Le Triangle d’or

Chapitre 8La dernière victime de Siméon

Patrice entre, la tête bandée, car le coup que lui avait assenéSiméon et le poids de la dalle avaient rouvert ses anciennesblessures. Il était très pâle et semblait souffrir beaucoup.

En voyant Siméon Diodokis, il eut un geste de colère effroyable.Pourtant il se contint. Plantés l’un en face de l’autre, les deuxhommes ne bougeaient plus, et Lupin, tout en se frottant les mains,disait à demi-voix :

– Quelle scène ! quelle scène admirable ! Est-ce dubon théâtre, cela ? Le père et le fils ! Le criminel etla victime ! Attention, l’orchestre… Un trémolo en sourdine…Que vont-ils faire ? Le fils va-t-il tuer son père, ou le pèretuer son fils ? Minute palpitante… Quel silence ! La voixdu sang seule s’exprime, et en quels termes ! Ça y est !La voix du sang a parlé, et ils vont se jeter dans les bras l’un del’autre, pour mieux s’étouffer.

Patrice avait avancé de deux pas, et le mouvement annoncé parLupin allait être accompli, les deux bras de l’officier s’ouvraientdéjà pour le combat. Mais soudain, Siméon, affaibli par lasouffrance, dominé par une volonté plus forte, s’abandonna etsupplia :

– Patrice… Patrice… que vas-tu faire ?

Il tendait les mains, il s’adressait à la pitié de sonadversaire, et celui-ci, arrêté dans son élan, fut troublé etregarda longuement cet homme à qui l’attachaient des liensmystérieux et inexpliqués.

Il prononça, les poings toujours levés :

– Coralie ! … Coralie !… Dis-moi où elle est, et tuauras la vie sauve.

Le vieux tressauta ; sa haine, fouettée par le souvenir deCoralie, pour faire du mal, retrouvait de l’énergie, et il réponditavec un rire cruel :

– Non, non… Sauver Coralie ? Non, j’aime mieux mourir. Etpuis, la cachette de Coralie, c’est celle de l’or… Non, jamais,autant mourir…

– Tue-le donc, mon capitaine, intervint don Luis, tue-le donc,puisqu’il aime mieux cela.

De nouveau l’idée du meurtre immédiat et de la vengeanceempourprait d’un flot de sang le visage de l’officier. Mais la mêmehésitation suspendit le choc.

– Non, non, fit-il à voix basse, non, je ne peux pas…

– Pourquoi donc ? insista don Luis… C’est si facile !Allons ! Tords-lui le cou comme à un poulet.

– Je ne peux pas.

– Pourquoi ? Est-ce que ça te fait quelque chose del’étrangler ? Ça te dégoûte ! Pourtant, si c’était unBoche, sur le champ de bataille…

– Oui, mais cet homme…

– Ce sont tes mains qui refusent, peut-être ? L’idéed’empoigner cette chair et de la serrer ?… Tiens, capitaine,prends mon revolver, et fais-lui sauter la cervelle.

Patrice saisit l’arme avidement et la braqua sur le vieuxSiméon. Le silence fut effrayant. Les yeux de Siméon s’étaientfermés, et des gouttes de sueur coulaient sur son visagelivide.

À la fin, le bras de l’officier s’abattit, et il articula :

– Je ne peux pas.

– Vas-y donc, ordonna don Luis impatienté.

– Non… Non…

– Mais pourquoi, encore une fois ?

– Je ne peux pas.

– Tu ne peux pas ? Veux-tu que je t’en dise la raison, moncapitaine ? Tu penses à cet homme comme si c’était tonpère.

– Peut-être, dit l’officier, tout bas… Les apparences m’obligentà le croire par moments.

– Qu’importe, si c’est une crapule et un bandit !

– Non, non, je n’ai pas le droit. Qu’il meure, mais non pas dema main, je n’ai pas le droit.

– Alors, tu renonces à te venger ?

– Ce serait abominable, ce serait monstrueux !

Don Luis s’approcha et, le frappant à l’épaule, lui ditgravement :

– Et si ce n’était pas ton père ?

