Le Triangle d’or

Chapitre 2La main droite et la jambe gauche

– Un coquin de moins, maman Coralie, s’écria Patrice Belval,après avoir ramené la jeune femme dans le salon et fait une enquêterapide avec Ya-Bon. Rappelez-vous son nom, que j’ai trouvé gravésur sa montre : « Mustapha Rovalaïoff », le nom d’un coquin.

Il prononça ces mots d’un ton allègre, où il n’y avait plustrace d’émotion, et il reprit, tout en allant et venant à traversla pièce :

– Nous qui avons assisté à tant de catastrophes et vu mourirtant de braves gens, maman Coralie, ne pleurons pas la mort deMustapha Rovalaïoff, assassiné par ses complices. Pas mêmed’oraison funèbre, n’est-ce pas ? Ya-Bon l’a pris sous sonbras, et profitant d’un moment où il n’y avait personne sur laplace, il l’a emporté vers la rue Brignoles, avec ordre de jeter lepersonnage par-dessus la grille, dans le jardin du musée Galliera.La grille est haute. Mais la main droite de Ya-Bon ne connaît pasd’obstacles. Ainsi donc, maman Coralie, l’affaire est enterrée. Onne parlera pas de vous, et, pour cette fois, je réclame unremerciement.

Il se mit à rire.

– Un remerciement, mais pas de compliment. Saperlotte, quelmauvais gardien de prison je fais ! Et avec quelle dextéritéles autres m’ont soufflé mon captif ! Comment n’ai-je pasprévu que le second de vos agresseurs, l’homme au feutre gris,irait avertir le troisième complice qui attendait dans son auto, etque tous deux ensemble viendraient au secours de leurcompagnon ? Et voilà qu’ils sont venus. Et, tandis que vous etmoi nous bavardions, ils ont forcé l’entrée de service, ont passépar la cuisine, sont arrivés devant la petite porte qui séparel’office du vestibule et ont entrebâillé cette porte. Là, tout prèsd’eux, sur son canapé, le personnage est toujours évanoui, etsolidement attaché. Comment faire ? Impossible de le tirerhors du vestibule sans donner l’éveil à Ya-Bon. Et pourtant, si onne le délivre pas, il parlera, il vendra ses complices, ilempêchera d’aboutir un plan soigneusement préparé. Alors ?Alors un des compagnons se penche furtivement, avance le bras,entoure de sa cordelette cette gorge que Ya-Bon a déjà rudementendommagée, ramène les boucles des deux extrémités, et serre, serrelentement, serre tranquillement, jusqu’à ce que mort s’ensuive.Aucun bruit. Pas un soupir. Tout cela s’opère dans le silence. Onest venu, on tue, et l’on s’en va. Bonsoir. Le tour est joué, lecamarade ne parlera pas.

La gaieté du capitaine redoubla.

– Le camarade ne parlera pas, reprit-il, et la justice, quiretrouvera son cadavre demain matin dans un jardin clôturé, necomprendra rien à l’affaire. Et nous non plus, maman Coralie, etnous ne saurons jamais pourquoi ces gens-là voulaient vous enlever.Vrai ! si je ne vaux pas grand-chose comme gardien de prison,comme policier je suis au-dessous de tout.

Il continuait de se promener d’un bout à l’autre de la pièce.L’amputation de sa jambe, ou plutôt de son mollet, ne paraissaitguère le gêner, et provoquait tout au plus à chaque pas, lesarticulations de la cuisse et du genou ayant gardé leur souplesse,un certain désaccord des hanches et des épaules. D’ailleurs sahaute taille corrigeait plutôt ce défaut d’harmonie, que ladésinvolture de ses gestes et l’insouciance avec laquelle il avaitl’air de l’accepter, réduisaient en apparence à d’insignifiantesproportions.

