit qui traversaient en toute hâte une autrepièce et, ensuite, qui piétinaient les dalles sonores d’unvestibule.

« C’est maintenant, se dit-il. Essarès ou Siméon vont presser unbouton, et les coquins seront bouclés. »

Essarès ne bougea pas.

Siméon ne bougea pas.

Le capitaine entendit tous les bruits de départ, le claquementde la porte cochère, la mise en marche du moteur, et enfin leronflement de l’auto qui s’éloignait. Et ce fut tout. Rien nes’était produit. Les complices s’enfuyaient avec les quatremillions.

Un long silence suivit, durant lequel l’angoisse de Patricepersista. Il ne pensait pas que le drame eût atteint sa dernièrephase, et il avait si peur des choses imprévues qui pouvaientencore survenir qu’il voulut signaler sa présence à Coralie.

Une circonstance nouvelle l’en empêcha. Coralie s’étaitlevée.

Le visage de la jeune femme n’offrait plus la même expressiond’effarement et d’horreur, mais peut-être Patrice fut-il pluseffrayé de la voir soudain animée d’une énergie mauvaise quidonnait aux yeux un éclat inaccoutumé et crispait les sourcils etles lèvres. Il comprit que maman Coralie se disposait à agir. Dansquel sens ? Était-ce là le dénouement du drame ?

Elle se dirigea vers le coin où était appliqué, de son côté,l’un des deux escaliers tournants, et descendit lentement, maissans essayer d’assourdir le bruit de ses pas.

Inévitablement son mari l’entendait. Dans la glace, d’ailleurs,Patrice vit qu’il dressait la tête et qu’il la suivait des yeux. Enbas, elle s’arrêta.

Il n’y avait point d’indécision dans son attitude. Son plandevait être très net, et elle ne réfléchissait qu’au meilleur moyende l’exécuter.

« Ah ! se dit Patrice tout frémissant, que faites-vous,maman Coralie ? »

Il sursauta. La direction qu’avait prise le regard de la jeunefemme, en même temps que la fixité étrange de ce regard luirévélaient sa pensée secrète. Coralie avait aperçu le poignard,échappé aux mains du colonel, et tombé à terre.

Pas une seconde Patrice ne douta qu’elle ne voulût saisir cepoignard dans une autre intention que de frapper son mari. Lavolonté du meurtre était inscrite sur sa face livide, et de tellefaçon que, avant même qu’elle fît un seul geste, un soubresaut deterreur secoua Essarès et qu’il chercha, par un effort de tous sesmuscles, à briser les liens qui l’entravaient. Elle s’avança,s’arrêta de nouveau, et, d’un mouvement brusque, ramassa lepoignard.

Presque aussitôt, elle fit encore deux pas. À ce moment, elle setrouvait à la hauteur et à droite du fauteuil où Essarès étaitcouché. Il n’eut qu’à tourner un peu la tête pour la voir. Et ils’écoula une minute épouvantable. Le mari et la femme seregardaient.

Le bouillonnement d’idées, de peurs, de haines, de passionsdésordonnées et contraires qui agitait le cerveau de ces deux êtresdont l’un allait tuer et dont l’autre allait mourir, se répercutaitdans l’esprit de Patrice Belval et dans la profondeur de saconscience. Que devait-il faire ? Quelle part devait-ilprendre au drame qui se jouait en face de lui ? Devait-ilintervenir, empêcher Coralie de commettre l’acte irréparable, oubien devait-il le commettre lui-même en cassant d’une balle de sonrevolver la tête de l’homme ?

Mais, pour dire la vérité, depuis le début il y avait en PatriceBelval un sentiment qui se mêlait à tous les autres, le dominaitpeu à peu et rendait illusoire toute lutte intérieure, un sentimentde curiosité poussé jusqu’à l’exaspération. Non point la curiositébanale de connaître les dessous d’une affaire ténébreuse, maiscelle plus haute de connaître l’âme mystérieuse d’une femme qu’ilaimait, qui était emportée par le tourbillon des événements, etqui, soudain, redevenant maîtresse d’elle-même, prenait en touteliberté et avec un calme impressionnant la plus terrifiante desrésolutions. Et alors d’autres questions s’imposaient à lui. Cetterésolution, pourquoi la prenait-elle ? Était-ce une vengeance,un châtiment, l’assouvissement d’une haine ?