Patrice le regarda. Il ne comprenait pas.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire que la certitude n’existe pas, que le doute, s’ils’appuie sur des apparences, ou même sur des présomptions, n’estfortifié d’aucune preuve. Et d’autre part, songe à ton dégoût, à tarépugnance… Car enfin, cela aussi doit être à considérer.

« Quand on est, comme toi, un monsieur propre, loyal, toutpalpitant d’honneur et de fierté, est-il admissible qu’on soit lefils d’une pareille fripouille ? Réfléchis à cela, Patrice.»

Il fit une pause et répéta :

– Réfléchis à cela, Patrice… et aussi à une autre chose qui a savaleur, je te le jure.

– Quelle chose ? demanda Patrice, qui le contemplaitéperdument.

Don Luis prononça :

– Quel que soit mon passé, quoi que tu puisses penser de moi, tume reconnais bien, n’est-ce pas, une certaine conscience ? Tusais bien que ma conduite, en toute cette affaire, n’a jamais étéinfluencée que par des motifs que je puis avouer hautement,n’est-ce pas ?

– Oui, oui, déclara Patrice Belval avec force.

– Eh bien, alors, mon capitaine, crois-tu donc que je tepousserais à tuer cet homme si c’était ton père ?

Patrice semblait hors de lui.

– Vous avez, j’en suis sûr, une certitude… Oh ! je vous enprie…

Don Luis continua :

– Crois-tu donc que je te dirais même de le haïr, si c’était tonpère ?

– Oh ! fit Patrice, ce n’est donc pas mon père ?

– Non, non, s’écria don Luis, avec une conviction irrésistibleet une ardeur croissante. Non, mille fois non ! Mais,observe-le ! Vois cette tête de chenapan ! Tous lescrimes et tous les vices sont inscrits sur ce visage de brute. Danscette aventure, depuis le premier jour jusqu’au dernier, il n’y apas un forfait qui ne soit son œuvre… pas un, tu entends. Nousn’avons pas été en face de deux criminels comme on l’a cru, il n’ya pas eu Essarès pour commencer la besogne infernale, et le vieuxSiméon pour l’achever. Il n’y a qu’un criminel, un seul,comprends-tu, Patrice ? Le même bandit qui, devant nous, pourainsi dire, tuait Ya-Bon, tuait le concierge Vacherot, tuait sapropre complice, le même bandit avait commencé sa besogne sinistrebien auparavant, et tuait déjà ceux qui le gênaient. Et parmiceux-ci, il en a tué un que tu connaissais, Patrice, il en a tué undont tu n’es que la chair et le sang.

– Qui ? De qui parlez-vous ? demanda Patrice avecégarement.

– De celui dont tu entendais, par le téléphone, les crisd’agonie ; de celui qui t’appelait Patrice et qui ne vivaitque pour toi : Il l’a tué, celui-là ! Et celui-là, c’était tonpère, Patrice ! C’était Armand Belval ! Comprends-tu,maintenant ?

Patrice ne comprenait pas. Les paroles de don Luis tombaientdans les ténèbres, sans qu’aucune d’elles fît jaillir la moindrelumière. Pourtant, une chose formidable s’imposait à son esprit, etil balbutia :

– J’ai entendu la voix de mon père… C’est donc lui quim’appelait ?

– C’était ton père, Patrice.

– Et l’homme qui le tuait ?…

– C’était celui-ci, fit don Luis en désignant le vieillard.

Siméon demeurait immobile, les yeux hagards, comme un misérablequi attend l’arrêt de mort. Patrice ne le quittait pas des yeux, etdes frissons de rage le secouaient.

Et cependant une certaine joie se dégageait peu à peu dudésordre de ses sentiments, grandissait en lui, et occupait toutesa pensée. Cet homme immonde n’était pas son père. Son père étaitmort, il aimait mieux cela. Il respirait mieux. Il pouvait releverla tête et haïr en toute liberté, d’une haine juste et sainte.

– Qui es-tu ? Qui es-tu ?

Et s’adressant à don Luis :

– Son nom ?… Je vous en supplie… Je veux savoir son nom,avant de l’écraser.

– Son nom ? fit don Luis. Son nom ? Comment ne l’as-tupas deviné déjà ? Il est vrai que, moi-même, j’ai longtempscherché et, cependant, c’était la seule hypothèse admissible.

