L’Ensorcelée

Chapitre 11

 

Le même soir, presque à la même heure où la Clotte, assise à saporte, avait aperçu Jeanne-Madelaine qui s’en venait vers elle,maître Thomas Le Hardouey, monté sur sa forte jument d’allure,traversait la lande de Lessay. Il revenait de Coutances, où ilavait passé plusieurs jours à s’entendre avec ces acquéreurscollectifs de propriétés dont l’association a porté plus tard lenom expressif de Bande noire. Quoiqu’il eût faitavec ses associés ce qu’on appelle de bonnes affaires, et qu’il eûtlieu de se féliciter, maître Thomas Le Hardouey n’avait pascependant, ce jour-là, dans son air et sur son visage, le je nesais quoi d’inexprimable qui fait dire en toute sûreté deconscience et de coup d’œil : « Voilà un heureux coquin quipasse ! » Il est vrai qu’il n’avait jamais eu, ainsi quemaître Louis Tainnebouy, une de ces physionomies gaies et franchesqui sont comme la grande porte ouverte d’une âme où chacun peutentrer.

Jamais, au contraire, plus que ce soir-là, sa figure hargneuseet froncée n’avait mieux ressemblé aux fagots d’orties et d’épinesavec lesquels on bouche les trous d’une haie contre les bestiaux.Ses traits durs, hâves et gravés, n’étaient point adoucispar les tons de la lumière dorée et chaude d’un soleil quidisparaissait à l’horizon de la lande, comme un étincelant coureurqui l’avait traversée tout le jour. Depuis quelque temps, malgrél’état florissant d’une fortune qui s’arrondissait, maître LeHardouey nourrissait une bilieuse humeur, causée par la santé etpar la situation d’esprit de sa femme. Il l’avait plusieurs foismenée au médecin de Coutances, qui n’avait pas compris grand’choseà la souffrance de Jeanne, à cet état sans nom qui, comme toutesles maladies dont la racine est dans nos âmes, trompe l’œil bornéde l’observation matérielle. « Qu’avait sa femme, cetteperle des femmes ? » comme ondisait dans le pays. Telle était l’idée fixe de maître Thomas LeHardouey. Un jour, dans cette lande où il cheminait, il l’avaitsurprise, assise par terre, son visage, ce visage presque altier,tout en larmes, et pleurant comme Agar au désert. Et, quand ill’avait interrogée, elle avait eu un courroux dans lequelil la tint pour morte. C’est alors qu’il prit le parti de ne pluslui adresser la moindre question. Seulement, ce qu’il n’accepta pasavec cette souterraine manière d’enrager, qui était toute larésignation de son caractère, ce fut de voir bientôt cette ménagèreincomparable, si vigilante et si active, se déprendre peu à peu detout ce qui avait rempli et dominé sa vie, et laisser allertout à trac au Clos. Jeanne, dévorée parune passion muette, était tombée dans une stupeur qui ressemblaitpresque à un commencement de paralysie. Ajoutez à tout cela sesvisites à la Clotte, ses rencontres chez la vieilletousée, comme disait Le Hardouey dans son ancien langagede Jacobin, avec ce Chouan dont on glosait tant dans la contrée, etenfin les propos de chacun, ramassés en miettes, à droite et àgauche, et vous aurez le secret des ennuis qui s’épaississaient surles sourcils barrés de maître Thomas.

