Le Triangle d’or

Chapitre 1L’épouvante

– Ah ! non, non, s’écria Patrice, cela ne serapas !

Il se rejeta contre les fenêtres et contre les portes, saisit unchenet avec lequel il frappa le bois des battants, ou le mur demoellons. Gestes stériles ! C’étaient les mêmes que son pèreavait exécutés jadis, et il ne pouvait faire dans le bois desbattants ou le moellon des murs que les mêmes éraflures,inefficaces et dérisoires.

– Ah ! maman Coralie, maman Coralie, dit-il en un cri dedésespoir, c’est de ma faute. Dans quel abîme vous ai-jeentraînée ! Mais c’est de la folie d’avoir voulu lutter seul.Il fallait demander le secours de ceux qui savent, qui ontl’habitude !… Non, j’ai cru que je pourrais… Pardonnez-moi,Coralie.

La jeune femme était tombée sur un fauteuil. Lui, presque àgenoux, l’entourait de ses bras et la suppliait.

Elle sourit, pour le calmer, et dit doucement :

– Voyons, mon ami, ne perdons pas courage. Peut-être noustrompons-nous… Car enfin, rien ne prouve que tout cela ne soit pasl’effet d’un hasard.

– La date ! prononça-t-il, la date de cette année, la datede ce jour, tracée par une autre main ! c’étaient nos parentsqui avaient écrit l’autre… mais celle-ci, Coralie, celle-ci nemontre-t-elle pas la préméditation et la volonté implacable d’enfinir avec nous ?

Elle frissonna. Cependant elle dit encore, s’obstinant à leréconforter :

– Soit, je veux bien. Mais enfin, nous n’en sommes pas là. Sinous avons des ennemis, nous avons des amis… Ils nouschercheront…

– Ils nous chercheront, mais comment pourraient-ils noustrouver, Coralie ? Nous avons pris toutes nos mesures pourqu’on ne sache pas où nous allions, et nul ne connaît cettemaison.

– Le vieux Siméon ?

– Siméon est venu, et il a déposé la couronne, mais un autre estvenu avec lui, un autre qui le domine et qui s’est peut-être déjàdébarrassé de lui, maintenant que Siméon a joué son rôle.

– Et alors, Patrice ?

Il la sentit bouleversée et eut honte de sa proprefaiblesse.

– Alors, dit-il en se maîtrisant, attendons. Somme toute,l’attaque peut ne pas se dessiner. Le fait d’être enfermés nesignifie pas que nous soyons perdus. Et puis, quand même, nouslutterons, n’est-ce pas ? et croyez que je ne suis pas à boutde forces ni de ressources. Attendons, Coralie, et agissons.L’essentiel est de s’enquérir s’il n’existe pas quelque entrée quipermît une agression imprévue.

Après une heure de recherches, ils n’en découvrirent point. Lesmurailles rendaient partout le même son. Sous le tapis, qu’ilsdéfirent, c’était du carrelage, dont les carreaux n’offraient riend’anormal.

Décidément, il n’y avait que la porte, et, comme ils nepouvaient empêcher qu’on l’ouvrît, puisqu’elle s’ouvrait versl’extérieur, ils accumulèrent devant elle la plupart des meubles dela pièce, formant ainsi une barricade qui les mettait à l’abrid’une surprise.

Puis Patrice arma ses deux revolvers, et les plaça bien en vue,près de lui.

– Comme cela, dit-il, nous sommes tranquilles. Tout ennemi quise présente est un homme mort.

Mais le souvenir du passé pesait sur eux de tout son poidsformidable. Toutes leurs paroles et toutes leurs actions, d’autresles avaient déjà dites et déjà accomplies, dans des conditionsanalogues, avec les mêmes pensées et les mêmes appréhensions. Lepère de Patrice avait dû préparer ses armes. La mère de Coralieavait dû joindre les mains et prier. Tous deux ensemble, ilsavaient barricadé la porte, et, tous deux ensemble, interrogé lesmurs et soulevé le tapis.

Quelle angoisse que celle qui se double d’une angoissepareille !

