L’Effrayante aventure

II – Où la lueur grandit

 

Avec un aplomb que justifiait sa fonction dedétective – pour le moment honoraire – M. Bobby s’étaitprésenté au château Redmore, demandant carrément à être introduitauprès de miss Redmore.

À sa grande surprise, il avait étéimmédiatement reçu et conduit dans une sorte de bibliothèque où ilavait été invité à attendre.

Un assez long temps s’était écoulé : maisM. Bobby avait fait de la patience sa règle de conduite,quitte à ne la point respecter lorsqu’elle apportait quelque gêne àses desseins.

Enfin une porte s’était ouverte, et unpersonnage était entré.

Une sorte de géant, aux épaules énormes, rouxde cheveux et de barbe, avec lunettes d’or. Gros ventre, jambeslongues, pieds de roi sinon d’empereur.

M. Bobby n’avait pas hésité une seconde àreconnaître en lui M. Jedediah Redmore. Cette carrure demillionnaire ne pouvait le tromper.

Et, en effet, c’était bien M. Redmorequi, d’une voix un peu rude, mais adoucie par la courtoisie,demanda à l’intrus ce qui lui valait l’honneur de sa visite.

Malgré sa force de caractère, M. Bobbyhésita un moment à répondre : il eût mieux aimé se trouver enface d’une jeune fille qu’il eût plus facilement dominée de toutela hauteur de son intelligence.

Mais ce trouble fut court :

– Monsieur Redmore, dit-il, j’ai pour principeque la franchise est encore la seule façon d’arriver à son but.

« Je n’ai aucune raison plausible,palpable, pour me présenter devant vous.

– Alors ? fit M. Redmore d’un tonmoins cordial.

– Cependant, si je suis venu, c’estqu’évidemment j’ai des raisons – que je qualifierai de subtiles, dedélicates – et je vous prie de me prêter quelques minutesd’attention.

Sur un signe d’acquiescement ennuyé, Bobbyreprit :

– Quelques questions tout d’abord… si ellesvous paraissent déplacées, je vous supplie tout d’abord de mepardonner, car je n’agis qu’avec d’excellentes intentions…

– Cher monsieur, interrompit M. Redmore,si dans cinq minutes vous ne m’avez pas expliqué ce que vous venezfaire chez moi, je vous prends à la cravate et je vous jette par lafenêtre !…

Bobby eut un sourire exquis :

– Cinq minutes me suffisent, fit-il.Auriez-vous l’extrême complaisance de me dire si vous êtes enrelations avec un certain sir Athel Random, de Corsica street,Highbury…

De rouge qu’il était, Redmore était devenucramoisi :

– Ah ! vous venez de la part de cemisérable ! s’écria-t-il. Eh bien, vous en serez pour votredémarche, sir ! Mettez-vous dans la direction de la porte, queje vous y lance…

– Les cinq minutes ne sont pas écoulées et jeme fie à votre parole de gentleman. Donc ce nom vous est connupuisqu’il vous exaspère. Je continue. Est-ce vers le 2 avril dansla matinée que se passa ici certaine scène qui a mis fin à desrelations jusque-là assez amicales ?…

– Oui, sir, Le 2 avril. Je n’ai aucune raisonpour le cacher. Mais, by God ! qu’est-ce que celapeut vous faire ?…

– Croyez bien que je n’obéis pas à une vainecuriosité… je ne veux pas m’immiscer dans vos affaires privées.Mais à cette même date, il s’est passé une autre scène qui, je nesais quel instinct me le dit, n’est pas sans quelque lien aveccelle d’ici.

– Une scène !… Quoi ? Où ?

– À Paris, répondit gracieusementM. Bobby.

M. Redmore faisait de visibles effortspour se contenir. Mais à ce mot de Paris, tout son sang-froidl’abandonna. Et, convaincu qu’on se moquait de lui de la façon laplus outrageante, il accabla ce doux M. Bobby d’épithètes peucordiales et, finalement, lui ordonna de sortir.

