Le Triangle d’or

Chapitre 6Siméon livre bataille

Il leur fallut du temps pour desserrer l’étreinte de Ya-Bon.Même mort, le Sénégalais ne lâchait pas sa proie, et ses doigtsdurs comme du fer, armés d’ongles acérés comme des griffes detigre, entraient dans le cou de l’ennemi qui râlait, évanoui etsans forces.

Sur le pavé de la cour, on voyait le revolver de Siméon.

– Tu as eu de la veine, vieux brigand, fit don Luis à voixbasse, que Ya-Bon n’ait pas eu le temps de te serrer la vis avantton coup de feu. Mais ne rigole pas trop. Il t’aurait peut-êtreépargné… tandis que, Ya-Bon mort, tu peux écrire à ta famille etretenir ton fauteuil à l’enfer. De profundis, Diodokis. Tune fais plus partie de ce monde.

Et il ajouta avec émotion :

– Pauvre Ya-Bon, il m’avait sauvé d’une mort affreuse, un jour,en Afrique… et il meurt aujourd’hui, sur mon ordre, pour ainsidire… Mon pauvre Ya-Bon !

Il ferma les yeux du Sénégalais. Il s’agenouilla près de lui,baisa le front sanglant, et parla tout bas à l’oreille du mort, luipromettant tout ce qui est doux aux âmes simples et fidèles, lesouvenir, la vengeance…

Enfin, avec l’aide de Patrice, il transporta le cadavre dans lapetite chambre qui flanquait la grande salle.

– Ce soir, mon capitaine, dit-il, quand le drame sera fini, onpréviendra la police. Pour l’instant, il s’agit de le venger, luiet les autres.

Il se mit alors à faire une inspection minutieuse sur le terrainde la lutte, puis il revint vers Ya-Bon, et ensuite vers Siméon,dont il examina les vêtements et les chaussures.

Patrice Belval était là, en face de son effroyable ennemi, qu’ilavait assis contre le mur du pavillon et qu’il regardait ensilence, d’un regard fixe et chargé de haine. Siméon ! SiméonDiodokis ! le démon exécrable qui, l’avant-veille, avait ourdile terrible complot, et qui, penché sur la lucarne, contemplait enriant leur agonie affreuse ! Siméon Diodokis qui, comme unebête fauve, avait caché Coralie au fond de quelque trou, pourrevenir la torturer à son aise !

Il paraissait souffrir et ne respirer qu’avec beaucoup dedifficulté, le larynx froissé sans doute par la poigne implacablede Ya-Bon. Pendant le combat, ses lunettes jaunes étaient tombées.D’épais sourcils grisonnants surplombaient ses lourdespaupières.

Don Luis dit :

– Fouillez-le, mon capitaine.

Mais, Patrice semblant y répugner, il chercha lui-même dans lespoches et sortit un portefeuille qu’il tendit à l’officier.

Il y avait d’abord un permis de séjour au nom de SiméonDiodokis, sujet grec, avec son portrait collé au haut du carton.Lunettes, cache-nez, longs cheveux… le portrait était récent etportait le timbre de la Préfecture à la date de décembre 1914. Il yavait une série de papiers d’affaires, factures, mémoires adressésà Siméon, secrétaire d’Essarès bey, et, parmi ces papiers, unelettre du concierge, d’Amédée Vacherot.

Cette lettre était ainsi conçue :

« Cher monsieur Siméon,

J’ai réussi. Un des jeunes amis a pu prendre, à l’ambulance, laphotographie de Mme Essarès et de Patrice, qui se trouvaient l’unprès de l’autre à ce moment. Je suis bien heureux de vous faireplaisir. Mais quand donc direz-vous la vérité à votre cherfils ? Quelle joie pour lui !… »

Au-dessous de la lettre, ces mots écrits par Siméon Diodokis,comme une note personnelle :

« Une fois de plus, je prends vis-à-vis de moi l’engagementsolennel de ne rien révéler à mon fils bien-aimé avant que mafiancée Coralie soit vengée, et avant que Patrice et CoralieEssarès soient libres de s’aimer et de s’unir. »

– C’est bien l’écriture de votre père ? demanda donLuis.

