Le Triangle d’or

Chapitre 5Le quatrième acte

– Mon capitaine, nota don Luis, cela fait à votre actif deuxjolies gaffes. La première, c’est de ne m’avoir pas prévenu queGrégoire était une femme. La seconde…

Mais don Luis vit l’officier dans un tel état d’abattement qu’iln’acheva pas son réquisitoire. Il lui posa la main sur l’épaule etprononça :

– Allons, mon capitaine, ne vous déballez pas. La situation estmoins mauvaise que vous ne croyez.

Patrice murmura :

– Pour échapper à cet homme, Coralie s’est jetée par cettefenêtre.

Don Luis haussa les épaules.

– Maman Coralie est vivante… entre les mains de Siméon, maisvivante.

– Eh ! qu’en savez-vous ? Et puis, quoi, entre lesmains de ce monstre, n’est-ce pas la mort, l’horreur même de lamort ?

– C’est la menace de la mort. Mais c’est la vie, si nousarrivons à temps. Et nous arriverons.

– Vous avez une piste ?

– Pensez-vous que je me sois croisé les bras ? Et qu’unedemi-heure n’ait pas suffi à un vieux routier comme moi pourdéchiffrer les énigmes qui me sont posées dans cettecabine ?

– Alors, allons-nous-en, s’écria Patrice déjà prêt à la lutte.Courons à l’ennemi.

– Pas encore, dit don Luis, qui continuait à chercher autour delui. Écoutez-moi. Voici ce que je sais, mon capitaine, et je vousle dirai sèchement, sans essayer de vous éblouir par mesdéductions, sans même vous dire les toutes petites choses qui meservent de preuves. La réalité toute nue. Un point, c’est tout.Donc…

– Donc ?

– Maman Coralie est venue à neuf heures au rendez-vous. Siméons’y trouvait avec sa complice. À eux deux, ils l’ont attachée etbâillonnée, et ils l’ont portée jusqu’ici. Remarquez qu’à leursyeux la retraite était sûre, puisque, selon toute certitude, vouset moi n’avions pas découvert le piège. Cependant, il est àprésumer que c’était une retraite provisoire, adoptée pour unepartie de la nuit, et que Siméon comptait laisser maman Coralie auxmains de sa complice et se mettre en quête d’un refuge définitif,d’une prison. Mais heureusement – et de cela je conçois quelquefierté – Ya-Bon était là. Ya-Bon, perdu dans l’obscurité, veillaitde son banc. Il dut voir ces gens traverser le quai, et, sansdoute, de loin, reconnaître la démarche de Siméon.

« Aussitôt, poursuite, Ya-Bon saute sur le pont de la péniche,et il arrive ici en même temps que les deux agresseurs, et avantqu’ils aient pu s’y enfermer. Quatre personnes dans cette pièceexiguë, en pleine obscurité, ce dut être une bousculade effrayante.Je connais Ya-Bon en ces cas-là, il est terrible. Par malheur, cene fut pas Siméon qu’il accrocha au bout de sa main qui ne pardonnepas, ce fut… ce fut cette femme. Siméon en profita. Il n’avait paslâché Coralie. Il la prit dans ses bras, remonta, la jeta au hautdes marches, puis revint enfermer à clef les combattants. »

– Vous croyez ?… Vous croyez que c’est Ya-Bon, et non pasSiméon, qui a tué cette femme ?

– Certain. S’il n’y avait pas d’autres preuves, il y a celle-ci,cette fracture du larynx, qui est la marque même de Ya-Bon. Ce queje ne comprends pas, c’est la raison pour laquelle Ya-Bon, sonadversaire hors de combat, n’a pas renversé la porte d’un coupd’épaule afin de courir après Siméon. Je suppose qu’il a été blesséet qu’il n’a pas pu fournir l’effort nécessaire. Je suppose aussique la femme n’est pas morte sur-le-champ, et qu’elle aura parlé,et parlé contre Siméon, qui l’avait abandonnée au lieu de ladéfendre. Toujours est-il que Ya-Bon cassa les carreaux…

– Pour se jeter dans la Seine, blessé, avec un seul bras ?objecta Patrice.