Pour chasser l’horrible idée, ils feuilletèrent les livres,romans et brochures que leurs parents avaient lus. Sur certainespages, en fin de chapitre ou en fin de volume, des lignes étaientécrites. C’étaient des lettres que le père de Patrice et la mère deCoralie s’écrivaient.

« Mon Patrice bien-aimé, j’ai couru jusqu’ici ce matin pourrevivre notre vie d’hier et pour rêver à notre vie de tantôt. Commetu arriveras avant moi, tu liras ces lignes. Tu liras que jet’aime… »

Et, sur un autre livre :

« Ma Coralie bien-aimée,

« Tu viens de partir, je ne te verrai pas avant demain, et je neveux pas quitter le refuge où notre amour a goûté tant de joies,sans te dire, une fois de plus… »

Ils feuilletèrent ainsi la plupart des livres, n’y trouvantd’ailleurs, au lieu des indications qu’ils cherchaient, que de latendresse et de la passion.

Et plus de deux heures s’écoulèrent dans l’attente et dans letourment de ce qui pouvait survenir.

– Rien, dit Patrice, il n’y aura rien. Et voilà peut-être leplus redoutable, car si rien ne se produit, c’est que nous sommescondamnés à ne pas sortir d’ici. Et en ce cas…

La conclusion de la phrase que Patrice n’achevait point, Coraliela comprit, et ils eurent ensemble cette vision de la mort par lafaim qui semblait les menacer. Mais Patrice s’écria :

– Non, non, nous n’avons pas à craindre cela. Non. Pour que desgens de notre âge meurent de faim, il faut des journées entières,trois jours, quatre jours, davantage. Et d’ici là, nous seronssecourus.

– Comment ? fit Coralie.

– Comment ? Mais par nos soldats, par Ya-Bon, par M.Desmalions. Ils s’inquiéteront d’une absence qui se prolongeraitau-delà de cette nuit.

– Vous l’avez dit vous-même, Patrice, ils ne peuvent pas savoiroù nous sommes.

– Ils le sauront. C’est facile. La ruelle seule sépare les deuxjardins. Et, d’ailleurs, tous nos actes ne sont-ils pas consignéssur le journal que je tiens, et qui est dans le bureau de machambre ? Ya-Bon en connaît l’existence. Il ne peut manquerd’en parler à M. Desmalions. Et puis… et puis, il y a Siméon…Qu’est-il devenu, lui ? Ne remarquera-t-on pas ses allées etvenues ? Ne donnera-t-il pas un avertissementquelconque ?

Mais les mots étaient impuissants à les rassurer. S’ils nedevaient pas mourir de faim, c’est que l’ennemi avait imaginé unautre supplice. Leur inaction les torturait. Patrice recommença sesinvestigations qu’un hasard curieux dirigea dans un sensnouveau.

Ayant ouvert un des livres qu’ils n’avaient pas encorefeuilletés, un livre publié en l’année 1895, Patrice aperçut deuxpages cornées ensemble. Il les détacha l’une de l’autre, et lut unenote qui lui était adressée par son père :

« Patrice, mon fils, si jamais le hasard te met cette note sousles yeux, c’est que la mort violente qui nous guette ne m’aura paspermis de l’effacer. Alors, à propos de cette mort, Patrice,cherche la vérité sur le mur de l’atelier, entre les deux fenêtres.J’aurai peut-être le temps de l’y inscrire. »

Ainsi, à cette époque, les deux victimes avaient prévu le destintragique qui leur était réservé, et le père de Patrice et la mèrede Coralie connaissaient le danger qu’ils couraient en venant dansce pavillon.

Restait à savoir si le père de Patrice avait pu exécuter sonprojet.

Entre les deux fenêtres, il y avait, comme tout autour de lapièce, un lambris de bois verni, surmonté, à la hauteur de deuxmètres, d’une corniche. Au-dessus de la corniche, c’était le simplemur de plâtre. Patrice et Coralie avaient déjà remarqué, sans yporter une attention particulière, que le lambris, à cet endroit,semblait avoir été refait, le vernis des planches n’ayant pas lamême teinte uniforme. Patrice se servit comme d’un ciseau d’un deschenets, démolit la corniche et souleva la première planche.