– Oui, fit Patrice bouleversé… Et c’est également l’écriture deslettres adressées par ce misérable à son ami Vacherot… Oh !quelle ignominie ! … cet homme ! … ce bandit ! …

Siméon eut un mouvement. Plusieurs fois ses paupièress’ouvrirent et se refermèrent. Puis, s’éveillant tout à fait, ilregarda Patrice.

Tout de suite, celui-ci, d’une voix étouffée, prononça :

– Coralie ?…

Et, comme Siméon ne semblait pas comprendre, encore étourdi, etle contemplait avec stupeur, il répéta plus durement :

– Coralie ?… Où est-elle ?… Où l’avez-vousenfouie ? Elle meurt, n’est-ce pas ?

Siméon revenait peu à peu à la vie, à la conscience.

Il marmotta :

– Patrice… Patrice…

Il regarda autour de lui, aperçut don Luis, se souvint sansdoute de sa lutte implacable avec Ya-Bon, et referma les yeux. MaisPatrice, qui redoublait de rage, lui cria :

– Écoutez… pas d’hésitation !… Il faut répondre… C’estvotre vie qui est en jeu.

Les yeux de l’homme se rouvrirent, des yeux striés de sang etbordés de rouge. Il esquissa vers sa gorge un geste qui signifiaitcombien il lui était difficile de parler. Enfin, avec des effortsvisibles, il redit :

– Patrice, c’est toi ?… Il y a si longtemps que j’attendaisce moment !… Et c’est aujourd’hui, comme deux ennemis, quenous…

– Comme deux ennemis mortels, scanda Patrice. La mort est entrenous… la mort de Ya-Bon… La mort de Coralie peut-être… Oùest-elle ? Il faut parler… Sinon…

L’homme répéta tout bas :

– Patrice… C’est donc toi ?

Ce tutoiement exaspérait l’officier. Il saisit son adversairepar le revers du veston et le brutalisa.

Mais Siméon avait vu le portefeuille que Patrice tenait dans sonautre main, et, sans opposer de résistance aux brusqueries dePatrice, il articula :

– Tu ne me feras pas de mal, Patrice… Tu as dû trouver deslettres, et tu sais le lien qui nous attache l’un à l’autre…Ah ! j’aurais été si heureux !…

Patrice l’avait lâché et l’observait avec horreur. Tout bas, àson tour, il dit :

– Je vous défends de parler de cela… C’est là une choseimpossible.

– C’est une vérité, Patrice.

– Tu mens ! tu mens ! s’écria l’officier, incapable dese contenir et dont la douleur contractait le visage au point de lerendre méconnaissable.

– Ah ! je vois que tu avais deviné déjà. Alors inutile det’expliquer…

– Tu mens !… tu n’es qu’un bandit !… Si c’était vrai,pourquoi le complot contre Coralie et moi ? Pourquoi ce doubleassassinat ?

– J’étais fou, Patrice… Oui, je suis fou par moments… Toutes cescatastrophes m’ont tourné la tête… La mort de ma Coralie autrefois…Et puis ma vie dans l’ombre d’Essarès… Et puis… et puis… l’orsurtout… Ai-je voulu vraiment vous tuer tous les deux ? Je nem’en souviens plus… Ou du moins, je me souviens d’un rêve que j’aifait… Cela se passait dans le pavillon, n’est-ce pas ? ainsiqu’autrefois… Ah ! la folie… quel supplice ! Être obligé,comme un forçat, de faire des choses contre sa volonté !…Alors, c’était dans le pavillon, ainsi qu’autrefois, sans doute, etde la même manière ?… avec les mêmes instruments ?… Oui,en effet, dans mon rêve, j’ai recommencé toute mon agonie, et cellede ma bien-aimée… Et au lieu d’être torturé, c’était moi quitorturais… Quel supplice ! …

Il parlait bas, en lui-même, avec des hésitations et dessilences, et un air de souffrir au-delà de toute expression.Patrice l’écoutait, plein d’une anxiété croissante. Don Luis ne lequittait pas des yeux, comme s’il eût cherché où l’autre voulait envenir.

Et Siméon reprit :

– Mon pauvre Patrice… je t’aimais tant… Et maintenant je n’aipas d’ennemi plus acharné… Comment en serait-il autrement ?…Comment pourrais-tu oublier ?… Ah ! pourquoi ne m’a-t-onpas enfermé après la mort d’Essarès ? C’est là que j’ai sentima raison m’échapper…

– C’est donc vous qui l’avez tué ? demanda Patrice.

