L’Effrayante aventure

V – Le mystère du XIXearrondissement

 

L’incident Coxward – si amusant qu’il eût étépour la galerie des badauds parisiens, surtout en raison de lalutte épique qui s’était livrée entre les deux grands journaux leNouvelliste et le Reporter – était tombé bienvite dans le panier d’oubli.

D’autant que certains faits politiques avaienttout à coup donné un nouvel aliment à la curiosité : desgifles avaient été échangées en plein Parlement entre personnagesassez haut cotés et ministrables, et la chronique scandaleuse, àl’affût des faiblesses humaines, avait révélé que de cette querellele motif concernait beaucoup moins le budget de la France que celuide certaine petite personne, grassouillette et aimable, qui jouaitavec grand succès un rôle de libellule dans une revue desVariétés.

Puis c’avait été l’arrestation sensationnelled’un officier ministériel qui, curieux des joies de la grande vie,avait dilapidé en dépenses – à côté – le patrimoine de cinquantefamilles. Affaire assez banale d’ailleurs.

Enfin, ajoutons un carnage au boulevardMénilmontant, le mariage d’une Américaine milliardaire avec unpanné à nom illustre, et l’accalmie subitement s’était de nouveauabattue sur le journalisme parisien dont le marasme faisaitpeine.

En vain, à propos d’un écrasé ou d’unmisérable incendie, on multipliait les manchettes à effet ;mais, comme on dit, le public ne mordait pas et les bouillonsaugmentaient.

Or, le vrai talent d’un reporter, c’est detrouver une affaire de peu d’importance en soi, et par le tam-tamorganisé alentour, par le grossissement des moindres détails, luidonner – en apparence – une valeur d’étrangeté qui émeuve lespopulations.

Labergère était maître en ces sortesd’opérations : tout récemment attaché au Nouvellistequi lui avait fait un pont d’or pour l’arracher auReporter, il cherchait donc activement quelque fait auquelil pût attacher tous les grelots de la publicité.

Voici ce qu’il avait appris :

Dans un des quartiers excentriques de Paris, àl’extrémité est des Buttes-Chaumont, se trouvent, du côté de laplace du Danube et de l’hôpital Hérold, des terrains, encore videsde constructions, attenant aux fortifications.

Ces terrains reposent sur d’anciennesexcavations, naguère connues sous le nom de carrières d’Amérique,et dont l’exploitation a été dès longtemps abandonnée…

D’importants travaux de comblement et desoutènement ont été exécutés à très grands frais, mais il sembleque le sol lui-même repose sur des fondements mouvants et, de tempsà autre, malgré toutes les précautions prises, des fentes seproduisent, assez profondes et susceptibles de causer de gravesaccidents.

Même, il y avait quelques mois, une pauvrejournalière, passant dans ces parages, avait été surprise par unede ces subites dépressions du sol et aurait été certainementengloutie si des secours rapides ne lui avaient été portés.

Encore son sauvetage n’avait-il pu s’effectuerqu’au prix des plus grands efforts. Par une chance inespérée, elles’en était tirée saine et sauve.

Mais à la suite de ces accidents, lesterrains, pour en éviter le retour, avaient été clos de palissadesen planches et, avant que de nouveaux travaux fussent entreprispour la consolidation du sol, l’accès en avait été formellementinterdit.

Le temps passant, les vagabonds, les apacheset les chemineaux avaient pratiqué des ouvertures dans cettepalissade et souvent élisaient domicile à l’abri de toute ingérencede la police, dans ce lieu que protégeaient à la fois et sonisolement et une certaine crainte de la part des plus prochesvoisins.

Or, un matin, des gamins en rupture d’école,s’étaient avisés de franchir l’enclos et s’étaient répandus àtravers le terrain, tout de sable, de pierres, de plâtras, dansl’intention d’ailleurs bien innocente d’y jouer, tranquilles,quelque partie de balle ou de course.

Soudain on entendit des cris horribles et lesenfants s’enfuirent dans la rue, quelques-uns livides, à demimorts, les membres tordus… les autres ne cherchaient pas à lessecourir ; ils couraient de-ci, de-là, affolés, poussant desclameurs inarticulées.

Bien que l’endroit soit fort peu fréquenté,cependant des passants accoururent et bientôt un groupe lesentoura, relevant ceux qui, à terre, semblaient en proie à devéritables convulsions, d’autres interrogeant ceux qui paraissaientles plus valides. Les enfants répondaient par des mots sanssuite…

Là, dans le terrain, une bête, un monstre, quis’était jeté sur eux, les avait égratignés, mordus, à demidévorés…

Certes, il y avait exagération dans cesracontars, puisque tous étaient encore pourvus de leurs membresintacts : cependant, il s’était certainement produit un faitnaturel… et, bien que très courageux, certes, les assistantsrestaient devant la palissade sans se hasarder à la franchir,d’autant, assuraient quelques-uns, qu’on entendait derrière lesplanches une sorte de rugissement sourd – de ronflement – qui neprésageait rien de bon.

Heureusement, on avisa deux sergents de villeet on les appela.

Ceux-ci s’approchèrent avec la majestueuselenteur qui caractérise cette institution.

Ils virent trois enfants – de huit à douze ans– inertes maintenant, immobiles et étendus sur la terre. À leursquestions, il fut encore répondu par des explicationsincompréhensibles d’où seulement jaillissaient les mots de monstre,d’animal féroce…

Ayant lancé des coups de sifflet à l’appel deleurs camarades, les policiers, bientôt au nombre de quatre, sedivisèrent en deux groupes, le premier emportant les enfants quivivaient, mais semblaient plongés dans une prostration profonde,vers le commissariat ; le second faisant sentinelle, le sabreà la main, devant l’ouverture pratiquée dans lapalissade :

– Si qu’on verrait un peu voir ce qu’il y alà-dedans ! dit l’un.

– Ça va ! dit l’autre.

Et, vaillamment, ils engagèrent leurs robustesépaules dans l’ouverture assez étroite.

Le terrain avait bien cent mètres de long surquarante de profondeur : il était bosselé, vallonné, avec çàet là des tas de pierrailles ou des collinettes de sable surlesquelles poussaient de maigres touffes d’herbe.

Dans une de ses parties, la plus proche de larue, il se creusait en forme d’entonnoir dont le centre se trouvaità environ un mètre de profondeur, et là on voyait, à demiémergeant, d’un chaos de cailloux et de mottes de terre séchée,quelque chose de bizarre, d’hétéroclite, comme un sommet de kiosqueà journaux ou de colonne à affiches.

Les deux sergots[5] examinaientcela avec quelque défiance : on avait vu parfois descoffres-forts, enlevés par des cambrioleurs, et ainsi abandonnésdans un terrain désert.

Mais que des malfaiteurs eussent enlevé unkiosque ou une vespasienne pour les transporter derrière cetteclôture de planches, cela apparaissait singulier, voire mêmeinvraisemblable.

Comme en prévision d’une rencontre avec unanimal sauvage – qui sait, un fauve échappé de quelque ménagerie –nos deux héros avaient dégainé ; l’un d’eux, se penchant surle bord de l’entonnoir, et allongeant le bras, toucha l’objet de lapointe de son coupe-choux…

Subitement, il laissa échapper une exclamationde douleur, sauta en l’air à une hauteur d’un mètre et vints’affaler dans les bras de son compagnon.

– Hé là ! hé là !… Qu’est-ce qui teprend, mon vieux !

Mais « mon vieux » ne répondait pas,ses bras et ses jambes étaient secoués d’un mouvement presqueconvulsif…

Le pis, c’est que l’autre éprouvait lui-mêmeun malaise dont il ne comprenait pas la nature, une espèce defourmillement dans tous les membres, en même temps que des lueursfulgurantes tourbillonnaient devant ses yeux…

Par un geste réflexe, il lâcha son compagnonqui tomba sur le sol.

