Le Triangle d’or

Chapitre 9Patrice et Coralie

Tout se passa comme l’avait prédit M. Desmalions. La presse neparla pas. Le public ne s’émut point. Accidents et faits diversfurent accueillis avec indifférence. L’enterrement du richissimebanquier Essarès bey passa inaperçu.

Mais le lendemain de cet enterrement, à la suite de quelquesdémarches effectuées par le capitaine Belval auprès de l’autoritémilitaire, avec l’appui de la préfecture, un nouvel ordre de chosesfut établi dans la maison de la rue Raynouard. Reconnue commeannexe numéro deux de l’ambulance des Champs-Élysées, elle devint,sous la surveillance de Mme Essarès, la résidence exclusive ducapitaine Belval et de ses sept mutilés.

Ainsi, Coralie demeura là toute seule. Plus de femme de chambreni de cuisinière. Les sept mutilés suffirent à toutes les besognes.L’un fut concierge, un autre cuisinier, un autre maître d’hôtel.Ya-Bon, nommé femme de chambre, se chargea du service personnel demaman Coralie. La nuit, il couchait dans le couloir, devant saporte. Le jour, il montait la garde devant sa fenêtre.

– Que personne n’approche ni de cette porte, ni de cettefenêtre ! lui dit Patrice. Que personne n’entre ! Siseulement un moustique réussit à pénétrer près d’elle, ton compteest réglé.

Malgré tout, Patrice n’était pas tranquille. Il avait eu trop depreuves de ce que pouvait oser l’ennemi pour croire que des mesuresquelconques fussent capables d’assurer une protection absolumentefficace. Le danger s’insinue toujours par où il n’est pas attendu,et il était d’autant moins facile de s’en garer qu’on ignorait d’oùvenait la menace. Essarès bey étant mort, qui poursuivait sonœuvre ? Et qui reprenait contre maman Coralie le plan devengeance qu’il annonçait dans sa dernière lettre ?

M. Desmalions avait commencé aussitôt son œuvre d’investigation,mais le côté dramatique de l’affaire semblait lui être indifférent.N’ayant pas retrouvé le cadavre de l’homme dont Patrice avaitentendu les cris d’agonie, n’ayant recueilli aucun indice surl’agresseur mystérieux qui avait tiré sur Patrice et Coralie, à lafin de la journée, n’ayant pu établir d’où provenait l’échelle quiavait servi à cet agresseur, il ne s’occupait plus de cesquestions, et limitait ses efforts à l’unique recherche desdix-huit cents sacs. Cela seul lui importait.

– Nous avons toutes les raisons de croire qu’ils sont là,disait-il, entre les quatre côtés du quadrilatère formé par lejardin et par les bâtiments d’habitation. Évidemment un sac d’or decinquante kilos n’a pas, à beaucoup près, le volume d’un sac decharbon du même poids. Mais, tout de même, dix-huit cents sacs,cela représente peut-être une masse de sept à huit mètres cubes, etcette masse-là ne se dissimule pas aisément.

Au bout de deux jours, il avait acquis la certitude que lacachette ne se trouvait ni dans la maison, ni sous la maison.Lorsque, certains soirs, le chauffeur de l’automobile d’Essarès beyamenait rue Raynouard le contenu des coffres de la BanqueFranco-Orientale, Essarès bey, le chauffeur de l’automobile et lenommé Grégoire faisaient passer par le soupirail dont les complicesdu colonel avaient parlé, un gros fil de fer que l’on retrouva. Lelong de ce fil de fer glissaient des crochets, que l’on retrouvaégalement, et auxquels on suspendait les sacs qui s’empilaient dèslors dans une grande cave exactement située sous labibliothèque.

Inutile de dire tout ce que M. Desmalions et ses agentsdéployèrent d’ingéniosité, de minutie et de patience pourinterroger tous les recoins de cette cave. Leurs efforts aboutirenttout au moins à savoir – et cela sans aucune espèce de doute –qu’elle n’offrait aucun secret, sauf le secret d’un escalier quidescendait de la bibliothèque et dont l’issue supérieure étaitfermée par une trappe que recouvrait le tapis. Outre le soupirailde la rue Raynouard, il y en avait un autre qui donnait sur lejardin, au niveau de la première terrasse. Ces deux ouvertures sebarricadaient de l’intérieur, à l’aide de volets de fer trèslourds, de sorte que des milliers et des milliers de rouleaux d’oravaient pu être entassés dans la cave jusqu’au moment de leurexpédition.