– Non, non justement… C’est un autre qui m’a pris mavengeance.

– Qui ?

– Je ne sais pas… tout cela est incompréhensible. Taisons-nouslà-dessus… tout cela me fait mal… J’ai tant souffert depuis la mortde Coralie !

– De Coralie ! s’exclama Patrice.

– Oui, de celle que j’aimais… Quant à la petite, par elle aussi,j’ai bien souffert… Elle n’aurait pas dû épouser Essarès, et alorspeut-être bien des choses ne seraient pas arrivées…

Patrice murmura, le cœur étreint :

– Où est-elle ?…

– Je ne puis pas te le dire.

– Ah ! dit Patrice, secoué de colère, c’est qu’elle estmorte !

– Non, elle est vivante, je te le jure.

– Alors, où est-elle ? Il n’y a que cela qui compte… Toutle reste, c’est du passé… Mais cela, la vie d’une femme, la vie deCoralie…

– Écoute.

Siméon s’arrêta, jeta un coup d’œil vers don Luis, et dit :

– Je parlerais bien… mais…

– Qu’est-ce qui vous en empêche ?

– La présence de cet homme, Patrice. Que celui-là s’en ailled’abord !

Don Luis Perenna se mit à rire.

Cet homme, c’est moi, n’est-ce pas ?

– C’est vous.

– Et je dois m’en aller ?

– Oui.

– Moyennant quoi, vieux brigand, tu indiques la cachette où setrouve maman Coralie ?

– Oui…

La gaieté de don Luis redoubla.

– Eh ! parbleu, maman Coralie est dans la même cachette queles sacs d’or. Sauver maman Coralie, c’est livrer les sacsd’or.

– Eh bien ? dit Patrice, sur un ton où il y avait un peud’hostilité.

– Eh bien, mon capitaine, répondit don Luis non sans ironie, jene suppose pas que, si l’honorable M. Siméon vous offrait de lelaisser libre sur parole et d’aller chercher maman Coralie, je nesuppose pas que vous accepteriez ?

– Non.

– N’est-ce pas ? Vous n’avez pas la moindre confiance, etvous avez raison. L’honorable M. Siméon, bien que fou, a faitpreuve, en nous envoyant balader du côté de Mantes, d’une tellesupériorité et d’un tel équilibre, qu’il serait dangereuxd’accorder à ses promesses le plus petit crédit. Il en résulte…

– Il en résulte ?…

– Ceci, mon capitaine, c’est que l’honorable M. Siméon va vousproposer un marché… qui peut s’énoncer de la sorte : « Je te donneCoralie, mais je garde l’or. »

– Et après ?

– Après ? Ce serait parfait si vous étiez seul avec cethonorable gentleman. Le marché serait vite conclu. Mais il y a moi…et dame !

Patrice s’était dressé. Il s’avança vers don Luis et prononçad’une voix qui devenait nettement agressive :

– Je présume que, vous non plus, vous n’y mettrez aucuneopposition ? Il s’agit de la vie d’une femme.

– Évidemment. Mais, d’autre part, il s’agit de trois centsmillions.

– Alors vous refusez ?

– Si je refuse !

– Vous refusez, quand cette femme agonise ! Vous préférezqu’elle meure !… Mais enfin, vous oubliez que cela me regarde…que cette affaire… que cette affaire…

Les deux hommes étaient debout l’un contre l’autre. Don Luisgardait ce calme un peu narquois et cet air d’en savoir davantagequi irritaient Patrice. Au fond, Patrice, tout en subissant ladomination de don Luis, concevait de l’humeur et sentait quelqueembarras à se servir d’un collaborateur dont il connaissait lepassé. Il serra les poings et scanda :

– Vous refusez ?

– Oui, dit don Luis, toujours tranquille. Oui, mon capitaine, jerefuse ce marché que je trouve absurde… Vrai marché de dupe.Bigre ! Trois cents millions… abandonner une pareilleaubaine ! Jamais de la vie ! Mais, toutefois, je nerefuse nullement de vous laisser en tête-à-tête avec l’honorable M.Siméon… pourvu que je ne m’éloigne pas. Cela te suffit-il, vieuxSiméon ?

– Oui.

– Eh bien, entendez-vous tous les deux. Signez l’accord.L’honorable M. Siméon Diodokis, qui, lui, a toute confiance en sonfils, va vous dire, mon capitaine, où est la cachette, et vousdélivrerez maman Coralie.

– Mais vous ? vous ? grinça Patrice, exaspéré.

– Moi, je vais compléter ma petite enquête sur le présent et surle passé, en visitant de nouveau la salle où vous avez faillimourir, mon capitaine. À tout à l’heure. Et, surtout, prenez bienvos garanties.

Et don Luis, allumant sa lampe de poche, pénétra dans lepavillon, puis dans l’atelier. Patrice vit les reflets électriquesqui se jouaient sur le lambris, entre les fenêtres murées.

Aussitôt, l’officier revint vers Siméon, et, d’une voiximpérieuse :

– Ça y est. Il est parti. Faisons vite.

– Tu es sûr qu’il n’écoute pas ?

– Absolument.

– Méfie-toi de lui, Patrice. Il veut prendre l’or et legarder.

Patrice s’impatienta.

– Ne perdons pas de temps, Coralie…

– Je t’ai dit que Coralie était vivante.

– Elle était vivante quand vous l’avez quittée, mais depuis…

– Ah ! depuis…

– Quoi ? Vous avez l’air de douter ?…

– On ne peut répondre de rien. C’était cette nuit, il y a cinqou six heures, et je crains…

Patrice sentait que la sueur lui coulait dans le dos. Il eûttout donné pour entendre des paroles décisives, et, en même temps,il était sur le point d’étrangler le vieillard pour le châtier.

Il se domina et répéta :

– Ne perdons pas de temps. Les mots sont inutiles. Conduisez-moivers elle.

– Non, nous irons ensemble.

– Vous n’aurez pas la force.

– Si… si… j’aurai la force… Ce n’est pas loin. Seulement,seulement, écoute-moi…

Le vieillard semblait exténué. Par moments, sa respiration étaitcoupée, comme si la main de Ya-Bon lui eût encore étreint la gorge,et il s’affaissait sur lui-même en gémissant.

Patrice se pencha et lui dit :

– Je vous écoute. Mais, par Dieu, hâtez-vous !

– Voilà, fit Siméon… voilà… dans quelques minutes… Coralie seralibre. Mais à une condition… une seule… Patrice.

– Je l’accepte. Quelle est-elle ?

– Voilà, Patrice, tu vas me jurer sur sa tête que tu laisserasl’or et que personne au monde ne saura…

– Je vous le jure, sur sa tête.

– Tu le jures, soit, mais l’autre… ton damné compagnon… il vanous suivre… Il va voir.

– Non.

– Si… à moins que tu ne consentes…

– À quoi ? Ah ! pour l’amour de Dieu !…

– À ceci… écoute… Mais rappelle-toi qu’il faut aller au secoursde Coralie… et se presser… sans quoi…

Patrice, sa jambe gauche pliée, à genoux presque, étaithaletant.

– Alors… viens…, dit-il, tutoyant son ennemi… Viens, puisqueCoralie…

– Oui, mais cet homme…

– Eh ! Coralie avant tout !

– Que dis-tu ? Et s’il nous voit ?… S’il me prendl’or ?

– Qu’importe !…

– Oh ! ne dis pas cela, Patrice !… L’or ! toutest là ! Depuis que cet or est à moi, ma vie a changé. Lepassé ne compte plus… ni la haine… ni l’amour… il n’y a que l’or…les sacs d’or. J’aimerais mieux mourir et que Coralie meure… et quele monde entier disparaisse…

– Enfin, quoi, que veux-tu ? Qu’exiges-tu ?

Patrice avait pris les deux bras de cet homme, qui était sonpère, et qu’il n’avait jamais détesté avec plus de violence. Il lesuppliait de tout son être. Il eût versé des larmes s’il avait pucroire que le vieillard se laissât troubler par des larmes.

– Que veux-tu ?

– Ceci. Écoute. Il est là, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Dans l’atelier ?

– Oui.

En ce cas… il ne faut pas qu’il en sorte…

– Comment !

– Non… Tant que nous n’aurons pas fini, il faut qu’il reste là,lui.

– Mais…

– C’est simple. Comprends-moi bien. Tu n’as qu’un geste à faire…la porte à fermer sur lui… La serrure a été forcée, mais il y a lesdeux verrous et ça suffira… Tu comprends ?

