L’Effrayante aventure

I – Catastrophe qui n’est qu’undébut

 

Le lendemain, à l’heure dite, tout le mondefut exact au rendez-vous.

Sans parler de cent mille Parisiens qui,alléchés par l’article étincelant de Labergère, s’étaient dirigésvers les Buttes-Chaumont et les rues avoisinantes dans l’espoir devoir l’inventeur du vrilium et d’assister à l’intéressanteopération promise.

Du reste, avec la versatilité qui est lacaractéristique de notre esprit national, déjà, sur la simpleassurance d’un article de journal, toutes les craintes avaientdisparu. On ne voyait, dans ce petit voyage au fond de Belleville,qu’une excursion de plaisir.

Il est vrai que Labergère, tout entranscrivant fidèlement les explications données par sir Athel,avait, pourrait-on dire, optimisé l’affaire de telle sorte quel’opération qui allait être tentée était présentée comme un simplejeu pour le génial inventeur : et nul ne songeait à le luireprocher, car il était de première utilité de modifier dans unsens d’accalmie la mentalité des Parisiens, si prompts às’affoler.

Seulement toute cette foule – dans laquelle oncomptait des représentants de toutes les classes sociales, semontra quelque peu désappointée, quand elle se heurta à undéploiement de troupes qui la reléguait à quelque cinq cents mètresdu lieu intéressant.

Il y eut quelques bagarres, d’autant que denombreuses gens prétendaient se targuer de titres ou de fonctionspour enfreindre la consigne : sénateurs, députés, porteurs decoupe-files, qui le prenaient de très haut. Mais la règle restaimpitoyable. On ne passait pas.

D’autant que le matin même deux incidentss’étaient produits qui n’avaient pas peu contribué à réveiller lesinquiétudes de M. Lépine.

D’abord, c’était un pauvre ivrogne qui, dansla nuit, avait trouvé le moyen de s’introduire dans l’enclos,imprudence qu’il avait payée très cher. Car, s’étant évidemmentapproché de l’appareil, il avait été trouvé à quelques pas, inerte,comme mort.

On avait dû le transporter d’urgence àl’hôpital voisin, mais malgré tous les soins qui lui avaient étéprodigués, il restait plongé dans un coma qui faisait craindre poursa vie.

– Ah çà ! lui dit M. Lépine, est-ceque votre vrilium aurait la prétention de ressusciter lesmorts !

– Pas tout à fait, répliqua sir Athel ensouriant ; mais je crois bien que tant qu’il existe, dans uncorps organisé, une étincelle de vie, si petite soit-elle, levrilium la galvanise et lui rend toute sa vigueur. Ainsi, je l’aiessayé sur des animaux qui paraissaient morts de froid, ayant étéenfermés dans des caisses de glace. Ils ne donnaient plus aucunsigne de vie. Le vrilium les a ranimés et les animaux ontressuscité sans même donner signe de malaise.

– Décidément vous êtes un magicien…

– Oubliez-vous que l’on affubla de ce nom lesalchimistes d’autrefois qui, votre Berthelot l’a démontré,n’étaient que des précurseurs, ayant eu le seul tort d’arriver troptôt…

Le second fait qui avait attiré l’attention dupréfet avait une certaine gravité. Un des principaux fonctionnairesde la Préfecture de la Seine, M. Gérards, auteur d’études trèsintéressantes sur le Paris souterrain, était venu le trouver degrand matin et, plaçant des graphiques sous ses yeux, lui avaitdémontré que le sol, le tuf sur lequel reposait le terrain de larue des Carrières-d’Amérique, avait été reconnu, à la suited’explorations malheureusement restées incomplètes, comme offrantdes caractères tout particuliers d’instabilité.

Déjà, on en avait acquis la preuve par lesprécédents éboulements, assez fréquents dans cette région. Il étaitgrandement à craindre que les opérations qu’on se proposait enamenassent de nouveaux.

– Nous devons avouer, avait ajoutéM. Gérards, que nous ignorons absolument quelle est la naturedes terrains sous-jacents, et, de quelques observations qui me sontpersonnelles, je crois pouvoir déduire qu’ils reposent sur descouches absolument anciennes, quaternaires et peut-être mêmetertiaires, ainsi qu’en témoigne la découverte de certainsossements fossiles.