Elle se cassa aisément. Sous cette planche, sur le plâtre mêmedu mur, il y avait des lignes écrites.

– C’est le même procédé que, depuis, emploie le vieux Siméon.Écrire sur les murs, puis recouvrir de bois ou de plâtre.

Il cassa le haut des autres planches, et, de la sorte, plusieurslignes complètes apparurent, lignes tracées au crayon, hâtivement,et que le temps avait fortement altérées.

Avec quelle émotion Patrice les déchiffra ! Son père lesavait écrites au moment où la mort rôdait autour de lui. Quelquesheures plus tard, il ne vivait plus. C’était le témoignage de sonagonie, et peut-être son imprécation contre l’ennemi qui le tuaitet qui tuait sa bien-aimée.

Il lut à demi-voix :

« J’écris ceci pour que le dessein du bandit ne puisses’exécuter jusqu’au bout et pour assurer son châtiment. Sans douteallons-nous mourir, Coralie et moi, mais du moins nous ne mourronspas sans qu’on sache la cause de notre mort.

« Il y a peu de jours, il disait à Coralie :

« Vous repoussez mon amour, vous m’accablez de votre haine. Soit,mais je vous tuerai, votre amant et vous, et de telle façon quel’on ne pourra m’accuser d’une mort qui semblera un suicide. Toutest prêt. Défiez-vous, Coralie ! »

« Tout était prêt, en effet. Il ne me connaissait point, maisdevait savoir que Coralie avait ici des rendez-vous quotidiens, etc’est dans ce pavillon qu’il a préparé notre tombeau.

« Quelle sera notre mort ? Nous l’ignorons. Le manque denourriture, sans doute. Voilà quatre heures que nous sommesemprisonnés. La porte s’est refermée sur nous, une lourde portequ’il a dû placer cette nuit. Toutes les autres ouvertures, porteset fenêtres, sont également bouchées par des blocs de pierreaccumulés et cimentés depuis notre dernière entrevue. Une évasionest impossible. Qu’allons-nous devenir ? »

La partie découverte s’arrêtait là. Patrice prononça :

– Vous voyez, Coralie, ils ont passé par les mêmes affres quenous. Eux aussi, ils ont redouté la faim. Eux aussi, ils ont connules longues heures d’attente où l’inaction est si douloureuse, etc’est un peu pour se distraire de leurs pensées qu’ils ont écritces lignes.

Il ajouta après un instant d’examen.

Ils pouvaient croire – et c’est ce qui est arrivé – que celuiqui les tuait ne lirait pas ce document. Tenez, un seul grandrideau était tendu devant ces fenêtres et devant l’intervalle quiles sépare, un seul rideau comme le prouve l’unique tringle quidomine tout cet espace. Après la mort de nos parents, personnen’ayant songé à écarter ce voile, la vérité demeura cachée…jusqu’au jour où Siméon la découvrit, et, par précaution, ladissimula de nouveau sous une cloison de bois, et posa deux rideauxà la place de l’unique rideau. De la sorte, tout semblaitnormal.

Patrice se remit à l’ouvre. Quelques lignes encoreapparurent.

« Ah ! si j’étais seul à souffrir, seul à mourir maisl’horreur de tout cela, c’est que j’entraîne avec moi ma chèreCoralie. Elle s’est évanouie et repose en ce moment, terrassée parl’épouvante qu’elle cherche à dominer. Ma pauvre bien-aimée !Je crois voir déjà, sur son doux visage, la pâleur de la mort.Pardon, pardon, ma bien-aimée. »

Patrice et Coralie se regardèrent. C’étaient les mêmessentiments qui les agitaient, les mêmes scrupules, les mêmesdélicatesses, le même oubli de soi devant la douleur del’autre.

