Le Triangle d’or

Chapitre 9Que la lumière soit !

Le soir de ce même jour, Patrice faisait les cent pas sur lequai de Passy. Il était près de six heures. De temps à autre, untramway passait, ou quelque camion. Très peu de promeneurs, Patricese trouvait à peu près seul.

Il n’avait pas revu don Luis Perenna depuis le matin. Il avaitsimplement reçu un mot par lequel don Luis le priait de fairetransporter Ya-Bon à l’hôtel Essarès et de se rendre ensuiteau-dessus du chantier Berthou.

L’heure du rendez-vous approchait, et Patrice se réjouissait decette entrevue, où toute la vérité allait enfin lui être révélée.Cette vérité, il la devinait en partie, mais que de ténèbresencore ! Que de problèmes insolubles ! Le drame étaitfini. Le rideau tombait sur la mort du bandit. Tout allait bien. Iln’y avait plus rien à redouter, plus de pièges à craindre. Leformidable ennemi était abattu. Mais avec quelle anxiété intensePatrice Belval attendait le moment où, sur ce drame, la lumière sedéverserait à flots !

« Quelques paroles, se disait-il, quelques paroles de cetinvraisemblable individu qui s’appelle Lupin, et le mystère seraéclairci. Avec lui, ce sera bref. Dans une heure il doit partir.»

Et Patrice se demandait :

« Partira-t-il avec le secret de l’or ? Résoudra-t-il pourmoi le problème du triangle ? Et cet or, comment legardera-t-il pour lui ? Comment l’emportera-t-il ? »

Une automobile arrivait du Trocadéro. Elle ralentit, puiss’arrêta le long du trottoir. Ce devait être don Luis.

Mais à son grand étonnement, Patrice reconnut M. Desmalions, quiouvrait la portière et qui venait à sa rencontre, la main tendue:

– Eh bien, mon capitaine, comment ça va-t-il ? Je suisexact au rendez-vous, hein ? Mais dites donc, auriez-vous étéblessé de nouveau à la tête ?

– Oui… c’est insignifiant, répliqua Patrice. Mais de quelrendez-vous est-il question ?

– Comment ? Mais de celui que vous m’avez donné !

– Je ne vous ai pas donné de rendez-vous.

– Oh ! oh ! fit Desmalions, qu’est-ce que celasignifie ? Tenez, voici la note qu’on m’a apportée à laPréfecture. Je vous la lis : « De la part du capitaine Belval, M.Desmalions est averti que le problème du triangle est résolu. Lesdix-huit cents sacs sont à sa disposition. On le prie de vouloirbien venir à six heures, quai de Passy, avec pleins pouvoirs dugouvernement pour accepter les conditions de la remise. Il seraitutile d’amener une vingtaine d’agents solides, dont la moitiéserait postée une centaine de mètres avant la propriété Essarès, etl’autre une centaine de mètres après. » Voilà. Est-ceclair ?

– Très clair, dit Patrice, mais ceci n’est pas de moi.

– De qui est-ce donc ?

– D’un homme extraordinaire, qui a déchiffré toutes ces énigmesen se jouant, et qui, certainement, va venir lui-même vous apporterle mot.

– Son nom ?

– Je ne peux pas le dire.

– Oh ! oh ! en temps de guerre, c’est un secretdifficile à garder.

– Très facile, monsieur, fit une voix derrière M. Desmalions. Ilsuffit de bien vouloir.

M. Desmalions et Patrice se retournèrent et virent un monsieurhabillé d’un pardessus noir en forme de longue lévite, et le couencerclé d’un haut col, une manière de clergyman anglais.

– Voici l’ami dont je vous parlais, dit Patrice, qui eutcependant un peu de mal à reconnaître don Luis. Il m’a sauvé deuxfois la vie, ainsi qu’à ma fiancée. Je réponds de lui.

M. Desmalions salua, et, tout de suite, don Luis prononça avecun léger accent

– Monsieur, votre temps est précieux, le mien également, car jedois quitter Paris ce soir, et demain la France. Mes explicationsseront donc très courtes, d’autant plus courtes que vous avez suivijusqu’ici les principales péripéties du drame qui s’est dénoué cematin, et que le capitaine Belval vous mettra au courant de cellesque vous pouvez ignorer encore. D’ailleurs, avec vos qualitésprofessionnelles et votre sens très aigu de ces questions, vouséluciderez facilement les quelques points qui demeurent obscurs. Jene vous dirai donc que l’essentiel, et tout d’abord ceci : notrepauvre Ya-Bon est mort. Oui, il est mort cette nuit, en luttantvaillamment contre l’ennemi. En outre, vous trouverez trois autrescadavres, celui de Grégoire – de son vrai nom Mme Mosgranem – danscette péniche ; celui du sieur Vacherot, dans un coinquelconque d’un immeuble situé au numéro 18 de la rueGuimard ; et, enfin, dans la clinique du docteur Géradec,boulevard de Montmorency, le cadavre du sieur Siméon Diodokis.

– Le vieux Siméon ? demanda M. Desmalions, très étonné.

– Le vieux Siméon s’est tué. Le capitaine Belval vous donnerasur cet individu et sur sa véritable personnalité tous lesrenseignements possibles, et je crois que vous conclurez, commemoi, à la nécessité d’étouffer cette affaire. Mais, je le répète,passons. Tout cela, au point de vue spécial où vous vous placez, cen’est que broutilles et détails rétrospectifs. Ce qui vous occupeavant tout, et ce pour quoi vous avez bien voulu vous déranger,c’est la question de l’or, n’est-ce pas ?

– En effet.

– Parlons-en. Vous avez amené des agents ?

– Oui, mais pour quelle raison ? La cachette, alors mêmeque vous m’en aurez indiqué l’emplacement, demeurera ce qu’elleest, introuvable pour ceux qui ne la connaissent pas.

– Certes, mais le nombre de ceux qui la connaissent devenantplus grand, le secret ne pourra plus être gardé. En tout cas – etdon Luis scanda cette phrase très nettement – en tout cas, c’est làune de mes conditions.

M. Desmalions sourit.

– Vous pouvez vous rendre compte qu’elle était acceptéed’avance. Nos hommes sont à leurs postes. Et l’autrecondition ?

– Celle-ci est plus grave, monsieur, si grave que, quels quesoient les pouvoirs qui vous sont conférés, je doute qu’ils soientsuffisants.

– Parlez, nous verrons.

– Voici.

Et don Luis Perenna, d’un ton flegmatique, comme s’il eûtraconté la plus insignifiante des histoires, exposa sèchement sonincroyable proposition.