Patrice Belval demeura immobile.

Coralie leva le bras. Devant elle, son mari ne tentait même plusces mouvements de désespoir qui indiquent l’effort suprême. Il n’yavait dans ses yeux ni prières, ni menaces. Il était résigné. Ilattendait.

Non loin d’eux, le vieux Siméon, toujours ficelé, se dressait àdemi sur ses coudes et les contemplait éperdument. Coralie leva lebras encore. Tout son être se haussait et se grandissait dans unélan invisible où toutes ses forces accouraient au service de savolonté. Elle était sur le point de frapper. Son regard choisissaitla place où elle frapperait. Pourtant, ce regard devenait moins duret moins sombre. Il sembla même à Patrice qu’il y flottait unecertaine hésitation et que Coralie retrouvait, non point sa douceurhabituelle, mais un peu de sa grâce féminine.

« Ah ! maman Coralie, se dit Patrice, te voilà revenue. Jete reconnais. Quel que soit le droit que tu te croyais de tuer cethomme, tu ne tueras pas… et j’aime mieux ça. »

Lentement le bras de la jeune femme retomba le long de soncorps. Les traits se détendirent. Patrice devina le soulagementimmense qu’elle éprouvait à échapper aux étreintes de l’idée fixequi la contraignait au meurtre. Elle examina son poignard avecétonnement, comme si elle sortait d’un cauchemar affreux. Puis, sepenchant sur son mari, elle se mit à couper ses liens.

Elle fit cela avec une répugnance visible, évitant pour ainsidire de le toucher et fuyant son regard. Une à une, les cordesfurent tranchées. Essarès était libre.

Ce qui se passa alors fut la chose la plus déconcertante. Sansun mot de remerciement pour sa femme, et sans un mot de colère nonplus contre elle, cet homme qui venait de subir un supplice cruelet que la souffrance brûlait encore, cet homme se précipita,titubant et les pieds nus, vers un appareil téléphonique posé surune table et que des fils reliaient à un poste fixé à lamuraille.

On eût dit un homme affamé, qui aperçoit un morceau de pain etqui s’en empare avidement. C’est le salut, le retour à la vie. Toutpantelant, Essarès décrocha le récepteur et cria :

– Central 39-40.

Puis, aussitôt, il se tourna vers sa femme :

– Va-t’en !

Elle parut ne pas entendre. Elle s’était inclinée vers le vieuxSiméon et le délivrait également.

Au téléphone, Essarès s’impatientait :

– Allô… Mademoiselle… ce n’est pas pour demain, c’est pouraujourd’hui, et tout de suite… Le 39-40… tout de suite…

Et, s’adressant à Coralie, il répéta d’un ton impérieux :

– Va-t’en ! …

Elle fit signe qu’elle ne s’en irait pas et que, au contraire,elle voulait écouter. Il lui montra le poing et redit :

– Va-t’en ! Va-t’en !… Je t’ordonne de t’en aller. Toiaussi, va-t’en, Siméon.

Le vieux Siméon se leva et s’avança vers Essarès. On eût ditqu’il voulait parler et, sans doute, protester. Mais son gestedemeurait indécis, et, après un mouvement de réflexion, il sedirigea vers la porte, sans avoir prononcé un seul mot, etsortit.

– Va-t’en ! Va-t’en ! reprit Essarès, en menaçant safemme de toute son attitude.

Mais Coralie se rapprocha de lui et se croisa les bras avec uneobstination où il y avait du défi.