Patrice murmura :

– Il aimait votre mère comme je vous aime. Moi non plus, la mortne m’effraie pas. Je l’ai bravée tant de fois, et ensouriant ! Mais vous, vous Coralie, vous pour qui je subiraistoutes les tortures…

Il se mit à marcher. La colère le reprenait.

– Je vous sauverai, Coralie, je le jure. Et quelle joie ce seraalors de se venger ! Il aura le sort même qu’il nousréservait, vous entendez, Coralie. C’est ici qu’il mourra… C’estici. Ah ! comme je m’y emploierai de toute ma haine !

Il arracha de nouveau des morceaux de planche avec l’espoird’apprendre des choses qui pourraient lui être utiles, puisque lalutte reprenait dans des conditions identiques.

Mais les phrases suivantes étaient, comme celles qu’il venait deprononcer, des serments de vengeance :

« Coralie, il sera châtié. Si ce n’est pas par nous, ce sera parla justice divine. Non, son plan infernal ne réussira pas. Non, onne croira pas que nous avons recouru au suicide pour nous délivrerd’une existence qui n’était que joie et bonheur. On connaîtra soncrime. Heure par heure, j’en donnerai ici les preuves irrécusables…»

– Des mots ! Des mots ! s’écria Patrice exaspéré. Desmots de menace et de douleur. Mais aucun fait qui nous guide… Monpère, n’allez-vous rien me dire pour sauver la fille de votreCoralie ? Si la vôtre a succombé, que la mienne échappe aumalheur, grâce à vous, mon père ! Aidez-moi !Conseillez-moi !

Mais le père ne répondait au fils que par d’autres mots d’appelet de désespoir.

« Qui va nous secourir ? Nous sommes murés dans ce tombeau,enterrés vivants et condamnés au supplice sans pouvoir nousdéfendre. J’ai là, sur une table, mon revolver. À quoi bon ?L’ennemi ne nous attaque pas. Il a pour lui le temps, le tempsimplacable qui tue par sa seule force, et par cela seul qu’il estle temps. Qui va nous secourir ? Qui sauvera ma bien-aiméeCoralie ? »

Situation effrayante et dont ils sentaient toute l’horreurtragique. Il leur semblait qu’ils étaient déjà morts une fois, quel’épreuve, subie par d’autres, c’était eux qui l’avaient subie, etqu’ils la subissaient encore dans les mêmes conditions, et sans querien leur permît d’échapper à toutes les phases par lesquellesavaient passé les autres – leur père et leur mère. L’analogie deleur sort et du sort de leurs parents était telle qu’ilssouffraient deux souffrances et que leur deuxième agoniecommençait.

Coralie, vaincue, se mit à pleurer. Patrice, bouleversé par lavue des larmes, s’acharna contre le lambris, dont les planches,consolidées par des traverses, résistaient à son effort.

Enfin il lut :

« Qu’y a-t-il ? Nous avons l’impression que quelqu’un amarché dehors, devant la façade du jardin. Oui, en collant notreoreille contre la muraille de moellons élevée dans l’embrasure dela fenêtre, nous avons cru entendre des pas. Est-ce possible ?Oh ! si cela pouvait être ! Ce serait enfin la lutte… Ettout, plutôt que le silence étouffant et l’incertitude qui ne finitpas.

« … C’est cela !… C’est cela !… Le bruit se précise…un autre bruit qui est celui que l’on fait quand on creuse la terreavec une pioche. Quelqu’un creuse la terre, non pas devant lamaison, mais sur le côté droit, près de la cuisine. »

Patrice redoubla d’efforts. Coralie s’était approchée etl’aidait. Cette fois, il sentait qu’un coin du voile allait sesoulever. Et l’inscription se poursuivait :

« Une heure encore, avec des alternatives de bruit et desilence… le même bruit de terre remuée et le même silence où l’ondevine une œuvre qui se continue.

« Et puis on est entré dans le vestibule… Une seule personne…lui, évidemment. Nous avons reconnu son pas… Il marche sans essayerde l’assourdir… Puis il s’est dirigé vers la cuisine, où il atravaillé comme auparavant, avec une pioche, mais en pleine pierre.Nous avons entendu aussi le bruit d’un carreau cassé.

