Le Triangle d’or

Chapitre 7Le docteur Géradec

La clinique du docteur Géradec groupait autour d’elle, dans unbeau jardin, plusieurs pavillons dont chacun avait sa destinationspéciale. La villa était réservée aux grandes opérations.

Le docteur y avait aussi son cabinet, et c’est là qu’on fitentrer d’abord Siméon Diodokis. Mais, après avoir subi l’examensommaire d’un infirmier, Siméon fut conduit dans une salle situéeau fond d’une aile indépendante.

Le docteur s’y trouvait. C’était un homme de soixante ansenviron, d’allure encore jeune, à la figure rasée, et que sonmonocle, toujours vissé à l’œil droit, obligeait à une grimace quicontractait tout le visage. Un grand tablier blanc l’habillait despieds à la tête.

Siméon, très difficilement – car il pouvait à peine parler –expliqua son cas. La nuit dernière, un rôdeur l’avait attaqué,saisi à la gorge et dévalisé, le laissant à moitié mort sur lepavé.

– Il vous eût été possible d’appeler un médecin depuis, remarquale docteur en le regardant fixement.

Et, comme Siméon ne répondait pas, il ajouta :

– D’ailleurs, ce n’est pas grand-chose. Dès l’instant que vousvivez, il n’y a pas eu fracture. Cela se réduit donc à des spasmesdu larynx dont nous viendrons à bout avec un tubage.

Il donna des ordres à son aide. On introduisit dans le gosier dumalade un long tube en aluminium qu’il garda durant une demi-heure.Le docteur, qui s’était absenté pendant ce temps, revint, et, ayantenlevé le tube, examina le malade, qui commençait déjà à respirerassez facilement.

– C’est fini, dit le docteur Géradec, et beaucoup plus vite queje ne pensais. Il y avait évidemment, dans votre cas, un phénomèned’inhibition qui contractait la gorge. Rentrez chez vous. Un peu derepos, et il n’y paraîtra plus.

Siméon demanda le prix et paya. Mais, comme le docteur lereconduisait à la porte, il s’arrêta et dit brusquement, d’un tonde confidence :

– Je suis un ami de Mme Albouin.

Le docteur ne semblait pas comprendre ce que signifiait cettephrase, il insista :

– Peut-être ce nom ne vous dit-il rien ? Mais, si je vousrappelle qu’il cache la personnalité de Mme Mosgranem, je ne doutepas que nous ne puissions nous entendre.

– Nous entendre sur quoi ? demanda le docteur dontl’étonnement contractait encore davantage la figure.

– Allons, docteur, vous vous méfiez, et vous avez tort. Noussommes seuls. Toutes les portes sont doubles et capitonnées. Nouspouvons causer.

– Je ne refuse nullement de causer. Mais encore faut-il que jesache…

– Un peu de patience, docteur.

– C’est que mes malades attendent.

– Ce sera vite fait, docteur. Je ne vous demande pas unentretien, mais le temps seulement de dire quelques phrases.Asseyons-nous.

Il s’assit résolument. Le docteur prit place en face de lui,avec un air de plus en plus surpris.

Et Siméon prononça, sans autre préambule :

– Je suis de nationalité grecque. La Grèce étant un pays neutreet même ami jusqu’à ce jour, il m’est facile d’obtenir un passeportet de sortir de France. Mais, pour des raisons personnelles, jedésire que ce passeport ne soit pas établi sous mon nom, mais sousun nom quelconque, que nous chercherons ensemble, et qui mepermettra, avec votre aide, de m’en aller sans le moindrepéril.

Le docteur se leva, indigné.

Siméon insista :

– Pas de grands mots, je vous en conjure. Il s’agit, n’est-cepas, d’y mettre le prix ? J’y suis déterminé.Combien ?

D’un geste, le docteur lui montra la porte.

Siméon ne protesta pas. Il mit son chapeau. Mais, arrivé près dela porte, il articula :

– Vingt mille ?… Est-ce assez ?

– Dois-je appeler ? dit le docteur, et vous faire jeterdehors ?