– Nullement. Il y a un rebord tout le long de cette fenêtre. Ilput y prendre pied et s’en aller par là.

– Soit, mais il avait bien dix minutes, vingt minutes de retardsur Siméon.

– Qu’importe, si cette femme a eu le temps, avant de mourir, delui dire où Siméon se réfugiait ?

– Comment le savoir ?

– C’est ce que je cherche depuis que nous bavardons, moncapitaine… et c’est ce que je viens de découvrir.

– Ici ?

– À l’instant, et je n’attendais pas moins de Ya-Bon. Cettefemme lui a indiqué un endroit de la cabine – tenez, sans doute cetiroir, laissé ouvert – où se trouvait une carte de visite portantune adresse. Ya-Bon l’a prise, cette carte, et, pour me prévenir,l’a épinglée sur ce rideau. Je l’avais déjà vue mais c’estseulement à la minute que j’ai remarqué l’épingle qui la tenait.Une épingle en or avec laquelle j’ai moi-même accroché sur lapoitrine de Ya-Bon la croix du Maroc.

– Et cette adresse ?

– Amédée Vacherot, 18, rue Guimard. La rue Guimard est touteproche, ce qui confirme le renseignement.

Ils s’en allèrent aussitôt, laissant le cadavre de la femme.Comme le dit don Luis, la police se débrouillerait.

En traversant le chantier Berthou, ils jetèrent un coup d’œildans le réduit, et don Luis remarqua :

– Il manque une échelle. Retenons ce détail. Siméon a dû passerpar là, et Siméon commence, lui aussi, à faire des gaffes.

L’auto les conduisit rue Guimard, petite rue de Passy dont lenuméro 18 est une vaste maison de rapport, de construction déjàancienne et à la porte de laquelle ils sonnèrent, à deux heures dumatin.

On mit longtemps à leur ouvrir et lorsqu’ils franchirent lavoûte cochère le concierge sortit la tête de sa loge.

– Qui est là ?

– Nous avons absolument besoin de voir M. Amédée Vacherot.

– C’est moi.

– C’est vous ?

– Oui, moi, le concierge. Mais de quel droit ?

– Ordre de la préfecture, dit don Luis, qui exhiba une médaillequelconque.

Ils entrèrent dans la loge.

Amédée Vacherot était un petit vieillard, à figure honnête, àfavoris blancs, qui avait l’aspect d’un bedeau.

– Répondez nettement, ordonna don Luis d’une voix rude, et pasde faux détours, n’est-ce pas ? Nous cherchons le sieur SiméonDiodokis.

Le concierge s’effara.

Pour lui faire du mal ? Si c’est pour lui faire du mal,inutile de m’interroger. J’aimerais mieux la mort à petit feu quede nuire à ce bon M. Siméon.

Le ton de don Luis se radoucit.

– Lui faire du mal ? Au contraire, nous le cherchons pourlui rendre service, pour le préserver d’un grand danger.

– Un grand danger, s’écria M. Vacherot. Ah ! cela nem’étonne pas. Je ne l’ai jamais vu dans un tel étatd’agitation.

– Il est donc venu ?

– Oui, un peu après minuit.

– Il est ici ?

– Non, il est reparti.

Patrice eut un geste de désespoir et demanda :

– Il a laissé quelqu’un peut-être ?

– Non, mais il voudrait amener quelqu’un.

– Une dame ?

M. Vacherot hésita.

– Nous savons, reprit don Luis, que Siméon Diodokis essaye demettre à l’abri une dame pour laquelle il professe la vénération laplus profonde.

– Vous pouvez me dire le nom de cette dame ? interrogea leconcierge toujours défiant.

– Certes, Mme Essarès, la veuve du banquier, chez qui Siméonremplissait les fonctions de secrétaire. Mme Essarès estpersécutée, il la défend contre des ennemis, et, comme nous voulonsnous-mêmes leur porter secours à tous deux, et prendre en maincette affaire criminelle, nous insistons auprès de vous…

– Eh bien, voilà, dit M. Vacherot, tout à fait rassuré. Jeconnais Siméon Diodokis depuis des années et des années. Il m’arendu service du temps que je travaillais comme menuisier, il m’aprêté de l’argent, il m’a fait avoir cette place, et, très souvent,il venait bavarder dans ma loge, causant d’un tas de choses…

– De ses histoires avec Essarès bey ? De ses projetsconcernant Patrice Belval ? demanda don Luis négligemment.