– Mais quelle hypothèse ? Quelle idée ? s’écriaPatrice exaspéré.

– Tu veux le savoir ?…

– Ah ! je vous en conjure ! J’ai hâte de l’abattre,mais je veux d’abord connaître son nom.

– Eh bien…

Il y eut un silence entre les deux hommes. Ils se regardaient,debout l’un contre l’autre.

Mais don Luis eut l’impression, sans doute, qu’il fallait encoredifférer le moment de la révélation, car il reprit :

– Tu n’es pas encore prêt à la vérité, Patrice, et je veuxcependant que, quand tu l’entendras, elle ne suscite en toi aucuneobjection. Vois-tu, Patrice, et ne crois pas que je plaisante, ilen est, dans la vie, comme dans l’art dramatique, où ce qu’onappelle le coup de théâtre manque son effet s’il n’est pas préparé.Je ne cherche pas à en faire un effet, mais à t’imposer uneconviction totale, irrésistible, au sujet de cet homme, qui n’estpas ton père, comme tu l’admets maintenant, mais qui n’est pas nonplus Siméon Diodokis, bien qu’il ait pris l’apparence, lesignalement, l’identité, la vie elle-même de Siméon Diodokis.

« Commences-tu à comprendre ? Dois-je te répéter ma phrasede tout à l’heure : « Nous n’avons pas été, au cours de cette lutte,en face de deux criminels. Il n’y a pas eu Essarès pour commencerla besogne infernale, et celui qui s’est fait appeler le vieuxSiméon pour l’achever. » Il n’y a eu, il n’y a qu’un criminel,toujours vivant, depuis le début, toujours agissant, supprimantceux qui le gênent, et au besoin se revêtant de leur personnalité,et poursuivant sous leur apparence l’œuvre maudite…Comprends-tu ? Dois-je te nommer celui qui fut l’âme même decette affaire colossale, celui qui monta l’intrigue, et qui la fitévoluer vers un but favorable, malgré tous les obstacles et malgréla guerre acharnée que ses complices lui déclarèrent ? Remonteplus haut que ce que tu as vu de tes propres yeux, Patrice.

« N’interroge pas seulement tes souvenirs, même ceux du premierjour. Interroge les souvenirs des autres, et tout ce que Coraliet’a raconté du passé. Quel est l’unique persécuteur, l’uniquebandit, l’unique assassin, l’unique génie de tout le mal qui futfait à ton père et à la mère de Coralie, à Coralie, au colonelFakhi, à Grégoire, à Ya-Bon, à Vacherot, à tous, Patrice, à tousceux qui furent mêlés à la tragique aventure ? Allons, allons,je sens que tu devines presque. Si la vérité ne t’apparaît pasencore, son fantôme invisible rôde autour de toi. Le nom de cethomme germe en ton cerveau. Son âme hideuse se dégage des ténèbres,sa véritable personnalité prend corps, son masque tombe. Et tu asdevant toi le criminel lui-même, c’est-à-dire… »

Qui prononça le nom redoutable ? Fût-ce don Luis, avectoute l’ardeur de sa certitude ? Fût-ce Patrice, avecl’hésitation et l’étonnement d’une conviction naissante ?Pourtant l’officier, dès que les quatre syllabes eurent retentidans le silence solennel, l’officier n’eut pas un moment de doute.Pas une seconde même, il ne chercha à comprendre par quel prodigeune telle révélation pouvait être l’expression toute simple de lavérité. Instantanément, il l’admit, cette vérité, commeincontestable et prouvée par les faits les plus évidents. Et ilrépéta à diverses reprises ce nom auquel il n’avait jamais pensé,et qui donnait l’explication à la fois la plus logique et la plusextraordinaire du problème le plus incompréhensible.

– Essarès bey… Essarès bey…

– Essarès bey, redit don Luis, Essarès bey, l’homme qui a tuéton père, et qui l’a tué, pourrait-on dire, deux fois, jadis dansle pavillon, lui enlevant tout bonheur et toute raison de vivre etil y a quelques jours dans la bibliothèque, alors qu’Armand Belval,ton père, était en train de te téléphoner, Essarès bey, l’homme quia tué la mère de Coralie et qui a enseveli Coralie dans une tombeintrouvable.