Patrice se révolta.

– Mais vous êtes fou ! Je consentirais, moi !… Unhomme qui m’a sauvé la vie… qui a sauvé Coralie !

– Mais qui la perd maintenant. Réfléchis… S’il n’était pas là,s’il ne se mêlait pas de cette affaire… Coralie serait libre… Tuacceptes ?

– Non.

– Pourquoi ? Cet homme, tu sais qui c’est ? Unbandit…, un misérable, qui n’a qu’une idée, c’est de s’emparer desmillions. Et tu aurais des scrupules ? Voyons, Patrice, c’estabsurde, n’est-ce pas ? Tu acceptes ?

– Non, mille fois non.

– Alors, tant pis pour Coralie… Eh oui ! je vois que tu nete rends pas un compte exact de la situation. Il est temps,Patrice. Peut-être est-il trop tard.

– Oh ! taisez-vous.

– Mais si, il faut que tu saches et que tu prennes taresponsabilité. Lorsque ce damné nègre me poursuivait, je me suisdébarrassé de Coralie comme j’ai pu, croyant la délivrer au boutd’une heure ou deux… Et puis… et puis… tu sais ce qui est arrivé…Il était onze heures du soir… il y a de cela huit heures bientôt…Alors, réfléchis…

Patrice se tordait les poings. Jamais il n’avait imaginé qu’unpareil supplice pût être imposé à un homme, et Siméon continuait,implacable :

– Elle ne peut pas respirer, je te le jure… C’est à peine si unpeu d’air parvient jusqu’à elle… Et encore, je me demande si toutce qui la recouvre et la protège ne s’est pas écroulé. Alors, elleétouffe… elle étouffe pendant que toi, tu restes là à discuter.Voyons, qu’est-ce que cela peut te faire d’enfermer cet hommependant dix minutes ?… Pas plus de dix minutes, tu entends… Ettu hésites ? Alors, c’est toi qui la tue, Patrice. Réfléchis…enterrée vivante ! …

Patrice se redressa, résolu. À ce moment, aucun acte, si péniblequ’il fût, ne lui eût répugné. Or, c’était si peu, ce que luidemandait Siméon !

– Que veux-tu ? dit-il. Ordonne.

L’autre murmura :

– Tu le sais bien, ce que je veux, c’est si simple ! Vajusqu’à la porte, ferme et reviens.

– C’est ta dernière condition ? Il n’y en aura pasd’autre ?

– Aucune autre. Si tu fais cela, Coralie sera délivrée dansquelques instants.

D’un pas décidé, l’officier entra dans le pavillon et traversale vestibule.

Au fond de l’atelier, la lumière dansait.

Il ne dit pas un mot. Il n’eut pas une hésitation. Il ferma laporte violemment, d’un coup poussa les deux verrous et revint enhâte. Il se sentait soulagé. L’action était vile, mais il nedoutait pas qu’il eût accompli un devoir impérieux.

– Ça y est, dit-il… Dépêchons-nous.

– Aide-moi, fit le vieillard. Je ne peux pas me lever.

Patrice le saisit au-dessous des deux bras et le mit debout.Mais il dut le soutenir, car le vieillard flageolait sur sesjambes.

– Oh ! malédiction, balbutia Siméon, il m’a démoli, cemaudit nègre. J’étouffe, je ne peux pas marcher.

Patrice le porta presque, tandis que Siméon bégayait, à bout deforces :

– Par ici… Tout droit maintenant…

Ils passèrent à l’angle du pavillon et se dirigèrent du côté destombes.

– Tu es bien sûr d’avoir fermé la porte ? continuait levieillard. Oui, n’est-ce pas ? j’ai entendu… Ah ! c’estqu’il est redoutable, le gaillard… il faut se méfier de lui… Maistu m’as juré de ne rien dire, hein ? Jure-le encore, sur lamémoire de ta mère… non, mieux que cela, jure-le sur Coralie…Qu’elle expire à l’instant si tu dois trahir ton serment !

Il s’arrêta. Il n’en pouvait plus et se convulsait pour qu’unpeu d’air s’insinuât jusqu’à ses poumons. Malgré tout, il reprenait:

– Je peux être tranquille, n’est-ce pas ? D’ailleurs, tun’aimes pas l’or, toi. En ce cas, pourquoi parlerais-tu ?N’importe, jure-moi de te taire. Tiens, donne ta parole d’honneur…C’est ce qu’il y a de mieux. Ta parole, hein ?

