L’Effrayante aventure

I – Le carnet de M. Bobby

 

Ceci se passe à Londres.

M. Bobby est seul dans le petit parloirdu cottage qu’il occupe depuis vingt ans, au coin d’IslingtonGardens.

Madame Bobby est absente.

Il a ouvert un tiroir du petit secrétaire,épave du mobilier paternel, et en a tiré un cahier relié de cuir,fermé par une serrure d’acier.

Ceci est le journal de sa vie, tenu au courantdepuis son enfance – sept ans – sans que jamais, selon le principedu poète, aucun jour se soit passé qu’il n’y ait inscrit au moinsune ligne. Nulla dies sine lines.

M. Bobby est mélancolique, mais seslèvres serrées et son menton dur témoignent d’une volonté que rienne fait fléchir.

Il a posé le carnet sur la tablette, a faitjouer le ressort. Il feuillette, remonte en arrière et enfinrelit.

« Moi, citoyen anglais, né dans la villede Londres, cockney pur sang, ayant entendu les cloches deBow-Church mêler leur son grave à mes premiersvagissements…[2] j’ai été expulsé de France et je n’aipu résister. Me pardonnent mes aïeux d’Azincourt !

« Mais la Providence, à laquelle nul nerésiste, avait décidé que son fidèle serviteur n’aurait point, parcet affront, épuisé la coupe d’amertume.

« Dès le lendemain de mon retour en mespénates, une convocation, dont la sécheresse ne me promettait riende bon, m’appelait à Scotland Yard où je fus reçu parM. Sewingtrow, mon chef direct.

« Encouragé par la fermeté de Suzan –c’est-à-dire de Madame Bobby – je me présentai, en homme sûr de labonté de sa cause.

« Mais que valent les mérites affirmésd’un homme, en face de la calomnie, et de ce que j’oserais appelerl’inintelligence.

« Il me fut reproché de m’être mêlé, dansun pays ami, de détails qui ne me regardaient pas, d’avoir attirésur moi et sur l’Angleterre, l’attention malveillante des foules,et – considération qui me fut plus pénible que toute autre –d’avoir rendu la police britannique ridicule et suspected’incohérence.

« En vain je m’expliquai. J’exposai lesprincipes qui avaient été mes guides – l’amour de la vérité, ledésir d’être utile – en vain je rappelai les enseignements morauxet religieux que je m’étais efforcé de mettre en pratique.

« Évidemment j’étais condamné d’avance.Aucun de mes arguments ne produisit l’effet sur lequel j’étais endroit de compter ; et, finalement, je fus informé que j’étaissuspendu de mes fonctions jusqu’à nouvel ordre.

« Il ne me restait qu’à m’incliner, cequi fut fait.

« En quelques paroles dont j’eus lieud’être satisfait, et qui ne furent pas sans éloquence, je protestairespectueusement contre la mesure qui me frappait.

« – Monsieur Sewingthrow, dis-je enmanière de conclusion, le sang des martyrs, tombant sur la terre, afait lever une moisson de vérité : sans que, dans monhumilité, il me convienne de me comparer à ces saints précurseurs,permettez-moi d’affirmer que l’erreur dont je suis la tristevictime aura peut-être un contrecoup regrettable sur la moralitépublique.

« Mon chef, déconcerté, s’en tira par unephrase que je catalogue dans la série des outrages immérités.

« – Vous êtes un imbécile, me dit-il.Tenez-vous tranquille, et attendez les événements.

« Et je suis rentré chez moi, heureux dedéverser dans le sein de ma compagne, l’amertume dont mon cœurétait gonflé.

« – Monsieur Bobby, me dit cette femmeremarquable, l’affront dont vous êtes l’objet, retombe sur moi.J’attendrai que vous nous réhabilitiez tous les deux.

« Ces paroles me dictaient mon devoir. Ilme fallait désormais consacrer ma vie à la recherche de cettevérité, à savoir que Coxward, assassiné à Paris, le 2 avril, setrouvait cependant à Londres quelques heures auparavant.

« Car ici, je dois faire un aveu. J’avaispris connaissance du journal où sa présence dans la nuit du 1er au2 avril était relatée, et j’ai trop le respect de la presse de monpays pour avoir mis un seul instant en doute cette affirmation,qui, émanée du journalisme français, m’eût paru plus quesuspecte.

« Et je ne fus pas surpris lorsque, dèsle lendemain, ayant repris pour mon compte l’enquête naguère menéepar mes critiques, j’acquis la certitude que les témoins consultésavaient dit la vérité. Ils avaient assisté au match de boxe danslequel Coxward s’était disqualifié.

« C’était sous un uppercut aumenton qu’il avait chancelé, essayant d’abord un clinch,mais définitivement abattu par un left qui l’avait jeté àterre. On imputait à la lâcheté sa promptitude à proclamer sadéfaite. Mais, tous détails recueillis, il m’apparut que Coxwardavait un plan spécial, qui était de ménager ses forces pourréaliser le méfait qu’il méditait, c’est-à-dire le vol dont, uninstant après, il allait se rendre coupable.

« Mes précisions se sont établies de lafaçon la plus nette.

« Il était une heure moins cinq minuteslorsque Coxward – très vivant et parfaitement alerte – avait sautépar la fenêtre, au rez-de-chaussée du Shadows-Bar, et s’étaitenfui, poursuivi par la meute furieuse de ses adversaires.

« Que Coxward fût un voleur, la chosen’était pas pour m’émouvoir, son caractère étant établi de longuedate. Rien dans cette aventure n’était contraire à lavraisemblance. Ces témoins n’avaient pu se tromper sur sonidentité, car il leur était connu depuis longtemps, comme àmoi-même, qui, plusieurs fois, avais fait peser sur lui la main dejustice.

« Or, depuis le moment où Coxward,harcelé, avait disparu à quelque distance de Highbury Crescent,avait-il reparu ? Non. Nul n’avait entendu parler de lui. Lesnombreuses tavernes où il fréquentait d’ordinaire n’avaient pas eul’honneur de sa visite, et je dois ajouter que, rompant avec toutesmes délicatesses ordinaires, j’en vins à m’abaisser jusqu’àrechercher une certaine Bessie Bell, fille de mœurs blâmables, aveclaquelle il entretenait d’inqualifiables relations, et que, l’ayantretrouvée, et malgré la répulsion que m’inspirent ces créatures –surtout lorsque je ne suis pas en service commandé – jel’interrogeai et appris d’elle qu’elle n’avait plus reçu sa visite,circonstance dont elle se souciait peu d’ailleurs, ainsi qu’elle mel’affirma cyniquement.

« Donc, le fait était établi. Pourquiconque, il semblait que Coxward avait quitté Londres oupeut-être était mort. J’avais constaté que dans tous les milieux debas sport, et Dieu sait s’ils sont nombreux, il était restéinvisible. L’hypothèse de la mort subite était la plus plausible,bien entendu pour tout autre que pour moi. Mais j’agis comme sielle avait été possible. Un mort laisse des traces, on l’enterre,on le jette à l’eau ou on le brûle, comme chez les Hindous.

« Pas le moindre vestige de soncadavre.

« Donc, et je tiens à établir le fait àl’appui de ma propre conviction, Coxward était vivant, parce querien n’établit le contraire et que je l’ai vu, à la Morgue deParis.

« D’où cette question :

« Qu’a fait Coxward depuis le moment oùon l’a perdu de vue à Londres, aux abords de Highbury Crescent,jusqu’à l’heure où on l’a trouvé – lui et non pas un autre –accroché à la grille de l’Obélisque ?

« Cherchez et vous trouverez, a dit leSeigneur.

« Je chercherai. »

Le carnet de M. Bobby relataitsoigneusement les péripéties de l’enquête minutieuse à laquelle ils’était livré, partant de ce point que, d’après des informationssoigneusement recueillies, Coxward, au moment du match et de lascène du vol, était prodigieusement ivre et par conséquent n’étaitpas susceptible de fournir une très longue traite.

Il avait donc méthodiquement étudié, une àune, toutes les rues, ruelles, lanes qui environnentHighbury Crescent, s’introduisant même chez les particuliers sousdes prétextes plus ou moins spécieux, essuyant philosophiquementdes rebuffades, mais impassible et inébranlable.

Le cercle de ses recherches se resserranttoujours, il en était arrivé à remarquer, dans Corsica street, voieencore nouvelle, tracée en plein champ et où les constructions sontdes plus rares, une maison singulière, un pavillon dont lesfenêtres et les volets étaient toujours hermétiquement clos.

Un mur assez élevé entourait la propriété qui,au premier coup d’œil, semblait inhabitée.

Naturellement, M. Bobby n’avait pasmanqué de chercher à s’introduire dans cette maison, assezmystérieuse en somme, et dont la physionomie était faite pourpiquer la curiosité.

Lisons, par-dessus son épaule, les indicationsde son carnet.

« Tout autre que moi se lasserait devantla difficulté de la tâche que je me suis fixée. Nulle trace deCoxward. Je suis certain – je dis certain – qu’il n’a pénétré dansaucune des maisons aux environs de Highbury Crescent – je les aivisitées toutes, moins une.

« Bien entendu, je me suis présenté à laporte de cette dernière et, marteau ou sonnette, j’ai employé tousles moyens en usage pour obtenir mon introduction. Peine perdue.Mes appels sont restés inentendus ou très probablement leshabitants, ou du moins l’habitant, de cette demeure se refuse parprincipe à accueillir tout visiteur.

« J’ai pris des renseignements auxalentours, mais là encore, ma curiosité est restée insatisfaite, oudu moins ce que j’ai pu apprendre n’a fait que la surexciter.

« Cette maison appartient à un certainsir Athel Random, descendant, paraît-il, d’une des plus vieillesfamilles londoniennes. Ce personnage a acquis la propriété dont ils’agit à un prix assez élevé, immédiatement soldé comme on dit,cash on counter.

« Il s’occupe de recherches chimiques,aussi de mécanique. Du moins on le suppose, d’après les indicationsque portaient d’énormes caisses amenées par des camionneurs, lorsde son emménagement. Il vit seul, sans domestiques, et, choseinouïe, jamais fournisseur n’a été vu lui apportant des provisionsde bouche.

« Il sort très rarement, dans uneautomobile de forme assez bizarre, de si petites dimensions qu’onne peut comprendre en quelle partie peut bien être logé le moteur.Ce véhicule roule avec une rapidité exceptionnelle. Mais, à cesujet, je n’ai pu recueillir que peu de détails.

« Un bruit a couru que, naguère, ilhabitait Kilburo, près de Brondesbury station. Une nuit, la maisonaurait sauté, et sir Athel aurait dû payer une indemnitéconsidérable tant au propriétaire qu’aux voisins. J’ai vérifié lefait qui est exact.

« Un fou, disent les uns ; unmagicien, disent les autres.

« Pendant les premiers temps de sonséjour à Highbury, on le taxait de complicité avec les anarchistes,propagandistes par le fait.

« On parle aussi – mais d’une façonencore plus vague – d’un projet de mariage entre sir Athel Randomet Mary Redmore, fille d’un riche propriétaire des environs. Mais,subitement, les pourparlers auraient été rompus, on ne sait pourquelle cause. Ceci ne s’appuie que sur des racontars dedomestiques, sur ces papotages sans consistance que les Françaisappellent des potins.

« Il semble qu’il n’existe, qu’il nepuisse exister aucune relation entre l’existence de ce mystérieuxpersonnage et la disparition de Coxward. Pourtant il ne faut riennégliger…

« Dix jours plus tard. Peut-êtreune lueur dans la nuit. Devant les difficultés que je rencontrais àm’introduire chez sir Random, j’ai tourné mes batteries d’un autrecôté… il ne m’a pas été très difficile de découvrir le manoir deJedediah Redmore, qui possède une grande fortune et s’est érigé unvéritable château, auprès de Newington Park.

« Les millions qu’il possède auraient étéacquis dans le commerce des produits chimiques. La maison Redmore –Blackwith successeurs – est encore une des plus considérables de laCité.

« Il est veuf et a une fille, Mary, àlaquelle il porte une affection passionnée. Les renseignements prisdans son entourage ont confirmé les informations vagues que j’avaisrecueillies. En effet, sir Athel, qui avait fait la connaissance deM. Redmore comme acheteur de produits chimiques, était devenule familier de la maison et peu à peu une sympathie du meilleuraloi s’était établie entre lui et la jeune fille. Les qualités denaissance, d’éducation, de fortune étant des plus satisfaisantes,M. Redmore n’avait élevé aucune objection contre le choix desa fille et le mariage avait été fixé à l’été prochain, vers juinou juillet.

« Subitement et sans qu’on pût mêmesupposer les motifs de ce revirement, tout avait été rompu. Je suisparvenu à savoir seulement qu’un matin sir Athel était accouru chezM. Redmore, pâle, défait, ayant l’allure d’un fou, qu’il avaitété introduit auprès de miss Mary, qu’un entretien assez long avaiteu lieu, troublé par les éclats d’une voix désespérée qui étaitcelle de sir Athel et qu’enfin il était reparti, le visage couvertde larmes, les traits convulsés et que depuis lors il n’avait pasreparu au château.

« Miss Mary, malgré la retenue imposéeaux jeunes filles, n’avait pu dissimuler le profond chagrin quis’était emparé d’elle et, depuis lors, elle portait des habits dedeuil…

« Certes, moi, Bobby, à qui lesentimentalisme est parfaitement étranger et préoccupé de soucisautrement importants que d’une aventure amoureuse, je n’auraispeut-être prêté à ces faits qu’une attention très superficielle, siun détail ne m’avait frappé.

« Du wattman de M. Redmore, aveclequel j’ai eu une longue causerie au cabaret du King’s Arms – dontle whisky est à recommander – j’ai appris…

« Que la visite de rupture, faite par sirAthel, datait du 2 AVRIL DERNIER, À 9 HEURES DU MATIN…

« Et pourquoi ne serait-ce pas une lueurdans la nuit ? »

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