Il tenait assez bien le milieu de la lande, et son chevalmarchait d’un bon pas. Il ne voulait pas que la nuit le prît dansces parages, alors au plus fort de leur mauvaise renommée, et dontl’aspect trouble encore aujourd’hui les cœurs les plus intrépides.Fort avancé du côté de Blanchelande, il calculait, en éperonnant samonture, ce qui lui restait de jour pour sortir de cette étendue,après que le soleil, qui n’était plus qu’un point d’or tremblant àcette place de l’horizon où la terre et le ciel, a dit un grandpaysagiste, s’entrebaisent quand letemps est clair, aurait entièrementdisparu. La journée, qui avait été magnifique et torride, finissaitsur l’Océan grisâtre, sans transparence et sans mobilité, de cettelande déserte, avec la langoureuse majesté de mélancolie qu’a lafin du jour sur la pleine mer. Aucun être vivant, homme ou bête,n’animait ce plan morne, semblable à l’épaisse superficie d’unecuve qui aurait jeté les écumes d’une liqueur vermeille par-dessusses bords, aux horizons. Un silence profond régnait sur ces espacesque le pas de la jument d’allure et le bourdonnement monotone dequelque taon, qui la mordait à la crinière, troublaient seuls.Maître Thomas trottait, pensif, la tête plongée au creux de sonestomac et le dos arrondi comme un sac de blé, lorsqu’une haleinedu vent qui lui venait à la face lui apporta les sons brisés d’unevoix humaine et lui fit relever des yeux méfiants. Il les tournaautour de lui, mais, de près ni de loin, il ne vit que la lande,fuyante à l’œil, qui poudroyait. Tout esprit fort que fût maître LeHardouey, ces sons humains sans personne, dans ces landages ouvertsaux chimères et aux monstres de l’imagination populaire,produisirent sur ses sens un effet singulier et nouveau, et ledisposèrent sans nul doute à la scène inouïe qui allait suivre.Plus il s’avançait, plus la voix s’élevait du sentier que suivaitson cheval aux oreilles frissonnantes, qui titillaient et dansaienten vis-à-vis des nerfs tendus du cavalier.

La pourpre éclatante du couchant devenait d’un rouge plus âpre,et plus cette rouge lumière brunissait, plus la voix montait etdevenait distincte, comme si de tels sons sortissent de terre, demême que les feux follets sortent des marais vers le soir. Cessons, du reste, étaient plus tristes qu’effrayants. Le Hardouey lesavait maintes fois entendus traîner aux lèvres des fileuses.C’était une complainte de vagabond, dont il distingua les coupletssuivants :

Nous étions plus d’ cinq cents gueux,

Tous les cinq cents d’une bande,

C’est moi qui suis l’ plus heureux,

Car c’est moi qui les commande !

Mon trône est sous un buisson,

J’ai pour sceptre mon bâton,

Toure loure la,

La, la, la, la, la, la, la, la !

Je rôde par tout chemin

Et de village en village.

L’un m’ donne un morcet de pain,

L’autre un morcet de fromage…

Et quelquefois, par hasard,

Un petit morcet de lard…

Toure loure la,

La, la, la, la, la, la, la, la !

Je ne crains pé, pour ma part,

De tomber dans la ruelle,

Ou qu’ la chaleur de mes draps

Ne m’engendre la gravelle.

Je couche sur le pavé,

Ma besace à mon côté.

Toure loure la,

La, la, la, la, la, la, la, la !

 

Au dernier la de ce couplet, le Hardouey atteignait unde ces replis de terrain que j’avais, si on se le rappelle,remarqués dans ma traversée avec Louis Tainnebouy, et il avisa,très bien cachés par ce mouvement du sol, comme une barque estcachée par une houle, trois mauvaises mines d’hommes couchés ventreà terre, comme des reptiles. Malgré la chanson de pauvre quechantait l’un d’eux et le costume qu’ils portaient, et qui est lecostume séculaire des mendiants dans le pays, ce n’étaient pas desmendiants, mais des bergers. Ils avaient la vareuse de toile écruede la couleur du chanvre, les sabots sans bride garnis de foin, legrand chapeau jauni par les pluies, le bissac et les longs bâtonsfourchus et ferrés. Des liens d’une paille dorée et luisante,solidement tressée, avec lesquels ils attachaient le porc indocilepar le pied ou le bœuf têtu par les cornes, pour les conduire, setordaient autour de leur avant-bras, comme de grossiers bracelets,et ils avaient aussi de ces liens qu’ils tressaient eux-mêmes enbandoulière par-dessus leurs bissacs, et autour de leurs reinspar-dessus leur ceinture. À l’immobilité de leur attitude, à leurscheveux blonds comme l’écorce de l’osier, à la somnolence de leursregards vagues et lourds, il était aisé de reconnaître les pâtreserrants, les lazzarones des landes normandes, les hommes durien-faire éternel.