Mais Bobby, voyant la partie perdue de cecôté, risqua le tout pour le tout et cria à pleine voix :

– Si miss Mary Redmore daignait m’entendre,nous arriverions à sauver sir Athel Random…

Et l’idée était ingénieuse, car la portes’ouvrit instantanément et miss Mary parut.

Ah ! la délicieuse enfant ! Vingtans, potelée, rose, avec un délicieux ébouriffement de cheveuxblonds qui lui faisaient une auréole.

– Qu’y a-t-il, papa ? demanda-t-ellevivement, et qui donc a prononcé le nom de…

Elle rougit vivement, s’apercevant enfin de laprésence de Bobby, qui, incliné, gentleman jusqu’aux bouts de sesbottines, témoignait de son respect pour la beauté.

– C’est cet imbécile, répondit Redmore, quivient me débiter je ne sais quelles sottises… il parle de lamatinée du 2 avril… cette date que nous devons oublier àjamais…

Miss Mary, d’un mouvement fort gentil, avaitporté la main à son cœur, comme si cette date l’y avait frappé.

– Papa, dit-elle, si pénible que soit touteallusion à ce jour malheureux, oubliez-vous que j’ai le plus grandintérêt (elle appuyait sur les mots) à savoir ce qui s’est passéchez la personne dont il s’agit – et par là démêler les motifsd’une aussi horrible aventure. – Si vous le permettez, j’aimerais àinterroger moi-même monsieur ?…

– Bobby, fit notre homme pour répondre àl’interrogation.

M. Redmore regrettait vivement de n’avoirpas plus tôt expédié l’importun par la fenêtre ; mais la voixde sa fille était si douce et remuait si délicieusement ses fibrespaternelles, que, ne se sentant pas de force à lui rien refuser, iltourna brusquement sur ses talons et sortit.

Première victoire de Bobby.

– Parlez, monsieur, lui dit vivement missMary. Que savez-vous de sir Athel ?…

– Rien, hélas ! jusqu’à présent, miss.Mais comme j’avais l’honneur de le dire à votre respectable père,je suis un homme d’intuition, de flair et j’ai la convictionqu’avec un peu d’aide j’arriverais à percer un redoutable mystère –qui, peut-être, vous intéresse autant que moi.

– Vos paroles sont bien obscures.Connaissez-vous sir Athel ?

– J’ai fait l’impossible pour parvenir jusqu’àlui… mais, je n’ai pas réussi…

– Mais quelles relations existent entre vouset lui ?

– Aucune jusqu’à présent. Voyons, miss !écoutez-moi quelques instants, je vous en prie. Le 2 avril aumatin, sir Athel s’est-il, oui ou non, présenté chez vous, pâle, endésordre, avec les allures d’un fou et n’a-t-il pas proféré desparoles qui vous ont à la fois surprise et désolée ?…

– Cela est vrai !

– Oserais-je vous demander, miss, quellesfurent ces paroles… ou tout au moins en est-il que vous consentiezà me répéter ?…

La jeune fille hésita un instant.

Elle regarda Bobby et elle eut la notion qu’ilavait visage d’honnête homme.

– Sir Athel, que j’avais vu deux joursauparavant, affable, bon, confiant en l’avenir que – je le dis sanshonte – je devais partager avec lui, s’est présenté ici, le 2avril, à neuf heures du matin, livide, les traits tirés,méconnaissable… et alors, comme je le pressais de questions, il m’adit qu’il était déshonoré… qu’il avait commis un crime horrible…lui ! lui, si loyal !… qu’il ne pouvait exiger de moil’accomplissement de la promesse échangée entre nous… que je nepouvais pas, que je ne devais pas enchaîner ma vie à celle d’uncoupable ! que sais-je encore ! Les paroles entrecoupées,les sanglots qui les ponctuaient, tout m’épouvantait… je lesuppliai de s’expliquer plus clairement… lui affirmant que mêmes’il avait commis quelque imprudence, je lui pardonnerais… jel’aiderais à la réparer… soudain, il s’est enfui… et depuis lors iln’est plus revenu…

Et elle fondit en larmes en cachant sa têtedans ses mains.

Bobby avait écouté attentivement :

– Vous n’avez jamais remarqué chez sir Athelquelque dérangement d’esprit…

– Jamais !… Certes, il était souventpréoccupé. Je savais qu’il consacrait toute sa vie, toute sonintelligence à la réalisation d’une invention nouvelle qu’il aparfois essayé de m’expliquer… mais, malgré toute l’attention queje prêtais à ses paroles, mon ignorance en matières scientifiquesne me permettait pas de suivre son raisonnement…

– Dans quel ordre d’idées étaient dirigées sesrecherches ?…

– Il m’a dit une fois que s’il parvenait aubout de ses efforts, les ballons dirigeables, les aéroplanes neseraient plus que des jouets d’enfant, et qu’il se ferait fortd’aller de Londres à New-York en deux heures…

M. Bobby bondit sur ses pieds et,obéissant à une force supérieure à sa volonté, esquissa un pas degigue, en chantonnant un vieux refrain de minstrel[3] nègre.

Buffalo girls,

Wont ye come out to night… etc [4]

– Eh bien, sir ! devenez-vous fouvous-même ! s’écria miss Mary, un peu inquiète.

M. Bobby retomba d’aplomb, au portd’armes.

– Excusez-moi, miss. Je ne suis pas fou et jen’ai eu nulle intention de vous offenser… Mais ce que vous venez deme dire !… Si vous pouviez savoir !… En deux heures,mille lieues !… Mais alors de Londres à Paris… 350 kilomètres…une misère ! Dix minutes peut-être !… et alorsCoxward !… oui, évidemment !… le lien existe… ilexiste !…

– Je ne vous comprends pas…

– Mais moi non plus ! répliqua Bobby.Mais l’intuition fonctionne… le flair opère !…

Il s’arrêta tout à coup, puis, de sa voixredevenue correcte :

– Miss Mary Redmore, dit-il, il fautabsolument que je voie sir Athel. Je vous affirme, sur ma parole decitoyen anglais, pur Cockney de Londres, que, dans toute cetteaffaire, je n’ai que des vues parfaitement honorables, j’ajouteraique, touché par votre situation personnelle – je suis marié, miss,et je sais ce que c’est que l’affection d’une femme pour l’hommequ’elle a choisi – je suis tout prêt à vous aider à réparer, s’ilest possible, les conséquences de la matinée du 2 avril… aidez-moià voir sir Athel… et je le ramène à vos pieds…

– Ah ! si vous pouviez accomplir cemiracle…

– Hé ! hé ! à vous regarder, miss,il ne m’apparaît pas que le miracle soit irréalisable… je suiscertain que ce n’est pas de gaieté de cœur que sir Athel a renoncéau bonheur d’être votre époux… il a dû éclater, dans sa vie, unecatastrophe que je pressens, que je devine, mais que je ne puisdéfinir… et dont peut-être j’arriverai à pallier les effets…

– Que je suis heureuse de vous entendre…Hélas ! je perdais tout espoir, et je ne sais pourquoi… maisj’ai confiance en vous…

– Alors, répondez à ma question… Vous est-ilpossible de m’obtenir une entrevue avec sir Athel ?…

– Je ne sais que vous dire… Déjà, faisantlitière de tout amour-propre, je lui ai écrit… il ne m’a pasrépondu…

– Mais vos lettres lui sontparvenues ?…

– J’en suis sûr. C’est ma gouvernanteelle-même qui les a jetées dans sa boîte…

– Et qui pourrait en jeter unenouvelle !

– Oui.

M. Bobby se frappa le front.

– Écrivez, miss, écrivez. Dites à sir Athelque vous le suppliez de recevoir un gentleman qui se présenteraaujourd’hui même, à cinq heures.

Il s’interrompit, puis avec un gestedécidé :

– Allons-y ! (Go on !) Quine risque rien n’a rien.

Puis reprenant sa dictée :

– … et qui désire vous entretenir au sujet dupersonnage dont la photographie est ci-jointe…

Il tira de sa poche une photographie, et missMary, obéissante, l’introduisit dans l’enveloppe.

C’était celle de Coxward…

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