– Monsieur, il y a deux mois, grâce à mes relations en Orient,et par suite des influences dont je dispose dans certains milieuxottomans, j’ai obtenu que la coterie qui dirige actuellement laTurquie acceptât l’idée d’une paix séparée. Il s’agissait toutsimplement de quelques centaines de millions à distribuer. L’offre,que je fis transmettre aux Alliés, fut rejetée, non certes pour desraisons financières, mais pour des raisons politiques qu’il nem’appartient pas de juger. Ce petit échec diplomatique, je ne veuxplus le subir. J’ai manqué ma première négociation. Je ne manqueraipas la seconde. C’est pourquoi je prends mes précautions.

Il fit une pause, que M. Desmalions, absolument déconcerté,n’interrompit pas. Puis il reprit, et sa voix eut un accent un peuplus solennel :

– Il y a en ce moment, avril 1915, vous ne l’ignorez pas, despourparlers entre les Alliés et la dernière des grandes puissanceseuropéennes qui soit restée neutre. Ces pourparlers sont sur lepoint d’aboutir et aboutiront parce que les destinées de cettepuissance l’exigent et que le peuple entier est soulevéd’enthousiasme.

« Au nombre des questions agitées, il en est une qui faitl’objet d’une certaine divergence de vues, c’est la questiond’argent. Cette puissance nous demande un prêt de trois centsmillions d’or, tout en laissant entendre d’ailleurs qu’un refus denotre part ne changerait rien à une décision qui est d’ores et déjàarrêtée irrévocablement. Eh bien, ces trois cents millions d’or, jeles ai, j’en suis le maître, et j’en dispose en faveur de nos amisnouveaux. Telle est ma dernière, et en réalité mon uniquecondition. »

M. Desmalions semblait abasourdi. Qu’est-ce que tout celasignifiait ? Quel était ce personnage ahurissant quiparaissait jongler avec les problèmes les plus graves et disposerde solutions personnelles pour la fin du grand conflitmondial ?

Il répliqua :

– Mais enfin, monsieur, ce sont là des affaires tout à fait endehors de nous, et qui doivent être examinées et traitées pard’autres que nous.

– Chacun a le droit d’utiliser son argent à sa guise.

M. Desmalions eut un geste désolé.

– Voyons, réfléchissez, monsieur, vous avez dit vous-même quecette puissance ne présentait la question que comme secondaire.

– Oui, mais le fait seul de la discuter retardera l’accord dequelques jours.

– Eh bien, on n’en est pas à quelques jours près !

– On n’en est à quelques heures près, monsieur.

– Mais enfin, pourquoi ?

– Pour une raison que vous ignorez, monsieur, et que tout lemonde ignore ici… sauf moi, et quelques personnes à cinq centslieues d’ici.

– Laquelle ?

– Les Russes n’ont plus de munitions.

M. Desmalions haussa les épaules, impatienté. Que venait fairecette histoire, ce conte à dormir debout ?

– Les Russes n’ont plus de munitions, répéta don Luis. Or, il selivre là-bas une bataille formidable qui, dans quelques heures sansdoute, aura son dénouement. Le front russe sera percé, et lesarmées russes reculeront, reculeront… jusqu’où ? Évidemment,cette éventualité… certaine, inévitable, ne peut influer en riensur les volontés de la grande puissance dont nous parlons. Maisnéanmoins, il y a chez elle tout un parti neutraliste acharné,violent. Quelle arme on lui laisse prendre en reculantl’accord ! Dans quel embarras vous mettez ceux qui dirigent etqui préparent la guerre ! Ce serait là une fauteimpardonnable. Je veux l’éviter à mon pays. C’est pourquoi j’aiposé cette condition.

M. Desmalions était tout déconfit. Il gesticulait. Il hochait latête. Il marmottait :

– C’est impossible. Jamais une pareille condition ne seraacceptée. Il faut du temps… des négociations…

– Il faut cinq minutes… six tout au plus.

– Mais, voyons, monsieur, vous parlez de choses…

– De choses que je connais mieux que personne, d’une situationtrès claire, d’un danger très réel et qui peut être conjuré en unclin d’œil.

– Mais, c’est impossible, monsieur, impossible ! Nous nousheurtons à des difficultés…

– Lesquelles ?

– Mais, s’écria M. Desmalions, à des difficultés de toutessortes, et à mille obstacles insurmontables…

Quelqu’un lui posa la main sur le bras, quelqu’un qui s’étaitapproché depuis un moment et qui avait écouté le petit discours dedon Luis. Ce quelqu’un était descendu de l’automobile quistationnait plus loin, et, à la grande surprise de Patrice, saprésence n’avait suscité aucune opposition, ni chez M. Desmalions,ni chez don Luis Perenna.

C’était un homme assez vieux, de figure énergique ettourmentée.

Il dit :

– Mon cher Desmalions, je crois que vous envisagez la questionsous un jour qui n’est pas le vrai.

– C’est mon avis, monsieur le Président, dit don Luis.

– Ah ! vous me connaissez, monsieur, dit le nouveauvenu.

– M. le ministre Valenglay, n’est-ce pas, monsieur lePrésident ? J’ai eu l’honneur d’être reçu par vous, il y aquelques années, alors que vous étiez président du Conseil.

– Oui, en effet !… je croyais bien me souvenir… quoique jene pourrais préciser…[2]

– Ne cherchez pas, monsieur le Président. Le passé n’a pasd’intérêt. Ce qui importe, c’est que vous soyez de mon avis.

– Je ne sais pas si je suis de votre avis, mais j’estime quecela ne signifie rien. Et c’est ce que je vous disais, mon cherDesmalions. Il ne s’agit pas de savoir si vous devez discuter lespropositions de monsieur. En l’occurrence, il n’y a pas de marché.Dans un marché, chacun apporte quelque chose. Nous, nousn’apportons absolument rien… tandis que monsieur apporte tout, etil nous déclare : « Voulez-vous trois cents millions d’or ? Sioui, voici ce que vous ferez. Si non, bonsoir. » Telle est lasituation exacte, n’est-ce pas, Desmalions ?

– Oui, monsieur le Président.

– Eh bien, pouvez-vous vous passer de monsieur ?Pouvez-vous, sans monsieur, trouver la cachette de l’or ?Remarquez qu’il vous fait la partie belle, puisqu’il vous amène surle terrain même et qu’il vous indique presque l’emplacement. Est-cesuffisant ? Espérez-vous découvrir le secret que vous cherchezdepuis des semaines, depuis des mois ?

M. Desmalions fut très franc. Il n’eut pas une hésitation.

– Non, monsieur le Président, dit-il nettement, je ne l’espèreplus.

– Alors ?…

Et se retournant vers don Luis, Valenglay demanda :

– Et vous, monsieur, c’est votre dernier mot ?

– Mon dernier mot !

– Si nous refusons… bonsoir ?

Vous avez dit l’expression juste, monsieur le Président.

– Et si nous acceptons, la remise de l’or seraimmédiate ?

– Immédiate.

– Nous acceptons.