Quand ils entendirent derrière eux, et prés d’eux, les pas ducheval de Le Hardouey, qui, sans les voir, arrivait au trot surleur groupe, le plus rapproché se leva à demi en s’aidant de sonbâton, qu’il dressa, et, par ce geste, effraya la jument, qui fitun écart.

« Orvers ! – lui cria Thomas Le Hardouey en reconnaissantla tribu errante qu’il avait bannie du Clos, – est-ce pour fairebroncher la monture des honnêtes gens que vous vous couchez commedes chiens ivres sur leur passage ? Engeance maudite ! lepays ne sera donc jamais purgé de vous ?… »

Mais celui qui s’était soulevé en s’appuyant sur son bâton piquéen terre retomba et s’accroupit sur les talons ferrés de sessabots, en jetant sur Le Hardouey un regard ouvert et fixe comme leregard d’un crapaud. C’était le pâtre rencontré par Jeanne sous laporte du Vieux Presbytère. Il portait une appellation mystérieusecomme lui et toute sa race. On l’appelait : « le Pâtre ». Personne,dans la contrée, ne lui connaissait d’autre nom, et peut-être n’enavait-il pas.

« Porqué que j’ ne coucherions pas ichin ? – répondit-il. –La terre appartient à tout le monde ! » – ajouta-t-il avec uneespèce de fierté barbare, comme s’il eût, du fond de sa poussière,proclamé d’avance l’axiome menaçant du Communisme moderne.Accroupi, comme il l’était, sur le talon de ses sabots, le bâtonfiché dans la terre comme une lance, la lance du partage, au piedde laquelle on doit faire, un jour, l’expropriation du genrehumain, cet homme aurait frappé, sans doute, l’œil d’un observateurou d’un artiste. Ses deux compagnons, étalés sur le ventre, commedes animaux vautrés dans leur bauge ou les bêtes rampantes d’unblason, ne bougeaient pas plus que des sphinx au désert etguignaient le fermier à cheval, de leurs quatre yeux effacés sousleurs sourcils blanchâtres. Maître Le Hardouey ne voyait dans toutcela, lui, que la réunion de trois pâtres indolents, insolents,sournois, une vraie lèpre humaine qu’il méprisait fort du haut deson cheval et de sa propre vigueur ; car il n’avait pas froidaux yeux, maître Le Hardouey, et il savait enlever un boisseau defroment sur les reins d’un cheval aussi lentement qu’il en eûtdescendu sa femme dans ses cottes bouffantes ! Et c’estpourquoi ces trois fainéants, au teint d’albinos, qui, de leurslongs corps de mollusques, barraient le sentier à cet endroit de lalande, ne l’effrayaient guère… Et pourtant… oui, pourtant… était-cel’heure ? était-ce la réputation du lieu où il setrouvait ? étaient-ce les superstitions qui enveloppaient cespâtres contemplatifs, dont l’origine était aussi inconnue que celledu vent ou que la demeure des vieilles lunes ?… mais il étaitcertain que Le Hardouey ne se sentait pas, sur sa selle à pommeaucuivré, aussi à l’aise que sous la grande cheminée du Clos etdevant un pot de son fameux cidre en bouteille. Et vraiment, pourlui comme pour un autre, ce groupe blafard, à ras de terre, éclairéobliquement par un couchant d’un rouge glauque, avait, dans satranquillité saisissante et ses reflets de brique pilée, quelquechose de fascinateur.

« Allons ! – dit-il, ne voulant que les effrayer etréagissant contre l’impression glaçante qu’ils lui causaient, –allons, debout, Quatre-sous ! En route, race de vipèresengourdies ! Débarrassez-moi le passage, ou… »

Il n’acheva pas. Mais il fit claquer la longe de cuir qu’ilavait à la poignée de son pied de frêne, et, de l’extrémité, iltoucha même l’épaule du berger placé devant lui.