Au même instant, la communication dut s’établir, car Essarèsdemanda :

– Le 39-40 ? Ah ! bien…

Il hésita. Évidemment, la présence de Coralie lui étaitextrêmement désagréable, et il allait dire des choses qu’ellen’aurait pas dû connaître. Mais l’heure pressait sans doute. Ilprit son parti brusquement et prononça, en anglais, les deuxrécepteurs collés aux oreilles :

– C’est toi, Grégoire ?… C’est moi, Essarès… Allô… Oui, jete téléphone de la rue Raynouard… Ne perdons pas de temps…Écoute…

Il s’assit et continua :

– Voici. Mustapha est mort. Le colonel aussi… Mais,sacrebleu ! ne m’interromps pas, ou nous sommes fichus…

« Eh ! ouï, fichus, et toi aussi… Écoute, ils sont tousvenus, le colonel, Bournef, toute la bande, et ils m’ont volé parforce, par menace… J’ai expédié le colonel. Seulement il avaitécrit à la préfecture, nous dénonçant tous. La lettre arriveratantôt. Alors, tu comprends, Bournef et ses trois forbans vont semettre à l’abri. Le temps de passer chez eux et de ramasser leurspapiers… Je calcule qu’ils seront chez toi dans une heure, deuxheures au plus. C’est le refuge certain. C’est eux qui l’ontpréparé sans savoir que nous nous connaissons, toi et moi. Donc,pas d’erreur possible. Ils vont venir… »

Essarès se tut. Après avoir réfléchi, il poursuivit :

– Tu as toujours une double clef de chacune des pièces qui leurserviront de chambre ? Oui ?… Bien. Et tu as aussi endouble les clefs qui ouvrent les placards de ces pièces ?Oui ? Parfait. Eh bien, dès qu’ils dormiront, ou plutôt dèsque tu seras sûr qu’ils dorment profondément, pénètre chez eux etfouille les placards. Il est inévitable que chacun d’eux y cacherasa part de butin. Tu la trouveras facilement. Ce sont les quatreportefeuilles que tu connais. Mets-les dans ton sac de voyage,décampe au plus vite et rejoins-moi.

Une nouvelle pause. Cette fois Essarès écoutait. Il reprit :

– Qu’est-ce que tu dis ? Rue Raynouard ? Ici ? Merejoindre ici ? Mais tu es fou ! T’imagines-tu que jepuisse rester maintenant, après la dénonciation du colonel ?Non, va m’attendre à l’hôtel, près de la gare. J’y serai vers midiou une heure, peut-être plus tard. Ne t’inquiète pas. Déjeunetranquillement et nous aviserons. Allô, c’est compris ? En cecas, je réponds de tout. À tantôt.

La communication était terminée, et l’on eût pu croire que,toutes ces mesures prises pour rentrer en possession des quatremillions, Essarès n’avait plus aucun sujet d’inquiétude. Ilraccrocha les récepteurs, gagna le fauteuil où il avait subi latorture, tourna le dossier du côté du feu, s’assit, rabattit surses pieds le bas de son pantalon, mit ses chaussettes et enfila seschaussons, tout cela péniblement, et non sans quelques grimaces dedouleur, mais calmement, et comme un homme qui n’a pas besoin de sepresser.

Coralie ne le quittait pas des yeux.

« Je devrais partir », pensa le capitaine Belval, un peu gêné àl’idée de surprendre les paroles qu’échangeraient le mari et lafemme.

Il resta cependant. Il avait peur pour maman Coralie. Ce futEssarès qui engagea l’attaque.

– Eh bien, fit-il, qu’est-ce que tu as à me regarderainsi ?

Elle murmura, contenant sa révolte :

– Alors, c’est vrai ? Je n’ai pas le droit dedouter ?

Il ricana :

– Pourquoi mentirais-je ? Je n’aurais pas téléphoné devanttoi si je n’avais pas été sûr que tu étais là, avant, dès ledébut.

– J’étais là-haut.

– Donc, tu as tout entendu ?

– Oui.

– Et tout vu ?

– Oui.

– Et, voyant le supplice qu’on m’infligeait, et entendant mescris, tu n’as rien fait pour me défendre, pour me défendre contrela torture, contre la mort !

– Rien, puisque je savais la vérité.

– Quelle vérité ?

– Celle que je soupçonnais sans oser l’admettre.

– Quelle vérité ? répéta-t-il plus fortement.

– La vérité sur votre trahison.

– Tu es folle. Je ne trahis pas.

– Ah ! ne jouez pas sur les mots. En effet, une partie decette vérité m’échappe, je n’ai pas compris tout ce que ces hommesont dit, et ce qu’ils réclamaient de vous. Mais ce secret qu’ilsvoulaient vous arracher, c’est un secret de trahison.

Il haussa les épaules.

– On ne trahit que son pays, je ne suis pas français.

– Vous êtes français, s’écria-t-elle. Vous avez demandé àl’être, et vous l’avez obtenu. Vous m’avez épousée en France, etc’est en France que vous habitez, et que vous avez fait fortune.C’est donc la France que vous trahissez.

– Allons donc ! et au profit de qui ?

– Ah ! voilà ce que je ne comprends pas non plus. Depuisdes mois, depuis des années même, le colonel, Bournef, tous vosanciens complices et vous, vous avez accompli une œuvre énorme, ouiénorme, ce sont eux qui l’ont dit, et maintenant il semble que vousvous disputez les bénéfices de l’entreprise commune, et les autresvous accusent de les empocher, ces bénéfices, à vous tout seul, etde garder un secret qui ne vous appartient pas. En sorte quej’entrevois une chose plus malpropre peut-être et plus abominableque la trahison… je ne sais quelle besogne de voleur et debandit.

– Assez !

L’homme frappait du poing sur le bras du fauteuil. Coralie neparut pas s’effrayer. Elle prononça :

– Assez, vous avez raison. Assez de mots entre nous. D’ailleurs,il y a un fait qui domine tout, votre fuite. C’est l’aveu. Lapolice vous fait peur.

Il haussa de nouveau les épaules.

– Je n’ai peur de rien.

– Soit, mais vous partez.

– Oui.

– Alors, finissons-en. À quelle heure partez-vous ?

– Tantôt, vers midi.

– Et si l’on vous arrête ?

– On ne m’arrêtera pas.

– Si l’on vous arrête, cependant ?

– On me relâchera.

– Tout au moins on fera une enquête, un procès ?

– Non, l’affaire sera étouffée.

– Vous l’espérez…

– J’en suis sûr.

– Dieu vous entende ! Et vous quitterez la France, sansdoute ?

– Dès que je le pourrai.

– C’est-à-dire ?…

– Dans deux ou trois semaines.

– Prévenez-moi, ce jour-là, pour que je respire enfin.

– Je te préviendrai, Coralie, mais pour une autre raison.

– Laquelle ?

– Pour que tu puisses me rejoindre.

– Vous rejoindre !

Il sourit méchamment.

– Tu es ma femme. La femme doit suivre son mari, et tu sais mêmeque, dans ma religion, le mari a tous les droits sur sa femme, mêmele droit de mort. Or, tu es ma femme.

Coralie secoua la tête, et d’un ton de mépris indicible :

– Je ne suis pas votre femme. Je n’ai pour vous que de la haineet de l’horreur. Je ne veux plus vous voir, et, quoi qu’il arrive,quelles que soient vos menaces, je ne vous verrai plus.

Il se leva et, marchant vers elle, courbé en deux, touttremblant sur ses jambes, il articula, les poings serrés de nouveau:

– Q’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu oses dire ?Moi, moi, le maître, je t’ordonne de me rejoindre au premierappel.

– Je ne vous rejoindrai pas. Je le jure devant Dieu. Je le juresur mon salut éternel.