Le concierge eut encore une hésitation et dit :

– D’un tas de choses. C’est un homme excellent, M. Siméon, quifait beaucoup de bien et qui m’employait dans le quartier pour sesbonnes œuvres. Et, tout à l’heure encore, il risquait sa vie pourMme Essarès…

– Un mot encore. Vous l’avez vu depuis la mort d’Essarèsbey ?

– Non, c’était la première fois. Il est arrivé sur le coup d’uneheure. Il parlait à voix basse, essoufflé, écoutant les bruits dela rue. « On m’a suivi, qu’il m’a dit… On m’a suivi… J’enjurerais…

– Mais qui ? ai-je demandé.

– Tu ne le connais pas… Il n’a qu’une main, mais il vous tord lagorge… »

Et puis il s’est tu. Et il a recommencé tout bas… à peine si jel’entendais : « Voilà, tu vas venir avec moi. Nous allons chercherune dame, Mme Essarès… On veut la tuer… Je l’ai bien cachée, maiselle est évanouie… Il faudra la porter… Et puis non, j’irai toutseul ; je m’arrangerai… Mais, je voudrais savoir… Ma chambreest toujours libre ? » Il faut vous dire qu’il a ici un petitlogement, depuis un jour où il a dû, lui aussi, se cacher. Il yrevenait quelquefois, et il le gardait, en cas, parce que c’est unlogement isolé, à l’écart des autres locataires.

– Après ? fit Patrice, anxieux.

– Après ? Mais il est parti.

– Mais pourquoi n’est-il pas encore de retour ?

– J’avoue que c’est inquiétant. Peut-être cet homme, qui lesuivait, l’a-t-il attaqué ? Ou bien peut-être est-ce la dame…la dame, à qui il est arrivé malheur ?…

– Que dites-vous ? Un malheur à cette dame ?

– C’est à craindre. Quand il m’a indiqué d’abord de quel côténous allions la rechercher, il m’avait dit : « Vite,dépêchons-nous. Pour la sauver, j’ai dû l’enfouir dans un trou…Deux à trois heures, ça va. Mais davantage, elle étoufferait… lemanque d’air… »

Patrice avait empoigné le vieillard. Il était hors de lui.l’idée que Coralie, déjà malade, épuisée, agonisait quelque part,en proie à l’épouvante et au martyre, cette idée l’affolait.

– Vous parlerez criait-il, et tout de suite. Vous nous direz oùelle est ! Ah ! vous vous imaginez qu’on se fiche de nousà ce point ! Où est-elle ? Il vous l’a dit… Vous lesavez…

Il secouait M. Vacherot par les épaules et lui jetait sa colèreà la face avec une violence inouïe.

Don Luis ricana :

– Très bien, mon capitaine ! Tous mes compliments ! Macollaboration vous fait faire de réels progrès. M. Vacherot nousest acquis maintenant.

– Ah ! bien, s’écria Patrice, vous allez voir si je ne luidélie pas la langue, au bonhomme !

– Inutile, monsieur, déclara le concierge avec beaucoup defermeté et un grand calme. Vous m’avez trompé, messieurs. Vous êtesdes ennemis de M. Siméon. Je ne prononcerai pas une parole quipuisse vous renseigner.

– Tu ne parleras pas ? Tu ne parleras pas ?

Exaspéré, Patrice braqua son revolver sur lui.

– Je compte jusqu’à trois. Si à ce moment-là tu ne te décidespas, tu verras de quel bois se chauffe le capitaine Belval.

Le concierge tressaillit. Il semblait, à voir l’expression deson visage, que quelque chose de nouveau venait de se produire quimodifiait du tout au tout la situation actuelle.

– Le capitaine Belval ! Qu’avez-vous dit ? Vous êtesle capitaine Belval ?

– Ah, mon bonhomme, il paraît que ça te fait réfléchir,cela !

– Vous êtes le capitaine Belval ? Patrice Belval ?