« Pas de joueries de mains ! – fit le pâtre, dans les yeuxde qui passa une lueur de phosphore, – il y a du quemin à côté,maître Le Hardouey. Ne burguez pas votre quevâ sû nous, ou i’ vousarrivera du malheur ! »

Et, comme Le Hardouey poussait sa jument, il allongea son bâtonferré aux naseaux de la bête, qui recula en reniflant.

Le Hardouey blêmit de colère, et il releva son pied de frêne enjurant le Saint Nom.

« J’ n’avons pè paoû de vos colères de Talbot, maître LeHardouey, – dit le berger avec le calme d’une joie concentrée etféroce, – car j’ vous rendrons aussi aplati et le cœur aussibresillé que votre femme, qui était bien haute itou,lorsque j’ voudrons.

– Ma femme ? – dit Le Hardouey troublé et qui abaissa sonbâton.

– Vère ! votre femme, votre moitié d’arrogance et de tout,et dont la fierté est maintenant aussi éblaquée quecha ! – répondit-il en frappant de sa gaule ferrée une mottede terre qu’il pulvérisa. – D’mandez-lui si elle connaît le bergerdu Vieux Probytère, vous ouïrez ce qu’elle vousrépondra !

– Chien de mendiant, – cria maître Thomas Le Hardouey, – quelleaccointance peut-il y avoir entre ma femme et un pouilleux gardeurde cochons ladres comme toi ?… »

Mais le berger ouvrit son bissac par devant et y prit, aprèsavoir cherché, un objet qui brilla dans sa main terreuse.

« Connaissez-vous pas cha ? » – fit-il.

Le soir avait encore assez de clarté pour que Le Hardoueydiscernât très bien une épinglette d’or émaillé qu’il avaitrapportée de la Guibray à sa femme et que Jeanne avait l’habitudede porter, par derrière, à la calotte de sa coiffe.

« Où as-tu volé ça ? – dit-il en descendant de sa jumentd’allure, avec le mouvement d’un homme pris aux cheveux par unepensée qui va le traîner à l’enfer.

– Volé ! – répondit le berger, qui se mit à ricaner. – Voussavez si je l’ai volée, vous ! vous autres, les fils ! –ajouta-t-il en se retournant vers ses compagnons, qui se prirent àricaner aussi du même rire guttural. – Maîtresse Le Hardouey me l’abien donnée elle-même, au bout de la lande, contre laButte-aux-Taupes, et m’a asseztourmenté-tourmenteras-tu pour laprendre. Ah ! la fierté était partie. Elle gimaitalors comme une pauvresse qui a faim et qui s’éplore à l’ue d’unefarme. Vère, elle avait faim itou, mais de quel choine ! d’unchoine bénit que tout le pouvait des bergers n’eût su luidonner. »

Et il recommença son ricanement.

Thomas Le Hardouey n’avait que trop compris. La sueur froide del’outrage qu’il fallait cacher coulait sur son visage bourrelé. Lespropos qui lui étaient revenus sur sa femme, vagues, il est vrai,sans consistance, sans netteté comme tous les propos quireviennent, étaient donc bien positifs et bien hardis, puisque cesmisérables bergers les répétaient. Le choine bénit, c’étaitl’odieux prêtre ! Et qui l’eût cru jamais ?Jeanne-Madelaine, cette femme d’un si grand sens autrefois, avaitdes rapports avec ces bergers ! Elle avait eu recours à leurassistance ! Humiliation des humiliations ! Le couteauqui l’atteignait au cœur entrait jusqu’au manche, et il ne pouvaitle retirer !

« Tu mens fils de gouge ! – dit Le Hardouey, serrant lapoignée en cuir de son pied de frêne dans sa main crispée ; –il faut que tu me prouves tout à l’heure ce que tu me dis.

– Vère ! – répondit l’imperturbable pâtre avec un feuétrange qui commença de s’allumer dans ses yeux verdâtres, comme onvoit pointer un feu, le soir, derrière une vitre encrassée. – Maisqué que vous me payerez, maître Le Hardouey, si je vous montre quece que je dis, c’est la pure et vraie vérité ?