Ce fut catégorique. L’ancien président du Conseil avaitaccompagné son affirmation d’un petit geste sec qui en soulignaittoute la valeur.

Il reprit, après une légère pause :

– Nous acceptons. Ce soir même la communication sera faite àl’ambassadeur.

– Vous m’en donnez votre parole, monsieur lePrésident ?

– Je vous en donne ma parole.

– En ce cas, nous sommes d’accord.

– Nous sommes d’accord. Parlez.

Toutes ces phrases avaient été échangées rapidement. Il n’yavait pas cinq minutes que l’ancien président du Conseil étaitentré en scène. Il ne restait plus à don Luis qu’à tenir sapromesse. Plus d’échappatoire possible. Plus de mots. Des faits.Des preuves.

Vraiment, l’instant fut solennel. Les quatre hommes se tenaientles uns près des autres, comme des promeneurs qui se sontrencontrés et qui bavardent un moment. Valenglay, appuyé d’un brassur le parapet qui domine le contre-quai, tourné vers la Seine,levait et abaissait sa canne au-dessus du tas de sable. Patrice etM. Desmalions se taisaient, le visage un peu crispé.

Don Luis se mit à rire.

– Ne comptez pas trop, monsieur le Président, que je vais fairesurgir de l’or à l’aide d’une baguette magique, ou vous montrer unecaverne où s’entassait le métal précieux. J’ai toujours pensé quecette expression : « Le Triangle d’or », induisait en erreur enévoquant quelque chose de mystérieux et de fabuleux. Non, selonmoi, il s’agissait simplement de l’espace où se trouvait l’or etqui avait la forme d’un triangle. Le triangle d’or, c’est cela :des sacs d’or disposés en triangle, un emplacement ayant la formed’un triangle. La réalité est donc beaucoup plus simple, et vousserez peut-être déçu, monsieur le Président !

– Je ne le serai pas, fit Valenglay, si vous me mettez en facedes dix-huit cents sacs d’or.

Don Luis insista :

– Je vous prends au mot, monsieur le Président. Votreapprobation sera complète.

– Mon approbation sera complète, absolue, totale, si vous memettez en face des sacs d’or.

– Vous êtes en face des sacs d’or, monsieur le Président.

– Comment, je suis en face !… Que voulez-vousdire ?

– Exactement ce que je dis, monsieur le Président. À moins detoucher aux sacs, il est difficile d’en être plus près que vous nel’êtes.

Malgré son empire sur lui-même, Valenglay ne dissimulait pas sasurprise.

– Cela ne signifie pas cependant que je marche sur de l’or, etqu’il suffirait de lever les pavés du trottoir ou d’abattre ceparapet ?…

– Ce seraient encore là des obstacles à écarter, monsieur lePrésident. Or, aucun obstacle ne vous sépare du but.

– Aucun obstacle ne me sépare du but ?

– Aucun, monsieur le Président, puisque vous n’avez qu’un toutpetit geste à faire pour toucher aux sacs.

– Un petit geste ! dit Valenglay qui, machinalement,répétait les paroles de don Luis.

– J’appelle un petit geste celui qu’on peut accomplir sanseffort, sans bouger presque, par exemple rien qu’en enfonçant sacanne dans une flaque d’eau… ou bien…

– Ou bien ?

– Ou bien dans un tas de sable.

Valenglay resta silencieux et impassible. Tout au plus un légerfrisson secoua-t-il ses épaules. Il ne fit pas le geste indiqué. Iln’avait pas besoin de le faire. Il avait compris.

Les autres aussi se turent, stupéfiés par la prodigieuse et sisimple vérité qui leur apparaissait soudain avec la violence d’unéclair.

Et, au milieu de ce silence que ne rompait aucune protestation,aucune marque d’incrédulité, don Luis continua de parler toutdoucement :

– Si vous aviez le moindre doute, monsieur le Président – et jevois que vous ne l’avez pas –, vous enfonceriez votre canne…oh ! pas beaucoup… cinquante centimètres au plus… et voussentiriez alors une résistance qui vous arrêterait net. Ce sont lessacs d’or. Il doit y en avoir dix-huit cents.

« Et comme vous voyez, cela ne fait pas un tas énorme. Un kilod’or monnayé – excusez ces détails techniques, ils sont nécessaires– un kilo d’or monnayé représente trois mille cent francs. Donc,ainsi que je l’ai calculé approximativement, un sac de cinquantekilos, qui renferme cent cinquante-cinq mille francs par petitsrouleaux de mille francs, est un sac de dimensions restreintes.

« Empilés les uns contre les autres, et les uns sur les autres,ces sacs représentent un volume de cinq mètres cubes environ, pasdavantage. Si vous donnez à cette masse la forme grossière d’unepyramide triangulaire, vous aurez une base dont chacun des côtéssera de trois mètres à peu près et de trois mètres cinquante entenant compte de l’espace perdu entre les piles de pièces. Commehauteur, ce mur. Recouvrez le tout d’une couche de sable, et vousaurez le tas qui est là sous vos yeux… »

Après un nouvel arrêt, don Luis reprit :

– Et qui est là depuis des mois, monsieur le Président. Nonseulement sans que ceux qui cherchaient l’or aient pu le découvrirlà-dessous, mais sans même que le hasard ait pu en révéler laprésence à personne. Pensez donc, un tas de sable ! On cherchedans une cave, on se met en quête de tout ce qui peut former unegrotte, une caverne, de tout ce qui est trou, excavation, puits,égout, souterrain. Mais un tas de sable ! Qui aurait jamaisl’idée d’ouvrir une petite fenêtre là-dedans pour voir ce qui s’ypasse ? Les chiens s’arrêtent au bord, les enfants jouent etfont des pâtés, quelque chemineau s’étend et sommeille. La pluiel’amollit, le soleil le durcit, la neige l’habille de blanc, maiscela se produit à la surface, dans la partie qui se voit. Àl’intérieur, c’est le mystère impénétrable. À l’intérieur, ce sontles ténèbres inexplorables. Il n’y a pas de cachette au monde quivaille l’intérieur d’un tas de sable exposé dans un endroit public.Celui qui a imaginé de s’en servir pour y cacher trois centsmillions d’or est un rude homme, monsieur le Président.

Valenglay avait écouté don Luis sans l’interrompre. À la fin desexplications, il hocha la tête deux ou trois fois, puis il prononça:

– Un rude homme, en effet. Mais il y a plus fort que lui,monsieur.

– Je ne crois pas.

– Si, il y a celui qui a deviné que le tas de sable abritait lestrois cents millions d’or. Celui-là est un maître, devant lequel ilfaut s’incliner.

Don Luis salua, flatté du compliment. Valenglay lui tendit lamain.

– Je ne vois pas de récompense digne du service que vous avezrendu au pays, monsieur.

– Je ne cherche pas de récompense, fit don Luis.

– Soit, monsieur, mais j’aimerais tout au moins que vous enfussiez remercié par des voix plus autorisées que la mienne.

– Est-ce bien nécessaire, monsieur le Président ?

– Indispensable. Avouerai-je aussi que je suis curieux de savoircomment vous êtes arrivé à découvrir ce secret ? Passez doncau ministère d’ici une heure.

– Tous mes regrets, monsieur le Président, mais, d’ici un quartd’heure, je serai parti.

– Mais non, mais non, vous ne pouvez pas partir ainsi, affirmaValenglay d’un ton très net.

– Et pourquoi donc, monsieur le Président ?

– Dame, parce que nous ne connaissons ni votre nom, ni votrepersonnalité.

– Cela importe si peu !

– En temps de paix, peut-être. Mais en temps de guerre, c’estune chose inacceptable !

– Bah ! monsieur le Président, on fera bien une exceptionpour moi.

– Oh ! oh ! une exception…

– Admettons que ce soit la récompense que je demande, me larefusera-t-on ?

– C’est la seule que l’on soit contraint de vous refuser. Maisd’ailleurs, vous ne la demanderez pas. Un bon citoyen comme vouscomprend les exigences auxquelles chacun doit se soumettre.

– Je comprends très bien les exigences dont vous parlez,monsieur le Président. Malheureusement…

– Malheureusement ?…

– Je n’ai pas l’habitude de m’y soumettre.

Il y avait un peu de défi dans l’intonation de don Luis.Valenglay sembla ne pas le remarquer et dit en riant :

– Mauvaise habitude, monsieur, et dont vous voudrez bien vousdépartir pour une fois. M. Desmalions vous aidera. N’est-ce pas,mon cher Desmalions, entendez-vous avec monsieur à ce propos. Auministère, dans une heure, hein ? Je compte absolument survous. Sinon… Au revoir, monsieur. Je vous attends.

Et après un salut fort aimable, tout en faisant d’allègresmoulinets avec sa canne, Valenglay s’éloigna vers l’automobile,conduit par M. Desmalions.

– À la bonne heure, ricana don Luis, voilà un typecostaud ! En un tournemain, il a accepté trois cents millionsd’or, signé un traité historique, et décrété l’arrestation d’ArsèneLupin.

– Que dites-vous ? s’écria Patrice, interloqué. Votrearrestation ?

– Ou tout au moins ma comparution, l’examen de mes papiers, toutle diable et son train.

– Mais ce serait abominable !

– C’est légal, mon cher capitaine. Donc inclinons-nous.

– Mais…

– Mon capitaine, croyez bien que quelques petits ennuis de cettesorte ne m’enlèvent rien de la satisfaction entière que j’éprouve àrendre ce grand service à mon pays. Je voulais, pendant cetteguerre, faire quelque chose pour la France et profiter largement dutemps que je pouvais lui consacrer directement durant mon séjour.C’est fait. Et puis, j’ai une autre récompense… les quatremillions. Car maman Coralie m’inspire assez d’estime pour que je nela croie pas capable de toucher à cet argent… qui lui appartient enréalité.

– Je me porte garant d’elle.

– Merci, et soyez sûr que le cadeau sera bien employé et que pasune parcelle n’en sera détournée pour d’autre but que la grandeurde mon pays et l’indispensable victoire. Donc, tout est en règle.Maintenant, j’ai encore quelques minutes à vous donner.Profitons-en. Déjà M. Desmalions rassemble ses hommes. Pour leurfaciliter la tâche et éviter un scandale, descendons sur lecontre-quai, devant le tas de sable. Là, il lui sera plus commodede me mettre la main au collet.

Ils descendirent, et tout en marchant, Patrice dit :

– Quelques minutes, je les accepte, mais je veux tout d’abordm’excuser…

– De quoi, mon capitaine ? De m’avoir trahi quelque peu, etde m’avoir enfermé dans l’atelier du pavillon ? Quevoulez-vous ! vous défendiez maman Coralie. De m’avoir crucapable de garder le trésor au jour où je le découvrirais ?Que voulez-vous ! était-il possible de supposer qu’un ArsèneLupin dédaignerait trois cents millions d’or ?

– Donc, pas d’excuses, dit Patrice en riant. Mais desremerciements.

– De quoi ? De vous avoir sauvé la vie et d’avoir sauvémaman Coralie ? Ne me remerciez pas. C’est un sport, chez moi,de sauver les gens.

Patrice prit la main de don Luis et la serra très fortement.Puis il prononça d’un ton enjoué qui cachait son émotion :

– Je ne vous remercierai donc pas. Je ne vous dirai donc pas quevous m’avez débarrassé d’un cauchemar affreux en m’apprenant que jen’étais pas le fils de ce monstre et en me dévoilant sa véritablepersonnalité. Je ne vous dirai pas non plus que je suis heureux,que la vie s’ouvre devant moi toute rayonnante, et que Coralie estlibre de m’aimer. Non, n’en parlons pas. Mais vous avouerai-je quemon bonheur est encore… comment m’exprimer ?… un peu obscur…un peu timide… Il n’y a plus de doute en moi. Mais, malgré tout, jene comprends pas bien la vérité, et tant que je ne comprendrai pas,la vérité m’inspirera quelque inquiétude. Donc parlez…expliquez-moi…, je veux savoir…

– Elle est si claire cependant, cette vérité ! s’écria donLuis. Les vérités les plus complexes sont toujours sisimples ! Voyons, vous ne comprenez pas ? Réfléchissez àla façon dont se pose le problème. Durant seize à dix-huit ans,Siméon Diodokis se conduit envers vous comme un ami parfait, dévouéjusqu’à l’abnégation, bref, comme un père. Il n’a d’autre idée, endehors de sa vengeance, que votre bonheur et celui de Coralie. Ilveut vous réunir tous les deux. Il collectionne vos photographies.Il vous suit dans toute votre existence. Il se met presque enrapport avec vous. Il vous envoie la clef du jardin et prépare uneentrevue. Et puis, soudain, changement total ! Il devientvotre ennemi acharné et ne songe qu’à vous tuer, Coralie etvous ! Qu’y a-t-il eu entre ces deux états d’âme ? Unfait, et c’est tout, ou plutôt une date, la nuit du 3 au 4 avril,et le drame qui se passa, cette nuit-là et le jour suivant, dansl’hôtel Essarès. Avant cette date, vous êtes le fils de SiméonDiodokis. Après cette date, vous êtes le plus grand ennemi deSiméon Diodokis. Cela vous ouvre les yeux, hein ? Moi, toutesmes découvertes proviennent de cette vue générale que j’ai prisedès le début sur l’affaire.

Patrice hochait la tête, sans répondre. Il comprenait, certes,et pourtant l’énigme gardait une partie de son secret.

– Asseyez-vous là, fit don Luis, sur notre fameux tas de sable,et écoutez-moi. En dix minutes, j’aurai fini.

Ils se trouvaient dans le chantier Berthou. Le jour commençait àbaisser et, de l’autre côté de la Seine, les silhouettes devenaientindécises. Au bord du quai, la péniche se balançait mollement.

Don Luis s’exprima ainsi :

– Le soir où, caché sur le balcon intérieur de la bibliothèque,vous assistiez au drame de l’hôtel Essarès, il y avait, sous vosyeux, deux hommes attachés par les complices, Essarès bey et SiméonDiodokis. Tous deux, à l’heure actuelle, sont morts. L’un étaitvotre père. Parlons de l’autre, d’Essarès bey. Ce soir-là, sasituation était critique. Après avoir drainé l’or de la France pourle compte d’une puissance orientale, évidemment dirigée parl’Allemagne, il tentait d’escamoter le reliquat du milliardrécolté. La Belle-Hélène, avertie par la pluied’étincelles, venait de s’amarrer le long du chantier Berthou. Letransbordement devait se faire, la nuit, du tas de sable dans lapéniche à moteur. Tout allait bien, lorsque, coup de théâtreimprévu, les complices, avertis par Siméon, firent irruption.

« D’où la scène de chantage, la mort du colonel Fakhi, etc. etle sieur Essarès apprenait, du même coup, que les complicesconnaissaient sa machination et son projet d’escamoter l’or, et quele colonel Fakhi avait déposé une plainte contre lui entre lesmains de la justice. Il était perdu.

Que faire ? S’enfuir ? Mais, en temps de guerre, lafuite est presque impossible. Et puis, s’enfuir, c’est abandonnerl’or, et c’est abandonner aussi Coralie, et cela jamais.Alors ? Alors, un seul moyen, disparaître. Disparaître, etcependant rester là, sur le lieu du combat, près de l’or et près deCoralie. Et la nuit arrive, et, cette nuit, il l’emploie àl’exécution de son plan. Voilà pour Essarès. Passons au secondpersonnage, à Siméon Diodokis. »

Don Luis reprit haleine. Patrice l’écoutait avidement, comme sichaque parole eût apporté sa part de lumière dans l’obscuritéétouffante.

– Celui qu’on appelait le vieux Siméon, repartit don Luis,c’est-à-dire votre père – oui, votre père, car vous n’en doutezpas, n’est-ce pas ? celui-là en était, lui aussi, au pointcritique de son existence. Armand Belval, jadis victime d’Essarèsavec la mère de Coralie, Armand Belval, votre père, touchait aubut. Il avait dénoncé et livré son ennemi, Essarès, au colonelFakhi et aux complices. Il avait réussi à vous rapprocher deCoralie. Il vous avait envoyé la clef du pavillon. Encore quelquesjours et il pouvait croire que tout se terminerait selon sesvœux.

« Mais, le lendemain matin, à son réveil, certains indices, quej’ignore, lui révélaient la menace d’un danger, et, sans doute,eut-il le pressentiment du projet qu’Essarès était en traind’élaborer. Et lui aussi se posa cette question : Que faire ?…Vous avertir, et même vous avertir sans retard, vous téléphoneraussitôt. Car le temps presse. Le péril se précise. Essarèssurveille, traque celui qu’il a choisi une seconde fois commevictime. Peut-être Siméon était-il poursuivi… Peut-être s’était-ilenfermé dans la bibliothèque… Aura-t-il la possibilité de voustéléphoner ? Serez-vous là ?

« Quoi qu’il en soit, il veut à tout prix vous avertir. Ildemande donc la communication. Il l’obtient, vous appelle, entendvotre voix, et, tandis qu’Essarès s’acharne à la porte, votre père,haletant, s’écrie :

« « Est-ce toi, Patrice ? Tu as la clef ? Et lalettre ? Non ? Mais c’est effrayant ! Alors tu nesais pas… » Et puis un cri rauque, que vous entendez au bout du fil,et puis des sons incohérents, le bruit d’une discussion. Et puis lavoix qui se colle à l’appareil, et qui balbutie, au hasard »Patrice, le médaillon d’améthyste… Patrice, j’aurais tantvoulu !… Patrice, Coralie. » Puis un grand cri… des clameursqui s’affaiblissent… Puis le silence. C’est tout. Votre père estmort, assassiné. Cette fois, Essarès bey, qui l’avait manqué jadis,dans le pavillon, se vengeait de son ancien rival. »

Don Luis s’arrêta. Sous sa parole véhémente, le drameressuscitait. Le crime se perpétrait de nouveau devant les yeux dufils.

Patrice, bouleversé, murmura :

– Mon père, mon père…

– C’était votre père, affirma don Luis. Il était sept heuresdix-neuf du matin, ainsi que vous l’avez noté. Quelques minutesaprès, avide de savoir et de comprendre, vous téléphoniez, etc’était Essarès qui vous répondait, le cadavre de votre père à sespieds.

– Ah ! le misérable. De sorte que ce cadavre, que nousn’avons pas trouvé, et que nous ne pouvions pas trouver…

– Ce cadavre, Essarès bey l’a maquillé, tout simplement,maquillé, défiguré, transformé, et c’est ainsi, mon capitaine –toute l’affaire est là – que le Siméon Diodokis, mort, est devenuEssarès bey, en attendant qu’Essarès bey, transformé en SiméonDiodokis, jouât le personnage de Siméon Diodokis.

– Oui, murmura Patrice, je vois… Je me rends compte…

Et don Luis continuait :

– Quelles relations existait-il entre les deux hommes ? Jel’ignore. Essarès savait-il auparavant que le vieux Siméon n’étaitautre que son ancien rival, l’amant de la mère de Coralie, l’hommeenfin qui avait échappé à la mort ? Savait-il que Siméon étaitvotre père, c’est-à-dire Armand Belval ? Autant de questionsqui ne seront jamais résolues, et qui, d’ailleurs, n’importentpoint. Mais, ce que je suppose, c’est que ce nouveau crime ne futpas improvisé. Je crois fermement qu’Essarès, ayant constatécertaines analogies de taille et d’allure, avait tout préparé pourprendre la place de Siméon Diodokis, au cas où les circonstancesl’obligeraient à disparaître. Et ce fut facile. Siméon Diodokisportait une perruque et n’avait point de barbe. Au contraire,Essarès était chauve et portait sa barbe. Il se rasa, écrasa àcoups de chenet la figure de Siméon, dans cet amas sanglant mêlales poils de sa barbe, habilla le cadavre avec ses propresvêtements, prit pour lui ceux de sa victime, mit la perruque, mitles lunettes et le cache-nez. La transformation était faite.

Après avoir réfléchi, Patrice objecta :

– Soit, voilà pour ce qui s’est passé à sept heures dix-neuf dumatin. Mais il s’est passé autre chose à midi vingt-trois.

– Rien…

– Cependant… cette montre qui marquait midivingt-trois ?

– Rien, vous dis-je. Seulement il fallait dépister lesrecherches. II fallait surtout éviter l’inévitable accusation qu’onaurait portée contre le nouveau Siméon.

– Quelle accusation ?

– Comment ? Mais celle d’avoir tué Essarès bey. On découvrele matin un cadavre. Qui a tué ? Les soupçons se seraientdirigés aussitôt sur Siméon. On l’eût interrogé, arrêté. Et sous lemasque de Siméon, on trouvait Essarès… Non, il lui fallait laliberté, l’aisance de ses mouvements. Pour cela, il cacha le crimetoute la matinée et fit en sorte que personne n’entrât dans labibliothèque. Par trois fois, il alla frapper à la porte de safemme, afin qu’elle pût affirmer qu’Essarès bey vivait encore aucourant de la matinée.

« Puis, quand elle sortit, il ordonna tout haut à Siméon,c’est-à-dire à lui-même, de la conduire jusqu’à l’ambulance desChamps-Élysées. Et ainsi Mme Essarès crut laisser son mari vivantet être accompagnée du vieux Siméon, tandis qu’elle laissait enréalité, dans une partie vide de la maison, le cadavre du vieuxSiméon, et qu’elle était accompagnée par son mari.

« Qu’advint-il ? Ce que le bandit avait voulu. Vers uneheure de l’après-midi, la justice, prévenue par le colonel Fakhi,arrivait et se trouvait en face d’un cadavre. Le cadavre dequi ? Il n’y eut pas à ce sujet l’ombre d’une hésitation. Lesfemmes de chambre reconnurent leur maître, et quand Mme Essarès seprésenta ce fut son mari qu’elle aperçut étendu devant la cheminéeoù on l’avait torturé la veille au soir. Le vieux Siméon,c’est-à-dire Essarès, confirma cette identité. Vous-même fûtes prisau piège. Le tour était joué. »

Patrice hocha la tête.

– Oui, c’est ainsi que les événements se sont produits, c’estbien là leur enchaînement.

– Le tour était joué, reprit don Luis. Et personne n’y vit quedu feu. N’y avait-il pas, en outre, comme preuve, cette lettreécrite de la main même d’Essarès et recueillie sur sonbureau ? Cette lettre datée du 4 avril, à midi, destinée à safemme, et où il annonce son départ ? Bien plus, le tour étaitsi bien joué que les indices mêmes qui auraient dû trahir la vériténe firent que renforcer le mensonge. Ainsi votre père portait untout petit album de photographies dans une poche intérieure de sonmaillot. Essarès n’y fit pas attention et ne lui enleva pas cemaillot. Eh bien, quand on trouva l’album, on admit tout de suitecette chose invraisemblable : Essarès bey gardait sur lui un albumcontenant les photographies de sa femme et du capitaineBelval !

« De même, quand on trouva dans la main du mort, c’est-à-diredans la main de votre père, un médaillon d’améthyste contenant vosdeux récentes photographies, et quand on y trouva aussi un papierfroissé où il était question du triangle d’or, on admit aussitôtqu’Essarès bey avait dérobé le médaillon et le document, et qu’illes tenait en sa main au moment de mourir. Tellement il était horsde doute que c’était bien Essarès bey qui avait été assassiné, quel’on avait son cadavre sous les yeux, et que l’on ne devait pluss’occuper de cette question ! Et, de la sorte, le nouveauSiméon était maître de la situation. Essarès bey est mort, viveSiméon ! »

Don Luis éclata de rire. L’aventure lui paraissait vraimentamusante, et il jouissait en artiste de tout ce qu’elle supposaitd’invention perverse et de génie malfaisant.

– Et tout de suite, poursuivit-il, Essarès, sous son masqueimpénétrable, se mit à l’œuvre. Le jour même il écoutait à traversla fenêtre entrebâillée votre conversation avec maman Coralie, et,saisi de rage en vous voyant penché sur elle, il tirait un coup derevolver. Puis, ce nouveau crime n’ayant pas réussi, il s’enfuyaitet jouait toute une comédie auprès de la petite porte du jardin,criant à l’assassin, jetant la clef par-dessus le mur afin dedonner une fausse piste, et se laissant tomber à moitié mort, commeétranglé par l’ennemi qui, soi-disant, avait tiré le coup derevolver. Comédie qui se terminait par la simulation de lafolie.

– Mais dans quel but, cette folie ?

– Dans quel but ? Pour qu’on le laissât tranquille, pourqu’on ne l’interrogeât pas, pour qu’on ne se méfiât pas de lui.Fou, il pouvait se taire et rester à l’écart. Sinon, aux premièresparoles, Mme Essarès aurait reconnu sa voix, si parfaitement qu’ilen eût dissimulé l’intonation.

« Désormais, il est fou. C’est un être irresponsable. Il va etvient à sa guise : c’est un fou ! Et sa folie est une chosetellement admise qu’il vous conduit pour ainsi dire par la mainvers ses anciens complices, et que vous les faites arrêter, sansvous demander un instant si ce fou n’agit pas avec la plus clairevision de ses intérêts. C’est un fou, un pauvre fou, un fouinoffensif, et ne laisse-t-on pas le champ libre à ces êtresdisgraciés !

« Dès lors, il n’a plus qu’à lutter contre ses deux derniersadversaires, maman Coralie et vous, mon capitaine. Et cela lui estfacile. Je suppose qu’il a eu entre les mains un journal tenu parvotre père. En tout cas, il a connaissance chaque jour de celui quevous tenez, vous. Par là, il apprend toute l’histoire des tombes,et il sait que, le 14 avril, maman Coralie et vous, irez tous deuxen pèlerinage à cette tombe. Il vous pousse d’ailleurs par sesmachinations à vous y rendre. Car son plan est fait. Il préparecontre le fils et contre la fille, contre le Patrice et contre laCoralie d’aujourd’hui, le coup qu’il a préparé jadis contre le pèreet contre la mère. Ce coup réussit au début. Il eût réussi jusqu’aubout si, grâce à une idée de notre pauvre Ya-Bon, un nouveladversaire n’avait surgi en ma personne…

« Mais est-il nécessaire de vous en dire davantage ? Lereste, vous le connaissez comme moi, et comme moi, vous pouvezjuger dans toute sa splendeur l’immonde bandit qui, au cours de cesvingt-quatre heures, laissait étrangler son complice Grégoire, ouplutôt sa maîtresse, Mme Mosgranem, enfouissait maman Coralie sousle tas de sable, assassinait Ya-Bon, m’enfermait – ou du moinscroyait m’enfermer – dans le pavillon, vous enterrait dans la tombecreusée par votre père, et supprimait le concierge Vacherot. Etmaintenant, mon capitaine, croyez-vous que j’aurais dû l’empêcherde se tuer, le joli monsieur qui, en dernier ressort, essayait dese faire passer pour votre père ? »

– Vous avez eu raison, dit Patrice. En tout cela vous avez euraison du commencement jusqu’à la fin. L’affaire m’apparaîtmaintenant tout entière, dans son ensemble et dans ses détails. Ilne reste plus qu’un point : le triangle d’or. Comment avez-vousdécouvert la vérité ? Qu’est-ce qui vous a conduit jusqu’à cetas de sable ? et qu’est-ce qui vous a permis de délivrerCoralie de la mort la plus affreuse ?

– Oh ! répondit don Luis, de ce côté, c’est encore plussimple, et la lumière s’est faite presque à mon insu. En quelquesmots, vous allez voir… Mais éloignons-nous d’abord. M. Desmalionset ses hommes deviennent un peu gênants.

Les agents étaient répartis aux deux entrées du chantierBerthou. M. Desmalions leur donnait ses instructions. Visiblementil leur parlait de don Luis et se préparait à l’aborder.

– Allons sur la péniche, dit don Luis. J’y ai laissé des papiersimportants.

Patrice le suivit.

En face de la cabine où se trouvait le cadavre de Grégoire,était une autre cabine à laquelle on accédait par le même escalier.Une chaise la meublait, et une table.

– Mon capitaine, fit don Luis, qui ouvrit un tiroir et y pritune lettre qu’il cacheta ; mon capitaine, voici une lettre queje vous prierai de remettre… Mais non, pas de phrases inutiles. Àpeine aurai-je le temps de satisfaire votre curiosité. Cesmessieurs approchent. Il s’agit pour l’instant du triangle.Parlons-en, et sans retard.

Il tendait l’oreille avec une attention dont Patrice devaitbientôt comprendre la signification réelle.

Et, tout en écoutant ce qui se passait dehors, il reprit :

Le triangle d’or ! Il y a des problèmes que l’on résout unpeu au hasard, sans chercher. Ce sont les événements qui nousmènent à la solution, et, parmi ces événements, on choisitinconsciemment, on démêle, on examine celui-ci, on écarte celui-là,et, tout à coup, on aperçoit le but… Donc ce matin, après vousavoir mené vers les tombes, et vous avoir enterré sous la dalle,Essarès bey revint à moi. Me croyant enfermé dans l’atelier dupavillon, il eut la gentillesse d’ouvrir le compteur à gaz, puis ils’en alla et vint sur le quai, au-dessus du chantier Berthou. Là,il eut une hésitation, et cette hésitation fut, pour moi qui lesuivais, un indice précieux. Certainement il songeait alors àdélivrer maman Coralie. Des gens passèrent. Il s’éloigna. Sachantoù il se rendait, je retournai à votre secours, j’avertis voscamarades de l’hôtel Essarès, et les priai de s’occuper devous.

« Ensuite, je revins ici. D’ailleurs, toute la marche del’affaire m’obligeait à y revenir. Il était à supposer que les sacsd’or n’étaient pas à l’intérieur de la canalisation, et, comme laBelle-Hélène ne les avait pas enlevés, ils devaient setrouver en dehors du jardin, en dehors de la canalisation, doncdans ces parages. J’explorai cette péniche, non pas tant pour ychercher les sacs que pour y chercher quelque renseignementimprévu, et pour y chercher aussi, avouons-le, les quatre millionsremis à Grégoire. Or, quand je me mets à explorer un endroit où jene trouve pas ce que je veux, je me rappelle toujours l’étrangeconte d’Edgar Poe : « La lettre volée »… Vous vous souvenez, cedocument diplomatique qui a été dérobé et dont on sait qu’il estcaché dans telle chambre ? On fouille cette chambre dans tousles coins. On soulève toutes les lames du parquet. Rien. Mais M.Dupin arrive et, presque aussitôt, se dirige vers un vide-pochesuspendu au mur et d’où dépasse un vieux papier. C’est ledocument.

« Eh bien, instinctivement, j’emploie le même procédé. Jecherche où l’on n’aurait même pas l’idée de chercher, dans lesendroits qui ne constituent pas de cachette, parce que ce seraitvraiment trop facile à découvrir. C’est ainsi, par exemple, quej’ai eu l’idée de feuilleter quatre vieux Bottins hors d’usage,alignés sur cette tablette. Les quatre millions s’y trouvaient.J’étais renseigné. »

– Comment, vous étiez renseigné ?

– Oui, sur l’état d’esprit d’Essarès, sur ses lectures, sur seshabitudes, sur la façon dont il concevait une bonne cachette. Nousavions cherché trop loin et trop profondément. Nous avions joué ladifficulté. Il fallait jouer la facilité, regarder l’extérieur, lasuperficie. Deux petits indices encore me servirent. J’avaisremarqué que les montants de l’échelle que Ya-Bon avait dû prendredans ces parages portaient quelques grains de sable. Enfin, je merappelai ceci : Ya-Bon avait tracé un triangle à la craie sur letrottoir, et ce triangle n’avait que deux côtés, le troisième étantconstitué par la base du mur. Pourquoi ce détail ? Pourquoipas une troisième ligne à la craie ? Est-ce que l’absence decette troisième ligne signifiait que la cachette se trouvait aupied d’un mur ? Bref, j’allumai une cigarette, je m’établislà-haut, sur le pont de la péniche et je me dis, tout en regardantautour de moi « Mon petit Lupin, je te donne cinq minutes. » Quandje me dis : « Mon petit Lupin », il m’est impossible de me résisterà moi-même. Je n’avais pas fumé le quart de ma cigarette que ça yétait.

– Vous saviez ? …

– Je savais. Parmi les éléments dont je disposais, lequel a faitjaillir l’étincelle ? Je l’ignore. Tous à la fois, sans doute.C’est là une opération psychologique assez complexe, comme uneexpérience de chimie. L’idée juste se forme tout à coup par desréactions et des combinaisons mystérieuses entre les éléments oùelle était en puissance. Et puis, il y avait en moi un principed’intuition, une surexcitation toute spéciale qui m’obligeait, qui,fatalement, m’obligeait à découvrir la cachette : maman Coralie s’ytrouvait.

« J’étais sûr qu’un échec de ma part, qu’une défaillance, qu’unehésitation plus longue, c’était sa perte. Une femme était là, dansun rayon de quelques dizaines de mètres. Il fallait savoir. Je sus.L’étincelle se produisit. La combinaison eut lieu. Et je courustout droit vers le tas de sable.