« Et maintenant, il est retourné dehors, c’est un autre bruitqui semble monter le long de la maison comme si le misérable étaitobligé de s’élever pour mettre son projet à exécution… »

Patrice s’arrêta de lire et regarda.

Tous deux, ils prêtèrent l’oreille. Il dit à voix basse :

– Écoute…

– Oui, oui, dit-elle, j’entends… Des pas dehors… Des pas devantla maison ou dans le jardin…

L’un et l’autre, ils avancèrent jusqu’à l’une des fenêtres dontla croisée n’avait pas été refermée sur les moellons, et ilsécoutèrent.

On marchait réellement, et ils éprouvèrent, à deviner l’approchede l’ennemi, le soulagement que leurs parents avaient éprouvé.

On fit le tour de la maison deux fois. Mais ils ne reconnurentpoint, comme leurs parents, le bruit des pas. C’étaient les pasd’un inconnu, ou des pas dont on changeait la cadence.

Puis, durant quelques minutes, il n’y eut plus rien. Et soudain,un autre bruit s’éleva, et, quoique, au fond d’eux, ilss’attendissent à le percevoir, ils furent, malgré tout, confondusde l’entendre. Et Patrice prononça sourdement, en scandant laphrase inscrite par son père, vingt années auparavant :

– C’est celui que l’on fait quand on creuse la terre avec unepioche.

Oui, ce devait être cela. Quelqu’un creusait la terre, non pasdevant la maison, mais sur le côté droit de la cuisine.

Ainsi donc le miracle abominable du drame renouvelé continuait.Là encore le fait d’autrefois se représentait, fait tout simple enlui-même, mais qui devenait sinistre, parce qu’il était un de ceuxqui s’étaient produits déjà, et qu’il annonçait et préparait lamort jadis annoncée et préparée.

Une heure s’écoula. La besogne s’achevait avec des répits et desrecrudescences. On eût dit un tombeau que l’on creuse. Le fossoyeurn’est pas pressé. Il se repose, puis reprend son travail.

Patrice et Coralie écoutaient debout, l’un près de l’autre, lesmains et les yeux mêlés.

– Il s’arrête, dit Patrice tout bas…

– Oui, dit-elle, seulement on dirait…

– Oui, Coralie, on entre dans le vestibule… Ah ! il n’estmême pas nécessaire d’écouter… Il n’y a qu’à se souvenir… Tenez… «Il se dirige vers la cuisine, et il creuse comme tout à l’heureavec la pioche, mais en pleine pierre… » Et puis…. et puis…Oh ! Coralie, le même bruit de carreau cassé…

C’étaient des souvenirs en effet, des souvenirs qui se mêlaientâ la réalité macabre. Le présent et le passé ne faisaient qu’un.Ils prévoyaient les événements à l’instant même où ils seproduisaient.

L’ennemi retourna dehors, et tout de suite « le bruit semblamonter le long de la maison, comme si le misérable était obligé des’élever pour mettre son projet à exécution ».

Et puis… et puis… qu’allait-il advenir ? Ils ne pensaientplus à interroger l’inscription du mur, ou peut-être nel’osaient-ils pas. Toute leur attention était portée sur les actesinvisibles et, par moments, imperceptibles, qui s’accomplissaienten dehors d’eux et contre eux, effort sournois et ininterrompu,plan mystérieux dont les moindres détails étaient réglés comme unmouvement d’horlogerie, et cela depuis vingt ans !

L’ennemi entra dans la maison, et ils entendirent un frôlementau bas de la porte, un frôlement de choses molles que l’onparaissait accumuler et presser par-dessous le bois du battant.Ensuite, il y eut aussi des bruits confus dans les deux piècesvoisines, contre les portes murées, et les mêmes bruits au-dehorsentre les moellons des fenêtres et les volets ouverts. Et ensuite,du bruit sur le toit.