– Ce que tu voudras ! – dit le paysan dévoré du désir quiperd ceux qui l’éprouvent, le désir de voir son destin.

– Eh bien ! – fit le berger, – approchez, maître, etguettez ichin ! »

Et il tira encore du bissac d’où il avait tiré l’épinglette unpetit miroir, grand comme la mirette d’un barbier devillage, entouré d’un plomb noirci et traversé d’une fente qui lecoupait de gauche à droite. L’étamage en était livide et jetait unéclat cadavéreux. Il est vrai aussi que les empâtements rouges ducouchant devenu venteux s’éteignaient et que la lande commençaitd’être obscure.

« Qu’est-ce donc que tu tiens ? – dit Le Hardouey ; –on n’y voit plus.

– Buttez-vous là et guettez tout de même, – fit le pâtre, – nevous lassez… »

Et les autres bergers, attirés par le charme, s’accroupirentauprès de leur compagnon, et tous les trois, avec maître Thomas,qui tenait passée à son bras la bride de sa jument, laquellereculait et s’effarait, ils eurent bientôt rapproché leurs têtesau-dessus du miroir, plongé dans l’ombre de leurs grandschapeaux.

« Guettez toujours », – disait le pâtre.

Et il se mit à prononcer tout bas des mots étranges, inconnus àmaître Thomas Le Hardouey, qui tremblait à claquer des dents,d’impatience, de curiosité, et, malgré ses muscles et son dédaingrossier de toute croyance, d’une espèce de peur surnaturelle.

« Véy’ous quéque chose à cette heure ? – dit le berger.

– Vère ! – répondit Le Hardouey, immobile d’attention,appréhendé, – je commence…

– Dites ce que vous véyez, – reprit le pâtre.

– Ah ! je vois… je vois comme une salle, – dit le grospropriétaire du Clos, – une salle que je ne connais pas…Tiens ! il y fait le jour rouge qu’il faisait tout à l’heuredans la lande et qui n’y est plus.

– Guettez toujours, – reprenait monotonement le pâtre.

– Ah ! maintenant, – dit Le Hardouey après un silence, – jevois du monde dans la salle. Ils sont deux et accotés à lacheminée. Mais ils ont le dos tourné, et le jour rouge quiéclairait la salle vient de mourir.

– Allez ! guettez, ne vous lassez, – répétait toujours leberger qui tenait le miroir.

– V’là que je revois ! – dit le fermier… – Il brille uneflamme. On dirait qu’ils ont allumé quelque chose… Ah ! c’estdu feu dans la cheminée… – Mais la voix de Thomas Le Hardoueys’étrangla, et son corps eut des tremblements convulsifs.

– Il faut dire ce que vous véyez, – dit l’implacable pâtre, –autrement le sort va s’évanir.

– C’est eux, – fit Le Hardouey d’une voixfaible comme celle d’un homme qui va passer. Que font-ils là-bas àce feu qui flambe ? Ah ! ils ont remué… La broche estmise et tourne…

– Et qué qu’y a à c’te brocbe qui tourne ?… – demanda lepâtre avec sa voix glacée, une voix de pierre, la voix dudestin ! – Ne vous lassez, que je vous dis… Guettez toujours,nous v’là à la fin.

– Je ne sais pas, – dit Le Hardouey qui pantelait, – je ne saispas… On dirait un cœur… Et, Dieu me damne ! je crois qu’ilvient de tressauter sur la broche quand ma femme l’a piqué de lapointe de son couteau.

– Vère, c’est un cœur qu’ils cuisent, – fit le pâtre, – etch’est le vôtre, maître Thomas Le Hardouey ! »

La vision était si horrible que Le Hardouey se sentit frappéd’un coup de massue à la tête, et il tomba à terre comme un bœufassommé. En tombant, il s’empêtra dans les rênes de son cheval,qu’il retint ainsi du poids de son corps, lequel était fort etpuissant. Pas de doute que, sans cet obstacle, le cheval épouvanténe se fût sauvé en faisant feu des quatre pieds, comme disait monami Tainnebouy ; car depuis longtemps l’ombrageux animalressentait toutes les allures de la peur et se baignait dans sonécume.

Lorsque maître Le Hardouey revint à lui, il était tard et lanuit profonde. Les bergers sorciers avaient disparu… Maître LeHardouey vit un petit feu contre la terre. Était-ce un morceaud’amadou laissé derrière eux par les bergers après en avoir alluméleurs brûle-gueule de cuivre ? Il n’eut pas le courage d’alleréteindre, de son soulier ferré, ce petit feu. Il voulut remonter àcheval, mais il chercha longtemps l’étrier. Il tremblait, le chevalaussi. Enfin, à force de tâtonnements dans ces ténèbres, l’hommeenfourcha le cheval. C’était le tremblement sur letremblement ! Le cheval, qui sentait l’écurie, emporta lecavalier comme une tempête emporte un fétu, et Le Hardouey faillitcasser sa bride quand il l’arrêta devant la porte de la maison,moitié forge, moitié cabaret, qui se trouvait sur le chemin, ausortir de la lande, et qu’on appelait la forge à Dussaucey dans lepays.

Le vieux forgeron travaillait encore, quoiqu’il fût près de dixheures du soir, car il avait une pacotille de fers à livrer à unmaréchal de Coutances pour le lendemain.

Il a lui-même raconté qu’il ne reconnut pas la voix de LeHardouey quand celui-ci l’appela de la porte et qu’il lui demandaun verre d’eau-de-vie. Le vieux forgeron prit la bouteille sur laplanche enfumée, versa la rasade qu’on lui demandait et l’apporta àmaître Thomas, qui la but avidement sans descendre de l’étrier. Lecyclope villageois avait posé sur la pierre de sa porte un bout dechandelle grésillante et fumeuse, et c’est à cette lumièretremblotante qu’il s’aperçut que la jument de Le Hardouey découlaitcomme un linge qu’on a trempé dans la rivière.

« À quoi donc avez-vous fourbu votre meilleure jument comme lav’là ?… » – fit-il au propriétaire du Clos, qui ne réponditpas et qui, muet comme une statue noire, tendit, d’un air funèbre,son verre vidé pour qu’on le lui remplît encore. « C’était unepratique que maître Le Hardouey, – avait raconté le vieux forgeronlui-même à Louis Tainnebouy dans sa jeunesse, – et il était bien unbrin quinteux à la façon des grandes gens, quoiqu’il ne fût qu’unenrichi. Je lui versai une seconde taupette, puis unetroisième… mais il les sifflait si vite qu’à la quatrième je leregardai fixement et que je lui dis : « Vous soufflez, vous et lajument, comme le grand soufflet de ma forge, et vous buvez del’eau-de-vie comme un fer rouge boirait de l’eau de puits. Est-cequ’il vous est arrivé quelque chose à tra la lande, cesoir ? » Mais brin de réponse. – Et il sifflait toujours lestaupettes, tant et si bien qu’il arriva vite, de ce train-là, aufond du bro. Quand il y fut : « V’là qu’est tout », fis-jeen ricachant, car je n’avais pas trop l’envie de rire. Sonair me glaçait comme verglas. « Cha fait tant, not’ maître », luidis-je. Mais il ne mit pas tant seulement la main à l’escarcelle,et il disparut comme l’éclair et comme si l’eau-de-vie qu’il avaitlampée eût passé dans le ventre de son quevâ. Après tout, jen’étais pas inquiet de la dépense. J’étions gens de revue, comme ondit. Mais, quand je rentrai dans la forge, j’ dis à Pierre Cloud,mon apprenti, qui était à l’enclume : « Dis donc, garçon !bien sûr qu’il y a queuque malheur qui couve à Blanchelande. Tuverras, fils ! V’là Le Hardouey qui rentre au Clos, aussieffaré qu’un Caïn. On jurerait qu’il porte un meurtre àcalifourchon sur la jointure de ses sourcils. »

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