L’Effrayante aventure

III – Querelles de boutiques

 

Deux heures après, on lisait dans leNouvelliste les détails suivants :

« Coxward (John) était un boxeur deprofession, non pas un de ces athlètes qui prétendent au titre dechampion du monde, mais un rouleur de baraques foraines qui faisaitle coup de poing pour quelques shillings, battait ou était battu,sans grand dommage ni pour ses adversaires ni pour lui-même, peucoté chez les parieurs, mais assez truqueur en somme pour gagner savie.

« D’ailleurs, ivrogne invétéré,irrespectueux du bien d’autrui, déjà initié aux douceurs de laprison et du « tread-mill ».

Bref, un personnage peu intéressant.

M. Bobby, le célèbre détective anglais,supposait que le personnage avait eu l’idée de chercher fortune àParis où les combats de boxe, juste en ce moment, attiraient dansun de nos plus notoires music-halls une foule aussi élégante quesauvage, qui discutait comme des « aficionados » lescombats de taureaux, les « swings » et les« knock-out » des corpulents compétiteurs.

Coxward eût-il fait bonne figure dans ces« fights » de haute volée : c’était peu probable,mais l’illusion est ardente conseillère à laquelle on résiste peu,sans parler de l’attraction que pouvait exercer Paris sur un pareilpersonnage.

Quant à savoir à la suite de quels événementsCoxward, assommé, s’était trouvé au pied de l’Obélisque, l’intérêtétait en somme fort mince, et l’attention publique s’en fûtrapidement désintéressée, si une circonstance toute particulière nes’était produite et n’avait donné à l’affaire un regain depublicité.

Nul n’ignore que si le Nouvellistetient le haut du pavé, dans la carrière du journalismed’information, il est serré de près par un concurrent, leReporter, dont la vogue augmente tous les jours.

Le Nouvelliste, dédaigneux de sonrival, ne se fait pas faute d’affirmer sa supériorité, en destermes souvent peu bienveillants pour le Reporter qui deson côté cherche, par tous moyens, à prendre son adversaire endéfaut.

C’est entre les deux journaux une guerre aucouteau qui amuse la galerie, mais dans laquelle s’exaspèrentvolontiers les deux lutteurs qui échangent des arguments dontquelquefois la courtoisie laisse à désirer.

Or, il s’était trouvé que dans cette affairede l’Obélisque, le Nouvelliste était arrivé bon premier,tant pour le récit de l’aventure que pour la suite de l’enquête. LeReporter, de son côté, suivait une piste parmi lessportsmen français, alors que, directement informé par laPréfecture, le Nouvelliste avait démoli tout sonéchafaudage de déductions en révélant la déposition deM. Bobby.

Et il avait fait suivre cette publication decette phrase aigre-douce :

« Nous regrettons vivement que lasimple vérité réduise à néant les très ingénieuses hypothèses danslesquelles s’étaient complus certains de nos confrères. Encore unefois, le Nouvelliste a prouvé la sûreté de sesinformations, qui n’ont rien de commun, avec les imaginationsfantaisistes d’une presse assez peu scrupuleuse pour inventer detoutes pièces des renseignements fallacieux. »

C’était livrer à la risée leReporter, accusé de légèreté et presque de mensonge, etles autres journaux ne manquèrent pas de marquer le coup.

Aussi, dans les bureaux du Reporter,l’émotion fut-elle grande : le directeur fulmina et mit deuxde ses collaborateurs à la porte, tout en ripostant par une noted’un caractère patriotique :

« Le Reporter reconnaît qu’iln’est rédigé que par des Français et qu’il ne puise pas sesinformations auprès de collaborateurs étrangers : en tous cas,nous regrettons que l’événement souligne de façon aussidésobligeante la supériorité de la police anglaise sur la nôtre.Et, d’ailleurs, nous n’acceptons pas les yeux fermés lesaffirmations que selon nous la Préfecture a accueillies avecbeaucoup trop de facilité. »

Et il ajoutait :

« Ce Coxward – si Coxward il y a –n’était pas arrivé à Paris en ballon : il a dû nécessairementse trouver en relations avec des gens de son monde et de saspécialité. Cet homme a été assassiné par quelqu’un ou parquelques-uns. Le Reporter institue une enquête qui fera lalumière. Et qui sait ? Rira bien peut-être qui rira ledernier. »

En somme, ce défi ressemblait singulièrement àdu bluff. Mais le public s’en amusa et, comme justement en cemoment, il n’était question ni de renversement de ministère ni detremblement de terre à l’étranger, cette lutte, peu courtoised’ailleurs, captivait la curiosité générale. Or, il fautreconnaître que, malgré la collaboration de l’Anglais Bobby,l’affaire n’avançait pas d’un seul pas.