Ils levèrent les yeux. Cette fois, ils ne pouvaient douter quele dénouement approchât, ou du moins une des scènes du dénouement.Le toit, pour eux, c’était le châssis vitré qui occupait le centredu plafond, et par où provenait la seule lumière dont la pièces’éclairât.

Et toujours la même question angoissante se posait à eux.Qu’allait-il advenir ? L’ennemi allait-il montrer son visageau-dessus de ce châssis et se démasquer enfin ?

Assez longtemps, ce travail se poursuivit sur le toit. Les pasébranlaient les plaques de zinc qui le recouvraient, selon unedirection qui reliait le côté droit de la maison aux abords de lalucarne.

Et, tout à coup, cette lucarne, ou plutôt une partie de cettelucarne, un rectangle de quatre carreaux, fut soulevée trèslégèrement, par une main qui assujettit un bâton pour quel’entrebâillement demeurât.

Et l’ennemi traversa de nouveau le toit et redescendit.

Ce fut presque une déception, et un tel besoin d’en savoirdavantage les secoua que Patrice se remit à casser les planches dulambris, les derniers morceaux, la fin de l’inscription.

Et cette inscription leur fit revivre les dernières minutes quivenaient de s’écouler. La rentrée de l’ennemi, le frôlement contreles portes et contre les fenêtres murées, le bruit sur le toit,l’entrebâillement de la lucarne, la façon de la maintenir, touts’était arrangé suivant le même ordre, et, pour ainsi dire, dansles mêmes limites de temps. Le père de Patrice et la mère deCoralie avaient connu les mêmes impressions. Le destin s’appliquaità repasser par les mêmes sentiers, en faisant les mêmes gestes eten recherchant le même but.

Et cela continuait :

« Il remonte… il remonte… voilà son pas encore sur le toit… Ils’approche de la lucarne… Va-t-il regarder ?… Verrons-nous sonvisage abhorré ?… »

– Il remonte… il remonte…, balbutia Coralie en se serrant contrePatrice.

Les pas de l’ennemi, en effet, martelaient le zinc.

– Oui, dit Patrice… il remonte comme autrefois, sans s’écarterdu programme que l’autre a suivi. Seulement, nous ne savons pasquel visage va nous apparaître… Nos parents, eux, connaissaientleur ennemi.

Elle frissonna en évoquant l’image de celui qui avait tué samère et demanda :

– C’était lui, n’est-ce pas ?

– Oui, c’était lui… Voilà son nom que mon père a tracé.

Patrice avait découvert l’inscription presque entièrement.

À moitié courbé, il montrait du doigt :

– Tenez… lisez ce nom… Essarès… vous voyez… là ? C’est undes derniers mots que mon père avait écrits… Lisez, Coralie :

« La lucarne s’est soulevée davantage… une main la poussait… Etnous avons vu… il nous a regardés en riant… Ah ! le misérable…Essarès… Essarès…

« Et puis il a passé quelque chose par l’ouverture, quelquechose qui a descendu, qui s’est déroulé au milieu de la pièce, surnos têtes… une échelle, une échelle de corde…

« Nous ne comprenons pas… Elle se balance devant nous… Et puis,à la fin, j’aperçois… Il y a, épinglée et enroulée autour del’échelon inférieur, une feuille de papier… Et, sur cette feuille,je lis ces mots qui sont de l’écriture d’Essarès :

« Que Coralie monte seule. Elle aura la vie sauve. Je lui donnedix minutes pour accepter. Sinon… »

– Ah ! fit Patrice en se relevant, est-ce que celaégalement va recommencer ? Et cette échelle… cette échelle decorde que j’ai trouvée dans le placard du vieux Siméon.

Coralie ne quittait pas la lucarne des yeux, car les pastournaient alentour. Il y eut un arrêt là-haut. Patrice et Coraliene doutaient pas que la minute ne fût arrivée, et qu’eux aussi nefussent sur le point de voir…

Et Patrice disait sourdement, d’une voix altérée :

– Qui ? Il n’y a que trois êtres qui auraient pu jouer cerôle sinistre, déjà joué autrefois. Deux sont morts : Essarès etmon père. Et le troisième, Siméon, est fou. Est-ce lui, qui, danssa folie, a continué toute cette machination ? Mais commentsupposer qu’il eût pu le faire d’une manière si précise ? Non…non… C’est l’autre, celui qui le dirige et qui, jusqu’ici, estresté dans l’ombre.

Il sentit sur son bras les doigts crispés de Coralie.

– Taisez-vous, le voici…

– Non… non…, dit-il.

– Si… j’en suis sûre…

Elle devinait l’autre événement qui se préparait, et, de fait,comme jadis, la lucarne se souleva davantage… Une main la poussait.Et tout à coup ils virent…

Ils virent une tête qui se glissait sous le châssisentrouvert.

C’était la tête du vieux Siméon.

En vérité, ce qu’ils virent ne les étonna pas outre mesure. Quece fût celui-là plutôt qu’un autre qui les persécutait,cela ne pouvait pas leur paraître extraordinaire, puisquecelui-là était mêlé à leur existence depuis quelquessemaines comme un acteur au drame qui se joue. Quoi qu’ils fissent,ils le retrouvaient toujours et partout, remplissant son rôlemystérieux et incompréhensible. Complice inconscient ? Forceaveugle du destin ? Qu’importe il était celui qui agit, quiattaque inlassablement, et contre lequel on ne peut pas sedéfendre. Patrice chuchota :

– Le fou… le fou…

Mais Coralie insinua :

– Il n’est peut-être pas fou… Il ne doit pas être fou.

Elle tremblait, secouée par un frisson interminable.

Là-haut, l’homme les regardait, caché derrière ses lunettesjaunes sans qu’aucune expression de haine ou de joie satisfaiteparût sur son visage impassible.

– Coralie, dit Patrice, à voix basse… laisse-toi faire…viens…

Il la poussait doucement, en ayant l’air de la soutenir et de laconduire vers un fauteuil. En réalité, il n’avait qu’une idée, serapprocher de la table sur laquelle il avait posé son revolver,saisir cette arme et tirer.

Siméon ne bougeait pas, pareil à quelque génie du mal venu pourdéchaîner la tempête… Coralie ne pouvait s’affranchir de ce regardqui pesait sur elle.

– Non, murmurait-elle en résistant, comme si elle eût peur quele projet de Patrice ne précipitât le dénouement redouté ;non, il ne faut pas…

Mais, plus résolu qu’elle, Patrice atteignait le but. Encore uneffort et sa main touchait au revolver.

Il se décida rapidement. L’arme fut braquée d’un coup. Ladétonation retentit.

En haut, la tête disparut.

– Ah ! fit Coralie, vous avez eu tort, Patrice, il va sevenger…

– Non… peut-être pas…, dit Patrice, le revolver au poing. Non,qui sait si je ne l’ai pas touché !… la balle a frappé le borddu châssis… Mais un ricochet peut-être, et alors…

Ils attendirent, la main dans la main, avec un peu d’espoir.

Espoir qui dura peu. Sur le toit le bruit recommença.

Puis, comme autrefois, et cela, vraiment, ils eurentl’impression de l’avoir déjà vu, comme autrefois quelque chosepassa par l’ouverture, quelque chose qui descendait, qui se déroulaau milieu de la pièce… une échelle… une échelle de corde…celle-là même que Patrice avait avisée dans le placard du vieuxSiméon.

Comme autrefois, ils regardaient, et ils savaient sibien que tout recommençait et que les faits s’enchaînaient les unsaux autres avec une rigueur implacable, que leurs yeux cherchèrentaussitôt l’inévitable feuille qui devait être épinglée à l’écheloninférieur.

Elle s’y trouvait, formant comme un rouleau de papier. Elleétait jaunie, sèche, usée.

C’était la feuille d’autrefois, écrite vingt ansauparavant par Essarès, et qui servait comme autrefois àla même œuvre de tentation et de menace.

« Que Coralie monte seule. Elle aura la vie sauve. Je luidonne dix minutes pour accepter. Sinon… »

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