« Mais comment cette expédition avait-elle lieu ? sedemandait M. Desmalions. Mystère. Et pourquoi cette halte dans lesous-sol de la rue Raynouard ? Mystère également. Et puisvoilà que Fakhi, Bournef et consorts affirment que cette fois iln’y a pas eu d’expédition, que l’or est ici, et qu’il suffit dechercher pour l’y découvrir. Nous avons cherché dans la maison.Reste le jardin. Cherchons de ce côté. »

C’est un admirable vieux jardin qui faisait jadis partie duvaste domaine où, à la fin du XVIIIe siècle, on venait prendre leseaux de Passy. De la rue Raynouard jusqu’au quai, sur une largeurde deux cents mètres, il descend, par quatre terrasses superposées,vers des pelouses harmonieuses que soulignent des massifsd’arbustes verts et que dominent des groupes de grands arbres.

Mais la beauté du jardin provient avant tout de ses quatreterrasses et de la vue qu’elles offrent sur le fleuve, sur lesplaines de a rive gauche et sur les collines lointaines. Vingtescaliers les font communiquer entre elles, et vingt sentiersmontent de l’une à l’autre, creusés parmi les murs de soutènementet engloutis parfois sous les vagues de lierre qui déferlent duhaut en bas.

Çà et là émergent une statue, une colonne tronquée, les débrisd’un chapiteau. Le balcon de pierre qui borde la terrassesupérieure est orné de très vieux vases en terre cuite. On y voitaussi, sur cette terrasse, les ruines de deux petits temples rondsqui étaient autrefois des buvettes. Il y a devant les fenêtres dela bibliothèque une vasque circulaire, au centre de laquelle unenfant lance un mince filet d’eau par l’entonnoir d’une conque.

C’est le trop-plein de cette vasque, recueilli en un ruisseau,qui glissait sur les rochers contre lesquels Patrice s’était heurtéau premier soir.

– Somme toute, trois ou quatre hectares à fouiller, dit M.Desmalions.

À cette besogne, il employa, outre les mutilés de Patrice, unedouzaine de ses agents. Besogne assez facile au fond, et qui devaitaboutir à des résultats certains. Comme M. Desmalions ne cessait dele répéter, dix-huit cents sacs ne peuvent pas rester invisibles.Toute excavation laisse des traces. Il faut une issue pour y entreret pour en sortir. Or, le gazon des pelouses, comme le sable desallées, ne révélait aucun vestige de terre remuée fraîchement. Lelierre ? Les murailles de soutien ? Les terrasses ?Tout cela fut visité. Inutilement. On trouva de place en place,dans les tranchées que l’on pratiqua, d’anciennes canalisationsvers la Seine, et des tronçons d’aqueduc qui servaient jadis àl’écoulement des eaux de Passy. Mais quelque chose qui fût un abri,une casemate, une voûte de maçonnerie, quelque chose qui eûtl’apparence d’une cachette, cela ne se trouva point.

Patrice et Coralie suivaient ces recherches. Pourtant, bienqu’ils en comprissent tout l’intérêt, et bien que, d’autre part,ils subissent encore l’anxiété des heures dramatiques qui venaientde s’écouler, au fond, ils ne se passionnaient que pour le problèmeinexplicable de leur destin, et presque toutes leurs paroles s’enallaient vers les ténèbres du passé.

La mère de Coralie, fille d’un consul de France à Salonique,avait épousé là-bas un homme d’un certain âge, très riche, le comteOdolavitz, d’une vieille famille serbe, lequel était mort un anaprès la naissance de Coralie. La veuve et l’enfant se trouvaientalors en France, précisément dans cet hôtel de la rue Raynouard,que le comte Odolavitz avait acheté par l’intermédiaire d’un jeuneÉgyptien, Essarès, qui lui servait de secrétaire et defactotum.

Coralie avait donc vécu là trois années de son enfance. Puis,subitement, elle perdait sa mère. Restant seule au monde, elleétait emmenée par Essarès à Salonique, où son grand-père, leconsul, avait laissé une sœur beaucoup plus jeune que lui et qui sechargea d’elle. Malheureusement, cette femme tomba sous ladomination d’Essarès, signa des papiers, en fit signer à sa petitenièce, de sorte que toute la fortune de l’enfant, administrée parl’Égyptien, disparut peu à peu.

