L’Effrayante aventure

II – Angoisses du lendemain

 

L’effet produit dans Paris par cettecatastrophe fut énorme.

Ce fut un déchaînement de malédictions contrel’administration, coupable de n’avoir entouré l’opération d’aucunedes précautions qu’indiquait la plus vulgaire prudence…

En dépit de toutes les dénégations, la légendese formait que, par raison d’économie, on s’était refusé à exécuterdes travaux d’étayage et de soutènement que le malheureux sir Athelavait réclamés.

– C’est un véritable assassinat, criait leReporter. Vit-on jamais pareille incurie ! Quefaisait pendant ce temps le service de la voirie ? Pourquoin’avait-on pas convoqué les sapeurs du génie ? Comment, pourle moindre incident sur la voie publique, on n’hésite pas àmobiliser les pompiers, et cette fois, quand il s’agissait d’untravail énorme, dont évidemment un seul homme ne pouvait secharger, on avait montré une insouciance criminelle…

Puis, c’était la préfecture de la Seine quiétait visée. Les sous-sols de Paris lui étaient-ils doncinconnus ? À quoi servaient des cartes et des graphiquespubliés à frais énormes aux dépens des contribuables ! Enétions-nous réduits une fois de plus à devenir la risée del’Europe ?

Le Nouvelliste paraissait, encadréd’un double filet noir.

Car si Labergère était un de ses rédacteurs –sa biographie occupait trois colonnes de la première page ! –Bobby ne lui appartenait-il pas aussi, par le zèle avec lequel lejournal l’avait défendu contre les inqualifiables attaques d’unepresse brutale et mensongère !…

En fait, tout le monde n’avait-il pas sa partde responsabilité, depuis le ministre qui avait autorisé, avecquelle facilité ! la téméraire tentative d’un homme dont lacompétence n’était affirmée que par lui-même !

Et que dire de ces prétendus savants quiavaient accueilli, avec une légèreté coupable, les affirmations lesplus chimériques et avaient permis qu’un homme risquât sa vie, sansles avoir soumises à aucune épreuve préalable !…

Ah ! ils avaient cru à la toute-puissancedu vrilium ! Ces libres-penseurs avaient eu la foi !Cette fois, c’était bien la faillite de la science : il étaitévident que ce malheureux Random n’était qu’un fou qui, par quelquetour de passe-passe, avait su leur en imposer. La prétenduedissociation du bloc de marbre n’était qu’un truc deprestidigitation auquel tous s’étaient laissé prendre, jusqu’aupréfet de police, qui pourtant n’était pas un naïf.

Ce désastre avait eu son contre-coup à laChambre des députés : le leader de l’extrême-gauche avait,pour ainsi dire – bondi sur le cabinet, enveloppant dans la mêmeréprobation tous les services, y compris la Guerre, la Marine etles Travaux publics.

Qu’attendre de gouvernants qui ne savaientmême pas défendre le sol d’un quartier de Paris. Aujourd’huic’était une parcelle du dix-neuvième arrondissement quidisparaissait dans l’abîme, demain ce serait la France toutentière ! (Applaudissements à l’extrême-gauche et sur lesbancs de la droite. L’orateur, revenant à son banc, est vivementfélicité.)

Il ne fallut rien moins que toute lasouplesse, toute l’onction, assaisonnée d’ironie, du chef ducabinet pour résister à l’attaque. Reprenant la célèbre métaphoredu bloc, il le montra se dressant, robuste et sans fissures, poursoutenir l’édifice superbe de notre pays.

– Qu’importent, s’écria-t-il, des parolesamères à nous adressées, qu’importent ces attaques injustesauxquelles nous n’opposons que l’impassibilité des consciencesfortes et sûres d’elles-mêmes ! Sont-ce donc des mots quisauveront les malheureux engloutis ! Est-ce parce que nousaurons laissé échapper de nos mains ces portefeuilles dont certainssont si friands que le sol s’entr’ouvrira pour rendre sesvictimes ! Nous acceptons toutes les responsabilités, sanshésiter, d’un cœur ferme, parce que nous sommes prêts à en assumerd’autres… c’est-à-dire toutes les mesures déjà prises et à prendrepour l’œuvre difficile du salut des trois hommes, des trois martyrsde la Science ! (Acclamations sur les bancs de la gaucheet du centre. L’orateur, revenant à sa place, est vivementfélicité.)

L’ordre du jour de confiance fut voté à unemajorité de 293 voix.

Mais pendant ce temps-là, on travaillait.

Toute la cohorte des ingénieurs parisiensavait été mobilisée, des puisatiers, des égoutiers, des maçons, desterrassiers avaient été appelés sur les lieux.

Car, bien qu’on ne conservât plus aucun espoirde sauver les engloutis, il fallait bien, pour satisfairel’opinion, accumuler toutes les preuves possibles de bonvouloir.

Voici quel était maintenant l’aspect duterrain :

Un trou, un large trou, un immense trou ayantune profondeur de douze mètres, un pourtour de terre et decaillasses, presque à pic et semblant en équilibre plusqu’instable. Au fond du trou, un amas de débris sans forme et sansconsistance qui semblait s’affaisser de moment en moment.

Ensevelis sous cette masse, les malheureuxn’avaient pas même dû souffrir. L’écrasement – et c’était unvéritable bonheur ! – devait avoir été immédiat,instantané.

Restait-il une chance quelconque de lesarracher à leur sort, très probablement accompli depuis la premièreminute ; pas un des ingénieurs ne se fût hasardé à répondrepar l’affirmative.

Bien plus, étant donnée la nature du terrain,il était certain que tout travail tenté ne pouvait que déterminerde nouveaux éboulements, et par conséquent augmenter la masse desmatériaux sous laquelle les victimes n’agonisaient même plus.

On décida que l’impossible serait tenté.

Un étayage solide serait établi pour contenirles parois du gouffre ; puis on installerait une sorte dedrague avec laquelle on enlèverait la plus grande quantité possiblede sables et de gravats.

Quant à la durée des travaux, qui aurait pules prévoir ?

Il était peu probable qu’on pût, avantquarante-huit heures au plus, commencer le labeur dedéblaiement.

Ne satisfaisant personne, ces mesures étaientcependant les seules auxquelles on pût songer. On ne se faisaitplus d’illusions, mais on essayait d’en éveiller chez autrui…

Du reste, le deuil public se manifestait avecson intensité habituelle : le temps étant très beau, lesterrasses de café regorgeaient et le soir, les salles de théâtrefurent combles.

On eut volontiers préparé une fête,représentation ou bal de gala, au profit des victimes. Maispuisqu’elles étaient mortes !…

Le Reporter eut une idée de génie –pour diminuer la triste victoire du Nouvelliste.

Un de ses rédacteurs fut dépêché à Londresavec mission d’avertir la veuve de M. Bobby et de la ramener àParis.

Ce qui fut fait : et la malheureuse femme– véritablement désespérée de la mort de son brave détective demari, dut parader sur les boulevards en une voiture sur laquelleplanait un étendard noir, avec, en lettres d’or, cetteinscription :

Le « Reporter » à la veuve duMartyr.

Une souscription était en même temps ouvertedans ses colonnes, afin de mettre madame Bobby à l’abri du besoin.Le journal s’inscrivait pour mille francs.

En même temps, le Nouvelliste, quin’entendait plus se laisser distancer, faisait appel à tous lesjournalistes, à tous les intellectuels, pour que fût élevé à lamémoire de Labergère, le héros du reportage, un monument dontl’exécution fut confiée au grand Rodin. On rêvait une statuerappelant le Moïse de Michel-Ange, dont les cornes électriquessymboliseraient la nature de l’accident où il avait péri.

Il n’était que sir Athel Random dont nul ne sepréoccupât. Après tout, il était le véritable auteur responsable dela catastrophe. Déjà, de ses prétendues inventions, John Coxwardavait été la première victime ; et voici que ses fantaisiespseudo-scientifiques avaient encore causé la mort de troispersonnes.

Seul, Émile Gautier – le chroniqueurscientifique – élevait la voix en sa faveur et, dans un articlesérieusement documenté, exposait la théorie des terres rares et duvrilium. L’avenir réhabilitera sir Athel, victime irresponsabled’un accident, tout à fait indépendant de sa volonté, et dûseulement à l’incurie de l’édilité parisienne. Suivait une charge àfond de train sur les hauts fonctionnaires de la Préfecture de laSeine.

Vingt-quatre heures s’étaient déjà écoulées,quand on signala l’arrivée à Paris de miss Mary Redmore, la fiancée– hélas, déjà veuve – de sir Athel Random.

La malheureuse jeune fille – qui portait à sirAthel une profonde affection – avait voulu apporter l’hommage deson inconsolable douleur sur cette tombe effrayante où nul vestigene rappelait plus le souvenir de celui qu’elle avait aimé.

Elle était accompagnée de son père,l’énergique M. Redmore qui, ayant pris définitivement le partide sa fille et n’admettant pas l’irresponsabilité des Français danscette horrible catastrophe, se mit immédiatement en rapport avecnos plus éminents avocats d’affaires. Il était décidé à intenter unprocès à la Ville de Paris et à lui réclamer, au nom de la famillede sir Athel, dont il s’était fait confier les pouvoirs – desdommages-intérêts qu’il évaluait à vingt mille livres sterling,c’est-à-dire à cinq cent mille francs.

Une complainte se vendait sur lesboulevards :

Français, écoutez l’histoire

Qu’on ne pourrait pas y croire

D’un Anglais qu’un triste sort

Précipita dans la mort…

À Blériot faisant la pige,

Armé d’une simple tige,

Il s’imaginait, pauvre homme…

À l’aide du vrilium,

Voler à travers l’espace…

Voir le soleil face à face ;

Il est tombé dans un trou,

Ous qu’on ne voit rien du tout !…

L’éditeur de cette œuvre – qui se chantait surl’air de Fualdès – fit une fortune rapide…

Mais peut-être est-il nécessaire de diremaintenant ce qu’il était advenu des trois protagonistes de cettetragédie…

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