Il trépigna de rage. Sa figure devint atroce, et il vociféra:

– C’est que tu veux rester, alors ! Oui, tu as des raisonsque j’ignore, mais qu’il est facile de deviner… Des raisons decœur, n’est-ce pas ?… Il y a quelque chose dans ta vie, sansdoute ?… Tais-toi ! tais-toi !… Est-ce que tu nem’as pas toujours détesté ?… Ta haine n’est pas d’aujourd’hui.Elle date de la première minute, d’avant même notre mariage… Nousavons toujours vécu comme des ennemis mortels. Moi, je t’aimais…Moi, je t’adorais… Un mot de toi, et je serais tombé è tes pieds.Le bruit seul de tes pas me remue jusqu’au cœur… Mais toi, c’est del’horreur que tu éprouves. Et tu t’imagines que tu vas refaire tavie, sans moi ? Mais j’aimerais mieux te tuer, ma petite.

Ses doigts s’étaient resserrés, et ses mains ouvertespalpitaient â droite et à gauche de Coralie, tout près de sa tête,comme autour d’une proie qu’elles semblaient sur le pointd’écraser. Un frisson nerveux faisait claquer sa mâchoire. Desgouttes de sueur luisaient le long de son crâne.

En face de lui, Coralie, frêle et petite, demeurait impassible.Patrice Belval, que l’angoisse étreignait, et qui se préparait àl’action, ne pouvait lire sur son calme visage que du dédain et del’aversion. À la fin, Essarès, parvenant à se dominer, prononça:

– Tu me rejoindras, Coralie. Que tu le veuilles ou non, je suiston mari. Tu l’as bien senti tout à l’heure, quand la volonté dumeurtre t’a armée contre moi et que tu n’as pas eu le couraged’aller jusqu’au bout de ton dessein. Il en sera toujours ainsi. Tarévolte s’apaisera, et tu rejoindras celui qui est ton maître.

Elle répondit :

– Je resterai pour lutter contre toi ici, dans cette maisonmême. L’œuvre de trahison que tu as accomplie, je la détruirai. Jeferai cela sans haine, car je n’ai plus de haine, mais je le feraisans répit, pour réparer le mal.

Il dit tout bas :

– Moi, j’ai de la haine. Prends garde à toi, Coralie. Le momentmême où tu croiras n’avoir plus rien à craindre sera peut-êtrecelui où je te demanderai des comptes. Prends garde.

Il pressa le bouton d’une sonnette électrique. Le vieux Siméonne tarda pas à entrer. Il lui dit :

– Alors, les deux domestiques se sont esquivés ?

Et, sans attendre la réponse, il reprit :

– Bon voyage. La femme de chambre et la cuisinière suffirontpour assurer le service. Elles n’ont rien entendu, elles. Non,n’est-ce pas ? elles couchent trop loin. N’importe, Siméon, tules surveilleras après mon départ.

Il observa sa femme, étonné qu’elle ne s’en allât pas et il dità son secrétaire :

– Il faut que je sois debout à six heures pour tout préparer, etje suis mort de fatigue. Conduis-moi jusqu’à ma chambre. Ensuite,tu reviendras éteindre.

Il sortit avec l’aide de Siméon.

Aussitôt, Patrice Belval comprit que Coralie n’avait pas voulufaiblir devant son mari, mais qu’elle était à bout d’énergie etincapable de marcher. Prise de défaillance, elle tomba à genoux, enfaisant le signe de la croix.

Quand elle put se relever, quelques minutes plus tard, elleavisa sur le tapis, entre elle et la porte, une feuille de papier àlettre où son nom était inscrit. Elle ramassa et lut :

Maman Coralie, la lutte est au-dessus de vos forces.Pourquoi ne pas faire appel à mon amitié ? Un geste et je suisprès de vous.

Elle chancela, étourdie par la découverte inexplicable de cettelettre, et troublée par l’audace de Patrice. Mais, rassemblant dansun effort suprême tout ce qui lui restait de volonté, elle sortit àson tour, sans avoir fait le geste que Patrice implorait.

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