Siméon Diodokis se mit à rire et, tranquillement, avec despauses entre chacun des chiffres :

– Trente mille ?… Quarante ?… Cinquante ?…Oh ! oh ! davantage ? C’est le grand jeu, à ce qu’ilparaît… La somme ronde… Allons-y. Mais, vous savez, tout estcompris dans le chiffre fixé. Non seulement vous m’établissez unpasseport dont l’authenticité ne soit pas contestable, mais encorevous me garantissez les moyens de partir de France, comme vousl’avez fait pour mon amie, Mme Mosgranem, et fichtre, à desconditions autrement avantageuses ! Enfin, je ne marchandepas. J’ai besoin de vous. Alors, c’est convenu, docteur ? Centmille ?

Le docteur Géradec le regarda longtemps, puis d’un mouvementrapide mit le verrou. Revenant ensuite s’asseoir devant le bureau,il dit simplement :

– Causons.

– Je ne demande pas autre chose. On s’entend toujours entrehonnêtes gens. Mais, avant tout, je répète ma question : noussommes d’accord à cent mille ?

– Nous sommes d’accord… dit le docteur, à moins que la situationne se présente sous un jour moins clair que vous ne laprésentez.

– Que dites-vous ?

– Je dis que le chiffre de cent mille est une base de discussionconvenable, voilà tout.

Siméon Diodokis hésita une seconde. L’individu lui semblait unpeu gourmand. Néanmoins, il se rassit, et le docteur repritaussitôt :

– Votre nom véritable, s’il vous plaît ?

– Impossible. Je vous répète que, pour des raisons…

– Alors, c’est deux cent mille.

– Hein ?

Siméon avait sursauté.

– Crebleu ! vous n’y allez pas de main morte. Un pareilchiffre !

Géradec répondit calmement :

– Qui vous oblige à l’accepter ? Nous débattons un marché.Vous êtes libre.

– Enfin, quoi, du moment que vous acceptez de m’établir un fauxpasseport, que vous importe de connaître mon nom ?

– Il m’importe beaucoup. Je risque infiniment plus en faisantévader – car c’est une évasion -, en faisant évader un espion qu’unhonnête homme.

– Je ne suis pas un espion.

– Qu’en sais-je ? Comment ! Vous venez chez moi meproposer une vilaine chose. Vous cachez votre nom, votrepersonnalité, et vous avez tellement hâte de disparaître que vousêtes prêt à payer cent mille francs. Et, malgré tout, vous avez laprétention de vous faire passer pour un honnête homme.Réfléchissez. C’est absurde. Un honnête homme n’agit pas comme uncambrioleur… ou comme un assassin.

Le vieux Siméon ne broncha pas. Après un instant, il s’essuya lefront avec son mouchoir. Évidemment, il pensait que Géradec étaitun rude jouteur et qu’il eût peut-être mieux valu ne pas s’adresserà lui. Mais, après tout, le pacte était conditionnel. Il seraittoujours temps de rompre.

– Oh ! oh ! fit-il en essayant de rire, vous avez deces mots !

– Des mots seulement, dit le docteur. Je n’avance aucunehypothèse. Je me contente de résumer la situation et de justifiermes prétentions.

– Vous avez entièrement raison.

– Donc, je reprends votre question : nous sommesd’accord ?

– Nous sommes d’accord. Peut-être cependant – et c’est madernière observation – auriez-vous pu traiter plus doucement un amide Mme Mosgranem.

– Comment savez-vous que je l’ai traitée d’autre façon quevous ? demanda le docteur. Vous avez des renseignements à cepropos ?

– Mme Mosgranem m’a avoué elle-même que vous ne lui aviez rienpris.

Le docteur eut un sourire un peu fat, et murmura :

– Je ne lui ai rien pris, en effet, mais elle m’a peut-êtrebeaucoup donné. Mme Mosgranem était une de ces jolies femmes dontles faveurs se comptent à prix élevé.