Cette fois le meurtre fut décidé. Les yeux de l’officierexprimèrent une résolution indomptable. Il fallait que l’assassinde son père, que l’assassin de Coralie mourût sur-le-champ. Ledevoir était clair et précis. L’épouvantable Essarès devait mourirpar la main même du fils et du fiancé.

– Fais ta prière, dit-il froidement. Dans dix secondes, tu serasmort.

Il les compta, ces secondes, et à la dixième il allait tirer,lorsque l’ennemi eut un sursaut d’énergie folle, qui prouvait que,sous l’apparence du vieux Siméon, il y avait bien un homme encorejeune et encore vigoureux. Et il s’écria avec une violence inouïe,qui fit hésiter Patrice :

– Eh bien oui, tue-moi !… Oui, que ce soit fini !… Jesuis vaincu… j’accepte la défaite. Mais c’est une victoire, puisqueCoralie est morte et que mon or est sauvé !… Je meurs, maispersonne ne les aura, ni l’un ni l’autre… ni celle que j’aime, nicet or qui fut ma vie. Ah ! Patrice, Patrice, la femme quenous aimions tous deux à la folie, elle n’existe plus… ou bien elleagonise sans qu’il soit possible maintenant de la sauver. Si je nel’ai pas, tu ne l’auras pas non plus, Patrice. Ma vengeance a faitson œuvre. Coralie est perdue ! Coralie est perdue !

Il hurlait et balbutiait à la fois, recouvrant une forcesauvage. En face de lui, Patrice le dominait, prêt à l’acte, maisattendant encore, afin d’écouter les mots terribles qui letorturaient.

– Elle est perdue, Patrice, continua l’ennemi avec unredoublement de violence… Perdue ! Rien à faire ! Et tune retrouveras même pas son cadavre dans les entrailles de la terreoù je l’ai enfouie avec les sacs d’or. Sous la dallemortuaire ? Non, non, pas si bête ! Non, Patrice, tu nela retrouveras jamais. L’or l’étouffe. Elle est morte !Coralie est morte ! Ah ! quelle volupté, de te jeter ça àla face ! Comme tu dois souffrir, Patrice ! Coralie estmorte ! Coralie est morte !

– Crie pas si fort. Tu vas la réveiller, dit don Luis Perennaavec calme.

Il avait tiré une cigarette d’une boîte en métal qui se trouvaitsur le bureau et il l’allumait, à bouffées égales qui s’en allaienten tourbillons. Et il paraissait avoir dit la petite phrase commeun avertissement banal que l’on donne sans presque y songer.

Une sorte de stupeur cependant avait suivi l’étrange petitephrase imprévue, une stupeur qui paralysait les deux adversaires.Patrice laissa tomber le bras. Siméon eut une défaillance ets’écroula dans un fauteuil. Tous deux, sachant de quoi Lupin étaitcapable, comprenaient ce qu’il avait voulu dire.

Mais il fallait à Patrice autre chose que des mots obscurs quipouvaient aussi bien passer pour une boutade. Il lui fallait unecertitude. La voix entrecoupée, il demanda :

– Que dites-vous ? On va la réveiller ?

– Dame ! fit don Luis, quand on crie trop fort, on réveilleles gens !

– Elle est donc vivante ?

– On ne réveille pas les morts, quoi qu’on en dise. On neréveille que les vivants.

– Coralie est vivante ! Coralie est vivante ! répétaPatrice avec une sorte d’ivresse qui le transfigurait. Est-cepossible ? Mais alors, elle serait là ? Oh ! je vousen supplie, affirmez-le-moi, que j’entende votre serment… Et puisnon, ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Je ne puis croire… Vousavez voulu rire…

Don Luis répliqua :

– Je vous dirai, mon capitaine, ce que je disais tout à l’heureà ce misérable. « Vous admettez donc la possibilité que j’abandonnemon œuvre avant de l’avoir achevée ? » Vous me connaissez mal.Ce que j’entreprends, mon capitaine, je le réussis. C’est unehabitude. Et j’y tiens d’autant plus que je la trouve bonne. Ainsidonc…

Il se dirigea vers un des côtés de la pièce. Symétriquement à lapremière tenture qui cachait la porte où Patrice était entréquelques instants auparavant, il y en avait une autre qu’il soulevaet qui cachait une seconde porte.

