Le Triangle d’or

Chapitre 7Midi vingt-trois

Le grand vestibule qui conduit de la rue Raynouard à la terrassesupérieure du jardin, et que remplit à demi un large escalier,divise l’hôtel Essarès en deux parties qui ne communiquent entreelles que par ce vestibule.

À gauche, le salon et la bibliothèque, à laquelle fait suite uncorps de bâtiment indépendant, pourvu d’un escalier particulier. Àdroite, une salle de billard et la salle à manger, pièces plusbasses de plafond et surmontées de chambres qu’occupaient Essarèsbey du côté de la rue, et Coralie du côté du jardin.

Au-delà, l’aile des domestiques, où couchait également le vieuxSiméon.

C’est dans la salle de billard qu’on pria Patrice d’attendre encompagnie du Sénégalais. Il était là depuis un quart d’heure,lorsque Siméon fut introduit ainsi que la femme de chambre.

Le vieux secrétaire semblait anéanti par la mort de son maître,et il pérorait tout bas, avec des airs bizarres. Patricel’interrogea. Le bonhomme lui dit à l’oreille :

– Ce n’est pas fini… Il faut craindre des choses… deschoses !… aujourd’hui même… tantôt…

– Tantôt ? fit Patrice.

– Oui… oui… affirma le vieux qui tremblait…

Il ne dit plus rien.

Quant à la femme de chambre, questionnée par Patrice, elleraconta :

– Tout d’abord, monsieur, ce matin, première surprise : plus demaître d’hôtel, plus de valet, plus de concierge. Tous troispartis. Puis, à six heures et demie, M. Siméon est venu nous dire,de la part de monsieur, que monsieur s’enfermait dans sabibliothèque et qu’il ne fallait pas le déranger, même pour ledéjeuner. Madame était un peu souffrante. On lui a servi sonchocolat à neuf heures… À dix heures, elle sortait avec M. Siméon.Alors, les chambres faites, on n’a pas bougé de la cuisine. Onzeheures, midi… Et puis, voilà que sur le coup d’une heure, oncarillonne à la porte d’entrée. Je regarde par la fenêtre. Uneauto, avec quatre messieurs. Aussitôt, j’ouvre. C’est lecommissaire de police qui se présente et qui veut voir monsieur. Jeles conduis. On frappe. On secoue la porte qui était fermée. Pas deréponse. À la fin, un d’eux, qui avait le truc, crochète laserrure… Alors, alors…, vous voyez ça d’ici… ou plutôt non… c’étaitbien pire, puisque ce pauvre monsieur, à ce moment-là, avait latête presque sous la grille de charbon. Hein ! faut-il qu’il yen ait des misérables !… Car on l’a tué, n’est-ce pas ?Il y avait bien un de ces messieurs qui, tout de suite, a dit qu’ilétait mort d’un coup d’apoplexie, et tombé à la renverse.Seulement, pour moi…

Le vieux Siméon avait écouté sans rien dire, toujoursemmitouflé, sa barbe grise en broussaille, les yeux cachés derrièreses lunettes jaunes. À ce moment de l’histoire, il eut un petitricanement, s’approcha de Patrice et lui dit à l’oreille :

– Il faut craindre des choses !… des choses ! … MmeCoralie… il faut qu’elle s’en aille… tout de suite… Sinon, malheurà elle…

Le capitaine frissonna et voulut l’interroger ; il ne puten apprendre davantage. Un agent vint chercher le vieillard et lemena dans la bibliothèque.

Sa déposition dura longtemps. Elle fut suivie de la dépositionde la cuisinière et de la femme de chambre. Puis on se renditauprès de Coralie.

À quatre heures, une nouvelle automobile arriva. Patrice vitpasser dans le vestibule deux messieurs que tout le monde saluaittrès bas. Il reconnut le ministre de la Justice et le ministre del’Intérieur. Ils demeurèrent en conférence dans la bibliothèquedurant une demi-heure et repartirent.

Enfin, vers cinq heures, un agent vint chercher Patrice et lefit monter au premier étage. L’agent frappa et s’effaça. Patricefut introduit dans un boudoir de dimensions restreintes, illuminépar un feu de bois, et où deux personnes étaient assises : Coralie,devant laquelle il s’inclina, puis, en face d’elle, le monsieur quil’avait interpellé lors de son arrivée et qui paraissait dirigertoute l’enquête.

C’était un homme d’environ cinquante ans, corpulent, épais defigure et lourd de manières, mais dont les yeux vifs brillaientd’intelligence.

– Monsieur le juge d’instruction, sans doute ? demandaPatrice.

– Non, dit-il, je suis M. Desmalions, ancien juge, déléguéspécialement pour éclaircir cette affaire… non pour l’instruire,comme vous dites, car il ne me semble pas qu’il y ait matière àinstruction.

– Comment, s’écria Patrice, très étonné, il n’y a pas matière àinstruction ?

Il regarda Coralie. Elle tenait ses yeux fixés sur lui d’un airattentif. Puis elle les tourna vers M. Desmalions qui reprit :

– Quand nous nous serons expliqués, mon capitaine, je ne doutepas que nous ne tombions d’accord sur tous les points… comme noussommes tombés d’accord, madame et moi.

– Je n’en doute pas, dit Patrice. Cependant j’ai peur tout demême que beaucoup de ces points ne demeurent obscurs.

– Certes, mais nous arriverons à la lumière, nous y arriveronsensemble. Voulez-vous me dire ce que vous savez ?

Patrice réfléchit, puis prononça :

– Je ne vous cacherai pas mon étonnement, monsieur. Le récit queje vais vous faire n’est pas sans importance, et cependant il n’y apersonne ici pour l’enregistrer. Il n’aura donc pas la valeur d’unedéposition, d’une déclaration faite sous serment et qu’il me faudraappuyer de ma signature ?

– Mon capitaine, c’est vous-même qui déterminerez la valeur devos paroles et les conséquences que vous voudrez leur donner. Pourl’instant, il s’agit d’une conversation préalable, d’un échange devues relatif à des faits… sur lesquels d’ailleurs Mme Essarès m’adonné, je crois, les renseignements que vous pouvez me donner.

Patrice différa sa réponse. Il avait l’impression confuse d’unaccord entre la jeune femme et le magistrat, et qu’en face de cetaccord, il jouait, lui, autant par sa présence que par son zèle, lerôle d’un importun que l’on cherche à éconduire. Il résolut donc derester sur la réserve, jusqu’à ce que son interlocuteur se fûtdécouvert.

– En effet, dit-il, madame a pu vous renseigner. Ainsi, vousconnaissez l’entretien que j’ai surpris hier aurestaurant ?

– Oui.

– Et la tentative d’enlèvement dont Mme Essarès a été lavictime ?

– Oui.

– Et l’assassinat ? …

– Oui.

– Mme Essarès vous a raconté la scène de chantage à laquelle ons’est livré cette nuit contre M. Essarès, les détails du supplice,la mort du colonel, la remise des quatre millions, puis laconversation téléphonique entre M. Essarès et le dénommé Grégoire,et enfin les mesures proférées contre madame par sonmari ?

– Oui, mon capitaine, je sais tout cela, c’est-à-dire tout ceque vous savez, et je sais en plus tout ce que m’a révélé monenquête personnelle.

– En effet… en effet…, répéta Patrice, je vois que mon récitdevient inutile, et que vous avez tous les éléments nécessairespour conclure.

Et il ajouta, continuant d’interroger et de se soustraire auxquestions :

– Puis-je vous demander, alors, dans quel sens vous avezconclu ?

– Mon Dieu, mon capitaine, mes conclusions ne sont pasdéfinitives. Cependant, jusqu’à preuve du contraire, je m’en tiensaux termes d’une lettre que M. Essarès écrivait à sa femmeaujourd’hui vers midi, et que nous avons trouvée sur son bureau,inachevée. Mme Essarès m’a prié d’en prendre lecture, et au besoinde vous la communiquer. En voici le texte :

« Aujourd’hui, 4 avril, à midi.

« Coralie,

« Tu as eu tort, hier, d’attribuer mon départ à des raisonsinavouables, et peut-être ai-je eu tort de ne pas me défendresuffisamment contre ton accusation. Le seul motif de mon départ, cesont les haines dont je suis entouré, et dont tu as pu voir laférocité implacable. Devant de tels ennemis, qui cherchent à medépouiller par tous les moyens possibles, il n’y a pas d’autresalut que la fuite. Je pars donc, mais je te rappelle ma volontéabsolue, Coralie. Tu dois me rejoindre à mon premier signal. Si tune quittes pas Paris, rien ne pourra te garantir contre une colèrelégitime, rien, pas même ma mort. J’ai pris, en effet, toutes mesdispositions pour que, dans ce cas… »

– La lettre s’arrête là, dit M. Desmalions en la rendant àCoralie, et nous savons par un indice irrécusable que les dernièreslignes ont précédé de peu la mort de M. Essarès, puisque, dans sachute, il a fait tomber une petite pendulette qui se trouvait surson bureau, et que cette pendulette marque midi vingt-trois. Jesuppose qu’il s’était senti mal à l’aise, qu’il aura voulu selever, et que, pris de vertige, il s’est écroulé par terre.Malheureusement, la cheminée était proche, un feu violent yflambait, la tête a porté contre la grille, et la blessure était siprofonde – le docteur l’a constaté – qu’un évanouissement s’en estsuivi. Alors le feu, tout proche, a fait son œuvre… vous avez puvoir comment…

Patrice écoutait avec stupeur cette explication imprévue. Ilmurmura :

– Ainsi, selon vous, monsieur, M. Essarès est mort d’unaccident ? Il n’a pas été assassiné ?

– Assassiné ! Ma foi, non, aucun indice ne nous permet unepareille hypothèse.

– Cependant…

– Mon capitaine, vous êtes victime d’une association d’idées,tout à fait justifiable d’ailleurs. Depuis hier, vous assistez àune série d’événements tragiques et votre imagination estnaturellement conduite à leur donner la solution la plus tragiquequi soit, l’assassinat. Seulement… réfléchissez… Pourquoi cetassassinat, et qui l’aurait commis ? Bournef et sesamis ? À quoi bon ? Ils étaient gorgés de billets debanque, et, en admettant même que l’inconnu qui porte le nom deGrégoire leur ait repris ces millions, ce n’est pas en assassinantM. Essarès qu’ils les eussent retrouvés. Et puis, par oùseraient-ils entrés ? Et puis, par où sortis ? Non,excusez-moi, mon capitaine, M. Essarès est mort d’un accident. Lesfaits sont indiscutables, et c’est l’opinion du médecin légiste,lequel établira son rapport dans ce sens.

Patrice Belval se tourna vers Coralie.

– Et c’est l’opinion de madame également ?

Elle rougit un peu et répondit :

– Oui.

– Et c’est l’opinion du vieux Siméon ?

– Oh ! le vieux Siméon, repartit le magistrat, il divague.À l’entendre, on croirait que tout va recommencer, qu’un périlmenace Mme Essarès, et qu’elle devrait s’enfuir dès maintenant.Voilà tout ce que j’ai pu tirer de lui. Cependant il m’a conduitvers une ancienne porte qui donne du jardin sur une ruelleperpendiculaire à la rue Raynouard, et, là, il m’a montré, d’abord,le cadavre du chien de garde, et ensuite, entre cette porte et leperron voisin de la bibliothèque, des traces de pas. Mais cestraces, vous les connaissez, n’est-ce pas, mon capitaine ? Cesont les vôtres et celles de votre Sénégalais. Quant àl’étranglement du chien de garde, puis-je l’attribuer à votreSénégalais ? Oui, n’est-ce pas ?

Patrice commençait à comprendre. Les réticences du magistrat,ses explications, son accord avec la jeune femme, tout cela prenaitpeu à peu sa véritable signification.

Il articula nettement :

– Donc pas de crime ?

– Non.

– Et alors pas d’instruction ?

– Non.

– Et alors pas de bruit autour de l’affaire ? Le silence,l’oubli ?

– Justement.

Le capitaine Belval se mit à marcher de long en large, selon sonhabitude. Il se rappelait maintenant la prédiction d’Essarès :

« On ne m’arrêtera pas… Si l’on m’arrête, on me relâchera…L’affaire sera étouffée… »

Essarès avait vu clair. La justice se taisait. Et commentn’aurait-elle pas trouvé en Coralie une complice de sonsilence ?

Cette manière d’agir irritait profondément le capitaine. Par lepacte indéniable conclu entre Coralie et M. Desmalions, ilsoupçonnait celui-ci de circonvenir la jeune femme et de l’amener àsacrifier ses propres intérêts à des considérations étrangères.Pour cela, il fallait tout d’abord se débarrasser de lui,Patrice.

« Oh ! oh se dit Patrice, il commence à m’agacer, cemonsieur-là, avec son calme et son ironie. Il a l’air de se ficherde moi dans les grands prix. »

Cependant, il se contint et, affectant un désir de conciliation,il revint s’asseoir auprès du magistrat.

– Vous excuserez, monsieur, dit-il, une insistance qui doit vousparaître plutôt indiscrète. Mais, ma conduite ne s’explique passeulement par la sympathie ou par le sentiment que je puis éprouverpour Mme Essarès, à un moment de sa vie où elle est plus isolée quejamais – sympathie et sentiment qu’elle semble repousser plusencore qu’auparavant –, ma conduite s’explique par l’existence decertains liens mystérieux qui nous unissent l’un à l’autre, et quiremontent à une époque où nos regards n’ont pu pénétrer. MmeEssarès vous a-t-elle mis au courant de ces détails qui, selon moi,ont une importance considérable, et qu’il m’est impossible de nepas rattacher aux événements qui nous préoccupent ?

M. Desmalions observa Coralie, qui fit un signe de tête. Ilrépondit :

– Oui, Mme Essarès m’a mis au courant, et même…

Il hésita de nouveau et, de nouveau, consulta la jeune femme,qui rougit et perdit contenance.

Pourtant, M. Desmalions attendait une réponse qui lui permîtd’aller plus avant. Elle finit par déclarer à voix basse :

– Le capitaine Belval doit connaître ce que nous avons découvertà ce propos. Cette vérité lui appartient comme à moi, et je n’aipas le droit de la lui cacher. Parlez, monsieur.

M. Desmalions prononça :

– Est-il même besoin de parler ? Je crois qu’il suffit deprésenter au capitaine cet album de photographies que j’ai trouvé.Tenez, mon capitaine.

Et il tendit à Patrice un album très mince, relié en toile griseet maintenu par un élastique.

Patrice le saisit avec une certaine anxiété. Mais ce qu’il vitaprès l’avoir ouvert était tellement inattendu qu’il poussa uneexclamation :

– Est-ce croyable !

Il y avait à la première page, encastrées par les quatre coins,deux photographies, l’une à droite représentant un petit garçon encostume de collégien anglais, l’autre à gauche représentant unetoute petite fille. Deux mentions au-dessous. À droite : « Patriceà dix ans. » À gauche : « Coralie à trois mois. »

Ému au-delà de toute expression, Patrice tourna le feuillet.

La seconde page les représentait encore, lui à l’âge de quinzeans, Coralie à l’âge de huit ans.

Et il se revit aussi à dix-neuf ans, et à vingt-trois ans, et àvingt-huit ans, et toujours Coralie l’accompagnait, filletted’abord, et puis jeune fille, et puis femme.

– Est-ce croyable ! murmurait-il. Comment cela est-ilpossible ? Voilà des portraits de moi que j’ignorais, épreuvesd’amateur évidemment, et qui me suivent à travers la vie. Me voicien soldat quand je faisais mon service militaire… Me voici àcheval… Qui a pu ordonner que ces photographies fussentprises ? Et qui a pu les réunir ainsi, près des vôtres,madame ?

Il tenait ses yeux fixés sur Coralie. La jeune femme se dérobaità son interrogatoire et baissait la tête comme si l’intimité deleurs existences, attestée par ces pages, l’eût troublée au plusprofond d’elle-même.

Il répéta :

– Qui a pu les réunir ? Le savez-vous ? Et d’où vientcet album ?

M. Desmalions répondit :

– C’est le docteur qui l’a trouvé en déshabillant M. Essarès.Sous sa chemise, M. Essarès portait un maillot, et, dans une pocheintérieure de ce maillot, poche cousue, il y avait cepetit album dont le docteur a senti le cartonnage.

Cette fois, les yeux de Patrice et de Coralie se rencontrèrent.L’idée que M. Essarès avait collectionné leurs photographies, à euxdeux, et cela depuis vingt-cinq ans, et qu’il les conservait sur sapoitrine, et qu’il vivait avec elles, et qu’il était mort avecelles, une telle idée le bouleversait, au point qu’il n’essayaitmême pas d’en examiner l’étrange signification.

– Vous êtes bien sûr de ce que vous avancez, monsieur ?demanda Patrice.

– J’étais là, dit M. Desmalions. J’ai assisté à la découverte.D’ailleurs, j’en ai fait moi-même une autre qui confirme celle-ciet la complète d’une manière vraiment surprenante. C’est ladécouverte d’un médaillon, taillé dans un bloc d’améthyste etentouré d’un cercle de filigrane.

– Qu’est-ce que vous dites ? Qu’est-ce que vousdites ? s’écria le capitaine Belval. Un médaillon ? Unmédaillon en améthyste ?

– Regardez vous-même, monsieur, offrit le magistrat, aprèsavoir, encore une fois, consulté Mme Essarès.

Et M. Desmalions tendit au capitaine une noix d’améthyste, plusgrosse que la boule formée par la réunion des deux moitiés queCoralie et que lui, Patrice, possédaient, elle à son chapelet etlui à sa breloque, et cette nouvelle boule était encerclée d’unfiligrane d’or qui rappelait exactement le travail du chapelet etle travail de la breloque.

La monture servait de fermoir.

– Je dois ouvrir ? demanda-t-il.

Coralie l’en pria d’un geste.

Il ouvrit.

L’intérieur était divisé par un mobile en cristal qui séparaitdeux photographies très réduites, l’une, celle de Coralie encostume d’infirmière, l’autre, le représentant, lui, mutilé et enuniforme d’officier.

Patrice réfléchissait, très pâle. Au bout d’un moment, il dit:

– Et ce médaillon, d’où vient-il ? C’est vous qui l’aveztrouvé, monsieur ?

– Oui, mon capitaine.

– Et où cela ?

Le magistrat sembla hésiter. Patrice eut l’impression, àl’attitude de Coralie, qu’elle ignorait ce détail.

Enfin, M. Desmalions répondit :

– Je l’ai trouvé dans la main du mort.

– Dans la main du mort ? Dans la main de M.Essarès ?

Patrice avait sursauté, comme au choc du coup le plus imprévu,et il se penchait sur le magistrat, avide d’une réponse qu’ilvoulait entendre une seconde fois avant de l’admettre commecertaine.

– Oui, dans sa main. J’ai dû desserrer les doigts crispés pourl’en arracher.

Le capitaine se dressa et, frappant la table du poing, ils’écria :

– Eh bien, monsieur, je vais vous dire une chose que jeréservais comme dernier argument, pour vous prouver que macollaboration n’est pas inutile, et cette chose devient d’uneimportance considérable après ce que nous venons d’apprendre.Monsieur, ce matin, quelqu’un m’a demandé au téléphone, et lacommunication était à peine établie que ce quelqu’un, qui semblaiten proie à une vive agitation, a été l’objet d’une agressioncriminelle, dont le bruit m’est parvenu. Et, au milieu du tumultede la lutte et des cris d’agonie, j’ai entendu ces mots que lemalheureux s’acharnait à me transmettre comme des renseignementssuprêmes :

« Patrice… Coralie… Le médaillon d’améthyste… oui, je l’ai surmoi… le médaillon… Ah ! trop tard… j’aurais tant voulu !…Patrice… Coralie… »

« Voilà ce que j’ai entendu, monsieur, et voici les deux faitsqui s’imposent à nous. Ce matin, à sept heures dix-neuf, un homme aété assassiné, qui portait sur lui un médaillon d’améthyste.Premier fait indiscutable. Quelques heures plus tard, à midivingt-trois, on découvre dans la main d’un autre homme ce mêmemédaillon d’améthyste. Deuxième fait indiscutable. Rapprochez lesdeux faits. Et vous serez obligé de conclure que le premier crime,celui dont j’ai perçu l’écho lointain, a été commis ici, dans cethôtel, dans cette même bibliothèque, où viennent aboutir, depuishier soir, toutes les scènes du drame auquel nous assistons. »

Cette révélation qui, en réalité, aboutissait à une nouvelleaccusation contre Essarès bey, parut faire beaucoup d’effet sur lemagistrat. Patrice l’avait jetée dans le débat avec une véhémencepassionnée, et une logique d’argumentation à laquelle on ne pouvaitse soustraire sans une mauvaise foi évidente.

Coralie s’était un peu détournée, et Patrice ne la voyait point,mais il devinait son désarroi devant tant d’opprobre et tant dehonte.

M. Desmalions objecta :

Deux faits indiscutables, dites-vous, mon capitaine ? Surle premier point, je vous ferai remarquer que nous n’avons pastrouvé le cadavre de cet homme qui aurait été assassiné ce matin àsept heures dix-neuf.

– On le retrouvera.

– Soit. Second point : en ce qui concerne le médaillond’améthyste recueilli dans la main d’Essarès bey, qui nous ditqu’Essarès bey l’ait pris à cet homme assassiné et non pasailleurs ? Car, enfin, nous ne savons même pas s’il était chezlui à cette heure-là, et moins encore s’il était dans sabibliothèque.

– Je le sais, moi.

– Et comment ?

– Je lui ai téléphoné quelques minutes plus tard, et il m’arépondu. Bien plus, et cela pour parer à toute éventualité, il m’adit qu’il avait téléphoné chez moi, mais qu’on l’avait coupé.

M. Desmalions réfléchit et reprit :

– Est-il sorti ce matin ?

– Que Mme Essarès nous le dise.

Sans se tourner, avec un désir manifeste de ne pas rencontrerles yeux de Patrice, Coralie déclara :

– Je ne crois pas qu’il soit sorti. Les vêtements qu’il portaitau moment de sa mort sont ses vêtements d’intérieur.

– Vous l’avez vu depuis hier soir ?

Trois fois ce matin il est venu frapper à ma porte, de septheures à neuf heures. Je ne lui ai pas ouvert. Vers onze heures, jepartais seule ; je l’ai entendu qui appelait le vieux Siméonet lui ordonnait de m’accompagner. Siméon m’a rejointe aussitôtdans la rue. Voilà tout ce que je sais.

Il y eut un très long silence. Chacun méditait de son côté àcette suite étrange d’aventures.

À la fin, M. Desmalions, qui en arrivait à se rendre comptequ’un homme de la trempe du capitaine Belval n’était pas un de ceuxdont on se débarrasse facilement, reprit, du ton de quelqu’un qui,avant d’entrer en composition veut connaître exactement le derniermot de l’adversaire :

– Droit au but, mon capitaine, vous échafaudez une hypothèse quime semble très confuse. Quelle est-elle au juste ? Et si je nem’y conforme pas, quelle sera votre conduite ? Deux questionstrès nettes. Voulez-vous y répondre ?

– Avec autant de netteté que vous me les posez, monsieur.

Il s’approcha du magistrat et prononça :

– Voici, monsieur, le terrain de combat et d’attaque – oui,d’attaque, s’il est nécessaire – que je choisis. Un homme qui m’aconnu jadis, qui a connu Mme Essarès tout enfant, et qui nous porteintérêt, un homme qui recueillait nos portraits d’âge en âge, quiavait des raisons secrètes de nous aimer, qui m’a fait tenir laclef de ce jardin et qui se disposait à nous rapprocher l’un del’autre pour des motifs qu’il nous eût révélés, cet homme a étéassassiné au moment où il allait mettre ses plans à exécution. Or,tout me prouve qu’il a été assassiné par M. Essarès. Je suis doncrésolu à porter plainte, quelles que doivent être les conséquencesde mon acte. Et, croyez-moi, monsieur, ma plainte ne sera pasétouffée. Il y a toujours moyen de se faire entendre… fût-ce encriant la vérité sur les toits.

M. Desmalions se mit à rire.

– Bigre, mon capitaine, comme vous y allez !

– J’y vais selon ma conscience, monsieur, et Mme Essarès mepardonnera, j’en suis sûr. J’agis pour son bien, elle le sait. Ellesait qu’elle est perdue si cette affaire est étouffée et si lajustice ne lui prête pas son appui. Elle sait que les ennemis quila menacent sont implacables. Ils ne reculeront devant rien pouratteindre leur but et pour la supprimer, elle qui leur faitobstacle. Et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que ce but sembleinvisible aux yeux les plus clairvoyants. On joue contre cesennemis la partie la plus formidable qui soit, et l’on ne sait mêmepas quel est l’enjeu de cette partie. La justice seule peut ledécouvrir, cet enjeu.

M. Desmalions laissa passer quelques secondes, puis, posant samain sur l’épaule de Patrice, il dit calmement :

– Et si la justice le connaissait cet enjeu ?…

Patrice le regarda avec surprise :

– Quoi, vous connaîtriez ? …

– Peut-être.

– Et vous pouvez me le dire ?

– Dame ! puisque vous m’y forcez…

– Il s’agit ?…

– Oh ! pas de grand-chose ! Une bagatelle…

– Mais enfin ?…

– Un milliard.

– Un milliard ?

– Tout simplement. Un milliard dont les deux tiers, hélas !sinon les trois quarts, sont déjà sortis de France avant la guerre.Mais les deux cent cinquante ou trois cents millions qui restentvalent tout de même plus d’un milliard, et cela pour une bonneraison…

– Laquelle ?

– Ils sont en or.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer