L’Ensorcelée

Chapitre 13

 

La nouvelle de la mort de Jeanne Le Hardouey se répandit dansBlanchelande avec la rapidité naturelle aux évènements tragiquesqui viennent sur nous, comme par les airs, tant les retentissementsen sont électriques et instantanés ! Jeanne-Madelaines’était-elle noyée volontairement ? Était-elle victime d’undésespoir, d’un accident, ou d’un crime ? Questions qui seposèrent, voilées et funèbres, dans tous les esprits, problèmes quise remuèrent avec une fiévreuse curiosité dans toutes lesconversations, et qui, à bien des années de là, s’y agitaientencore avec une terreur indicible, soit à la veillée des fileuses,soit aux champs sur le sillon commencé, quand une circonstanceremettait en mémoire l’histoire mystérieuse de la femme à maîtreThomas Le Hardouey.

Lorsque la mère Ingou et la mère Mahé prirent la fuite,épouvantées par l’action monstrueuse du berger, pour aller chercherau bourg du secours, hélas ! bien inutile, la petite Ingou,qui partageait la terreur des vieilles femmes, s’était enfuie avecelles, mais dans une direction différente. Habituée au cheminqu’elle faisait tous les jours, elle courut à la chaumine de laClotte.

Quelle nuit celle-ci avait passée ! Quand elle avait vouluretenir Jeanne, elle avait bien senti l’amère parole que lamalheureuse lui avait jetée en s’arrachant de ses bras. « J’ai ceque je mérite ! – pensa-t-elle. – Est-ce à moi de parler devertu ? » et tous les souvenirs de sa vie lui étaient tombéssur le cœur. Paralysée, enchaînée à son seuil depuis bien desannées, que pouvait-elle faire : empêcher, prévenir ? Ellen’avait de puissant que le cœur ; et le cœur quand il estseul, si grand qu’il soit, est inutile. Ah ! ce qu’elleéprouva fut bien douloureux ! Des pressentiments sinistress’étaient levés dans son âme. L’insomnie visitait souvent son durgrabat avec tous les spectres de sa jeunesse ; mais, de seslongues nuits passées sans sommeil, aucune n’avait eu le caractèrede cette nuit désolée. Ce n’était plus elle dont il était question.C’était de la seule personne qu’elle respectât et aimât dans lacontrée. C’était de la seule âme qui se fût intéressée à son sortet à sa solitude depuis que le mépris et l’horreur du monde avaientétendu leurs cruels déserts autour d’elle. Où Jeanne-Madelaineétait-elle allée ? Qu’avait-elle fait ? Cette passiondont elle avait encore les cris dans les oreilles, et la Clotteconnaissait l’empire terrible des passions ! allait-elleperdre la pauvre Jeanne ? À ces cris répondirent bientôt lesgémissements des orfraies, qui se mirent, tourterelles effarées ethérissées de la tombe, à roucouler leurs amours funèbres dans lesifs qui bordaient alors la chaussée rompue de Broquebœuf. Commetoutes les imaginations solitaires et près de la nature, la Clotteétait superstitieuse. Dans les plus grandes âmes, il y a comme unrepli de faiblesse où dorment les superstitions.

Inquiète, fébrile, retournée vainement d’un flanc sur l’autre,elle se souleva et alluma son grasset. On croit, dans leslongues insomnies, brûler, consumer, à cette lampe qu’on allume,les longues heures, les pensées dévorantes, les souvenirs. On nebrûle rien. Pensées, souvenirs, longues heures, rien ne disparaît.Tout vous reste. Le grasset de la Clotte, avec sa lueur vacillante,fut aussi sombre pour ses yeux que l’était pour ses oreilles le crirauque et lointain des orfraies expirant tristement dans la nuit.La lumière elle-même doubla les visions dont elle était obsédée.Cette image de Judith qui tue Holopherne et qu’elle avait entre lesrideaux de son lit, cette image grossièrement enluminée semblaits’animer sous son regard fasciné. L’épais vermillon de cette imagepopulaire ressemblait à du sang liquide, du vrai sang ! LaClotte, qui n’était pas timide, frissonnait. Cette forte Stoïcienneavait peur. Elle souffla le grasset. Mais les ténèbres ne noientpas nos rêves. La vision demeure au fond des yeux, au fond du cœur,dans son impitoyable lumière. Assise sur son lit, roulée dans saméchante camisole, tunique de Nessus de la misère et de l’abandonqu’elle ne devait plus dépouiller, elle posa son front sur sesgenoux entrelacés de ses mains nouées, et resta ainsi, absorbée,courbée, jusqu’au point du jour, quand la petite Ingou tourna leloquet et qu’elle ouvrit brusquement la porte, comme si elle avaitété poursuivie :

« Quel bruit tu fais, – dit-elle, – Petiote ! – Et, voyantle visage de l’enfant, elle sentit que l’anxiété de sa nuit sechangeait en affreuse certitude.