Patrice Belval disait, d’une voix inintelligible :

– Non, non, elle n’est pas là… je ne peux pas le croire… Ceserait une trop grande déception… Jurez-moi…

– Je n’ai rien à vous jurer, mon capitaine. Vous n’avez qu’àouvrir les yeux. Bigre ! en voilà une tenue pour un officierfrançais ! Vous êtes blême ! Mais oui, c’est elle, c’estmaman Coralie. Elle dort sur ce lit, soignée par deux gardes. Aucundanger d’ailleurs. Pas de blessure. Un peu de fièvre seulement, etune lassitude extrême. Pauvre maman Coralie, je ne l’aurai jamaisvue que dans cet état d’épuisement et de torpeur.

Patrice s’était avancé, débordant de joie. Don Luisl’arrêta.

– Assez, mon capitaine, n’allez pas plus loin. Si je l’airamenée ici au lieu de la transporter chez elle, c’est que j’ai crunécessaire de la changer de milieu et d’atmosphère. Plus d’émotion.Elle a eu sa part, et vous risqueriez de tout gâter en vousmontrant.

– Vous avez raison, dit Patrice, mais vous êtes biensûr ?…

– Qu’elle est vivante ? fit don Luis, en riant. Comme vouset moi, et toute prête à vous donner le bonheur que vous méritez ets’appeler Mme Patrice Belval. Un peu de patience seulement. Etpuis, ne l’oubliez pas, il y a encore un obstacle à surmonter, moncapitaine, car, enfin, quoi, elle est mariée…

Il ferma la porte et ramena Patrice devant Essarès bey.

– Voilà l’obstacle, mon capitaine. Êtes-vous résolu, cettefois ? Entre maman Coralie et vous, il y a encore cemisérable. Qu’allez-vous en faire ?

Essarès, lui n’avait même pas regardé dans la chambre voisine,comme s’il avait su que la parole de don Luis Perenna ne pouvaitpas être mise en doute. Courbé, sans force, impuissant, ilgrelottait sur son fauteuil.

Don Luis l’interpella :

– Dis donc, chéri, tu n’as pas l’air à ton aise. Qu’est-ce quite chiffonne ? Tu as peur, peut-être ? Pourquoi ? Jete promets que nous ne ferons rien sans nous mettre d’accord aupréalable et sans que nous soyons tous trois du même avis. Cela tedéride, hein ! cette idée ! On va te juger à nous trois.Et tout de suite. Le capitaine Patrice Belval, don Luis Perenna etle vieux Siméon se constituent en tribunal. Les débats sontouverts. Personne ne prend la parole pour défendre le sieur Essarèsbey ? Personne. Le sieur Essarès bey est condamné à mort. Pasde circonstances atténuantes. Pas de pourvoi en cassation. Pas derecours en grâce. Pas de sursis. L’exécution immédiate.Adjugé !

Il frappa sur l’épaule de l’homme et lui dit :

– Tu vois, ça ne traîne pas. À l’unanimité, hein ! voilà unverdict satisfaisant, et qui met tout le monde de bonne humeur.Reste à trouver le genre de mort ? Ton avis ? Un coup derevolver ? Entendu. C’est propre et rapide. Capitaine Belval,à vous la capsule. Le carton est à sa place et voici l’arme.

Patrice n’avait pas bougé. Il contemplait l’immonde individu quilui avait fait tant de mal. Une haine formidable bouillonnait enlui. Pourtant, il répondit :

– Je ne tuerai pas cet homme.

– Vous avez raison, approuva don Luis. Tout compte fait, vousavez raison et vos scrupules vous honorent. Non, vous n’avez pas ledroit de tuer cet homme, que vous savez être le mari de la femmeque vous aimez. Ce n’est pas à vous de supprimer l’obstacle. Etpuis ça vous dégoûte de tuer. Moi aussi. Cette bête-là est tropsale. Alors, mon bonhomme, il n’y a plus que toi pour nous aider àsortir de cette situation délicate.