– Pour te servir, si, d’ici deux secondes, tu ne m’as pasexpliqué…

– Patrice Belval ! Vous êtes Patrice Belval et vousprétendez être l’ennemi de M. Siméon ? Voyons, voyons, cen’est pas possible. Quoi ! vous voudriez…

– Je veux l’abattre comme un chien qu’il est… oui, ta fripouillede Siméon, et toi-même, son complice… Ah ! de rudescoquins ! Ah ! ça ! mais, vas-tu tedécider ?

– Malheureux ! balbutia le concierge… Malheureux !vous ne savez pas ce que vous faites… Tuer M. Siméon !Vous ! Vous ! Mais vous êtes le dernier des hommes quipourrait commettre un tel crime !

– Et après ? Parle donc, vieille ganache !

– Vous, tuer M. Siméon, vous, Patrice ! Vous, le capitaineBelval ! Vous !

– Et pourquoi pas ?

– Il y a des choses…

– Quelles choses ?…

– C’est que…

– Ah ça ! mais parleras-tu, vieille ganache ! De quois’agit-il ?

– Vous, Patrice ! Tuer M. Siméon !

– Et pourquoi pas ? Parle, nom de Dieu ! Pourquoipas ?

Le concierge resta muet quelques instants, puis il murmura :

– Vous êtes son fils.

Toute la fureur de Patrice, toute son angoisse à l’idée queCoralie était au pouvoir de Siméon ou bien gisait au fond dequelque trou, toute son impatience douloureuse, toutes sesterreurs, tout cela fit place pour un moment à une gaietéformidable qui s’exprima par des éclats de rire.

– Le fils de Siméon ! Qu’est-ce que tu chantes !Ah ! celle-là est drôle ! Vrai, tu en as de bonnes pourle sauver, vieux bandit ! Parbleu, c’est commode. « Ne tue pascet homme, c’est ton père. » Mon père, l’immonde Siméon !Siméon Diodokis, le père du capitaine Belval ! Non, c’est à setenir les côtes.

Don Luis avait écouté silencieusement. Il fit un signe à Patriceet dit :

– Mon capitaine, voulez-vous me permettre de débrouiller cetteaffaire-là ? Quelques minutes suffiront, et cela ne nousretardera pas. Au contraire.

Et, sans attendre la réponse de l’officier, il se pencha sur lebonhomme, auquel il demanda lentement :

– Expliquons-nous, monsieur Vacherot. Nous y avons tout intérêt.Il s’agit seulement d’être net et de ne pas se perdre en phrasessuperflues. Vous en avez trop dit, d’ailleurs, pour ne pas allerjusqu’au bout de votre révélation. Siméon Diodokis n’est pas le nomvéritable de votre bienfaiteur, n’est-ce pas ?

– En effet.

– Il s’appelle Armand Belval et celle qui l’aimait l’appelaitPatrice Belval.

– Oui, comme son fils à lui.

– Cet Armand Belval a pourtant été victime du même assassinatque celle qu’il aimait, que la mère de Coralie Essarès ?

– Oui, mais la mère de Coralie Essarès est morte. Lui n’est pasmort.

– C’était le 14 avril 1895.

– Le 14 avril 1895.

Patrice saisit don Luis par le bras.

– Venez, balbutia-t-il. Coralie agonise. Le monstre l’aenterrée. Cela seul compte.

Don Luis répondit :

– Ce monstre, vous ne croyez donc pas que c’est votrepère ?

– Vous êtes fou !

– Cependant, mon capitaine, vous tremblez…

– Peut-être… peut-être… mais à cause de Coralie !… Jen’entends même pas ce que dit cet homme ! Ah ! quelcauchemar que de telles paroles ! Qu’il se taise ! Qu’ilse taise ! J’aurais dû l’étrangler !

Il s’affaissa sur une chaise, les coudes sur la table et la têteentre les mains. Vraiment, l’instant était effroyable, et nullecatastrophe ne pouvait bouleverser un homme plus profondément.