– Ah ! il y a du malheur dans Blanchelande ! –fit-elle.

– Il y a – dit la petite Ingou d’une voix saccadée par l’émotionet par la course – que maîtresse Le Hardouey est morte, et que jev’nons de la trouver au fond du lavoir. »

Un cri qui n’était pas sénile, un cri de lionne qui seréveillait, sortit de cette poitrine brisée et s’interrompit surles lèvres de la Clotte. Son buste incliné sur ses genoux tomba,renversé en arrière, sur le lit, et la tête s’enroula dans lescouvertures, comme si une hache invisible l’avait abattue d’un seulcoup.

« Jésus-Marie !  » s’écria l’enfant avec une angoisseeffarée qui fuyait la mort et qui semblait la retrouver.

Et elle s’approcha du lit d’où chaque jour elle aidait laparalytique à descendre : et elle la vit, l’œil fixe, les tempesblêmes, la ligne courbe de ses lèvres impassibles et hautainestremblante, tremblante comme quand le sanglot qu’on dévores’entasse dans nos cœurs et va en sortir.

« Tenez ! tenez ! mère Clotte, – dit l’enfant, –écoutez : voici l’agonie ! »

Et, en effet, le vent qui venait du côté de Blanchelandeapportait les sons de la cloche qui sonnait le trépas deJeanne-Madelaine avec ces intervalles sublimes toujours plus longsà mesure qu’on avance dans cette sonnerie lugubre qui sembledistiller la mort dans les airs et la verser par goutte, à chaquecoup de cloche, dans nos cœurs.

Rien, à ce moment, dans les campagnes toujours si tranquillesd’ailleurs, n’empêchait d’entendre les sons poignants de lenteur etbrisés de silence qui finissent par un tintement suprême et grêlecomme le dernier soupir de la vie au bord de l’éternité. Le matin,gris avant d’être rose, commençait de s’emplir des premiers rayonsd’or de la journée et retenait encore quelque chose du calme sonoreet vibrant des nuits. Les sons de la cloche mélancolique, toujoursplus rares, passaient par la porte laissée ouverte derrière lapetite Ingou et venaient mourir sur ce grabat, où un cœur altier,qui avait résisté à tout, se brisait enfin dans les larmes etallait comprendre ce qu’il n’avait jamais compris, le besoinbrûlant et affamé d’une prière.

La Clotte se souleva à ces sons qui disaient que Jeanne ne serelèverait jamais plus.

« Je ne suis pas digne de prier pour elle, – fit-elle alors,comme si elle était seule ; – la pleurer, oui. – Et elle passases mains sur ses yeux où montaient des larmes, et elle regarda sesmains mouillées avec un orgueil douloureux, comme si c’était uneconquête pour elle que des pleurs ! – Qui m’aurait ditpourtant que je pleurerais encore ?… Mais prier pour elle, jene puis, j’ai été trop impie ; Dieu rirait de m’entendre si jepriais ! Il sait trop qui j’ai été et qui je suis, pourécouter cette voix souillée qui ne lui a jamais rien demandé pourClotilde Mauduit, mais qui lui demanderait, si elle osait, samiséricorde pour Jeanne-Madelaine de Feuardent ! »

Et, comme la proie d’une idée subite : – « Écoute, Petiote, –lui dit-elle en prenant les mains de l’enfant dans les siennes, –tu vaux mieux que moi. Tu n’es qu’une enfant ; tu as l’âmeinnocente : à ton âge, on me disait que Dieu, venu sur la terre,aimait les enfants et les exauçait. Agenouille-toi là et prie pourelle ! »

Et, avec ce geste souverain qu’elle avait toujours gardé au seindes misères de sa vie, elle fit tomber l’enfant à genoux au bord deson lit.

« Oui ! prie, – dit-elle d’une voix entrecoupée par seslarmes, – je pleurerai pendant que tu prieras !

« Mais surtout prie haut, – continua-t-elle, s’exaltant dans sapeine à mesure qu’elle parlait, – que je puisse t’entendre !Oui ! que je puisse t’entendre, si je ne puis m’unir à toi.Ah ! parle-lui donc, – fit-elle impétueusement, – parle-lui, àce Dieu des enfants, des purs, des patients, des doux, enfin detout ce que je ne suis plus !

– C’est aussi le Dieu des misérables, – dit la petite fille,naïvement sublime et qui répétait simplement ce que son curé luiavait appris.