Don Luis se tut un moment et se pencha sur Essarès. Le misérableavait-il entendu ? Vivait-il même encore ? On l’eût ditévanoui, privé de conscience.

Don Luis le secoua rudement par l’épaule. Essarès gémit :

– L’or… les sacs d’or…

– Ah ! tu penses à cela, vieux gredin ? Çat’intéresse ?

Don Luis éclata de rire.

– Tiens, oui, à propos, on oubliait d’en parler. Et tu y penses,toi, vieux gredin Ça t’intéresse ? Eh bien ! mon chéri,les sacs d’or sont dans ma poche… autant qu’une poche peut contenirdix-huit cents sacs d’or.

L’homme protesta.

– La cachette…

– Ta cachette ? Mais elle n’existe plus pour moi. Pasbesoin de t’en donner la preuve, hein ! puisque Coralie estlà ? Et comme Coralie était enfouie parmi les sacs d’or, tu entires la conclusion logique ?… Par conséquent, tu es bienfichu. La femme que tu voulais est libre et, ce qui est plusterrible, libre auprès de celui qu’elle adore et qu’elle nequittera plus. Et, d’autre part, ton trésor est découvert. Alors,c’est fini, n’est-ce pas ? Nous sommes d’accord ? Tiens,voilà le joujou libérateur.

Il lui présenta le revolver, que l’autre, machinalement, prit etbraqua sur Lupin. Mais le bras n’avait pas de force et serabattit.

– Parfait ! fit don Luis. Ta conscience se révolte, et cen’est pas contre moi que ton bras se tourne. Parfait ! Nousnous comprenons, et l’acte que tu veux accomplir rachètera tamauvaise vie, vieux bandit. Quand tout espoir est dissipé, il n’y aplus que cela qui reste : la mort. C’est le grand refuge.

Il lui saisit la main et, serrant sur la crosse les doigtsaffaiblis, il dirigea l’arme vers le visage d’Essarès.

– Allons, un peu de courage. Ce que tu as résolu de faire esttrès bien. Le capitaine et moi refusant de nous déshonorer en tetuant, tu as décidé d’agir toi-même. Nos compliments émus. Jel’avais toujours dit « Essarès n’est qu’une vieille fripouille,mais à l’heure de la mort, il finira en beauté, comme un héros, lesourire aux lèvres et la fleur à la boutonnière. » Il y a bienencore un peu de résistance, mais nous approchons du but. Encoreune fois, je te félicite. C’est chic, ta façon d’en sortir. Tu terends compte que tu es de trop sur la terre, que tu gêneraisPatrice et Coralie… Mais oui, un mari c’est toujours une entrave…Il y a la loi, les convenances… Alors, tu préfères te retirer.Brave ! Tu es un vrai gentleman ! Et comme tu asraison ! Plus d’amour et plus d’or ! Plus d’or,Essarès ! Les belles pièces luisantes que tu convoitais, aveclesquelles tu te serais confectionné une bonne existencedouillette, tout cela envolé, disparu… Non, décidément, il vautmieux disparaître, n’est-ce pas ?

Essarès résistait à peine. Était-ce une sensationd’impuissance ? Ou comprenait-il réellement que don Luis avaitraison et que sa vie ne valait plus la peine d’être vécue ?L’arme montait jusqu’à son front. Le canon toucha la tempe.

Au contact de l’acier il frissonna et gémit :

– Grâce !

– Mais non, mais non, dit don Luis, il ne faut pas que tu tefasses grâce. Et moi, je ne t’y aiderai pas ! Peut-être, si tun’avais pas tué mon pauvre Ya-Bon, peut-être aurions-nous puchercher encore un autre dénouement. Mais, vraiment, tu nem’inspires pas plus de pitié que tu n’en as pour toi-même. Tu vasmourir, tu as raison. Je ne t’en empêcherai pas.