Alors il se sentit soudainement soulagé, maisune invincible lassitude le brisait, et il se laissa tomber sur ungenou, dodelinant de la tête comme un homme étourdi d’un coup debâton en plein crâne…

Il ne revint à lui qu’au moment où, parl’ouverture de la palissade, arrivèrent le commissaire de police,accompagné de son secrétaire, avec une demi-douzaine de sergents deville.

La foule avait grossi autour de l’enclos etmaintenant, rassurée par la présence de l’autorité, faisaitirruption à sa suite.

Une poignée de gamins fit cortège.

Les sergents de ville, apercevant leurscamarades en mauvaise posture, s’élancèrent à leur secours : àpeine les eurent-ils touchés qu’ils ressentirent quelques secoussesqui ne firent d’ailleurs que les étonner, sans autre résultatfâcheux.

– Voyons ! qu’est-ce qu’il y a ?demanda le magistrat, et comment êtes-vous dans cet état ?

Le sergent n° 2, qui recouvrait l’usage de laparole, dit :

– Machine infernale ! Là dans letrou !…

Et, suivant la direction de son geste, lecommissaire vit le toit du kiosque – employons ce mot pour êtreclairs – surmonté d’une sorte de hampe en métal, venue sans doutede quelque drapeau ou attribut quelconque.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?…

– Si qu’on le saurait ! repartit lesergent. C’est ce camarade qui y a touché du bout de son sabre etqui a été f… par terre, comme ma femme sous une gifle…

– Mais on m’a parlé d’un animal dangereux,d’une bête féroce…

– Il n’y en a pas d’autre que cet outil-là…qui doit être quelque machine d’anarchisse…

Le commissaire haussa les épaules :perplexe, il s’abstint cependant de toucher à l’objet et interdit àses hommes tout contact avec lui. Après tout, cette idéed’anarchisme n’était peut-être pas si folle…

D’autant que maintenant on percevait trèsclairement à l’intérieur du kiosque un halètement, un ronronnementintermittent, comme l’aurait produit le gosier d’un fauve encolère, ou quelque ressort énorme d’une montre ou d’une mécaniquequelconque. Cela n’était pas continuel, s’arrêtait, recommençait…mais n’en était pas pour cela plus rassurant…

Le sergent – au coupe-choux – avait été raniméà grand renfort de kirsch, mais était incapable de fournir lamoindre explication sur la nature de ses sensations – qu’ondevinait seulement n’avoir pas été des plus agréables.

Que faire ? Heureusement quel’administration a des principes qui lui servent de guide en toutecirconstance. En celle-ci, la règle était simple, en référer à seschefs.

Le commissaire, résolu à suivre ce préceptedont l’observation le dégageait de toute responsabilité, se mitalors en devoir de recueillir tous les renseignements nécessairespour dresser procès-verbal, et en premier lieu, de décrire aussiexactement que possible l’objet mystérieux qui gisait là, à demi,aux trois quarts peut-être enfoui dans les pierres et le sable.

S’approchant avec toute la prudence compatibleavec son courage civique, le magistrat dicta des notes à sonsecrétaire.

Le toit de l’objet, arrondi et rappelantvaguement la forme du casque allemand, reposait sur quatrecolonnettes de métal, réunies elles-mêmes par des croisillons quiparaissaient d’argent, ou plus vraisemblablement de nickel. Laforme générale était carrée.

Cette cage (le mot décidément valait mieux quecelui de kiosque) sortait de la terre d’environ 80 centimètres, etla partie inférieure était cachée dans le sol.

En tendant l’oreille, on entendait de temps àautre à l’intérieur un bruit difficile à définir, comme d’unressort qui se serait déclanché, et aurait mis en mouvement uneroue ou un volant.