Enfin, vers l’âge de dix-sept ans, Coralie fut la victime d’uneaventure qui lui laissa le plus affreux souvenir et qui eut sur savie une influence fatale. Enlevée un matin, dans la campagne deSalonique, par une bande de Turcs, elle passa deux semaines au fondd’un palais en butte aux désirs du gouverneur de la province.Essarès la délivra. Mais cette délivrance s’effectua d’une façon sibizarre que, bien souvent, depuis, Coralie devait se demander s’iln’y avait pas eu un coup monté entre le Turc et l’Égyptien.

Toujours est-il que, malade, déprimée, redoutant une nouvelleagression, contrainte par sa tante, elle épousait un mois plus tardcet Essarès qui, déjà, lui faisait la cour et qui, maintenant, endéfinitive, prenait à ses yeux figure de sauveur. Union lamentable,dont l’horreur lui apparut le jour même où elle fut consommée.Coralie était la femme d’un homme qu’elle détestait et dont l’amours’exaspéra de toute la haine et de tout le mépris qui lui furentopposés.

L’année même du mariage, ils venaient s’installer dans l’hôtelde la rue Raynouard. Essarès, qui, depuis longtemps, avait fondé etdirigeait à Salonique la succursale de la Banque Franco-Orientale,ramassait presque toutes les actions de cette banque, achetait pourl’établissement de la maison principale l’immeuble de la rue LaFayette, devenait à Paris l’un des maîtres de la finance, etrecevait en Égypte le titre de bey.

Telle était l’histoire qu’un jour, dans le beau jardin de Passy,Coralie raconta, et, en ce morne passé qu’ils interrogèrentensemble, en le confrontant avec celui de Patrice, ni Patrice niCoralie ne purent découvrir un seul point qui leur fût commun. L’unet l’autre avaient vécu dans des lieux différents. Aucun nom ne lesfrappait d’un même souvenir. Aucun détail ne pouvait leur fairecomprendre pourquoi ils possédaient l’un et l’autre des morceaux dela même boule d’améthyste, pourquoi leurs images réunies setrouvaient enfermées dans le même médaillon, ou collées sur lespages du même album.

– À la rigueur, dit Patrice, on peut expliquer que le médaillonrecueilli dans la main d’Essarès avait été arraché par lui à cetinconnu qui veillait sur nous et qu’il a assassiné. Mais l’album,cet album qu’il portait dans une poche cousue d’unsous-vêtement ?…

Ils se turent. Patrice demanda :

– Et Siméon ?

– Siméon a toujours habité ici.

– Même du temps de votre mère ?

– Non, c’est un an ou deux après la mort de ma mère et après mondépart pour Salonique, qu’il a été chargé par Essarès bey de gardercette propriété et de veiller à son entretien.

– Il était le secrétaire d’Essarès ?

– Je n’ai jamais su son rôle exact. Secrétaire ? Non.Confident ? Non plus. Ils ne conversaient jamais ensemble.Trois ou quatre fois, il est venu nous voir à Salonique. Je merappelle une de ses visites. J’étais tout enfant, et je l’aientendu qui parlait à Essarès d’une façon très violente et semblaitle menacer.

– De quoi ?

– Je l’ignore. J’ignore tout de Siméon. Il vivait ici très àpart, et presque toujours dans le jardin, fumant sa pipe,rêvassant, soignant les arbres ou les fleurs avec l’aide de deux outrois jardiniers qu’il faisait venir de temps à autre.

– Quelle conduite observait-il à votre égard ?

– Là encore, je ne puis rien dire de précis. Nous ne causionsjamais, et ses occupations ne le rapprochaient guère de moi.Cependant, j’ai eu quelquefois l’impression que, à travers seslunettes jaunes, son regard me cherchait avec une certaineinsistance, et peut-être même avec intérêt. En outre, dans cesderniers temps, il se plaisait à m’accompagner jusqu’à l’ambulance,et il se montrait alors, soit là-bas, soit en route, plus attentif,plus empressé… à tel point que je me demande, depuis un jour oudeux…

Après un instant d’indécision, elle continua :

– Oh ! c’est une idée bien vague…, mais, tout de même…Tenez, il y a quelque chose que je n’ai pas pensé à vous dire…Pourquoi suis-je entrée à l’ambulance des Champs-Élysées, à cetteambulance où vous vous trouviez déjà, blessé, malade ?Pourquoi ? Parce que Siméon m’y a conduite. Il savait que jevoulais m’engager comme infirmière, et il m’a indiqué cetteambulance… où il ne doutait pas que les circonstances nousmettraient l’un en face de l’autre…

« Et puis, réfléchissez… Plus tard la photographie du médaillon,celle qui nous représente ensemble, vous en uniforme, moi eninfirmière, n’a pu être prise qu’à l’ambulance… Or, des gens d’ici,de cette maison, Siméon était le seul qui s’y rendît.

« Vous rappellerai-je aussi qu’il est venu à Salonique, qu’ilm’y a vue enfant, puis jeune fille, et qu’il a pu, là, également,prendre les instantanés de l’album ? De sorte que, si nousadmettons qu’il ait eu quelque correspondant qui, de son côté, voussuivit dans la vie, il ne serait pas impossible de croire que l’amiinconnu dont vous avez supposé l’intervention entre nous, qui vousa envoyé la clef du jardin…

– Que cet ami fût le vieux Siméon ? interrompit vivementPatrice. L’hypothèse est inadmissible.

– Pourquoi ?

– Parce que cet ami est mort. Celui qui cherchait, comme vousdites, à intervenir entre nous, celui qui m’a envoyé la clef dujardin, celui qui m’appelait au téléphone pour m’apprendre lavérité, celui-là a été assassiné… Aucun doute à ce propos. J’aiperçu les cris d’un homme qu’on égorgeait… des cris d’agonie… deceux que l’on pousse quand on expire.

– Est-on jamais sûr ?…

– Je le suis absolument. Ma certitude n’est atténuée par aucunehésitation. Celui que j’appelle notre ami inconnu est mort avantd’avoir achevé son œuvre, Il est mort assassiné. Or, Siméon estvivant.

Et Patrice ajouta :

– D’ailleurs celui-là avait une autre voix que Siméon, une voixque je n’avais jamais entendue et que je n’entendrai plusjamais.

Coralie n’insista pas, convaincue à son tour.

Ils étaient assis sur un des bancs du jardin, profitant d’unbeau soleil d’avril. Les bourgeons des marronniers luisaient auxpointes des rameaux. Les lourds parfums des giroflées montaient desplates-bandes, et leurs fleurs jaunes ou mordorées, comme des robesde guêpes ou d’abeilles serrées les unes contre les autres,ondulaient au gré d’une brise légère.

Soudain, Patrice frissonna. Coralie avait posé sa main sur lasienne, en un geste d’abandon charmant, et, tout de suite, l’ayantobservée, il vit qu’elle était émue jusqu’aux larmes.

Qu’y a-t-il donc, maman Coralie ?

La tête de la jeune femme s’inclina, et sa joue toucha l’épaulede l’officier. Patrice n’osa pas bouger, pour ne point paraîtredonner à ce mouvement fraternel une valeur de tendresse qui eûtpeut-être froissé Coralie. Il répéta :

– Qu’y a-t-il ? Qu’avez-vous, mon amie ?

– Oh ! murmura-t-elle, c’est si étrange ! Regardez,Patrice, regardez ces fleurs.

Ils se trouvaient sur la troisième terrasse et dominaient doncla quatrième terrasse, et cette dernière, la plus basse, au lieu deplates-bandes de giroflées, offrait des parterres oùs’entremêlaient toutes les fleurs de printemps, tulipes,mères-de-famille, corbeilles d’argent. Et au milieu, il y avait ungrand rond planté de pensées.

– Là, là ! dit-elle en désignant ce rond de son bras tendu,là, regardez bien… vous voyez ?… des lettres…

En effet, peu à peu, Patrice se rendait compte que les touffesde pensées étaient disposées de manière à inscrire sur le solquelques lettres qui se détachaient parmi d’autres touffes defleurs. Cela n’apparaissait pas du premier coup. Il fallait uncertain temps pour voir, mais, quand on avait vu, les lettress’assemblaient d’elles-mêmes et formaient sur une même ligne, troismots : Patrice et Coralie.

– Ah ! dit-il à voix basse, je vous comprends ! …

C’était si étrange, en effet, et si émouvant de lire leurs deuxnoms, qu’une main amie avait pour ainsi dire semés, leurs deux nomsréunis en fleurs de pensées ! C’était si étrange et siémouvant de se retrouver toujours ainsi l’un et l’autre, liés pardes volontés mystérieuses, liés maintenant par l’effort laborieuxdes petites fleurs qui surgissent, s’éveillent à la vie, ets’épanouissent dans un ordre déterminé ! Coralie se redressaet dit :

– C’est le vieux Siméon qui s’occupe du jardin.

– Évidemment, dit-il d’un air un peu ébranlé, cela ne changecertes pas mon idée. Notre ami inconnu est mort, mais Siméon a pule connaître, lui. Siméon était peut-être de connivence avec luisur certains points, et il doit en savoir long. Ah ! s’ilpouvait parler et nous mettre dans la bonne voie.

Une heure plus tard, comme le soleil penchait à l’horizon, ilsmontèrent sur les terrasses.

En arrivant à la terrasse du haut, ils avisèrent M. Desmalionsqui leur fit signe de venir, et qui leur dit :

– Je vous annonce quelque chose d’assez curieux, une trouvailled’un intérêt spécial pour vous, madame… et pour vous, moncapitaine.

Il les mena tout au bout de la terrasse, devant la partieinhabitée qui faisait suite à la bibliothèque. Il y avait là deuxagents, une pioche à la main. Au cours des recherches, ils avaientd’abord, comme l’expliqua M. Desmalions, écarté le lierre quirecouvrait le petit mur orné de vases en terre cuite. Or, un détailattira l’attention de M. Desmalions. Le petit mur était revêtu, surune longueur de quelques mètres, d’une couche de plâtre quisemblait de date plus récente que la pierre elle-même.

– Pourquoi ? dit M. Desmalions. N’était-ce pas un indicedont je devais tenir compte ? Je fis démolir cette couche deplâtre et, dessous, j’en ai trouvé une seconde moins épaisse, mêléeaux aspérités de la pierre. Tenez, approchez-vous… ou plutôt non,reculez un peu… on distingue mieux.

La couche inférieure, en effet, ne servait qu’à retenir unesérie de petits cailloux blancs qui faisaient comme une mosaïqueencadrée de cailloux noirs, et qui formaient de grandes lettres,largement écrites, lesquelles formaient trois mots. Et ces troismots c’était encore : Patrice et Coralie.

– Qu’est-ce que vous en dites ? interrogea M. Desmalions.Remarquez que l’inscription remonte à plusieurs années… au moinsdix ans, étant donné la disposition du lierre qui était accrochélà…

– Au moins dix ans…, répéta Patrice, lorsqu’il fut seul avec lajeune femme. Dix ans, c’est-à-dire à une époque où vous n’étiez pasmariée, où vous habitiez encore à Salonique, et où personne nevenait en ce jardin… personne, excepté Siméon et ceux qu’il voulaitbien y laisser pénétrer.

Et Patrice conclut :

– Et parmi ceux-là, Coralie, il y avait notre ami inconnu quiest mort. Et Siméon sait la vérité.

Ils le virent, en cette fin d’après-midi, le vieux Siméon, commeils le voyaient depuis le drame, errant dans le jardin ou dans lescouloirs de la maison, l’attitude inquiète et désemparée, soncache-nez toujours enroulé autour de la tête, les lunettes serréesaux tempes. Il bégayait des mots incompréhensibles. La nuit, sonvoisin, un des mutilés, l’entendit plusieurs fois quichantonnait.

À deux reprises, Patrice essaya de le faire parler. Siméonhochait la tête et ne répondait pas, ou bien riait d’un rired’innocent.

Ainsi, le problème se compliquait, et rien ne laissait prévoirqu’il pût être résolu. Qui les avait, depuis leur enfance, promisl’un à l’autre comme des fiancés dont une loi inflexible a disposéd’avance ? Qui avait, à l’automne dernier, alors qu’ils ne seconnaissaient pas, préparé la corbeille de pensées ? Et quiavait, dix ans plus tôt, inscrit leurs deux noms en cailloux blancsdans l’épaisseur d’un mur !

Questions troublantes pour deux êtres chez qui l’amour s’étaitéveillé spontanément, et qui, tout à coup, apercevaient derrièreeux un long passé qui leur était commun. Chaque pas qu’ilsfaisaient ensemble dans le jardin leur semblait un pèlerinage parmides souvenirs oubliés, et, à chaque détour d’allée, ilss’attendaient à découvrir une nouvelle preuve du lien qui les avaitunis à leur insu.