Un silence suivit ces paroles. Le vieux Siméon semblait de plusen plus mal à l’aise en face de son interlocuteur. Enfin celui-ciinsinua :

– Mon indiscrétion paraît vous être désagréable. Y avait-ilentre Mme Mosgranem et vous un de ces liens de tendresse ?… Ence cas, excusez-moi… D’ailleurs, tout cela, n’est-ce pas, chermonsieur, n’a plus du tout d’importance après ce qui vient de sepasser.

Il soupira :

– Pauvre Mme Mosgranem !

– Pourquoi parlez-vous d’elle ainsi ? interrogeaSiméon.

– Pourquoi ? Mais justement à cause de ce qui vient de sepasser.

– J’ignore absolument…

– Comment, vous ignorez le drame affreux ?

– Je n’ai pas eu de lettre d’elle depuis son départ.

– Ah !… Moi, j’en ai reçu une hier soir, et j’ai été fortétonné d’apprendre qu’elle était rentrée en France.

– En France, Mme Mosgranem !

– Mais oui. Et même elle me donnait rendez-vous pour ce matin…un étrange rendez-vous…

– À quel endroit ? fit Siméon avec une inquiétudevisible.

– Je vous le donne en mille.

– Parlez donc !

– Eh bien, sur une péniche.

– Hein !

– Oui, sur une péniche, nommée la Nonchalante, amarréeau quai de Passy, le long du chantier Berthou.

– Est-ce possible ? balbutia Siméon.

– C’est la réalité même. Et savez-vous comment la lettre étaitsignée ? Elle était signée Grégoire.

– Grégoire… un nom d’homme… articula le vieux d’une voixsourde.

– Un nom d’homme, en effet… Tenez, j’ai la lettre sur moi. Elleme dit qu’elle mène une vie fort dangereuse, qu’elle se méfie del’homme auquel sa fortune est associée, et qu’elle voudrait medemander conseil.

– Alors… alors… vous y êtes allé ?

– J’y suis allé.

– Mais quand ?

– Ce matin. J’y étais, pendant que vous téléphoniez ici.Malheureusement…

– Malheureusement ?…

– Je suis arrivé trop tard.

– Trop tard ?…

– Oui, le sieur Grégoire, ou plutôt Mme Mosgranem étaitmorte.

– Morte !

– On l’avait étranglée.

– C’est effrayant, dit Siméon, qui paraissait reprisd’étouffements. Et vous n’en savez pas plus long ?

– Plus long sur quoi ?

– Sur l’homme dont elle parlait.

– L’homme dont elle se défiait ?

– Oui.

– Si, si, elle m’a écrit son nom dans cette lettre. C’est unGrec qui se faisait appeler Siméon Diodokis. Elle me donnait mêmeson signalement… que j’ai lu sans trop d’attention.

Il déplia la lettre et jeta les yeux sur la seconde page enmarmottant :

– Un homme assez vieux… cassé… qui porte un cache-nez… qui portetoujours un cache-nez et de grosses lunettes jaunes.

Le docteur Géradec interrompit sa lecture et regarda Siméon d’unair stupéfait. Tous deux restèrent un moment sans souffler mot.Puis le docteur répéta machinalement :

– Un homme assez vieux… cassé… qui porte un cache-nez… et degrosses lunettes jaunes…

Après chaque bout de phrase, il s’arrêtait, le temps deconstater le détail accusateur.

Enfin, il prononça :

– Vous êtes Siméon Diodokis…

L’autre ne protesta pas. Tous ces incidents s’enchaînaient d’unefaçon si étrange, et à la fois si naturelle, qu’il sentaitl’inutilité des mensonges.

Le docteur Géradec fit un grand geste et déclara :

– Voilà précisément ce que j’avais prévu. La situation n’estplus du tout telle que vous la présentiez. Il ne s’agit plus debalivernes, mais d’une chose fort grave et terriblement dangereusepour moi.

– Ce qui veut dire ?

– Ce qui veut dire que le prix n’est plus le même.

– Combien, alors ?

– Un million.

– Ah ! non, non ! s’exclama Siméon avecviolence ! non ! Et puis je n’ai pas touché à MmeMosgranem. Moi-même, j’étais attaqué par celui qui l’a étranglée,et c’est le même individu, un nègre appelé Ya-Bon, qui m’a rejointet qui m’a saisi à la gorge.