Chaque jour, le Nouvelliste, puisantsa documentation à bonne source, relatait la déposition des diverstémoins que le juge d’instruction, M. Mallet du Saule, faisaitdéfiler dans son cabinet, et qui malheureusement se résumaienttoujours en cette formule concise, mais peusatisfaisante :

– Le sieur Coxward nous est parfaitementinconnu.

Le Reporter se taisait, se contentantd’insinuations goguenardes, dans lesquelles M. Bobby n’étaitguère ménagé.

Un jour, le Nouvelliste cruttriompher.

On avait découvert, dans les bas-fonds deMénilmontant, une fille anglaise qui avait reconnu la photographiede Coxward. Seulement elle déclarait l’avoir vu à Dieppe, il yavait deux ans de cela, alors qu’en train de plaisir, il était venupasser vingt-quatre heures en France.

La fille avait été arrêtée, cuisinée comme ilconvient, mais elle ne s’était pas contredite. Jamais depuis deuxans, elle n’avait revu ledit Coxward ni n’avait entendu parler delui.

D’autres dépositions contribuaient àcompliquer l’énigme. Certains attribuaient le nom de Coxward à despersonnages du monde sportif, qu’on trouvait parfaitement vivantssous le nom – qui leur appartenait – de Coxwell ou de Coxburn.

Soudain, il y avait quinze jours que cetimbroglio s’enchevêtrait de plus en plus, quand leReporter parut avec une manchette en caractères énormes,ainsi libellée :

RIRA BIEN QUI RIRA LE DERNIER

et suivait l’article que voici :

« Nos lecteurs n’ont pas été sansremarquer la discrétion que nous avons apportée dans nosinformations sur l’affaire Coxward : ils savent d’ailleurs quenous avons l’habitude de ne parler que de ce que nous savons et dene pas accepter les renseignements qui peuvent nous parvenir sansles passer au crible de la critique. Si parfois nous nouspermettons de hasarder quelques hypothèses, c’est à ce titre quenous les présentons et seule, la mauvaise foi peut nous faire uncrime de ce qui n’est qu’un souci de la vérité. À bon entendeur,salut !

« Ceci dit, nous affirmons – et cettefois sans ambages ni réticences – que la déposition du sieur Bobby– le célèbre détective anglais – qui a si fort ému l’opinion,légèrement irritée d’ailleurs par l’immixtion d’un étranger dansnos affaires intérieures – que cette déposition, disons-nous,devant laquelle on s’est si fort hâté de s’incliner, comme si elleétait et ne pouvait être que parole d’évangile, que cettedéposition est

ERRONÉE ET INEXACTE DE TOUS POINTS.

« Ceux qui l’ont acceptée avec tantd’empressement seront sans doute fort marris d’apprendre qu’ils ontété la victime

D’UNE ERREUR OU D’UNE IMPOSTURE

LE MORT DE L’OBÉLISQUE N’EST PAS COXWARD

« Et, comme garantie de notreaffirmation, nous émettons un pari de

CENT MILLE FRANCS

contre quiconque voudra le tenir. Nousdéposons aujourd’hui même cette somme, en espèces sonnantes,trébuchantes et ayant cours, chez Me Falloux, notaire.

« Le temps et l’espace nous manquent pournous expliquer plus nettement. La confirmation de nos affirmationsse trouvera établie tout au long dans notre édition de cinqheures. »

– Allez me chercher M. Bobby !s’était écrié le chef de la Sûreté à la lecture de cet impertinentfactum.

Le détective anglais arriva d’assez mauvaisehumeur.