Et de fait, en ces quelques jours, deux fois sur le tronc d’unarbre, une fois sur le dossier d’un banc, ils virent leursinitiales entrelacées. Et, deux fois encore, leurs noms apparurentinscrits sur de vieux murs et masqués par une couche de plâtre quevoilait un rideau de lierre.

Et ces deux fois-là, leurs deux noms étaient accompagnés de deuxdates : « Patrice et Coralie, 1904 »… « Patrice etCoralie, 1907 ».

– Il y a onze ans, et il y a huit ans, dit l’officier. Toujoursnos deux noms… Patrice et Coralie.

Leurs mains se serraient. Le grand mystère de leur passé lesrapprochait l’un de l’autre, autant que le profond amour qui lesemplissait et dont ils s’abstenaient de parler.

Malgré eux, cependant, ils recherchaient la solitude, et c’estainsi qu’un jour, deux semaines après l’assassinat d’Essarès bey,comme ils passaient devant la petite porte de la ruelle, ils sedécidèrent à sortir et à descendre jusqu’aux berges de la Seine. Onne les vit point, les abords de cette porte et le chemin qui yconduit étant cachés par de grands buis, et M. Desmalions explorantalors, avec ses hommes, les anciennes serres situées de l’autrecôté du jardin, ainsi que la vieille cheminée qui avait servi auxsignaux.

Mais, dehors, Patrice s’arrêta. Il y avait, presque en face,dans le mur opposé, une porte exactement semblable. Il en fit laréflexion, et Coralie lui dit :

– Cela n’a rien d’étonnant. Ce mur limite un jardin quidépendait autrefois de celui que nous venons de quitter.

– Qui est-ce qui l’habite ?

– Personne. La petite maison qui le domine et qui précède lamienne, rue Raynouard, est toujours fermée.

Patrice murmura :

– Même porte… même clef, peut-être ?

Il introduisit dans la serrure la clef rouillée qui lui avaitété adressée.

La serrure fonctionna.

– Allons-y, dit-il, la suite des miracles continue. Celui-cinous sera t-il favorable ?

C’était une bande de terrain assez étroite et livrée à tous lescaprices de la végétation. Cependant, au milieu de l’herbeexubérante, un sentier de terre battue, où l’on devait passersouvent, partait de la porte et montait en biais vers l’uniqueterrasse, sur laquelle était bâti un pavillon aux volets clos,délabré, sans étage, surmonté d’un tout petit belvédère en forme delanterne.

Il avait son entrée particulière dans la rue Raynouard, dont unecour et un mur très haut le séparaient. Cette entrée était commebarricadée de planches et de poutres clouées les unes auxautres.

Ils contournèrent la maison et furent surpris par le spectaclequi les attendait sur le côté droit. C’était une espèce de cloîtrede verdure, rectangulaire, soigneusement entretenu, avec desarcades régulières, taillées dans des haies de buis et d’ifs. Unjardin en miniature était dessiné en cet espace où semblaients’accumuler le silence et la paix. Là aussi il y avait desravenelles fleuries, et des pensées, et des mères-de-famille. Etquatre sentiers qui venaient des quatre coins du cloîtreaboutissaient à un rond-point central, où se dressaient les cinqcolonnes d’un petit temple ouvert, construit grossièrement avec descailloux et des moellons en équilibre.

Sous le dôme de ce petit temple, une pierre tombale. Devantcette pierre tombale, un vieux prie-Dieu en bois, aux barreauxduquel étaient suspendus, à gauche, un christ d’ivoire, à droite,un chapelet composé de grains en améthyste et en filigraned’or.

– Coralie, Coralie, murmura Patrice, la voix tremblanted’émotion… qui donc est enterré là ?

Ils s’approchèrent. Des couronnes de perles étaient alignées surla pierre tombale. Ils en comptèrent dix-neuf qui portaient lesdix-neuf millésimes des dix-neuf dernières années. Les ayantécartées, ils lurent cette inscription en lettres d’or usées etsalies par la pluie :

 

Ici reposent

PATRICE ET CORALIE

tous deux assassinés

le 14 avril 1895.

Ils seront vengés.

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