Le procès-verbal décrivait de la façon la pluscorrecte possible les phénomènes bizarres qui se développaient,lorsqu’on touchait l’engin, « que, malgré son incompétenceavouée, le commissaire n’hésitait pas à qualifier d’électrique ouapprochant ».

Un petit incident se produisit. Un des gosses,rôdaillant dans le terrain, trouva dans un coin, profondémentenfoncée dans la muraille, une pièce de métal, plate, étroite,assez longue, aux bases arrondies, une sorte de palette oud’ailette. Comme il essayait de l’arracher, le magistrat s’y opposaformellement, estimant que désormais il appartenait à l’autoritésupérieure de parfaire l’enquête qu’il avait si intelligemmentcommencée.

Inutile de dire qu’il avait interrogé lesvoisins les plus proches et que tous s’étaient accordés à dire –avec une rare unanimité – qu’ils ignoraient absolument ce quepouvait être la machine en question et comment elle se trouvaitdans le terrain vague.

Ajoutons enfin qu’au bout d’une demi-heure,les enfants et le sergot, si abominablement secoués parl’incompréhensible commotion, étaient tout à fait revenus à leurétat normal.

Un menuisier, requis, boucha les ouvertures dela palissade, un sergent de ville fut placé en faction et chacuns’en alla, léger, à ses affaires, le procès-verbal s’acheminantdoucettement vers la préfecture où peut-être, vu le caractère trèsanodin de l’aventure, il se serait sans doute endormi placidementdans le carton n° 7, à moins que ce ne fût le dossier n° 23.

Mais on avait compté sans notre ami Labergèrequi, comme nous l’avons expliqué, était en quête d’une affairesensationnelle, et, comme le roi Richard III, de shakespeariennemémoire, eût volontiers donné son cheval – ou son auto – pour unveau à trois têtes ou un cataclysme à Nogent-sur-Marne.

Or, ayant son service de fouinage – c’étaitson mot – parfaitement organisé, il avait été avisé l’un despremiers de l’étrange aventure de la rue des Carrières-d’Amérique,et aussitôt son sang de reporter s’était mis à bouillonner.

Cela pouvait n’être rien du tout ; mais,dès le premier moment, il se dit qu’il fallait que cela devintquelque chose…

Il ne se doutait, certes pas, que c’était làle début de la plus terrible, la plus stupéfiante, la plusabracadabrante épreuve à laquelle eût jamais été soumise la Villede Paris : peut-être même, s’il eût pu lire dans l’avenir,aurait-il reculé devant les épouvantables événements qu’il allaitdéchaîner.

Mais non ! le devoir professionnel avanttout ! Le Nouvelliste payait fort cher ; ilfallait qu’il en eût pour son argent.

Le lendemain, il arborait cettemanchette :

Un sinistre phénomène en plein Paris.

Trois enfants électrocutés.

Un sergent de ville foudroyé.

Il racontait, sous les couleurs les plusémouvantes, la découverte de l’engin infernal et les premièrescatastrophes qu’il avait causées, et il concluait par ces critiquesvirulentes :

« Douze heures se sont déjà passées etnous avons le regret de constater que l’administration n’a prisaucune mesure pour parer aux dangers très réels courus par lapopulation. On nous permettra de demander si ce n’est pas enpareilles circonstances que le Laboratoire municipal doit prouverson utilité, trop souvent contestable. »

Naturellement, le Reporter,qu’exaspérait la défection de son principal rédacteur, se hâtad’entrer en lice :

« Certains journaux, à court de nouvellessensationnelles, mènent grand bruit autour d’une affaire sansimportance : il s’agit tout simplement, nous affirme-t-on,d’un appareil de physique, machine électrique ou bouteille deLeyde, que des cambrioleurs ont abandonnée dans un terrain vague…quelques étincelles électriques se sont produites et ont causé plusd’émoi que de mal véritable… »

Ah ! ses anciens patrons entraient enlice ! Labergère allait s’amuser.

Il était arrivé bon premier et il allait leleur prouver. Et le numéro suivant du Nouvelliste marchaitcarrément de l’avant :

« Les aboiements enroués d’une presseaphone ne nous empêcheront pas de poursuivre notre tâche.

« Nous avons signalé un danger inconnu,mystérieux, dont les effets échappent jusqu’ici à toute analyse. Etnous ne craignons pas, hélas ! qu’on nous taxed’exagération.

« On se souvient de la découverte quenous signalions hier d’un engin étrange, sorte d’appareilélectrique ou peut-être radiographique, trouvé dans un terrainvague, à l’extrémité du dix-neuvième arrondissement, et qui a déjàfailli coûter la vie à des enfants innocents et à un bravedéfenseur de l’ordre public.

« Nous avons pris ce matin des nouvellesde ces victimes et nous avons appris que leur état, pour êtresatisfaisant, n’en présentait pas moins un caractère encore assezalarmant. Les internes de l’hôpital Hérold que nous avons puinterroger ont recueilli de leurs bouches des détails surl’événement. Tous s’accordent à déclarer qu’à peine ont-ils touchél’engin en question qu’ils ont éprouvé une commotion violente –comme un coup de fouet dans les moelles, a dit un des enfants –comme un coup de poing américain sur la nuque, a dit le sergent deville.

« Des étincelles ont éclaté devant leursyeux, en même temps qu’une sensation d’engourdissement paralysaitleurs membres.

« Il est évident que ce sont là deseffets de nature électrique et que nous nous trouvons en présenced’un appareil inconnu, dégageant des effluves dont l’effet rappellecelui des piles les plus puissantes.

« Nous nous étions, d’ailleurs, trophâtés d’objurguer l’administration en lui reprochant sonincurie.

« Dès ce matin, à la première heure,M. Lépine – qui ne ménage jamais son activité ni sa fatigue –s’est rendu accompagné de M. Loustalot, chef du laboratoiremunicipal, et de ses préparateurs, au terrain de la rue desCarrières-d’Amérique.

« Déjà une foule considérable obstruaitles rues voisines de l’endroit désigné et il fallut établir unimportant service d’ordre pour la contenir.

« Un bruit courait que l’engin enquestion – qui a une capacité approximative de deux mètres cubes(la partie enfoncée dans le sol ne permettant pas un calcul plusexact) – était peut-être rempli de matières explosives et qu’ilpouvait éclater au moment où on s’y attendrait le moins, et fairesauter tout le quartier.

« Déjà, les locataires quittaient leursmaisons en emportant leurs meubles, tristes épaves, d’ailleurs, carce quartier est un des plus pauvres de Paris.

« Quand les sergents de ville parvinrentà frayer à notre courageux préfet un passage à travers la foule,tous se découvrirent respectueusement.

« M. Lépine, en chapeau melon et enveston, gardait, comme d’ordinaire, une physionomie très calme,avec à la lèvre un sourire quelque peu sceptique. Il en a vu biend’autres.

« Son calme courage était déjà rassurantpour les groupes de curieux, et on eut toutes les peines du monde àles empêcher de se précipiter, à travers l’issue pratiquée dans lapalissade. Il fallut que par quelques-unes de ces parolesénergiques dont il a le secret, notre préfet empêchât une véritableinvasion.

« Et, flanqués d’une douzaine de sergentsde ville, M. Lépine, M. Loustalot et les attachés aulaboratoire municipal restèrent seuls dans le vaste enclos.

« Il se groupèrent immédiatement autourde l’engin : un des sergents de ville qui, la veille, étaitentré l’un des premiers et avait examiné l’appareil mystérieux,déclara que, selon lui, il avait légèrement changé de situation. Ilaurait, affirma-t-il, tourné sur lui-même et se serait enfoncé dequelques centimètres.

« Il s’agissait d’abord de constater siles effets électriques, observés la veille, se reproduisaientencore. M. Loustalot fit disposer des appareils isolateurs,qui, nous expliqua-t-on, rempliraient, au besoin, l’office deparatonnerres et, soutirant pour ainsi dire l’électricité – s’ilétait vrai que l’engin en fût saturé – la forcerait à se perdredans la terre.

« Ces préparatifs durèrent assezlongtemps. L’impatience du public grandissait à chaque instant.

« Malgré les efforts des agents, ons’était accroché aux planches de la palissade au-dessus de laquellesurgissaient des centaines de têtes.

« M. Lépine conféra un instant avecM. Loustalot qui se refusa à admettre un danger réel. En toutcas, conclut-il, nous sommes en mesure d’y faire face.

« – Agissez donc, dit le préfet qui setint au premier rang, avec sa crânerie ordinaire.

« M. Loustalot appela alors un deses aides qui s’approcha, armé d’une longue tige de métal, dont ungant de caoutchouc empêchait le contact avec sa peau, et aprèss’être assuré que les appareils de déperdition étaient en état defonctionnement parfait, mit la baguette métallique en contact avecle toit de l’engin…

« À ce moment éclata une détonationterrible, pareille à celle d’un canon de petit calibre, en mêmetemps qu’une flamme longue de plusieurs mètres sifflait dans l’airavec un bruit effrayant.

« Malgré la substance isolatrice qui leprotégeait, le malheureux électricien fut projeté en l’air à unehauteur de deux mètres et retomba sur M. Lépine, qui,arc-bouté sur ses jambes, impavide et inébranlable, le reçut dansses bras et amortit sa chute.

« Une clameur horrifiée avait salué cetincompréhensible phénomène, et en une seconde la palissade s’étaitdégarnie de spectateurs, tous s’enfuyant dans toutes les directionsen poussant des cris de terreur.

« L’électricien – nommé Dargent (Émile) –avait eu heureusement plus de peur que de mal. Un courtévanouissement avait suivi sa chute, un cordial et quelquesinhalations d’oxygène avaient eu raison du malaise déterminé parcette secousse.

« Quoi qu’il en fût, il était évidentqu’il y aurait de graves dangers à poursuivre une expérience dansces conditions. M. Loustalot, d’ailleurs – malgré sonindiscutable compétence – semblait désemparé et il répétait ce motdécouragé :

« – Je ne comprends pas ! Je necomprends pas ! Que faire ?

« Mais le préfet, toujours souriant etsatisfait que l’événement n’eût pas eu de conséquences plustragiques, prit bien vite, avec son initiative habituelle, lesmesures nécessaires.

« – Que faire ? répliqua-t-il àM. Loustalot. C’est bien simple, rien du tout ! Cettetentative suffit pour démontrer qu’il y a péril à s’entêter pluslongtemps. Nous ne croyons pas au surnaturel, n’est-il pasvrai ? Donc, il n’y a là rien de diabolique. Nous possédonsassez de savants à Paris pour que ce petit problème puisse êtrebientôt résolu. Il s’agit seulement de défendre la populationcontre sa propre imprudence. Nous verrons après.

« En effet, une heure après, des soldatsarrivaient qui fermaient toutes les voies conduisant au terrainvague en question.

« M. Lépine se rendait au ministèrede l’Intérieur et rendait compte au ministre du résultat de sapremière enquête.

« Une commission fut aussitôt nommée,sous la présidence de M. Poincarré, et composée des membresles plus éminents de l’Académie des Sciences et du Conservatoiredes Arts et Métiers.

« En tout cas, il est opportun derappeler aux plaisantins de la presse qu’il y a loin de là à unemachine électrique ou à une bouteille de Leyde( ! ! !) abandonnées par des cambrioleurs.

« Peut-être nos confrères – si sceptiquesqu’ils soient – daigneront-ils reconnaître que le fait – dont nousavons les premiers et les seuls signalé l’étrangeté – valait mieuxque quelques lignes de pasquinade et de mauvais goût… »

On devine l’effet produit dans Paris par cetarticle sensationnel. La grande ville se complaît à l’affolementcollectif. Un souffle d’inquiétude passa, circulant des loges deconcierge aux salons du grand monde… On commençait à avoir peur. Unjournal ultra-pessimiste n’hésitait pas à accuser les anarchisteset nihilistes de préparer un monstrueux attentat contre Paris dontl’anéantissement était décidé depuis longtemps.

On parlait déjà de déserter les hôtels et lecommerce s’inquiétait. Une note officielle parut, dans l’excellenteintention de rassurer les esprits, et eut, comme toujours, unrésultat absolument contraire.

En même temps – et par une contradiction bienhumaine – tout Paris se portait vers les Buttes-Chaumont, la rueManin et le boulevard Sérurier, où les quelques débits de vinréalisaient des affaires d’or. Les fortifications faisaientconcurrence aux boulevards et au Bois de Boulogne…

Une première visite de la commission avait eulieu, mais sans apporter aucune lumière nouvelle : seulement,cette fois encore, l’appareil s’était enfoncé légèrement dans lesol et on avait constaté, non sans une nouvelle inquiétude, que leterrain qui l’entourait semblait se désagréger de plus en plus.

Naturellement, le reporter Labergère, quiavait ses entrées partout et trouvait toujours le moyen de sefaufiler même dans les endroits les plus fermés, s’était mêlé auxmembres de la commission, et tandis que ces messieurs exerçaientleur sacerdoce, groupés autour du kiosque électrique, lui s’enallait de-ci, de-là, examinant attentivement les diversesdépressions du terrain, cherchant à découvrir quelque indice quipût fournir à son initiative une direction nouvelle.

Ce fut ainsi qu’il trouva d’abord une seconde,puis une troisième palette d’hélice, qui prouvait à n’en pas douterqu’on se trouvait en présence d’un appareil de locomotionquelconque, sans doute un auto de nouvelle combinaison et qu’uninventeur avait essayé dans de malheureuses conditions. C’était àvérifier.

Mais il y avait encore, dans un creux desable, des débris de bois, portant un reste de serrure et quiprovenaient évidemment d’une sorte de coffret, et tout auprès,Labergère qui ne négligeait rien ramassa un morceau de papier que,par hasard sans doute, un fragment de pierre avait fixé à terre… Cepapier, c’était un fragment de lettre, portant l’en-tête de lamaison Lorell et Cie de Londres, et justement l’adresse dudestinataire y figurait.

– Sir Athel Random, Corsica-street,Highbury-London, N. W.

Et ce sont ces diverses circonstances quemaintenant dans la maison de Corsica-street, le reporter duNouvelliste exposait à sir Athel, en présence de Bobby, ledétective honoraire…

Les explications ne furent pas longues.

Sir Athel n’hésitait pas. Oui, l’appareilmystérieux de Paris n’était autre que le merveilleux vriliogire etson échouement dans un terrain vague du XIXearrondissement était la conséquence naturelle de la terribleimprudence de Coxward…

Quant au danger que pouvaient courir lesParisiens, sir Athel ne concluait pas nettement ; mais ilétait facile de deviner, à son attitude fiévreuse, qu’il n’étaitpas aussi rassuré qu’il eût voulu le paraître.

– Oui… oui… murmurait-il en se promenant àgrands pas dans son atelier, il y a là plus de cinquante grammes,la force propulsive est énorme. Si le piston A venait à rencontrerle réservoir D… ce serait effroyable.

– Voyons, voyons, interrompit Labergère,parlons peu, mais parlons bien ! Vous reconnaissez que, parvotre faute, ou plutôt par celle de votre génie d’inventeur, toutun quartier de Paris est en péril… Votre devoir est tout tracé, ilfaut réparer le mal que vous avez fait !… il faut empêcher quese produise quelque nouvelle catastrophe…

– Vous avez raison ! s’écria sir Athel. Àquoi sert-il de chercher quels peuvent être les effets duvrilium…

– Vous dites ?

– Ah ! pardon, vous ne savez pas !je dis le vrilium, c’est le nom que j’ai donné à la substance quej’ai découverte et dont la puissance est incalculable. Donc il fautsur le champ partir pour Paris…

– Enfin c’est là ce que j’attendais… Comment yallons-nous ! Avez-vous ici quelque nouvel appareil – fût-ilmû par le feu du diable – qui puisse nous y transporter…

– Hélas ! l’appareil d’essai – le seulque j’aie possédé – est là-bas…

– Bon ! il nous faut donc user des moyensordinaires, comme les simples mortels. Quelle heure est-il ?…Une heure un quart… il y a un train par Boulogne à deux heuresvingt qui arrive à Paris à neuf heures du soir… c’estparfait !… en route !… êtes-vous prêt !…

– Oui… Cinq minutes seulement ! le tempsde prendre certaines substances dont l’usage m’est indispensablepour les opérations que j’aurai à effectuer…

Il ouvrit rapidement une armoire scellée dansle mur et qui semblait blindée comme les parois d’un cuirassé.

Il y choisit deux fioles de métal qu’ilenfouit dans ses poches.

– Ah ! vous n’avez sans doute pasdéjeuné ?

– Ma foi non, dit Labergère. Dans notremétier, on va comme on peut.

Sir Athel lui présenta une petite boîte en or,forme tabatière :

– Prenez une de ces boulettes, lui dit-il.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?…

– Des pilules Berthelot. Avec une seule de cesboulettes, vous êtes nourri pour plus de vingt-quatre heures.

– La nourriture chimique ! Hum !enfin j’en serai quitte pour un bon souper en arrivant…

– Je voudrais bien aussi une pilule, dittimidement Bobby qui, depuis qu’il avait entendu le récit deLabergère, se sentait en état d’infériorité manifeste.

– Bah ! mon brave détective, dit lereporter, vous déjeunerez mieux chez vous…

– C’est que… c’est que j’entends bien partiravec vous !

– Vous ! s’écria sir Athel. À quoibon ?

– Comment ! à quoi bon ? s’écriaBobby en se redressant. Mais qui donc est le plus intéressé en toutcela ! monsieur Labergère, oubliez-vous que le nom de Bobby aété déshonoré… et que c’est vous, oui, vous, qui avez déversé surla police britannique et sur son modeste représentant le méprisuniversel… je vous en veux à mort, je ne vous le cache pas…cependant je suis prêt à vous tendre loyalement la main… si nonmoins loyalement vous vous déclarez prêt à reconnaître publiquementque Coxward était bien Coxward…

– Mais parfaitement, mon camarade ! dit àson tour Labergère en lui présentant sa dextre largement ouverte.C’est trop naturel… et je vous offre tout ce que j’ai d’excuses surmoi…

– Ah ! que vous me faites du bien !…ce n’est pas tant pour moi que pour Mme Bobby qui va pouvoirenfin relever la tête…

– Aussi haut qu’elle le voudra… donc vousvoulez revenir à Paris, brave Bobby, qu’il soit fait selon votrevolonté… Sir Athel, pilulez ce bon détective et ne perdons plusnotre temps… n’oublions pas que pour gagner Charing-Cross, nousavons tout Londres à traverser…

– Le Métropolitain est là, dit Bobby. Nousarriverons encore à temps pour pouvoir télégraphier de la gare… ilfaut bien que je prévienne Mrs. Bobby de mon départ.

– Trop juste.

– Et moi, dit sir Athel, je dois rassurer missRedmore…

– Comme si je n’avais pas à télégraphiermoi-même, ajouta Labergère. Le Nouvelliste aura ce soirune manchette qui ne sera pas dans une musette et leReporter en crèvera de rage !…

Et les trois hommes, la maison deCorsica-street étant fermée, s’élancèrent au pas de course vers lastation d’Islington.

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