Don Luis le regarda avec émotion, puis, s’adressant auconcierge, il dit :

– Expliquez-vous, monsieur Vacherot. En quelques mots, n’est-cepas ? Aucun détail. Plus tard, on verra. Donc, le 14 avril1895…

– Le 14 avril 1895, un clerc de notaire, accompagné ducommissaire de police, vint commander chez mon patron, tout prèsd’ici, deux cercueils à livrer aussitôt faits. Tout l’atelier semit à l’œuvre. À dix heures du soir, le patron, un de mes camaradeset moi, nous arrivions rue Raynouard, dans un pavillon.

– Je connais. Continuez.

– Il y avait là deux corps. On les enveloppa d’un suaire tousles deux, et on les étendit dans les cercueils. Puis, à onzeheures, mon patron et mon camarade me laissèrent seul avec unereligieuse. Il n’y avait plus qu’à clouer. Or, à ce moment, lareligieuse, qui veillait et qui priait, s’endormit, et il arrivacette chose… Oh ! une chose qui me fit dresser les cheveux surla tête, et que je n’oublierai jamais, monsieur… je ne tenais plusdebout… je grelottais de peur… Monsieur, le corps de l’hommeavait bougé …. L’homme vivait.

Don Luis demanda :

– Vous ne saviez rien du crime alors ? Vous ignoriezl’attentat ?

– Oui, on nous avait dit qu’ils s’étaient asphyxiés tous lesdeux au moyen du gaz. Il fallut d’ailleurs plusieurs heures à cethomme pour reprendre tout à fait connaissance. Il était commeempoisonné.

– Mais pourquoi n’avez-vous pas prévenu la religieuse ?

– Je ne saurais dire. J’étais abasourdi. Je regardais le mortqui revivait, qui s’animait peu à peu, et qui finit par ouvrir lesyeux. Sa première parole fut : « Elle est morte, n’est-cepas ? » Et tout de suite, il me dit : « Pas un mot. Le silencelà-dessus. On me croira mort, cela vaut mieux. » Et je ne sais paspourquoi, j’ai consenti. Ce miracle m’enlevait toute volonté…J’obéissais comme un enfant… Il finit par se lever. Il se penchasur l’autre cercueil, écarta le suaire et embrassa plusieurs foisle visage de la morte en murmurant : « Je te vengerai. Toute ma viesera consacrée à te venger, et aussi, comme tu le voulais, à unirnos enfants. Si je ne me tue pas, c’est pour eux, pour Patrice etCoralie. Adieu. » Puis il me dit : « Aide-moi. » Alors, nous avonssorti la morte de sa bière et nous l’avons portée dans la petitechambre voisine. Puis, on a été dans le jardin, on a pris desgrosses pierres, et on les a mises à la place des deux corps. Et,quand ce fut fini, je clouai les deux cercueils, et je partis aprèsavoir réveillé la bonne sœur. Lui, s’était enfermé dans la chambreavec la morte. Au matin, les hommes des pompes funèbres venaientchercher les deux cercueils.

Patrice avait desserré ses mains, et sa tête convulsée seglissait entre don Luis et le concierge. Ses yeux hagards fixés surle bonhomme, il marmotta :

– Les tombes, cependant ?… Cette inscription où il est ditque les deux morts reposent là, près du pavillon où eut lieul’assassinat ?… Ce cimetière ?

– Armand Belval voulut qu’il en fût ainsi. J’habitais alors unemansarde dans la maison où nous sommes. Je louai pour lui unlogement qu’il vint habiter furtivement sous le nom de SiméonDiodokis, puisque Armand Belval était légalement mort, et où ildemeura plusieurs mois sans sortir. Puis, sous son nouveau nom, etpar mon intermédiaire, il racheta son pavillon. Et peu à peu,ensemble, nous avons creusé les tombes, celle de Coralie et lasienne. La sienne, oui, il le voulut ainsi, je le répète. Patriceet Coralie étaient morts tous deux. De la sorte, il lui semblaitqu’il ne la quittait pas. Peut-être aussi, vous l’avouerai-je, ledésespoir l’avait-il un peu déséquilibré… Oh ! très peu…seulement en ce qui concernait le souvenir et le culte de celle quiétait morte le 14 avril 1895. Il écrivait son nom et le sien detous côtés, sur la tombe et aussi sur les murs, sur les arbres etjusque dans les plates-bandes de fleurs. C’était votre nom et celuide Coralie Essarès… Et, pour cela, pour ce qui était de savengeance contre l’assassin, et pour ce qui était de son fils et dela fille de la morte… oh ! pour cela, monsieur, il avait bientoute sa tête, allez ! il avait bien toute sa tête !