Il était à Paris uniquement pour son plaisir,et justement on venait le déranger au moment où il allait partir envoiture Cook pour Versailles, avec madame Bobby.

Sans prendre garde à sa physionomie quelquepeu rébarbative, M. Davaine lui tendit le journal.

– Avez-vous lu cela ?

– Yes, sir.

– Que dites-vous de cela ?…

– Un pur humbug, déclara Bobby. Même à cesujet j’ai une question à vous adresser. Ces quatre mille livressterling sont bonnes à prendre. Que dois-je faire pour m’en assurerle paiement ?

– Écrire au journal le Reporter unelettre très explicite… mais à mon tour, un mot… Monsieur Bobby,prenez-y bien garde. Vous m’avez mis dans la situation la plusdélicate. J’ai accepté votre déclaration comme émanant d’un hommedu métier qui sait quelles sont ses responsabilités et aussi d’ungentleman incapable de se jouer de la confiance d’autrui.Aujourd’hui, en présence de ces dénégations, êtes-vous sûr devous ? Après tout, on peut être abusé par une ressemblance…vous n’ignorez évidemment pas l’histoire de Lesurques et de sonsosie Dubosc, avez-vous la certitude absolue de ne vous être pastrompé…

M. Bobby qui, d’ordinaire, était de teintplutôt pâle, était soudain devenu cramoisi, et il y avait dans sesmâchoires un frémissement de mauvais augure.

– Monsieur, répondit-il d’une voix étranglée,je ne suis ni un enfant ni un fou. J’appartiens au service de S.M. Britannique et c’est par pure condescendance, je vous lerappelle, que je consens à vous répondre, malgré l’atteinteprofonde que vous venez de porter à ma dignité de citoyen anglais.Je jure que l’homme assassiné est bien John Coxward, et je faisplus, je tiens le pari de quatre mille livres…

– Et si vous les perdiez ! LeReporter n’aurait pas osé porter ce défi, s’il n’était enpossession de documents sérieux.

– Monsieur, j’ai dit ce que j’ai dit. Cesjournalistes sont d’infâmes menteurs, et s’il le faut, je leurferai rentrer leurs impostures dans la gorge.

Il salua, tourna sur ses talons et sortit.

– Cet homme paraît de bonne foi, pensaitM. Davaine. Les renseignements fournis sur lui par l’ambassadeanglaise sont de tout premier ordre, et pourtant, je dois mel’avouer à moi-même, je ne suis pas tranquille.

En effet, il n’y avait pas à se dissimuler quecette erreur, si elle était prouvée, couvrirait de ridicule nonseulement le détective anglais, – ce qui n’avait aucune importance– mais la police française, ce qui était infiniment plus grave,surtout pour M. Davaine dont la position était assezmenacée.

Aussi, on comprend avec quelle impatience lechef de la Sûreté attendait le numéro du Reporter ;il avait bien cherché le moyen de se procurer d’avance des épreuvesde l’article annoncé : mais l’imprimerie était bien gardée ettoutes ses tentatives étaient restées infructueuses. Du reste, toutle Paris des curieux et des badauds était en éveil.

La lutte entre les deux journaux rivauxintéressait, sans que d’ailleurs il y eût sympathie biencaractérisée pour l’un plutôt que pour l’autre. On aime à voir lesgens échanger des horions, sans se soucier de préjuger à quirestera la victoire.

Aussi, à cinq heures moins le quart, il yavait foule sur le boulevard : le temps était très doux et lesterrasses des cafés étaient envahies.

Les camelots vendaient un placardintitulé : La vérité sur l’affaire Coxward, quecertains naïfs achetaient, croyant y trouver le mot de l’énigme.Or, ce n’était qu’une réclame pour un cirage nouveau.

Enfin, les premiers porteurs duReporter sortirent de l’imprimerie de la rue du Croissantet, criant la feuille attendue, se ruèrent à travers la foule.

On arrachait les feuilles encore humides desmains de ces gens qui avaient peine à en percevoir le prix. Il estvrai que par compensation certains les soldaient de pièces blanchesdont ils ne trouvaient pas loisir de rendre la monnaie.

La manchette était sensationnelle :

COXWARD EST VIVANT

C’était court, mais décisif.

Puis plus bas :

M. Bobby a perdu cent millefrancs !

Et sous ces rubriques à grand tam-tam onlisait ceci :

« Nous avons reçu de M. Bobby,l’illustre, l’impeccable détective anglais, une lettre danslaquelle il nous déclare accepter le pari de cent mille francs quenous avons porté. C’est à notre grand regret, en raison del’entente cordiale, que nous faisons signifier à M. Bobby, unesommation d’avoir à verser aux pauvres de Paris, c’est-à-dire entreles mains de M. Mesureur, l’éminent directeur de l’Assistancepublique, la somme en question dont reçu lui sera délivré.

« Car, deux faits seront établis plusloin.

« L’un d’abord, qui ne peut êtrecontesté, c’est que le cadavre de la victime inconnue a été trouvéau pied de l’Obélisque le 2 avril à cinq heures du matin…

« Le second dont les preuves sontindiscutables…

« C’est que le nommé Coxward, boxeur deprofession, se trouvait le 1er avril, entre minuit et une heure dumatin (c’est-à-dire pendant la nuit du 1er au 2) dans une taverne àl’enseigne du Shadow’s-Bar (Bar de l’ombre), Liverpool-Road,Islington.

« Islington est, on le sait, un desfaubourgs de Londres.

« Si donc Coxward était à une heure dumatin dans Liverpool-Road, pour admettre qu’il pût être pendu danscette même nuit à cinq heures à la grille de l’Obélisque, ilfaudrait établir qu’on peut venir de Londres à Paris en quatreheures, sans parler du temps nécessaire pour se faire assassiner etqu’il existe à cette heure un train, Nord ou Ouest, opérant cetteprouesse de rapidité vertigineuse, faits dont évidemment lescompagnies de chemin de fer ne garderaient pas jalousement lesecret.

« Comment établissons-nous que Coxward setrouvait à Londres dans la nuit du 1er au 2 avril.

« De la façon la plus simple et sans quenous ayons eu besoin de nous renseigner en haut lieu. Disons enpassant qu’il est en vérité trop facile de se contenterd’informations toutes faites, sans se donner la moindre peine pouren contrôler l’exactitude.

« Nous avouons être plus sceptiques etpréférer autant que possible le libre examen à la foi.

« C’était, non pas à Paris, mais àLondres que nous devions porter nos investigations, et ainsi nousavons agi.

« Or, ce que ne pouvait nous apprendre unfil télégraphique, si direct fut-il avec la capitale del’Angleterre, c’est que le 2 avril au matin, le nom de Coxward leboxeur figurait, en un entrefilet de très petits caractères, parmiles nouvelles sans importance, dans un petit journal paraissantdans le quartier d’Islington et nous y lûmes ceci :

« Cette nuit, un scandale a éclatédans une de ces tavernes mal famées qui pullulent dansLiverpool-Road. Un boxeur, nommé Coxward, et dont les exploits ontdéjà défrayé plusieurs fois la chronique judiciaire, avait étéengagé pour un assaut de boxe à Shadow’s-Bar, tenu par un certainPat O’Kearn, Irlandais.

« L’assistance se composait de gensdu bas peuple et les paris s’établissaient avec des pence plutôtqu’avec des livres, ou même des shillings. La performanced’ailleurs ne valait pas davantage et le combat provoquait plus dehuées que d’applaudissements. Le nommé Coxward était, d’ailleurs,parfaitement ivre et pouvait à peine se tenir sur ses jambes. Sibien qu’il avait été plusieurs fois knocked-out, sous lesrailleries du public…

« Comme, vers une heure du matin, ildevenait certain qu’il était incapable de tenir le coup, il déclaraqu’il en avait assez et qu’il s’en allait, ce que tout le mondeaccepta par des applaudissements railleurs. Coxward, qui étaithébété par la fatigue et par l’ivresse, entra dans la chambrevoisine du parlour afin de reprendre sesvêtements.

« Un de ses adversaires, qui leconnaissait pour sujet à caution, conçut tout à coup un soupçon etbrusquement entra dans la pièce où Coxward se rhabillait et lesurprit au moment où, ayant fini sa toilette, le misérablefouillait les poches des autres vêtements, s’emparait d’une montreen or et filait par la fenêtre du rez-de-chaussée.

« L’homme se jeta, sur lui pour leretenir ; mais Coxward se dégagea et se rua dehors. Aux crisdu volé, les clients du Shadow’s-Bar s’élancèrent à sa poursuite etalors commença, une véritable chasse à l’homme.

« Coxward avait une assez forteavance, de plus il connaissait admirablement le quartier, où denombreuses lanes se coupent et s’enchevêtrent. Il s’étaitlancé dans la direction de Highbury et finalement il parvint àdépister ses poursuivants et disparut.

« Plainte a été portée contreCoxward, qui ne tardera pas à tomber encore une fois sous la mainde la justice. »

« C’était un fait divers banal, mais quidans la circonstance prenait une importance singulière.

« Coxward, volant une montre à une heuredu matin à Shadow’s-Bar, dans un quartier éloigné de Londres,jouissait-il donc du don d’ubiquité à un tel degré qu’il pût enmême temps se trouver à Paris, aux environs de la place de laConcorde.

« Il ne s’agissait plus que devérifier :

« 1° Si le fait mentionné dans le petitjournal en question était réel ;

« 2° Si le jour et la date mentionnésétaient exacts ;

« 3° S’il n’existait aucun doute sur lapersonnalité du nommé Coxward.

« Notre collaborateur Labergère, à quinous avions confié cette enquête, se mit immédiatement en rapportavec un des plus notables solicitors de Londres, Edwin Battleworth,demeurant à Temple-street, Lincoln’ Inns Fields, qui procéda à uneinformation régulière et recueillit les témoignages indispensables,avec toutes les garanties de sincérité que confère la loi. Lestémoins ci-après ont été entendus sous serment :

« 1° Pat O’Kearn, Irlandais, tenancier dela taverne du Shadow’s-Bar ;

« 2° Mrs O’Kearn, néeO’Keeffe ;

« 3° Gailbraith,pugiliste ;

« 4° Bloxham, boucher.

« Plus sept autres habitués de la taverneen question et appartenant à la classe ouvrière.

« Et tous ont déclaré :

« Que Coxward était, sans aucun doute,l’individu qui avait boxé à Shadow’s-Bar, avait volé une montre etavait été poursuivi ;

« Que tous le connaissaient de longuedate et qu’aucune méprise n’était possible ni mêmesupposable ;

« Que l’incident raconté par le journalétait vrai dans tous ses détails ;

« Enfin que la scène s’était bien passéeentre onze heures du soir 1er avril et une heure du matin, 2avril.

« Ces documents – dont l’authenticité nesaurait être mise en doute – sont affichés dans notre salle desdépêches : le public parisien peut ainsi juger du bien fondédes critiques discourtoises dont certains concurrents – dépités –avaient cru devoir nous accabler. Cette revanche de la véritécontre le bluff nous suffit.

Seuls nous avions raison ;

LE CADAVRE DE L’OBÉLISQUE N’EST PAS CELUI DE

COXWARD LE BOXEUR

« Décidément, notre ineffable chef de laSûreté, M. Davaine, et son illustre collaborateur, legrotesque Bobby, n’ont rien de commun avec le légendaireSherlock-Holmes.

« Nous rappelons au célèbre M. Bobbyque les caisses de l’Assistance publique sont situées avenueVictoria, à deux pas de l’Hôtel de Ville.

Ce fut par la ville un immense éclat derire.

On ne s’occupait certes plus du crime quiavait été réellement commis, ni de l’assassin, ni de sa victime. Dumoment qu’elle ne s’appelait pas Coxward, il semblait que sa mortn’offrit plus aucun intérêt.

Mais quelque chose survivait, c’était le nomde Bobby, Bobby, l’illustrissime, Bobby, l’admirable détective, etce fut dans les journaux du lendemain matin une ruée deplaisanteries, de blagues féroces.

Des caricatures le flagellaient, sous desapparences plus ou moins folles. On vendait les cartes postalesBobby, Bobby par-ci, Bobby par là. Il était devenu le héros du jouret devant l’hôtel où il demeurait, des groupes se concertaient,hurlant à pleine voix :

– Conspuez Bobby !… Bobby à Charenton,tontaine !…

Ce qui mit le comble à cette excitationgénérale, c’est que Madame Bobby se fit conduire en voiture auxbureaux du Reporter, passa en coup de vent devant lesgarçons de bureau, grimpa l’escalier et, ouvrant une porte auhasard, tomba dans la salle de rédaction.

Et sans crier gare, cette femme sèche, grandeet maigre, type antique de l’Anglaise à longues dents, habilléecomme un chien savant, se jeta sur les rédacteurs, le parapluie enbataille, et distribua des horions à droite et à gauche, taillantet estocadant et risquant fort d’éborgner des adversaires.

Ce ne fut point petite affaire que demaîtriser cette furie qui prétendait venger l’honneur de sonmari.

On parvint enfin à s’emparer d’elle et à laremettre aux mains de sergents de ville qui durent la ligoter pourla réduire à l’impuissance, non sans recevoir encore d’assezvigoureux horions.

On la porta au poste où les agents eurentencore à la défendre contre ses excentricités combatives.

Sur l’ordre de la Préfecture, elle passa parle Dépôt, mais fut immédiatement conduite au bureau deM. Lépine.

Fort heureusement, elle s’était un peu calméeet daigna ne pas répondre par des injures à notre haut magistrat.Toujours frémissante, elle expliqua que M. Bobby, citoyenanglais, que Madame Bobby, fille d’Écosse, ne toléreraient pas lesoutrages dont les journaux français les accablaient, que c’étaitinfâme que d’accuser M. Bobby d’erreur ou de mensonge, qu’ilne s’était jamais trompé et que la tête sur le billot de MarieStuart, elle jurerait encore que le mort de l’Obélisque étaitCoxward.

– Mais vous, madame, vous connaissez ceCoxward ?

– Pour qui me prenez-vous ; est-ce que jefréquente des gens de cette catégorie ?

– Alors, comment savez-vous que c’est luiqui…

– M. Bobby l’a dit…

– Très bien ! très bien ! fit unevoix claire, celle de M. Bobby qui venait d’être introduit.Cette réponse est conforme aux enseignements de la raison. La femmedoit croire à toute parole de son mari…

– Ah ! vous voici, monsieur Bobby, fit lepréfet d’un accent assez sec. Vous êtes citoyen anglais : doncvous savez ce que signifient les mots : To keep thepeace, gardez la paix. Or, si je ne discute pas vos opinions,j’estime qu’il vous est interdit de faire du scandale pour lesaffirmer, et, avant de prendre à votre égard une décision qui mepeinerait, je vous demande si vous et Madame Bobby vous vousengagez à garder la paix, c’est-à-dire à ne point troubler l’ordre…répondez-moi, je vous prie…

M. Bobby se redressa avec une imposantedignité :

– C’est-à-dire qu’à moi, citoyen de la libreAngleterre, vous voulez imposer cette opinion contraire à lavérité… que Coxward n’est pas Coxward.

– Je n’entends rien vous imposer du tout – sice n’est de vous tenir tranquille et de n’aller point assaillir lesgens chez eux, ainsi qu’a eu tort de le faire la très honorablemadame Bobby.

– Madame Bobby, agissant selon sa conscience,ne mérite aucun blâme…

– Donnez-nous au moins votre parole que vousne recommencerez pas…

– Je m’y refuse…

– Et vous, madame Bobby ?

– Je m’y refuse.

– Alors je me vois contraint d’user des droitsque la loi me confère… vous allez rentrer à votre hôtel, vous,monsieur Bobby, et faire vos préparatifs de départ… le train deCalais part à huit heures… vous trouverez Madame Bobby à la gare duNord, et, signification vous étant faite d’un arrêt d’expulsion,vous vous embarquerez incontinent pour l’Angleterre.

– C’est bon, fit noblement M. Bobby, celan’empêchera pas que Coxward ne soit Coxward.

Et, le soir même, Bobby et son irascibleépouse quittaient Paris.

L’affaire était-elle terminée et le dossierserait-il classé ?

On eût été bien surpris – et surtout épouvanté– si on avait pu prévoir les effroyables événements que devaitentraîner à sa suite ce crime de l’Obélisque.

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