La figure était ouverte, assez forte en couleur, brûlée par lesoleil et durcie par les intempéries, d’expression franche,enjouée, souvent gouailleuse. Le capitaine Belval devait avoirvingt-huit à trente ans. Il rappelait un peu par son allure cesofficiers du Premier Empire auxquels la vie des camps donnait unair spécial, qu’ils gardaient par la suite dans les salons et prèsdes femmes.

Il s’arrêta pour contempler Coralie dont le joli profil sedétachait sur les lueurs de la cheminée, puis il revint s’asseoir àses côtés, et il lui dit doucement :

– Je ne sais rien de vous. À l’ambulance les infirmières et lesdocteurs vous appellent Mme Coralie. Vos blessés prononcent maman.Quel est votre nom de femme ou de jeune fille ? Êtes-vousmariée ou veuve ? Où habitez-vous ? On l’ignore. Chaquejour, aux mêmes heures, vous arrivez et vous vous en allez par lamême rue. Quelquefois, un vieux serviteur à longs cheveux gris et àbarbe embroussaillée, un cache-nez autour du cou, des lunettesjaunes sur les yeux, vous accompagne ou vient vous chercher.Quelquefois aussi, il vous attend, assis sur la même chaise, dansla cour vitrée. On l’a interrogé, mais il ne répond à personne.

« Je ne sais donc rien de vous, qu’une chose, c’est que vousêtes adorablement bonne et charitable, et que vous êtes aussi, jepuis le dire, n’est-ce pas ? adorablement belle. Et c’estpeut-être, maman Coralie, parce que toute votre existence m’estinconnue que je me l’imagine si mystérieuse, et, en quelque sorte,si douloureuse, oui, si douloureuse ! Vous donnez l’impressionde vivre dans la peine et dans l’inquiétude. On vous sent touteseule. Personne ne se dévoue à votre bonheur et à votre sécurité.Alors j’ai pensé… il y a longtemps que je pense à cela et quej’attends l’occasion de vous l’avouer… j’ai pensé que vous aviezsans doute besoin d’un ami, d’un frère qui vous guide et qui vousdéfende. Me suis-je trompé, maman Coralie ? »

À mesure qu’il parlait, on eût dit que la jeune femme seresserrait en elle-même et qu’elle mettait un peu plus de distanceentre elle et lui, comme si elle n’eût pas voulu qu’il pénétrâtdans ces régions secrètes qu’il dénonçait. Elle murmura :

– Si, vous vous êtes trompé. Ma vie est toute simple, je n’aipas besoin d’être défendue.

– Vous n’avez pas besoin d’être défendue ! s’écria-t-ilavec une animation croissante. Et alors ces hommes qui ont essayéde vous enlever ? Ce complot ourdi contre vous ? Cecomplot dont vos agresseurs redoutent tellement la découvertequ’ils vont jusqu’à supprimer celui d’entre eux qui s’est laisséprendre ? Alors, quoi, ce n’est rien tout cela ? Je metrompe en affirmant que vous êtes environnée de périls ? quevous avez des ennemis d’une audace extraordinaire ? qu’il fautvous défendre contre leurs entreprises ? et que, si vousn’acceptez pas l’offre de mon assistance… eh bien… eh bien…

Elle s’obstinait dans le silence, de plus en plus lointaine,presque hostile.

L’officier frappa du poing le marbre de la cheminée et, sepenchant sur la jeune femme :

– Eh bien, dit-il, achevant sa phrase d’un ton résolu, eh bien,si vous n’acceptez pas l’offre de mon assistance, moi, je vousl’impose.

Elle secoua la tête.

– Je vous l’impose, répéta-t-il fermement. C’est mon devoir etc’est mon droit.

– Non, fit-elle à demi-voix.

– Mon droit absolu, reprit le capitaine Belval, et cela pour uneraison qui prime toutes les autres et qui me dispense même de vousconsulter, maman Coralie.

– Laquelle ? dit la jeune femme en le regardant.

– C’est que je vous aime.

Il lui jeta ces mots nettement, non pas comme un amoureux quirisque un aveu timide, mais comme un homme fier du sentiment qu’iléprouve et heureux de le déclarer.

Elle baissa les yeux en rougissant, et il s’écria, d’une voixjoyeuse :

– Je ne vous l’envoie pas dire, hein maman ? Pas de tiradesenflammées, pas de soupirs, ni de grands gestes, ni de mainsjointes. Non, trois petits mots seulement que je vous adresse sansme mettre à genoux. Et cela m’est d’autant plus facile que vous lesaviez. Mais oui, maman Coralie, vous avez beau prendre vos airsfarouches, vous savez bien que je vous aime, et vous le savezdepuis aussi longtemps que moi. Nous l’avons vu naître ensemble, cesentiment-là, lorsque vos petites mains adorées touchaient ma têtesanglante. Les autres me torturaient. Vous, c’étaient autant decaresses. Autant de caresses aussi, vos regards de compassion.Autant de caresses, vos larmes qui tombaient parce que jesouffrais. Mais, d’abord, est-ce qu’on peut vous voir sans vousaimer ? Vos sept malades de tout à l’heure sont amoureux devous, maman Coralie. Ya-Bon vous adore. Seulement ce sont desimples soldats. Ils se taisent. Moi, je suis capitaine. Et jeparle sans embarras, la tête haute, croyez-le bien.

La jeune femme avait posé ses mains sur ses joues brûlantes, etle buste incliné, elle se taisait. Il reprit, d’une voix quisonnait clairement :

– Vous comprenez ce que je veux vous dire en déclarant que jeparle sans embarras et la tête haute ? Oui, n’est-cepas ? Si j’avais été, avant la guerre, tel que je suisaujourd’hui, mutilé, je n’aurais pas eu cette assurance, et c’esthumblement, en vous demandant pardon de mon audace, que je vousaurais avoué mon amour. Mais maintenant… Ah ! croyez bien,maman Coralie, que là, en face de vous, qui êtes une femme et quej’aime passionnément, je n’y pense même pas, à mon infirmité. Pasun instant, je n’ai l’impression que je puis vous paraître ridiculeou présomptueux.

Il s’arrêta, comme pour reprendre haleine, puis, se levant, ilrepartit :

– Et il faut qu’il en soit ainsi. Il faut que l’on sache bienque les mutilés de cette guerre ne se considèrent pas comme desparias, des malchanceux et des disgraciés, mais comme des hommesabsolument normaux. Et oui, normaux ! Une jambe demoins ? Et après ? Est-ce que cela fait qu’on n’ait pointde cerveau ni de cœur ? Alors, parce que la guerre m’aura prisune jambe ou un bras, même les deux jambes ou les deux bras, jen’aurai pas le droit d’aimer, sous peine de risquer une rebuffadeou de deviner qu’on a pitié de moi ? De la pitié ? Maisnous ne voulons pas qu’on nous plaigne, ni qu’on fasse un effortpour nous aimer, ni même qu’on se croie charitable parce qu’on noustraite gentiment. Ce que nous exigeons, devant la femme commedevant la société, devant le passant qui nous croise comme devantle monde dont nous faisons partie, c’est l’égalité totale entrenous et ceux que leur bonne étoile ou que leur lâcheté aurontgarantis.

Le capitaine frappa de nouveau la cheminée.

– Oui, l’égalité totale. Nous tous, boiteux, manchots, borgnes,aveugles, estropiés, difformes, nous prétendons valoir,physiquement et moralement, autant, et peut-être plus que lepremier venu. Comment ! ceux qui se sont servis de leurs deuxjambes pour courir plus vite à l’attaque, une fois amputés,seraient distancés dans la vie par ceux qui se sont chauffés lesdeux pattes sur les chenets d’un bureau ? Allons donc !Place pour nous comme pour les autres ! Et croyez que cetteplace, qui nous est due, nous saurons bien la prendre, et noussaurons bien la tenir. Il n’y a pas de bonheur auquel nous n’ayonsle droit d’atteindre et pas de besogne dont nous ne soyonscapables, avec un peu d’exercice et d’entraînement. La main droitede Ya-Bon vaut déjà toutes les paires de mains de l’univers, et lajambe gauche du capitaine Belval lui permet d’abattre ses deuxlieues à l’heure, s’il le veut.