Patrice le tenait toujours par la taille. Effroyable calvairepour l’officier, que cette marche si lente et que cette sorted’enlacement auquel il était contraint pour la délivrance deCoralie. Il avait plutôt envie, en sentant contre lui le corps decet homme abhorré, de le serrer jusqu’à l’étouffement.

Et cependant une phrase ignoble se répétait au fond de lui : «Je suis son fils… Je suis son fils… »

– C’est là, dit le vieillard.

– Là ? Mais ce sont les tombes.

– C’est la tombe de ma Coralie, et c’est la mienne, et c’est icile but.

Il se retourna, effaré.

– Les traces de pas ? Tu les effaceras au retour,hein ? car il retrouverait notre piste, lui, et il saurait quec’est là…

Patrice s’écria :

– Eh ! il n’y a rien à craindre ! Hâtons-nous. Alors,Coralie est là ?… là, au fond ? Enterrée déjà ?Ah ! l’abomination !

Il semblait à Patrice que chaque minute écoulée comptait plusqu’une heure de retard, et que le salut de Coralie dépendait d’unehésitation ou d’un faux mouvement. Il fit tous les serments exigés.Il jura sur Coralie. Il s’engagea sur l’honneur. À ce moment, iln’y aurait pas eu d’acte qu’il n’eût été prêt à accomplir.

Accroupi sur l’herbe, sous le petit temple, le doigt tendu,Siméon répéta :

– C’est là… c’est là-dessous…

– Est-ce croyable ? Sous la pierre tombale ?

– Oui.

– La pierre se lève, alors ? demanda Patriceanxieusement.

– Oui.

– Mais à moi seul, je ne puis la lever… Ce n’est pas possible…Il faudrait trois hommes.

– Non, dit le vieillard, il y a un mouvement de bascule. Tu yparviendras facilement… Il suffit d’un effort à l’une desextrémités…

– Laquelle ?

– Celle-ci, à droite.

Patrice s’approcha et saisit la grande plaque sur laquelle étaitinscrit « Ici repose Patrice et Coralie… » et il tental’effort.

La pierre se souleva, en effet, du premier coup, comme si uncontrepoids l’eût obligée à s’enfoncer à l’autre bout.

– Attends, dit le vieillard. Il faut la soutenir, sans quoi elleretomberait.

– Comment la soutenir ?

– Avec une barre de fer.

– Il y en a une ?

– Oui, au bas de la deuxième marche.

Trois marches avaient été découvertes, qui descendaient dans unecavité de petite dimension, où un homme pouvait à peine tenir,courbé en deux. Patrice aperçut la barre de fer, et, maintenant lapierre avec son épaule, il saisit la barre et la dressa.

– Bien, reprit Siméon, cela ne bougera pas. Tu n’as plus qu’à tebaisser dans l’excavation. C’est là qu’aurait dû être mon cercueil,et c’est là que je venais souvent m’étendre auprès de ma bien-aiméeCoralie. J’y restais des heures, à même la terre… et lui parlant àelle. Nous causions tous deux, je t’assure, nous causions…Ah ! Patrice ! …

Patrice avait ployé sa haute taille dans l’étroit espace où ilavait du mal à tenir, et il demanda :

– Que faut-il faire ?

– Tu ne l’entends pas, ta Coralie, toi ? Il n’y a qu’unecloison qui vous sépare… quelques briques dissimulées par un peu deterre… Et une porte… Derrière, c’est l’autre caveau ; c’est lecaveau de Coralie… Et derrière, Patrice, il y en a un autre… où setrouvent les sacs d’or.

Le vieillard s’était penché et dirigeait les recherches, àgenoux sur le gazon…

– La porte est à gauche… Plus loin que cela… Tu ne trouvespas ? C’est curieux… Il faut te dépêcher pourtant… Ah !on dirait que tu y es. Non ? Ah ! si je pouvaisdescendre ! mais il n’y a place que pour une personne.

Il y eut un silence. Puis, il reprit :

– Allonge-toi davantage… Bien… Tu peux remuer ?

– Oui, dit Patrice.

– Pas beaucoup, hein ?

– À peine.

Eh bien, continue, mon garçon, s’écria le vieillard dans unéclat de rire.

Et se retirant vivement, d’un geste brusque, il fit tomber labarre de fer. Lourdement, avec une lenteur causée par lecontrepoids, mais avec une force irrésistible, l’énorme bloc depierre s’abattit.

Bien qu’engagé tout entier dans la terre remuée, Patrice, devantle péril, voulut se relever. Siméon avait saisi la barre de fer etlui en assena un coup sur la tête. Patrice poussa un cri et nebougea plus. La pierre le recouvrit. Cela n’avait duré que quelquessecondes.

Tu vois, s’exclama Siméon, que j’ai bien fait de te séparer deton camarade. Il ne serait pas tombé dans le panneau, lui !Mais, tout de même, quelle comédie tu m’as fait jouer !

Siméon ne perdit plus un instant. Il savait que Patrice, blessécomme il devait l’être, affaibli par la posture à laquelle il étaitcondamné, ne pourrait pas faire l’effort nécessaire pour souleverle couvercle de son tombeau. De ce côté donc, plus rien àcraindre.

Il retourna vers le pavillon et sans doute, quoique marchantavec peine, avait-il exagéré son mal, car il ne s’arrêta pas avantle vestibule. Il dédaigna même d’effacer les traces de ses pas. Ilallait droit au but, comme un homme qui a son plan, qui se hâte del’exécuter, et qui sait qu’après l’exécution de ce plan toutes lesvoies sont libres.

Arrivé dans le vestibule, il écouta. À l’intérieur de l’atelieret du côté de la chambre, don Luis frappait contre les murs et lescloisons.

« Parfait, ricana Siméon. Celui-ci aussi est roulé. À sontour ! Mais, en vérité, tous ces messieurs ne sont pas bienforts. »

Ce fut rapide. Il marcha vers la cuisine qui se trouvait àdroite, ouvrit la porte du compteur et tourna la clef, lâchantainsi le gaz et recommençant avec don Luis ce qui n’avait pointréussi avec Patrice et Coralie.

Seulement alors il céda à l’immense lassitude qui l’accablait etse permit deux à trois minutes de défaillance. Son plus terribleennemi était, lui également, hors de cause.

Mais ce n’était pas fini. Il fallait agir encore et assurer sonpropre salut. Il contourna le pavillon, chercha ses lunettes jauneset les mit, descendit le jardin, ouvrit et referma la porte. Puis,par la ruelle, il gagna le quai.

Nouvelle station, cette fois, devant le parapet qui dominait lechantier Berthou. Il semblait hésiter sur le parti à prendre. Maisla vue des gens qui passaient, charretiers, maraîchers, etc., coupacourt à son indécision. Il héla une automobile et se fit conduirerue Guimard chez le concierge Vacherot.

Il trouva son ami sur le seuil de la loge et fut accueilliaussitôt avec un empressement et une émotion qui montraientl’affection du bonhomme.

– Ah ! c’est vous, monsieur Siméon ? s’écria leconcierge. Mais, mon Dieu ! dans quel état !

– Tais-toi, ne prononce pas mon nom, murmura Siméon en entrantdans la loge. Personne ne m’a vu ?

– Personne. Il n’est que sept heures et demie et la maisons’éveille à peine. Mais, Seigneur ! qu’est-ce qu’ils vous ontfait, les misérables ? Vous avez l’air d’étouffer. Vous avezété victime d’une agression.

– Oui, ce nègre qui me suivait…

– Mais les autres ?

– Quels autres ?

– Ceux qui sont venus ? … Patrice ?

– Hein ! Patrice est venu ? fit Siméon, toujours àvoix basse.

– Oui, il est arrivé ici cette nuit, après vous, avec un de sesamis.

– Et tu lui as dit ?…

– Qu’il était votre fils ?… Évidemment, il a bienfallu…

– C’est donc cela, marmotta le vieillard… C’est donc cela qu’iln’a pas semblé surpris de ma révélation.

– Où sont-ils maintenant ?

– Avec Coralie. J’ai pu la sauver. Je l’ai remise entre leursmains. Mais il ne s’agit pas d’elle. Vite… un docteur… il n’est quetemps…

– Il y en a un dans la maison.

– Je n’en veux pas. Tu as l’annuaire du téléphone ?

– Voici.

– Ouvre-le et cherche…

Quel nom ?