« Je serais enclin à supposer, concluaitle savant géologue, que cette partie de Paris fut, il y a desmilliers d’années, secouée par un cataclysme de nature volcaniqueou autre, et que le tassement définitif n’est pas encore accompli.D’où la possibilité d’écroulements dangereux. »

M. Lépine, frappé de ces communications,avait cru devoir les transmettre à sir Athel.

Pour la première fois, le savant anglais avaitparu légèrement troublé ; mais il avait bien vite ressaisi sonsang-froid :

– Ce ne sont là que des hypothèses, avait-ildit. Tout homme qui agit sait qu’il doit compter avec l’imprévu.Vous avez vu vous-même, monsieur le préfet, que la présence del’appareil constitue un danger continuel. Je ne veux pas avoir à mereprocher de nouvelles morts d’homme. Si indigne d’intérêt que fûtce pauvre Coxward, l’épouvantable accident dont il a été victime melaissera un perpétuel remords. Je dois tout tenter pour éviter leretour de pareille catastrophe ; et d’ailleurs, je vous lerépète, il n’y a ici que moi qui risquerai quelque chose. Jeréponds de tout…

Et il ajouta avec un geste vague :

– Sauf de l’insupposable…

– Allez donc, monsieur, lui dit le préfet d’unton grave. Puisse l’événement donner raison à vos espérances.Permettez-moi de vous serrer la main comme à un homme de cœur,digne de toute notre estime.

Labergère et Bobby, forts de l’autorisationtoute personnelle qui leur avait été donnée, avaient pu seulspénétrer dans l’enclos.

Sir Athel prit Labergère à part :

– Monsieur, lui dit-il : je n’ai eu qu’àme louer de vos procédés et je vous remercie de la confiance quevous m’avez témoignée. Malgré mon intime certitude du succès, jedois tenir compte de toutes les éventualités. Si prévoyant qu’ilsoit, l’homme est toujours soumis aux caprices du hasard.

« Au cas où quelque accidentm’atteindrait, voulez-vous être assez bon pour vous charger d’unelettre que j’ai préparée et l’adresser à celle à qui elle estdestinée, Mlle Mary Redmore, ma fiancée.

– Ce sont là services qui ne se refusent pas,répondit Labergère, mais je compte bien ne pas avoir à vous lerendre, d’abord parce que nous sortirons sains et saufs del’aventure et encore parce que, s’il vous arrive quelque malheur,j’en aurai ma large part, étant absolument décidé à ne pas vouslâcher d’une semelle…

– Je n’y consens pas, s’écria vivement sirAthel. J’ai le droit de disposer de ma vie, mais non pas de celledes autres… je vous remercie d’être venu ici ce matin, maismaintenant je vous prie de vous retirer.

– Jamais de la vie. J’y suis, j’y reste et quisait ? peut-être bien un homme solide et de bon vouloirpourra-t-il vous être d’un utile concours… on a souvent besoin d’unmoins savant que soi… enfin, dites tout ce que vous voudrez, je nebouge pas… par exemple, je serais bien d’avis de renvoyer l’amiBobby, d’autant que peu habitué au noctambulisme parisien, il doitavoir la tête un peu lourde… Hé, Bobby ?

– Je suis là, dit le détective ens’approchant, et j’attends que vous veuillez bien user de messervices…

– Mon cher Bobby, tu es beau, tu es vaillant,tu portes sur tes épaules la gloire de la grande Angleterre… maistu vas avoir la bonté de nous ficher le camp…

– Ficher le camp ? fit l’Anglais enregardant Labergère d’un air ahuri.

– Ça veut dire de te barrer, de cavaler, en unmot de t’en aller…

– Moi ! m’en aller ! s’écria Bobbyen se campant sur ses jambes, les deux poings en avant, comme prêtà boxer… Sir Athel, j’ai votre parole ! j’ai le droit dedemeurer ici et d’être témoin de tout ce qui va se passer… il y aengagement pris et pour le faire respecter, je n’hésiterais pas àrecourir, le fallût-il, à l’ambassadeur de la Grande-Bretagne…

– Là ! là ! mon petit Bobby !ne te fâche pas ! fit Labergère, qui le traitait de plus enplus familièrement – car le bonhomme lui plaisait – tout ça, c’estparce qu’il nous ennuierait fort, pour Mrs. Bobby, que tu te fassesdémolir…

– Je suis aussi solide que vous deux… et si ondoit être démoli, on le sera ensemble… j’ai à réhabiliter la policede Sa Majesté… et je ne faillirai pas à mon devoir…

Sir Athel haussa les épaules :

– Qu’il soit fait selon votre volonté, dit-il.Après tout, qui sait si nous n’aurons pas à nous entr’aider les unsles autres. À l’œuvre, maintenant, car on pourrait croire quej’hésite.

Rappelons en quelques mots quelle était lasituation.

Presque au milieu du terrain, une excavationen forme de cuvette, à demi remplie de sable et de pierres, etémergeant au milieu le fameux vriliogire, enfoui jusqu’aux deuxtiers de sa hauteur, avec, au-dessus, son toit métallique en formede casque allemand et sa tige veuve de l’hélice.

Le vriliogire était tétragonal, les paroisétant faites de croisillons de métal, et dans l’une d’elles uneporte étant ménagée.

Aucune poignée, aucune saillie ne pouvaitoffrir de prise pour le soulever : et la porte étant fermée,et maintenue dans son cadre par les pierres et le sable quipesaient sur elle, il semblait impossible qu’à moins d’engins trèssolides, tels que grues ou vérins, on pût parvenir à le fairesortir de l’étau qui l’enserrait.

Cependant, sir Athel s’était approché, arméd’outils qui paraissaient de cuivre et lui permettant de toucherl’appareil à distance. Il avait passé sur ses mains et sur sesavant-bras des sortes de longs gants faits d’un tissu métalliquebrillant et souple, qui rappelait celui des brassards, à maillesd’acier, des anciens chevaliers.

Un peu pâle, mais ayant au visage le signe nonéquivoque d’une volonté que rien ne saurait ébranler, sir Athel,invitant du geste ses amis à lui laisser le champ libre, étaitdescendu sur la déclivité de la cuvette, posant soigneusement sespieds sur les parties qui offraient le plus de résistance…

Alors, d’une de ses baguettes dont la formeétait identique à celle des crosses d’évêque, il commença à toucherlégèrement les colonnettes, soutenant les rebords du toit, descrépitements se faisaient entendre, tandis que de courtesétincelles jaillissaient.

C’était exactement comme si un accumulateur sedéchargeait au contact d’un corps bon conducteur del’électricité : mais les étincelles étaient de couleursingulière, comme noires, avec un reflet de rouge brun.

À chacune de ces décharges, on voyait unedésagrégation s’opérer entre le toit et la partie qui lesupportait. La calotte de métal se détachait par saccades, laissantun intervalle de plus en plus large entre les deux rebords.

– Monsieur Labergère, dit alors sir Athel,auriez-vous l’obligeance de me passer l’outil en S qui se trouve àcôté de la boîte ; ne craignez rien, il est inoffensif…

Mais il se trouva que l’objet était plusproche de Bobby que du reporter. Tout content de prouver son bonvouloir, Bobby se précipita, saisit l’outil et, se penchant sur lebord de la cuvette, le tendit à sir Athel… mais n’ayant pris aucuneprécaution pour assujettir ses pieds sur le sable mouvant, ilglissa…

Et dégringola jusqu’au fond de la cuvette,roulant comme une boule…

Il tomba juste entre les jambes de sir Athel,qui, perdant l’équilibre, fut projeté contre l’appareil qu’ilfrappa, sans le vouloir, de toute la force de la baguette qu’iltenait à la main.

Labergère s’était élancé pour retenir Bobbyet, arc-bouté sur ses jambes, l’avait saisi par le fond de sonpantalon, s’efforçant de le tirer en arrière…

Que se passa-t-il alors ?

Il se produisit un effet foudroyant :sans doute, sous l’action du choc de la baguette de vrilium contrel’appareil, celui-ci se souleva, s’arracha de la terre entournoyant…

Puis il y eut au sommet du casque qui n’étaitpas tout à fait dégagé de son support un éclatement bruyant,fulgurant d’étincelles longues de près d’un mètre, véritables lamesde feu qui coupaient l’air en dardant vers le ciel…

Puis un craquement formidable…

Et, soudain, le sol s’effondra sur unpérimètre de plus de dix mètres… des vagues de sable et de pierrese soulevèrent pour retomber avec un bruit sinistre…

On eût dit qu’un abîme s’ouvrait…

Et, dans cette perturbation effroyable, toutdisparut, s’engloutit, l’appareil et les trois bommes…

Un gouffre s’était tout à coup creusé, danslequel s’éboulaient toutes les terres, tout le sable, toutes lespierres d’alentour…

Et quand, attirés par le fracas de lacatastrophe, le préfet, le ministre, les agents accoururent, ils nevirent plus qu’un chaos de pierres et de terres, à une profondeurde plus de dix mètres… et qui s’était refermé sur lesmalheureux…

Il y eut une clameur de désespoir…

Le malheureux sir Athel Random avait payé desa vie l’effort héroïque qu’il avait tenté pour sauver Paris… etavec lui avaient péri ses deux courageux acolytes, Bobby, ledétective, et Labergère, le reporter…

Douloureuse tragédie…

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