Il se mit à rire, tout en poursuivant :

– La main droite et la jambe gauche… la main gauche et la jambedroite… Qu’importe ce qui nous reste si nous savons nous enservir ? En quoi avons-nous déchu ? Qu’il s’agissed’obtenir un poste, ou qu’il s’agisse de perpétuer la race, nesommes-nous pas ce que nous étions auparavant ? Et, mieuxencore peut-être. Je crois pouvoir dire que les enfants que nousdonnerons à la patrie seront tous aussi bien bâtis, qu’ils aurontbras et jambes, et le reste… sans compter un fameux héritage decœur et d’entrain. Voilà nos prétentions, maman Coralie. Nousn’admettons pas que nos pilons de bois nous empêchent d’aller del’avant et que, dans la vie, nous ne soyons pas d’aplomb sur nosbéquilles, comme sur des jambes en chair et en os. Nous n’estimonspas que ce soit un sacrifice que de se dévouer à nous, et qu’ilsoit nécessaire de crier à l’héroïsme parce que telle jeune fille al’honneur d’épouser un soldat aveugle !

« Encore une fois, nous ne sommes pas des êtres à part !Aucune déchéance, je le répète, ne nous a frappés, et c’est là unevérité à laquelle tout le monde se pliera, durant deux ou troisgénérations. Vous comprenez que, dans un pays comme la France,lorsque l’on rencontrera des mutilés par centaines de mille, laconception de ce qu’est un homme complet ne sera plus aussi rigide,et que, en fin de compte, il y aura, dans cette humanité nouvellequi se prépare, des hommes avec deux bras et des hommes avec unseul bras, comme il y a des hommes bruns et des hommes blonds, desgens qui portent la barbe et d’autres qui n’en portent pas. Et toutcela semblera très naturel. Et chacun vivra la vie qu’il luiplaira, sans avoir besoin d’être intact. Et comme ma vie est envous, maman Coralie, et que mon bonheur dépend de vous, je n’ai pasattendu plus longtemps pour vous placer mon petit discours.Ouf ! c’est fini. J’aurais encore bien des choses à direlà-dessus, mais, n’est-ce pas, ce n’est pas en un jour… »

Il s’interrompit, intimidé malgré tout par le silence de lajeune femme.

Elle n’avait pas bougé depuis les premières paroles d’amourqu’il avait prononcées. Ses mains avaient glissé sur sa figurejusqu’à son front. Un léger frémissement secouait ses épaules. Ilse courba, et, avec une douceur infinie, écartant les doigtsfragiles, il découvrit le joli visage.

– Pourquoi pleures-tu, maman Coralie ?

Le tutoiement ne la troubla point. Entre l’homme et la femme quis’est penchée sur ses plaies, il s’établit des relations d’unenature spéciale, et en particulier, le capitaine Belval avait deces façons un peu familières, mais respectueuses, dont on nepouvait s’offusquer. Il lui demanda :

– Est-ce moi qui les fais couler, ces larmes ?

– Non, dit-elle à voix basse, c’est votre gaieté, votre manière,non pas même de vous soumettre au destin, mais de le dominer detoute votre hauteur. Le plus humble d’entre vous s’élève sanseffort au-dessus de sa nature, et je ne sais rien de plus beau etde plus émouvant que cette insouciance.

Il se rassit auprès d’elle.

– Alors vous ne m’en voulez pas de vous avoir dit… ce que jevous ai dit ?

– Vous en vouloir ? répliqua-t-elle, affectant de setromper sur le sens de la question. Mais toutes les femmes sontd’accord avec vous ! Si la tendresse doit faire un choix entreceux qui reviendront de la guerre, ce sera, j’en suis certaine, enfaveur de ceux qui ont souffert le plus cruellement.

Il hocha la tête.

– C’est que moi, je demande autre chose que de la tendresse, etune réponse plus précise à certaines de mes paroles. Dois-je vousles rappeler ?

– Non.

– Alors la réponse…

– La réponse, mon ami, c’est que vous ne les direz plus, cesparoles.

Il prit un air solennel.

Vous me le défendez ?

Je vous le défends !

– En ce cas, je vous jure de me taire jusqu’à la prochaine foisoù je vous verrai…

Elle murmura :

– Vous ne me verrez plus.

Cette affirmation divertit fort le capitaine Belval.

– Oh ! oh ! pourquoi ne vous verrai-je plus, mamanCoralie ?

– Parce que je ne le veux pas.

– Et la raison de cette volonté ?

– La raison ? …

Elle tourna les yeux vers lui, et, lentement, prononça :

– Je suis mariée.

Cette déclaration ne parut pas déconcerter le capitaine, quiaffirma le plus tranquillement du monde :

– Eh bien, vous vous marierez une seconde fois. Il est hors dedoute que votre mari est vieux et que vous ne l’aimez pas. Ilcomprendra donc fort bien qu’étant aimée…

– Ne plaisantez pas, mon ami…

Il saisit vivement la main de la jeune femme, à l’instant oùelle se levait, prête à partir.

– Vous avez raison, maman Coralie, et je m’excuse même den’avoir pas pris un ton plus sérieux pour vous dire des choses trèsgraves. Il s’agit de ma vie, et il s’agit de votre vie. J’ai laconviction profonde qu’elles vont l’une vers l’autre, sans quevotre volonté puisse y mettre obstacle, et c’est pourquoi votreréponse est inutile. Je ne vous demande rien. J’attends tout dudestin. C’est lui qui nous réunira.

– Non, dit-elle.

– Si, affirma-t-il, les choses se passeront ainsi.

– Les choses ne se passeront pas ainsi. Elles ne doivent pas sepasser ainsi. Vous allez me promettre sur l’honneur de ne pluschercher à me voir ni même à connaître mon nom. J’aurais puaccorder davantage à votre amitié. L’aveu que vous m’avez fait nouséloigne l’un de l’autre. Je ne veux personne dans ma vie…personne.

Elle mit une certaine véhémence dans sa déclaration et, en mêmetemps, elle essayait de dégager son bras de l’étreinte qui laserrait.

Patrice Belval s’y opposa en disant :

– Vous avez tort… Vous n’avez pas le droit de vous exposerainsi… je vous en prie, réfléchissez…

Elle le repoussa. Et c’est alors qu’il se produisit par hasardun étrange incident. Dans le mouvement qu’elle fit, un petit sacqu’elle avait placé sur la cheminée fut heurté et tomba sur letapis. Mal fermé, il s’ouvrit. Deux ou trois objets en sortirent,qu’elle ramassa, tandis que Patrice Belval se baissaitrapidement.

– Tenez, dit-il, il y a encore ceci.

C’était un étui, un petit étui en paille tressée que le chocavait ouvert également et d’où s’échappaient les grains d’unchapelet.

Debout, ils se turent tous deux. Le capitaine examinait lechapelet. Et il murmura :

– Curieuse coïncidence… ces grains d’améthyste… cette montureancienne en filigrane d’or… C’est étrange de retrouver le mêmetravail et la même matière…

Il tressaillit, et si nettement que la jeune femme interrogea:

– Qu’y a-t-il donc ?

Il tenait entre ses doigts un des grains, plus gros que lesautres et auquel se réunissaient, d’une part, le collier desdizaines et, de l’autre, la courte chaîne des prières. Or, cegrain-là était cassé par le milieu, presque au ras des griffes d’orqui l’enchâssaient.

– Il y a, dit-il, il y a que la coïncidence est si inconcevableque j’ose à peine… Cependant, je pourrais vérifier le faitsur-le-champ… Mais auparavant un mot : qui vous a donné cechapelet ?…

– Personne ne me l’a donné, dit-elle. Je l’ai toujours eu.

– Pourtant, il appartenait à quelqu’un, avant de vousappartenir ?

– À ma mère, sans doute.

– Ah ! il vous vient de votre mère ?

– Oui, je suppose qu’il me vient d’elle, au même titre que lesdifférents bijoux qu’elle m’a laissés.

– Vous avez perdu votre mère ?

– Oui. J’avais quatre ans à sa mort. À peine ai-je gardé d’elleun souvenir très confus. Mais pourquoi me demandez-vous cela, àpropos d’un chapelet ?

– C’est à propos de ceci, dit-il, à propos de ce graind’améthyste qui est cassé en deux…

Il ouvrit son dolman et tira sa montre de la poche de son gilet.Plusieurs breloques étaient attachées à cette montre par une petitechâtelaine de cuir et d’argent.

Une de ces breloques était constituée par la moitié d’une bouled’améthyste également cassée vers sa face extérieure, égalementenchâssée dans des griffes de filigrane. La grosseur des deuxboules semblait identique. Les améthystes étaient de même couleur,montées sur le même filigrane.

Ils se regardèrent anxieusement. La jeune femme balbutia :

– Il n’y a là qu’un hasard, pas autre chose qu’un hasard…

– Certes, dit-il, mais admettons que ces deux moitiés de boules’adaptent exactement l’une à l’autre…

– Ce n’est pas possible, dit-elle, effrayée elle aussi à l’idéedu petit geste si simple qu’il fallait faire pour avoirl’indiscutable preuve.

Ce geste, pourtant, l’officier s’y décida. Sa main droite quitenait le grain de chapelet et sa main gauche qui tenait labreloque se rapprochèrent. La rencontre eut lieu. Les mainshésitèrent et tâtonnèrent, puis ne bougèrent plus. Le contacts’était produit.

Les inégalités de la cassure correspondaient strictement lesunes aux autres. Les reliefs trouvaient des vides équivalents. Lesdeux moitiés d’améthyste étaient les deux moitiés de la mêmeaméthyste. Réunies, elles formaient une seule et même boule.

Il y eut un long silence chargé d’émotion et de mystère. Lecapitaine Belval dit à voix basse :

– Moi non plus, je ne sais pas au juste la provenance de cettebreloque. Dès mon enfance, je l’ai vue, mêlée à des objets sansgrande valeur que je gardais dans un carton, des clefs de montre,des vieilles bagues, des cachets anciens, parmi lesquels j’aichoisi ces breloques, il y a deux ou trois ans. D’où vientcelle-ci ? Je l’ignore. Mais ce que je sais…

Il avait séparé les deux fragments et, les examinant avecattention, il concluait :

– Ce que je sais, à n’en point douter, c’est que la plus grosseboule de ce chapelet se détacha autrefois et se brisa, que les deuxmoitiés de cette boule furent recueillies, que l’une d’ellesretrouva sa place, et que l’autre, avec sa monture, forma labreloque que voici. Nous possédons donc, vous et moi, les deuxmoitiés d’une chose que quelqu’un possédait entière il y a unevingtaine d’années.

Il se rapprocha d’elle et reprit, d’un même ton, bas et un peugrave :

– Vous protestiez tout à l’heure quand j’affirmais ma foi dansle destin et la certitude que les événements nous menaient l’unvers l’autre. Le niez-vous encore ? Car enfin il s’agit là, oubien d’un hasard, si extraordinaire que nous n’avons pas le droitde l’admettre – ou bien un fait réel qui montre que nos deuxexistences se sont touchées déjà dans le passé par quelque pointmystérieux, et qu’elles se retrouveront dans l’avenir, pour ne plusse séparer. Et c’est pourquoi, sans attendre cet avenir peut-êtrelointain, je vous offre, aujourd’hui que vous êtes menacée, l’appuide mon amitié. Remarquez que je ne vous parle plus d’amour, maisd’amitié seulement. Acceptez-vous ?

Elle demeurait interdite, et tellement troublée par tout cequ’il y avait de miraculeux dans l’union complète des deuxfragments d’améthyste, qu’elle ne semblait pas entendre la voix ducapitaine.

– Acceptez-vous ? répéta-t-il.

Au bout d’un instant, elle répondit :

– Non.

– Alors, dit-il avec bonne humeur, la preuve que le destin vousdonne de sa volonté ne vous suffit pas ?

Elle déclara :

– Nous ne devons plus nous voir.

– Soit. Je m’en remets aux circonstances. Ce ne sera pas long.En attendant, je vous jure de ne rien faire pour chercher à vousrevoir.

– Et de ne rien faire pour connaître mon nom ?

– Rien. Je vous le jure.

Elle lui tendit la main.

– Adieu, dit-elle.

Il répondit :

– Au revoir.

Elle s’éloigna. Sur le seuil de la porte, elle se retourna etparut hésiter. Il se tenait immobile auprès de la cheminée. Elledit encore :

– Adieu.

Une seconde fois il répliqua :

– Au revoir, maman Coralie.

Tout était dit entre eux pour l’instant. Il ne tenta plus de laretenir.

Elle s’en alla.

Lorsque la porte de la rue fut refermée et seulement alors, lecapitaine Belval se dirigea vers une des fenêtres. Il aperçut lajeune femme qui passait entre les arbres, toute menue dans lesténèbres. Son cœur se serra :

La reverrait-il jamais ?

– Si, je la reverrai ! s’écria-t-il. Mais demain peut-être.Ne suis-je pas favorisé par les dieux ?

Et prenant sa canne, il partit, comme il le disait, du pilondroit.

Le soir, après avoir dîné dans un restaurant voisin, lecapitaine Belval arrivait à Neuilly. L’annexe de l’ambulance, jolievilla située au début du boulevard Maillot, avait vue sur le boisde Boulogne. La discipline y étant assez relâchée, le capitainepouvait rentrer à toute heure de la nuit, et les hommes obtenaientaisément des permissions de la surveillante.

– Ya-Bon est là ? demanda-t-il à celle-ci.

– Oui, mon capitaine, il joue aux cartes avec son flirt.

– C’est son droit d’aimer et d’être aimé, dit-il. Pas de lettrespour moi ?

– Non, mon capitaine, un paquet seulement.

– De la part de qui ?

– C’est un commissionnaire qui l’a apporté, sans rien dire queces mots : « Pour le capitaine Belval. » Je l’ai déposé dans votrechambre.

L’officier gagna sa chambre, qu’il avait choisie au dernierétage, et vit le paquet sur la table, ficelé et enveloppé d’unpapier.

Il l’ouvrit. C’était une boîte. Et cette boîte contenait uneclef, une grosse clef vêtue de rouille, et qui était d’une forme etd’une fabrication évidemment peu récentes.

Que diable cela signifiait-il ? La boîte ne portait aucuneadresse ni aucune marque. Il supposa qu’il y avait là quelqueerreur qui s’expliquerait d’elle-même, et il mit la clef dans sapoche.

– Assez d’énigmes pour aujourd’hui, se dit-il,couchons-nous.

Mais, comme il allait tirer les grands rideaux de sa fenêtre, ilaperçut à travers les vitres, par-dessus les arbres du bois deBoulogne, un jaillissement d’étincelles qui s’épanouissait assezloin, dans l’ombre épaisse de la nuit.

Et il se souvint de la conversation qu’il avait surprise aurestaurant et de cette pluie d’étincelles dont avaient parléceux-mêmes qui complotaient l’enlèvement de maman Coralie.

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