« Et puis, ton passeport est prêt, tu as ton billet dans tapoche. Plus moyen de reculer. On t’attend là-bas. Et tu sais, il nefaut pas craindre de t’ennuyer. As-tu vu quelquefois les dessinsqui représentent l’Enfer ? Chacun a sa tombe recouverte d’unedalle énorme, et cette dalle, chacun la soulève et la soutient deson dos pour échapper aux flammes qui jaillissent au-dessous delui. Un véritable bain de feu. Tu vois, il y a de la distraction.Or, la tombe est retenue. Les flammes jaillissent. Le bain demonsieur est prêt. »

Doucement et patiemment, il avait réussi à introduire l’index dumisérable sous la crosse, de façon à le poser sur la détente.Essarès s’abandonnait. Ce n’était plus qu’une loque. La mort étaiten lui.

– Remarque bien, poursuivait don Luis, que tu es absolumentlibre. C’est à toi d’appuyer si le cœur t’en dit. Moi, cela ne meregarde pas. À aucun prix je ne voudrais t’influencer. Non, je nesuis pas là pour te suicider, mais pour te conseiller et te donnerun coup de main.

De fait, il avait lâché l’index et ne tenait plus que le bras.Mais il pesait sur Essarès de toute sa volonté et de toute sonénergie. Volonté de destruction, volonté d’anéantissement, volontéindomptable à laquelle Essarès ne pouvait se soustraire.

À chaque seconde, la mort entrait un peu plus dans le corpsinerte, dissociait les instincts, assombrissait les idées, etapportait un immense besoin de repos et d’inaction.

– Tu vois comme c’est facile. L’ivresse te monte au cerveau.C’est presque de la volupté, n’est-ce pas ? Queldébarras ! Ne plus vivre ! Ne plus souffrir ! Neplus penser à cet or que tu n’as pas et que tu ne peux plus avoir,à cette femme qui est celle d’un autre et qui va lui donner seslèvres, tout son être charmant… Tu pourrais vivre avec cetteidée ? Tu pourrais t’imaginer le bonheur infini de ces deuxamoureux ? Non, n’est-ce pas ? Alors…

Le misérable cédait peu à peu, pris de lâcheté. Il se trouvaiten face d’une de ces forces qui vous écrasent, une force de lanature, puissante comme le destin et à laquelle on est contraintd’obéir. Un vertige l’étourdissait. Il descendait dans l’abîme.

– Allons, vas-y… N’oublie pas d’ailleurs que tu es déjà mort unefois… Rappelle-toi… On t’a fait des funérailles en tant qu’Essarèsbey, on t’a enterré, mon bonhomme. Par conséquent, tu ne peuxreparaître en ce monde que pour appartenir à la justice. Et, bienentendu, je suis là pour la diriger, au besoin, la justice. Alors,c’est la prison, c’est l’échafaud. L’échafaud, mon vieux…Hein ? L’aube glaciale… Le couperet…

C’était fini. Essarès s’enfonçait dans les ténèbres. Les chosestourbillonnaient autour de lui. La volonté de don Luis le pénétraitet l’anéantissait.

Un moment, il se tourna vers Patrice et tenta de l’implorer.

Mais Patrice persistait dans son attitude impassible. Les brascroisés, il regardait sans pitié l’assassin de son père. Lechâtiment était mérité. Il n’y avait qu’à laisser faire le destin.Patrice Belval ne s’interposa pas.

– Allons, vas-y… Ce n’est rien, et c’est le grand repos !Comme c’est bon déjà ! Oublier ! … Ne plus lutter !… Pense à ton or que tu as perdu… Trois cents millions à l’eau… EtCoralie perdue aussi. La mère comme la fille, tu n’auras eu nil’une ni l’autre. En ce cas, la vie n’est qu’une duperie. Autants’évader. Allons, un petit effort, un petit geste…

Ce petit geste, le bandit l’accomplit. Inconsciemment, il pressasur la détente. Le coup partit. Et il s’effondra en avant, à genouxsur le parquet.

Don Luis avait dû faire un saut de côté pour n’être paséclaboussé par le sang qui gicla de la tête fracassée. Il prononça:

– Bigre ! du sang de cette fripouille, ça m’aurait portémalheur. Mais, mon Dieu, quelle fripouille ! Je croisdécidément que j’ai fait une bonne action de plus dans ma vie, etque ce suicide me donne droit à une place au Paradis. Oh ! jene suis pas exigeant… un modeste strapontin dans l’ombre. Mais j’yai droit. Qu’en dis-tu, mon capitaine ?

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer