L’Effrayante aventure

III – Deux visites au lieu d’une

 

À cinq heures moins le quart – heure précise –quelqu’un sonnait à la porte de sir Athel Random.

Cette porte tournait brusquement sur sesgonds.

Un homme, d’assez haute taille, jeune, trèspâle, présentant le type de l’Anglais moderne, les cheveux noirsbien séparés par une raie impeccable, les moustaches tombant à laceltique des deux côtés des lèvres, se profilait dans le cadre dechêne.

Voyant un étranger devant lui :

– J’ai bien reçu la lettre de miss MaryRedmore, dit sir Athel Random d’une voix un peu traînante, vousêtes le bienvenu, monsieur, entrez…

Le visiteur, sans hésitation, obéit àl’invitation qui lui était adressée.

Sir Athel, le précédant, traversa une petitecour, au fond de laquelle se dressait un bâtiment, enrez-de-chaussée, qui avait des apparences d’atelier.

Il ouvrit une autre porte, dans la partiegauche du bâtiment, s’effaça et, d’un geste courtois, invital’autre à pénétrer dans la pièce.

C’était une sorte de cabinet, vitré, trèsclair, avec au milieu une longue table chargée d’instruments dephysique et de chimie, depuis le baromètre enregistreur jusqu’à lacornue à doubles tubulures, aussi de papiers nombreux et degraphiques étalés.

Sir Athel désigna un siège à l’arrivant,s’assit lui-même.

Ce jeune Anglais – qu’on était bien près detaxer de folie – était un beau garçon de vingt-cinq ans à peuprès.

Sous un front élevé et bombé, des yeux –légèrement enfoncés dans les orbites – brûlaient d’intelligence etpeut-être aussi d’une fièvre interne, combattue par la volonté. Labouche était ferme, charnue, vigoureuse.

L’ensemble dénonçait une nature énergique etcourageuse.

Le nouveau venu était de forte carrure, levisage assez maigre barré d’une moustache dont les pointess’effilaient cosmétiquement, cinquante ans, les cheveux grisonnantstaillés en brosse.

La mise était correcte, le chapeau – qu’ilavait retiré – se trouvait à l’arrivée un peu trop penché sur lecôté ; la main, solide et velue, tenait une canne qui pour unpeu aurait concouru victorieusement pour le diplôme de gourdin.

Comme sir Athel le considérait un instantavant de lui adresser la parole, l’autre – qui n’était pasM. Bobby – tira de sa poche un carnet, de ce carnet une cartede visite qu’il présenta. Sir Athel la prit et lut :

– Arthur de Labergère – avec dans le coin, enbas à gauche, un mot raturé au-dessus duquel on lisait, écrite à laplume, cette annotation : – Le Nouvelliste –Paris.

Sir Athel ne broncha pas. Labergère ditalors :

– Monsieur, je suis journaliste. Chef dureportage au Nouvelliste de Paris, naguère attaché auReporter que j’ai quitté à la suite de péripéties qui nevous intéresseraient nullement et je viens vous prier de m’accorderquelques minutes d’entretien…

– C’est bien vous dont la visite m’a étéannoncée par miss Redmore ?

Labergère s’inclina – à la muette – ce quin’était pas compromettant.

– Et vous venez pour m’entretenir de l’hommedont la photographie m’a été adressée, dans la lettre même quim’avisait de votre visite…

Si maître de lui que fût le reporter en chef –du Nouvelliste – qui auparavant faisait partie de larédaction du Reporter et n’avait quitté ce dernier journalpour aller chez son concurrent qu’à la suite de circonstances trèssimples dont nous dirons un mot tout à l’heure, – Labergère,disons-nous, eut un léger mouvement de surprise.

Il était parti de Paris le matin même etignorait totalement qu’une miss dont le nom lui était parfaitementinconnu eût annoncé sa visite… quant à la photographie dont il luiétait parlé, il n’en savait pas davantage.

– Monsieur, dit-il, j’ai la certitude qu’ilsuffira d’un mot pour vous démontrer l’intérêt de ma démarche, etpour vous et pour moi. Laissez-moi d’abord vous dire que le journalque je représente compte un million de lecteurs, ce qui vousindique la notoriété dont il jouit en France et à l’étranger…

– Je ne lis jamais de journaux, dit doucementsir Athel.

– Je le regrette, monsieur, car la presse estla grande éducatrice du monde… passons ! Seriez-vous assezaimable pour répondre à cette seule et unique question : vousêtes bien sir Athel Random, de Highbury, London ?

– Tel est, en effet, mon nom… mais avant quevous poursuiviez votre interrogatoire, permettez-moi à mon tour devous poser aussi une question. Oui ou non, êtes-vous l’homme quim’a été annoncé par miss Mary Redmore ?

– Mais, je vous affirme…

– Avez-vous quelques renseignements à medonner sur l’homme dont la photographie m’a été adressée… et quevoici ?

Et très froid, très maître de lui, sir Athelprésenta à Labergère la photographie glissée par la jeune filledans la lettre dont Bobby lui avait dicté la teneur…

Rappelons maintenant que Labergère étaitattaché au Reporter pendant l’incident Coxward-Bobby, àParis : son enquête, à Londres, avec l’aide du solicitor EdwinBatleworth, avait abouti à la constatation de l’existence deCoxward, à Londres, dans la nuit du 1er au 2 avril, et grâce auxpreuves qu’il avait recueillies, la victoire du Reportersur son concurrent le Nouvelliste avait été complète ethumiliante pour son rival.

C’est alors que, quoique très largementrémunéré par le Reporter, Labergère – qui faisait passerles affaires avant le sentiment – était allé trouver le directeurdu Nouvelliste et lui avait offert moyennant rétributionsupérieure à ce qu’il pouvait espérer du Reporter,d’employer tous ses talents d’enquêteur à infliger auditReporter une revanche dont celui-ci supporterait à sontour tous les inconvénients.

C’était d’une délicatesse discutable, mais ilconvient d’accepter les mœurs de certains milieux pour ce qu’ellesvalent et de ne point monter sur les chevaux, beaucoup trop grands,de la simple probité.

Or la spécialité de Labergère – dont lacapacité était indéniable et reconnue par tous – c’était de setenir au courant des moindres incidents et d’un détail, enapparence insignifiant, de faire jaillir des conséquencesinattendues.

D’ailleurs homme d’une indomptable énergie etd’un courage à toute épreuve, et prêt à toute action mêmegénéreuse, du moment qu’il y trouvait son intérêt.

Donc sir Athel lui mettait sous les yeux laphotographie en question, sans pensée de défiance d’ailleurs :miss Mary n’ayant pas écrit le nom du visiteur annoncé, pourquoi nes’appellerait-il pas Labergère ?

Celui-ci regarda le portrait : or, ilfaut se rappeler qu’il n’avait vu le personnage qu’à l’état decadavre horriblement mutilé, les yeux convulsés, la mâchoirebrisée, bref, fort peu semblable à cette photographie d’hommevivant, avec sa physionomie de brute active et batailleuse.

Et malgré lui, obéissant à un sentiment desincérité – regrettable dans la spécialité de sa profession – ilrépondit :

– Je ne le connais pas…

– En ce cas, monsieur, dit sir Athel en selevant, je n’ai point à engager de relations avec vous et je vousprie…

La phrase fut coupée par un formidable coup desonnette venant de l’intérieur.

Sir Athel saisit Labergère par lepoignet ; et d’honneur, cet Anglais d’apparence frêle étaitd’une force peu ordinaire. Car sous la pression, il força Labergèreà se lever, le poussa vers la porte de la pièce, puis dehors, luifit traverser la cour, ouvrit la porte extérieure et s’apprêtait àle jeter dehors, quand un double cri retentit :

– Monsieur Bobby !

– Un homme du Reporter !…

Bobby avait reconnu du premier coup d’œil lerédacteur du journal qui l’avait si férocement raillé et, lespoings en avant, il se disposait à lui marteler la figure d’unswing de choix, quand, voyant sir Athel, il reprit sonsang-froid et avec sa correction reconquise, lui dit ens’inclinant :

– De la part de miss Redmore…

Surpris par l’intervention de ce tiers quiprononçait le « Sésame, ouvre-toi ! » qu’ilattendait, sir Athel avait lâché Labergère qui, assez penaud del’aventure, s’accotait au chambranle de la porte.

Lui aussi avait reconnu Bobby et se sentaitfort marri de cette apparition inattendue.

Bobby avait passé devant lui, avec unearrogance non dissimulée.

– Vous avez bien reçu la photographie ?demanda Bobby à sir Athel.

– C’est donc bien vous que j’attends…

– Yes, sir !… quant à celui-ci, je medemande à quel propos je le trouve sur le seuil de votre porte… entout cas, je sais que c’est un méchant homme et un traître… et jevous engage à le jeter dehors…

– Ah mais ! dites donc ! vous savezque vous commencez à m’échauffer les oreilles, s’écriaLabergère.

– Monsieur, dit froidement sir Athel, je vousprie de garder la paix. Je ne vous connais pas et n’ai aucun désirde vous connaître… Vous avez cherché à vous introduirefrauduleusement chez moi… je ne sais pour quel motif… et je vousinvite à vous retirer…

– Soit ! fit Labergère qui avait replantéson chapeau sur sa tête, en une attitude de casseur d’assiettes,vous m’avez présenté une photographie… que je n’ai pas reconnue…moi je vous présente ceci et j’espère que vous le reconnaissez…

Il avait brusquement déboutonné son veston etde la pochette de son portefeuille avait extrait une feuille depapier maculée, à demi déchirée, qui laissait voir un en-têtecommercial et quelques lignes d’écriture.

Sir Athel y jeta les yeux et poussant uncri :

– Certes ! Ceci est un fragment delettre…

– Qui vous a été adressée, qui porte votre nomet qui, autant que j’ai pu le comprendre, a trait à une commande deproduits chimiques…

– C’est absolument vrai. Mais, reprit Atheldont la voix tremblait, comment cette lettre est-elle entre vosmains ? Où l’avez-vous trouvée ?

– Je vous l’expliquerai, monsieur, lorsquevotre courtoisie aura pris le dessus sur je ne sais quelle lubiequi me fait presque douter de votre intellect.

Sir Athel réfléchit un instant.

– Vous avez raison, dit-il, et je vous pried’agréer mes excuses. Monsieur Bobby, veuillez entrer dans moncabinet. Vous, monsieur Labergère, je vous prie de m’accorder unedemi-heure, une heure peut-être… et si vous le voulez bien, vousattendrez dans mon laboratoire…

Un vrai reporter doit ignorer l’amour-propreet ne jamais se formaliser. Que voulait Labergère ? Causeravec sir Athel. Une heure plus tôt, une heure plus tard,qu’importait ?

– Je suis à vos ordres, dit-il, en s’inclinantpresque poliment.

Bobby, qui, après réflexion, ne se souciaitpas d’engager une querelle, était entré dans le cabinet de sirAthel.

Celui-ci conduisit le reporter à un petitbâtiment situé au milieu du jardin et, l’y introduisant, lui montrades rayons couverts de flacons, bocaux et vases divers.

– Dans votre intérêt, je vous engage à netoucher à aucun de ces produits : il en est de fort dangereux,voire même de foudroyants et je serais au désespoir d’être encoreune fois (il dit entre ses dents ces trois derniers mots) la caused’un accident.

– Soyez tranquille, dit Labergère avec un grosrire, je tiens trop à ma peau pour enfreindre la consigne… vousdites une heure de plus ? Je vous serai fort reconnaissant dene pas abuser de ma patience…

– Je ferai tout pour abréger cette attente,dit sir Athel.

Les deux hommes se saluèrent encore une foiset l’Anglais sortit.

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