Le docteur lui saisit le bras.

– Répétez ce nom. C’est bien Ya-Bon que vous avez dit ?

– Certes, un Sénégalais, mutilé d’un bras.

– Et il y a eu combat entre ce Ya-Bon et vous ?

– Oui.

– Et vous l’avez tué ?

– Je me suis défendu.

– Soit. Mais vous l’avez tué ?

– C’est-à-dire…

Le docteur haussa les épaules en souriant.

– Écoutez, monsieur, la coïncidence est curieuse. En sortant dela péniche, j’ai rencontré une demi-douzaine de soldats mutilés,qui m’ont adressé la parole. Ils cherchaient justement leurcamarade Ya-Bon, et ils cherchaient aussi leur capitaine, lecapitaine Belval, et ils cherchaient un ami de cet officier, et ilscherchaient une dame, celle chez qui ils logeaient.

« Ces quatre personnes avaient disparu, et de cette disparitionils accusaient un individu… mais, tenez, ils m’ont dit le nom…Ah ! c’est de plus en plus bizarre ! C’est SiméonDiodokis, c’était vous qu’ils accusaient… Est-ce curieux ?Mais, d’autre part, vous avouerez que tout cela constitue des faitsnouveaux, et que, par conséquent… »

Il y eut une pause. Puis nettement, le docteur scanda :

– Deux millions.

Cette fois, Siméon demeura impassible. Il se sentait dans lesgriffes de cet homme comme une souris entre les griffes d’un chat.Le docteur jouait avec lui, le laissait échapper, le rattrapait,sans qu’il pût avoir une seconde l’espérance de se soustraire à cejeu mortel.

Il dit simplement :

– C’est du chantage…

Le docteur fit un signe d’approbation :

– Je ne vois pas en effet d’autre mot. C’est du chantage. Etencore un chantage où je n’ai pas l’excuse d’avoir fait naîtrel’occasion dont je profite. Un hasard merveilleux passe à portée dema main. Je saute dessus, comme vous le feriez à ma place. Quevoulez-vous ? J’ai eu avec la justice de mon pays quelquesdémêlés que vous n’êtes pas sans connaître. Nous avons, elle etmoi, signé la paix. Mais ma situation professionnelle est tellementébranlée que je ne puis repousser dédaigneusement ce que vousm’apportez avec tant de bienveillance.

– Et si je refuse de me soumettre ?

– Alors je téléphone à la préfecture de police, où je suis trèsbien vu maintenant, étant à même de rendre à ces messieurs quelquesservices.

Siméon regarda du côté de la fenêtre, regarda du côté de laporte. Le docteur avait empoigné le cornet du téléphone. Il n’yavait rien à faire, pour l’instant, qu’à céder… quitte à profiterdes circonstances favorables qui pourraient survenir.

– Soit, déclara Siméon. Après tout, cela vaut mieux. Vous meconnaissez, je vous connais. On peut s’entendre.

– Sur la base indiquée ?

– Oui.

– Deux millions ?

– Oui. Expliquez-moi votre plan.

– Non, pas la peine. J’ai mes moyens à moi, et je trouve inutilede les divulguer d’avance. L’essentiel, c’est votre évasion,n’est-ce pas ? et la fin des dangers que vous courez ? Detout cela je réponds.

– Qui m’assure ? …

– Vous me payerez moitié comptant, moitié au terme del’entreprise. Reste la question du passeport. Elle est secondairepour moi. Encore faut-il en établir un. Sous quel nom ?

– Celui que vous voudrez.

Le docteur prit un papier pour inscrire le signalement, et touten observant son interlocuteur et murmurant : cheveux gris… figureimberbe… lunettes jaunes… il demanda :

– Mais vous… qui me garantit l’indispensable paiement ?… Jeveux des billets de banque… de vrais, d’authentiques billets debanque…

– Vous les aurez.

Où sont-ils ?

– Dans une cachette inaccessible.

– Précisez.

– Je peux le faire. Alors même que je vous aurais indiquél’emplacement général, vous ne trouveriez pas.

– Alors ?

– C’est Grégoire qui en avait la garde. Il y a quatre millions…Ils sont dans la péniche. Nous irons ensemble et je vous compteraile premier million.

Le docteur frappa la table.

– Hein ? Qu’avez-vous dit ?

– Je dis que ces millions sont dans la péniche.

– La péniche qui est amarrée près du chantier Berthou, et danslaquelle Mme Mosgranem a été égorgée ?

– Oui, j’ai caché là quatre millions. L’un d’eux vous seraremis.

Le docteur hocha la tête et déclara :

– Non, je n’accepte pas cet argent-là en paiement !

– Pourquoi ? Vous êtes fou.

Pourquoi ? Parce qu’on ne se paye pas avec ce qui vousappartient déjà.

– Qu’est-ce que vous dites ? s’écria Siméon aveceffarement.

– Ces quatre millions m’appartiennent. Par conséquent, vous nepouvez pas me les offrir.

Siméon haussa les épaules.

– Vous divaguez. Pour qu’ils vous appartiennent, il faudraitd’abord que vous les ayez.

– Bien entendu.

– Et vous les avez ?

– Je les ai.

– Quoi ? Expliquez-vous. Expliquez-vous, tout de suite,grinça Siméon hors de lui.

– Je m’explique. La cachette inaccessible consistait en quatrevieux Bottins hors d’usage. Le Bottin de Paris et celui desdépartements, chacun en deux volumes. Ces quatre volumes, creux àl’intérieur, comme évidés sous leur reliure, contenaient chacun unmillion.

– Vous mentez ! … Vous mentez !

– Ils étaient sur une tablette, dans un petit débarras à côté dela cabine.

– Et après ? Après ?

– Après ? Eh bien, ils sont ici.

– Ici ?

– Sur cette tablette, devant vos yeux. Alors, dans cesconditions, n’est-ce pas, étant déjà légitime possesseur, je nepuis accepter…

– Voleur ! Voleur ! cria Siméon, qui tremblait de rageet lui montrait le poing. Vous n’êtes qu’un voleur, et je vousferai rendre gorge… Ah ! le bandit…

Très calme, le docteur Géradec sourit et leva la main en manièrede protestation.

– Voilà de bien grands mots, et combien injustes ! Oui, jele répète, combien injustes ! Vous rappellerai-je que votremaîtresse, Mme Mosgranem, m’honorait de ses bontés ? Un jour,ou plutôt un matin, elle me dit, après un moment d’expansion : «Mon ami – elle m’appelait son ami et, en ces moments-là, voulaitbien me tutoyer – mon ami, quand je mourrai – elle avait de sombrespressentiments – quand je mourrai, tout ce qui se trouvera dans monappartement, je te le lègue. » Son appartement, à la minute de samort, c’était la péniche en question. Lui ferai-je l’injure de nepas obéir à une volonté aussi sacrée ?

Le vieux Siméon n’écoutait pas. Une idée infernale s’éveillaiten lui, et il se dressait vers le docteur dans un geste d’attentionéperdue.

Le docteur lui dit :

– Nous gaspillons un temps précieux, cher monsieur, quedécidez-vous ?

Il jouait avec la feuille où il avait inscrit les renseignementsnécessaires au passeport. Siméon s’avança vers lui sans un mot. Àla fin le vieillard chuchota :

– Cette feuille, donnez-la moi… Je veux voir comment vous avezétabli mon passeport… et sous quel nom…

Il arracha le papier, le parcourut des yeux et, soudain, bonditen arrière.

– Quel nom avez-vous mis ? Quel nom avez-vous mis ? Dequel droit me donnez-vous ce nom ? Pourquoi ?Pourquoi ?

– Mais vous m’avez dit d’inscrire un nom à mon gré.

– Mais celui-ci ? celui-ci ?… Pourquoi avez-vousinscrit celui-ci ?

– Ma foi, je ne sais pas… Une idée comme une autre. Je nepouvais pas mettre Siméon Diodokis, n’est-ce pas, puisque vous nevous appelez pas ainsi… Je ne pouvais pas mettre non plus ArmandBelval, puisque vous ne vous appelez pas ainsi non plus. Alors,j’ai mis ce nom-là.