Patrice tendit vers lui ses poings crispés et son visageéperdu.

– Des preuves, scanda-t-il d’une voix étouffée, des preuvessur-le-champ. Il y a quelqu’un qui meurt en ce moment, par lavolonté criminelle de ce bandit… Il y a une femme qui agonise. Despreuves !

– Ne craignez rien, dit M. Vacherot. Mon ami n’a qu’une idée,sauver cette femme et non pas la tuer…

– Il nous a, elle et moi, attirés dans le pavillon pour noustuer, comme on avait tué nos parents…

– Il ne cherche qu’à vous unir, elle et vous.

– Oui, dans la mort.

– Dans la vie. Vous êtes son fils bien-aimé. Il me parlait devous avec orgueil.

– C’est un bandit ! un monstre ! grinçal’officier.

– C’est le plus honnête homme du monde, monsieur, et c’est votrepère.

Patrice sursauta, fouetté par l’injure sanglante.

– Des preuves, des preuves ! cria-t-il, je te défends dedire un mot de plus avant d’avoir établi la vérité de la manière laplus irréfutable.

Le bonhomme ne bougea pas de son siège. Il avança seulement lebras vers un vieux secrétaire d’acajou dont il abattit le panneau,et dont il ouvrit un des tiroirs en appuyant sur un ressort. Puisil tendit une liasse de papiers.

– Vous connaissez l’écriture de votre père, capitaine, n’est-cepas ? Vous avez dû conserver des lettres de lui, du temps oùvous étiez en Angleterre, dans une école. Eh bien, lisez leslettres qu’il m’écrivait. Vous y verrez votre nom cent fois répété,le nom de son fils, et vous y verrez le nom de cette Coralie qu’ilvous destinait. Toute votre existence, vos études, vos voyages, vostravaux, tout est là-dedans. Et vous trouverez aussi vosphotographies, qu’il faisait prendre par des correspondants, et desphotographies de Coralie auprès de laquelle il s’était rendu àSalonique. Et vous verrez surtout sa haine contre Essarès bey, dontil s’était fait le secrétaire, et ses projets de vengeance, saténacité, sa patience. Et vous verrez aussi son désespoir quand ilapprit le mariage d’Essarès et de Coralie, et, tout de suite après,sa joie à l’idée que sa vengeance serait plus cruelle lorsqu’ilaurait réussi à unir son fils Patrice à la femme mêmed’Essarès.

Au fur et à mesure, le bonhomme mettait les lettres sous lesyeux de Patrice, qui, du premier coup, avait reconnu l’écriture deson père, et qui lisait fiévreusement des bouts de phrases où sonnom revenait sans cesse.

M. Vacherot l’observait et lui dit à la fin :

– Vous ne doutez plus, capitaine ?

L’officier crispa de nouveau ses poings contre ses tempes. Ilarticula :

– J’ai vu son visage, au haut de la lucarne, dans le pavillon oùil nous avait enfermés… Il nous regardait mourir… un visage dehaine éperdue… Il nous haïssait encore plus qu’Essarès…

– Erreur ! Hallucination ! protesta le bonhomme.

– Ou folie, murmura Patrice.

Mais il frappa la table violemment, dans un accès derévolte.

– Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai !s’exclama-t-il. Cet homme n’est pas mon père. Non ! un telscélérat…

Il fit quelques pas en tournant dans la loge puis s’arrêtadevant don Luis et lui dit d’un ton saccadé

– Allons-nous-en. Moi aussi, je deviendrais fou. Un cauchemar…il n’y a pas d’autre mot…, un cauchemar où les choses tournent àl’envers et où le cerveau chavire. Allons-nous-en… Coralie est endanger… Il n’y a que cela qui compte…

Le bonhomme hocha la tête.

– J’ai bien peur que…

– Quelle peur avez-vous ? rugit l’officier.

– J’ai peur que mon pauvre ami n’ait été rejoint par l’individuqui le suivait… car, alors, comment aurait-il pu sauver MmeEssarès ? C’est à peine, m’a-t-il dit, s’il lui était possiblede respirer, à la malheureuse.

– C’est à peine s’il lui était possible de respirer… répétaPatrice sourdement. Ainsi Coralie agonise… Coralie…

Il sortit de la loge comme un homme ivre, en s’accrochant à donLuis :

– Elle est perdue, n’est-ce pas ? dit-il.

– Mais nullement, fit don Luis. Siméon est, comme vous, dans lafièvre de l’action. Il touche au dénouement. Il tremble de frayeuret il n’a pas mesuré ses paroles. Croyez-moi, maman Coralie n’estpas en danger immédiat. Nous avons quelques heures devant nous.

– Vous êtes sûr ?

– Absolument.

– Mais Ya-Bon…

– Eh bien ?…

– Si Ya-Bon a mis la main sur lui.

– J’ai donné l’ordre à Ya-Bon de ne pas le tuer. Donc, quoiqu’il arrive, Siméon est vivant. C’est l’essentiel, Siméon vivant,il n’y a rien à craindre. Il ne laissera pas périr mamanCoralie.

– Pourquoi, puisqu’il la hait ? Pourquoi ? Qu’y a-t-ildonc au fond de cet homme ? Toute son existence, il laconsacre à une œuvre d’amour envers nous, et, d’une minute àl’autre, cet amour devient de l’exécration.

Soudain, il pressa le bras de don Luis et prononça d’une voixdéfaillante :

– Croyez-vous qu’il soit mon père ?

– Écoutez… on ne peut nier que certaines coïncidences…

Je vous en prie, interrompit l’officier… pas de détours… Uneréponse nette. Votre opinion, en deux mots.

Don Luis répliqua :

– Siméon Diodokis est votre père, mon capitaine.

– Ah ! taisez-vous, taisez-vous ! C’esthorrible ! Mon Dieu, quelles ténèbres !

– Au contraire, dit don Luis, les ténèbres se dissipent un peu,et je vous avouerai que notre conversation avec M. Vacherot m’adonné quelque lueur.

– Est-ce possible ?…

Mais dans le cerveau tumultueux de Patrice les idéeschevauchaient les unes sur les autres.

Il s’arrêta subitement.

– Siméon va peut-être retourner dans la loge ?… Et nous n’yserons plus ! Il va peut-être ramener Coralie ?

– Non, affirma don Luis, ce serait déjà fait, s’il avait pu lefaire. Non, c’est à nous d’aller vers lui.

– Mais de quel côté ?

– Eh ! mon Dieu ! du côté où toute la bataille s’estlivrée… Du côté de l’or. Toutes les opérations de l’ennemitournent autour de cet or, et soyez sûr que, même en retraite, ilne peut s’en écarter beaucoup. D’ailleurs, nous savons qu’il n’estpas bien loin du chantier Berthou.

Sans un mot, Patrice se laissa mener. Mais brusquement don Luiss’écria :

– Vous avez entendu ?

– Oui, une détonation.

Ils se trouvaient à ce moment sur le point de déboucher dans larue Raynouard. La hauteur des maisons les empêchait de discernerl’endroit exact où le coup de feu avait été tiré, maisapproximativement cela venait de l’hôtel Essarès ou des environs decet hôtel. Patrice s’inquiéta :

– Serait-ce Ya-Bon ?

– J’en ai peur, fit don Luis, et comme Ya-Bon ne tire pas, ceserait contre lui qu’on a tiré… Ah ! crebleu, si mon pauvreYa-Bon succombait…

– Et si c’était contre elle, contre Coralie murmura Patrice.

Don Luis se mit à rire :

– Ah ! mon capitaine, je regrette presque de m’être mêlé decette affaire. Avant mon arrivée, vous étiez autrement fort… etquelque peu clairvoyant. Pourquoi diable Siméon s’en prendrait-il àmaman Coralie, puisqu’elle est en son pouvoir ?

Ils se hâtèrent. En passant devant l’hôtel Essarès, ils virentque tout était tranquille et continuèrent leur chemin jusqu’à laruelle, qu’ils descendirent.

Patrice avait la clef, mais la petite porte qui ouvrait sur lejardin du pavillon était verrouillée à l’intérieur.

– Oh ! oh ! fit don Luis, c’est signe que nousbrûlons. Rendez-vous sur le quai, capitaine. Moi, je galope auchantier Berthou, pour me rendre compte.

Depuis quelques minutes, un jour pâle commençait à se mêler auxombres de la nuit.

Le quai cependant était encore désert.

Don Luis ne remarqua rien de particulier au chantier Berthou,mais, lorsqu’il rejoignit Patrice, celui-ci lui montra, sur letrottoir qui bordait le jardin du pavillon, tout en bas, uneéchelle couchée, et don Luis reconnut l’échelle dont il avaitconstaté l’absence dans le réduit du chantier. Aussitôt, avec cettespontanéité de vision qui était une de ses forces, il expliqua:

– Siméon ayant la clef du jardin, il est évident que c’estYa-Bon qui s’est servi de cette échelle pour y pénétrer. Donc ilavait vu Siméon y chercher un refuge au retour de sa visite à l’amiVacherot, et après être venu reprendre maman Coralie. MaintenantSiméon a-t-il pu reprendre maman Coralie ou bien a-t-il pu s’enfuirencore avant de la reprendre ? Je l’ignore. Mais, en toutcas…

Courbé en deux, il regardait le trottoir et continuait :

– Mais en tout cas, ce qui devient une certitude, c’est queYa-Bon connaît la cachette où les sacs d’or sont accumulés, et quec’est la cachette tout probablement où Coralie se trouvait et oùpeut-être, hélas ! elle se trouve encore, si l’ennemi, pensantd’abord à sa sécurité personnelle, n’a pas eu le temps de l’enretirer.

– Vous êtes sûr ?

– Mon capitaine, Ya-Bon porte toujours sur lui un morceau decraie. Comme il ne sait pas écrire – sauf les lettres de mon nom –il a tracé ces deux lignes droites qui, avec la ligne du mur,soulignée par lui, d’ailleurs, forment un triangle. Le triangled’or.

Don Luis se releva.

– L’indication est un peu succincte. Mais Ya-Bon me croitsorcier. Il n’a pas douté que je ne réussisse à venir jusqu’ici etque ces trois lignes ne me suffisent. Pauvre Ya-Bon !

– Mais, objecta Patrice, tout cela, selon vous, aurait eu lieuavant notre arrivée à Paris, donc vers minuit ou une heure.

– Oui.

– Et alors, ce coup de feu que nous venons d’entendre, quatre oucinq heures après ?

– Là, je deviens moins affirmatif. Il est à présumer que Siméonse sera tapi dans l’ombre. Ce n’est qu’au tout petit jour que, plustranquille, n’ayant pas entendu Ya-Bon, il aura risqué quelquespas. Ya-Bon, qui veillait silencieusement aura sauté sur lui.

– De sorte que vous supposez…

– Je suppose qu’il y a eu lutte, que Ya-Bon a été blessé et queSiméon…

– Et que Siméon s’est enfui ?

– Ou qu’il est mort. Du reste, d’ici quelques minutes, nousserons renseignés.

Il dressa l’échelle contre la grille qui surmontait le mur. Aidépar don Luis, le capitaine passa. Puis, ayant enjambé la grille àson tour, don Luis retira l’échelle, la jeta dans le jardin, etl’examina attentivement. Enfin ils se dirigèrent, au milieu desherbes hautes et des arbustes touffus, vers le pavillon.

Le jour croissait rapidement, et les choses prenaient leur formeprécise. Ils contournèrent le pavillon.

Arrivés en vue de la cour, du côté de la rue, don Luis, quimarchait le premier, se retourna et dit :

– Je ne m’étais pas trompé.

Aussitôt il s’élança. :

Devant la porte du vestibule gisaient les corps des deuxadversaires, entrelacés et confondus. Ya-Bon avait à la tête uneblessure affreuse dont le sang lui coulait sur tout le visage. Desa main droite, il tenait Siméon à la gorge.

Don Luis se rendit compte aussitôt que Ya-Bon était mort. SiméonDiodokis vivait.

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