« Je vis immédiatement des vestiges de pas, et, presque en haut,la trace d’un piétinement plus marqué. Je fouillai. Au premiercontact avec un des sacs, croyez que mon émotion fut vive. Mais jen’avais pas le temps de m’émouvoir. Je dérangeai quelques sacs.Maman Coralie était là, à peine protégée du sable qui, peu à peu,l’étouffait, s’infiltrait, lui bouchait les yeux, l’asphyxiait.Inutile de vous en dire davantage, n’est-ce pas ? Le chantier,comme d’habitude, était désert. Je la sortis de là. Je hélai uneauto. Je la conduisis d’abord chez elle. Puis je m’occupaid’Essarès, du concierge Vacherot, et, renseigné sur les projets denotre ennemi, j’allai m’entendre avec le docteur Géradec. Enfin, jevous fis transporter à la clinique du boulevard de Montmorency etje donnai l’ordre également qu’on y conduisît maman Coralie, qu’ilest nécessaire de dépayser un peu pour l’instant. Et voilà, moncapitaine. Tout cela en trois heures. Quand l’auto du docteur meramena à la clinique, Essarès y arrivait en même temps que moi pours’y faire soigner. Je le tenais. »

Don Luis se tut.

Aucune parole n’était plus nécessaire entre les deux hommes.L’un avait rendu à l’autre les plus grands services que l’on pûtrendre à quelqu’un, et cet autre savait que c’étaient là desservices à propos desquels il n’est point de remerciement. Et ilsavait aussi que l’occasion ne lui serait jamais offerte de prouversa reconnaissance. Don Luis était en quelque sorte au-dessus de cespreuves-là par le seul fait qu’elles étaient impossibles. Commentrendre service à un homme comme lui, qui disposait de tellesressources, et qui accomplissait des miracles avec la même aisanceque l’on accomplit les petits actes de la viequotidienne ?

De nouveau, Patrice lui serra les mains fortement, sans unmot.

Don Luis accepta l’hommage de cette émotion silencieuse et dit:

– Si jamais on parle d’Arsène Lupin devant vous, défendez-le,mon capitaine, il le mérite.

Et il ajouta en riant :

– C’est drôle, mais, avec l’âge, je tiens à ma réputation. Lediable se fait ermite.

Il tendit l’oreille et, au bout d’un moment, prononça :

– Mon capitaine, c’est l’heure de la séparation. Présentez mesrespects à maman Coralie. Je ne l’aurai, pour ainsi dire, pasconnue, maman Coralie, et elle ne me connaîtra pas. Cela vautmieux, peut-être. Au revoir, mon capitaine. Et si jamais vous avezbesoin de moi, dans quelque affaire que ce soit, coquin àdémasquer, honnête homme à tirer d’embarras, énigme à déchiffrer,n’hésitez pas à recourir à mes conseils. Je ferai en sorte que vousayez toujours une adresse où m’écrire. Encore une fois, aurevoir.

– Alors, nous nous quittons déjà ?

– Oui, j’entends M. Desmalions. Allez au-devant de lui,voulez-vous ? Et ayez l’obligeance de l’amener.

Patrice hésita. Pourquoi don Luis l’envoyait-il au-devant de M.Desmalions ? Était-ce pour que lui, Patrice, intervînt en safaveur ?

Cette idée le stimula. Il sortit.

Il se produisit alors une chose que Patrice ne devait jamaiscomprendre, quelque chose de très rapide et de tout à faitinexplicable. Ce fut comme le coup de théâtre imprévu qui finitbrusquement une longue et ténébreuse aventure.

Patrice rencontra sur le pont M. Desmalions qui lui dit :

– Votre ami est là ?

– Oui. Mais deux mots d’abord… Vous n’avez pasl’intention ?…

– Ne craignez rien. Nous ne lui voulons aucun mal, aucontraire.

Le ton fut si net que l’officier ne trouva aucune objection.

M. Desmalions passa. Patrice le suivit. Ils descendirentl’escalier.

– Tiens, fit Patrice, j’avais laissé la porte de cette cabineouverte.

Il poussa. La porte s’ouvrit. Mais don Luis n’était plus dans lacabine.

Une enquête immédiate prouva que personne ne l’avait vu partir,ni les agents qui se tenaient sur le contre-quai, ni ceux qui déjàavaient traversé la passerelle.

Patrice déclara :

– Quand on aura le temps d’examiner cette péniche à fond, on latrouvera fort truquée, je n’en doute pas.

– De sorte que votre ami se serait enfui par quelque trappe, àla nage ? demanda M. Desmalions, qui semblait fort vexé.

– Ma foi oui, dit Patrice en riant, ou même par quelquesous-marin.

– Un sous-marin dans la Seine ?

– Pourquoi pas ? Je ne crois pas qu’il y ait de limite auxressources et à la volonté de mon ami.

Mais, ce qui acheva de stupéfier M. Desmalions, ce fut ladécouverte, sur la table, d’une lettre qui portait son adresse, lalettre que don Luis Perenna y avait déposée au début de sonentretien avec Patrice Belval.

« Il savait donc que je viendrais ici ? Il avait doncprévu, avant même notre entrevue, que je réclamerais de luicertaines formalités ? »

La lettre contenait ces mots :

« Monsieur,

« Excusez mon départ, et croyez que de mon côté je comprenaisfort bien le motif qui vous amène ici. Ma situation, en effet,n’est pas régulière, et vous êtes en droit de me demander desexplications. Les explications, je vous les donnerai, un jour oul’autre, j’en prends l’engagement. Vous verrez alors que, si jesers la France à ma manière, cette manière n’est pas la plusmauvaise, et que mon pays me devra quelque reconnaissance pour lesservices immenses, j’ose dire le mot, que je lui aurai renduspendant cette guerre. Le jour de cette entrevue, monsieur, je veuxque vous me remerciiez. Vous serez à cette époque – car je connaisvotre ambition secrète – préfet de police. Peut-être même mesera-t-il possible de contribuer personnellement à une nominationque je juge méritée. Je m’y emploie dès maintenant. Agréez, etc.»

M. Desmalions resta silencieux assez longtemps. Puis il prononça:

– Étrange personnage ! S’il avait voulu, nous l’aurionschargé de grandes choses. C’est ce que j’avais mission de lui direde la part de M. Valenglay.

– Soyez sûr, monsieur, fit Patrice, que les choses qu’ilaccomplit actuellement sont encore plus grandes.

Et il ajouta :

– Étrange personnage, en effet ! Et plus étrange encore,plus puissant et plus extraordinaire que vous ne pouvez lesupposer. Si chacune des nations alliées avait eu à sa dispositiontrois ou quatre individus taillés à son modèle, la guerre n’auraitcertainement pas duré six mois.

Et M. Desmalions murmura :

– Je le crois volontiers… Seulement ces individus-là sontgénéralement des isolés, des réfractaires qui n’en font qu’à leurtête et n’acceptent aucun joug… Tenez, capitaine, quelque chosecomme ce fameux aventurier qui, il y a quelques années,contraignait le Kaiser à venir dans sa prison et à le délivrer… etqui, à la suite d’un amour malheureux, s’est précipité du haut desfalaises de Capri…

– Qui donc ?

– Vous savez bien… Lupin… Arsène Lupin…

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