– Mais pourquoi ce nom-là justement ?

– Dame, parce que c’est votre nom véritable.

Le vieillard eut un mouvement d’épouvante, et tout bas, de plusen plus courbé sur le docteur, il dit en frissonnant

– Un seul homme… un seul homme était capable de deviner…

Un long silence encore. Puis le docteur ricana :

– Je crois, en effet, qu’un seul homme en était capable. Mettonsdonc que je sois ce seul homme.

– Un seul, continua l’autre, auquel la respiration semblaitmanquer à nouveau… un seul aussi pouvait trouver la cachette desquatre millions, comme vous l’avez trouvée, en quelquessecondes…

Le docteur ne répondit pas. Il souriait et sa figure sedécontractait peu à peu.

On eût dit que Siméon n’osait pas prononcer le nom redoutablequi lui montait aux lèvres. Il courbait la tête. Il était commel’esclave devant le maître. Quelque chose de formidable, dont ilavait déjà senti le poids au cours de la lutte, l’écrasait. L’hommequ’il avait en face de lui prenait, dans son esprit, desproportions de géant qui pouvait, d’un mot, le supprimer, d’ungeste l’anéantir. Et un seul homme avait cette taille hors desmesures humaines.

À la fin, il murmura avec une terreur indicible :

– Arsène Lupin… Arsène Lupin…

– Tu l’as dit, bouffi, s’écria le docteur en se levant.

Il laissa tomber son monocle. Il sortit de sa poche une petiteboîte qui contenait de la pommade, se barbouilla le visage aveccette pommade, se lava dans une cuvette d’eau que renfermait unplacard, et reparut, le teint clair, la face souriante etnarquoise, l’allure désinvolte.

– Arsène Lupin, répéta Siméon pétrifié… Arsène Lupin… Je suisperdu…

– Jusqu’à la gauche, vieillard stupide. Et faut-il que tu soisstupide ! Comment ! tu me connais de réputation, turessens vis-à-vis de moi la frousse intense et salutaire qu’unhonnête homme de mon envergure doit inspirer à une vieillefripouille comme toi, tu t’es imaginé que je serais assez bête pourme laisser coffrer dans ta boîte à gaz.

Lupin allait et venait, en comédien habile qui a une tirade àdébiter, qui la ponctue aux bons endroits, qui se réjouit del’effet produit, et qui s’écoute parler avec une certainecomplaisance. On sentait que, pour rien au monde, il n’eût donné saplace et abandonné son rôle.

Il poursuivit :

– Remarque bien qu’à ce moment-là, j’aurais pu te prendre par lapeau du cou et jouer tout de suite avec toi la grande scène ducinquième acte que nous sommes en train de jouer. Seulement, voilà,mon cinquième acte était un peu court, et je suis un homme dethéâtre, moi ! Tandis que, de la sorte, comme l’intérêtrebondit ! Et comme c’était amusant de voir l’idée germer dansta caboche de sous-boche ! Et combien rigolo d’aller dansl’atelier, d’attacher ma lampe électrique au bout d’une ficelle, defaire croire ainsi à ce bon Patrice que j’étais là, de sortir, etd’entendre Patrice me renier par trois fois et mettre soigneusementen prison, quoi ? ma lampe électrique !

« Tout ça, c’était du bon ouvrage, qu’en dis-tu ?… N’est-cepas ? Je te sens béant d’admiration… Et, dix minutes plustard, lorsque tu es revenu, hein ! quelle jolie scène à lacantonade ! Évidemment, je cognais bien contre la porte murée,entre l’atelier et la chambre de gauche… Seulement, vieux Siméon,je n’étais pas dans l’atelier, j’étais dans la chambre degauche ! Et le vieux Siméon ne s’est douté de rien, et il estparti tranquillement, persuadé qu’il laissait derrière lui uncondamné à mort. Un coup de maître, qu’en dis-tu ? Et jedominais tellement la situation que je n’eus même pas besoin de tesuivre jusqu’au bout. J’étais sûr, comme deux et deux font quatre,que tu allais chez ton ami, M. Amédée Vacherot, le concierge. Et defait, tu t’y rendis tout de go. »