– Le docteur Géradec.

– Hein ! Mais ce n’est pas possible. Le docteurGéradec ? Vous n’y pensez pas !…

– Pourquoi ? Sa clinique est proche, boulevard deMontmorency, et tout à fait isolée.

– Je sais. Mais vous n’ignorez pas ?… Il y a de mauvaisbruits sur lui, monsieur Siméon… toute une affaire de passeports etde faux certificats…

– Va toujours…

– Voyons, quoi, monsieur Siméon, est-ce que vous voudriezpartir ?

– Va toujours.

Siméon feuilleta l’annuaire et téléphona. La communicationn’étant pas libre, il inscrivit le numéro sur un bout de journal,puis sonna de nouveau.

On lui répondit alors que le docteur était sorti et nerentrerait qu’à dix heures du matin.

– Tant mieux, fit Siméon, je n’aurais pas eu la force d’y allertout de suite. Préviens que j’irai à dix heures.

– Je vous annonce sous le nom de Siméon ?

– Sous mon vrai nom, Armand Belval. Dis que c’est urgent… uneintervention chirurgicale est nécessaire.

Le concierge obéit et raccrocha l’appareil en gémissant :

– Ah ! mon pauvre monsieur Siméon ! Un homme commevous, si bon, si charitable. Qu’est-il donc arrivé ?

– Ne t’occupe pas de ça. Mon logement est prêt ?

– Certes.

– Allons-y sans qu’on puisse nous voir.

– On ne peut pas nous voir, vous le savez bien.

– Dépêche-toi. Prends ton revolver. Et ta loge ? Tu peux lalaisser ?

– Oui… cinq minutes.

Cette loge donnait, par derrière, dans une courette quicommuniquait avec un long corridor. À l’extrémité de ce couloir ily avait une autre petite cour, et dans cette cour une maisonnettecomposée d’un rez-de-chaussée et d’un grenier.

Ils entrèrent.

Un vestibule, puis trois pièces en enfilade.

La seconde seule était meublée. La dernière ouvrait directementsur une rue parallèle à la rue Guimard.

Ils s’arrêtèrent dans la seconde pièce.

Siméon semblait à bout de force. Pourtant, il se releva presqueaussitôt, avec le geste d’un homme résolu et que rien ne peut fairefléchir.

Il dit :

– Tu as bien fermé la porte du rez-de-chaussée ?

– Oui, monsieur Siméon.

– Personne ne nous a vus entrer ?

– Personne.

– Personne ne peut soupçonner que tu es là ?

– Personne.

– Donne-moi ton revolver.

Le concierge tendit l’arme.

– Voici.

– Crois-tu, murmura Siméon, que, si je tirais, on entendrait ladétonation ?

– Certainement non. Qui l’entendrait ? Mais…

– Mais quoi ?…

– Vous n’allez pas tirer ?

– Je vais me gêner !

– Sur vous, monsieur Siméon, sur vous ? Vous allez voustuer ?

– Idiot.

– Alors, sur qui ?

– Sur quelqu’un qui me gêne et qui pourrait me trahir.

– Sur qui donc ?

– Sur toi, parbleu ! ricana Siméon.

Et, d’un coup de feu, il lui brûla la cervelle.

M. Vacherot s’écroula comme une masse, tué net.

Siméon, lui, jeta son arme et demeura impassible, un peuvacillant. Un à un, jusqu’à six, il ouvrit les doigts. Comptait-illes six personnes dont il s’était débarrassé depuis quelquesheures ? Grégoire, Coralie, Ya-Bon, Patrice, don Luis, lesieur Vacherot ?

Sa bouche eut un rictus de satisfaction. Encore un effort, etc’était le salut, la fuite.

Pour le moment, cet effort, il était incapable de le donner. Satête tournait, ses bras battaient le vide. Il tomba évanoui,râlant, la poitrine comme écrasée sous un poids intolérable.

Mais à dix heures moins le quart, dans un sursaut de volonté, ilse relevait et, dominant la crise, méprisant la douleur, il sortaitpar l’autre issue de la maison.

À dix heures, après avoir changé deux fois d’auto, il arrivaitau boulevard de Montmorency, à l’instant même où le docteur Géradecdescendait de sa limousine et montait le perron de la somptueusevilla, où sa clinique était installée depuis la guerre.

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