Lupin reprit haleine, puis continua :

– Ah ! là, par exemple, tu as commis une belle imprudence,vieux Siméon, et qui m’a tiré d’embarras… J’arrive : personne dansla loge. Que faire ? Comment retrouver tes traces ?Heureusement que la Providence me protégeait. Qu’est-ce que je lissur un bout de journal ? Un numéro de téléphone tout fraisécrit au crayon. Tiens ! tiens, voilà une piste ! Jedemande ce numéro. J’obtiens la communication et, froidement,j’articule : « Monsieur, c’est moi qui ai téléphoné tout à l’heure.Seulement, si j’ai votre numéro, je n’ai pas votre adresse. » Surquoi, on me la donne, cette adresse : Docteur Géradec,boulevard de Montmorency. Alors, j’ai compris. DocteurGéradec ? C’est bien cela. Le vieux Siméon va d’abord se faireadministrer un bon tubage. Ensuite, on s’occupera du passeport, ledocteur Géradec étant un spécialiste de faux passeports.

« Oh ! oh ! le vieux Siméon voudrait donc filer ?Pas de ça Lisette ! Alors, je suis venu ici, sans m’occuper deton pauvre ami, M. Vacherot, que tu as assassiné dans quelque coinpour te débarrasser d’un accusateur possible. Et ici j’ai vu ledocteur Géradec, un homme charmant, que ses ennuis ont assagi etassoupli, et qui m’a… donné sa place pour un matin. Ça m’a coûté unpeu cher, mais, n’est-ce pas ? qui veut la fin… Bref, commeton rendez-vous n’était que pour dix heures, j’avais encore deuxbonnes heures devant moi ; j’ai donc été visiter la péniche,prendre les millions, mettre au point certaines choses. Et mevoilà ! »

Lupin s’arrêta devant le vieillard et lui dit :

– Eh bien, tu es prêt ?

Siméon, qui semblait absorbé, tressaillit.

– Prêt à quoi ? repartit Lupin, sans attendre la réponse.Mais au grand voyage. Ton passeport est en règle. Paris-Enfer.Billet simple. Train rapide. Sleeping-Cercueil. Envoiture !

Il y eut un assez long silence. Le vieillard réfléchissait et,visiblement, cherchait une issue pour échapper à l’étreinte de sonennemi. Mais les plaisanteries d’Arsène Lupin devaient le troublerprofondément, car il ne put balbutier que des syllabesconfuses.

À la fin, il fit un effort et prononça :

– Et Patrice ?

– Patrice ? répéta Lupin.

– Oui. Que va-t-il devenir ?

– Tu as une idée à ce propos ?

– J’offre sa vie en échange de la mienne.

Lupin parut stupéfait.

– Il est donc en danger de mort, selon toi ?

– Oui, et c’est pourquoi je propose le marché : sa vie contre lamienne.

Lupin se croisa les bras et prit un air indigné :

– Eh bien vrai ! tu en as du culot ! Comment, Patriceest mon ami, et tu me crois capable de l’abandonner ainsi ?Moi, Lupin, je ferais des mots plus ou moins spirituels sur ta mortimminente, tandis que mon ami Patrice serait en danger ? VieuxSiméon, tu baisses. Il est temps que tu ailles te reposer dans unmonde meilleur.

Il souleva une tenture, ouvrit une porte, et appela :

– Eh bien, mon capitaine ?

Puis, après un second appel, il continua :

– Ah ! je vois que vous avez repris connaissance, moncapitaine. Tant mieux ! Et vous n’êtes pas trop étonné de mevoir ? Non ! Ah ! surtout, je vous en prie, pas deremerciement. Ayez seulement l’obligeance de venir. Notre vieuxSiméon vous réclame. Et le vieux Siméon a droit à des égards, en cemoment.

Puis se tournant vers le vieillard, il lui dit :

– Voilà ton fils, père dénaturé.

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