– Ah ! c’est donc le mien ! – fit la Clotte, quisentit l’atteinte du coup de foudre que Dieu fait quelquefoispartir des faibles lèvres d’un enfant. – Attends !attends ! je m’en vais prier avec toi, ma fille… »

Et, s’appuyant sur l’épaule de l’enfant agenouillée, elle sejeta en bas de son lit. Paralytique dont l’âme était tout entièreet qui retrouvait des organes, elle tomba à genoux près de lapetite fille, et elles prièrent toutes les deux.

À ce moment-là, revenaient au lavoir la mère Ingou et la mèreMahé, accompagnées de tous les curieux de Blanchelande. Parmi cescurieux il y avait Barbe Causseron et Nônon Cocouan ; Nônonvéritablement désolée. Elles trouvèrent le cadavre de Jeannetoujours couché dans les hautes herbes, mais le berger, que lesdeux vieilles avaient fui, avait disparu. Seulement, avant dedisparaître, l’horrible pâtre avait accompli sur le cadavre un deces actes qui, quand ils ne sont pas un devoir pieux, sont unsacrilège. Il avait coupé les cheveux de Jeanne, ces longs cheveuxchâtains « qui lui faisaient – disait Louis Tainnebouy – le plusreluisant chignon qui ait jamais été retroussé sur lanuque d’une femme », et, pour les couper, il avait été obligé de seservir du seul instrument qu’il eût sous la main, de cetteallumelle qu’il avait, on l’a vu, trempée dans l’eau dulavoir. Aussi les cheveux de Jeanne-Madelaine avaient-ils été «sciés comme une gerbe avec une mauvaise faucille », ajoutaitl’herbager, et, par places, durement arrachés. Était-ce un trophéede vengeance que cette chevelure emportée par le pâtre errant pourla montrer à sa tribu nomade, comme les Peaux-Rouges et tous lessauvages, car, à une certaine profondeur, l’unité de la racehumaine se reconnaît par l’identité des coutumes ? Était-ceplutôt une convoitise d’âme sordide, qui saisissait l’occasion devendre cher une belle chevelure à ces marchands de cheveux qui s’envont, traversant les campagnes et moissonnant, pour quelques piècesd’argent, les chevelures des jeunes filles pauvres ? ouplutôt, comme le croyait maître Tainnebouy, ces cheveux d’une femmemorte d’un sort devaient-ils servir àquelque sortilège et devenir dans les mains de ce berger quelqueredoutable talisman ? Ce fut Nônon Cocouan qui la premières’aperçut du larcin fait à la noble tête appuyée sur le gazon.

« Ah ! le pâtre s’est vengé jusqu’au bout ! » –dit-elle. En effet, ces cheveux coupés paraissaient à ces paysanscomme un meurtre de plus. Chacun d’eux commentait cette mortsoudaine et s’apitoyait sur le sort d’une femme qui avait méritél’affection de tous. Les gens du Clos, au premier bruit de la mortde leur maîtresse, étaient arrivés. Seul, le mari de Jeanne, maîtreLe Hardouey, manquait encore. Reparti la veille, on le sait, aumoment où il rentrait au Clos d’un galop si farouche, quand on luiavait dit sa femme absente, il n’avait point reparu… Son chevalseul était revenu, couvert de sueur, les crin hérissés, traînant sabride dans laquelle il se prenait les pieds en courant. Or, commemaître Le Hardouey n’était point aimé dans Blanchelande, on sedemandait déjà à voix basse, et à mots couverts, si cette mort deJeanne n’était pas un crime, et si le coupable n’était point cemari qui ne se trouvait pas…

Depuis longtemps les bruits du pays avaient dû mettre martel entête à Le Hardouey. Cet homme, d’un tempérament sombre, était plusbilieux, plus morose, plus grinchard que jamais, disaientles commères, et, quoiqu’il pût cuver silencieusement une profondejalousie, il pouvait également l’avoir laissée éclater en frappantquelque terrible coup. Une telle opinion, du reste, en rencontraitune autre dans les esprits. Cet ancien moine, chef de partisans, cepénitent hautain auquel se rattachaient tant de sentiments etd’idées puissantes et vagues, ce Chouan qu’on accusait d’avoirtroublé la vie de Jeanne et d’avoir, on ne sait comment, égaré saraison, paraissait aussi capable de tout. S’il ne l’avait paspoussée avec la main du corps dans le lavoir où elle s’était noyée,il l’y avait précipitée avec la main de l’esprit en lui brisant lecœur de honte et de désespoir. De ces deux opinions, on n’auraitpas trop su laquelle devait l’emporter, mais toutes les deuxmêlaient à l’expression des regrets donnés à la mort de Jeannequelque chose de sinistrement soupçonneux et de menaçant, qui,échauffé comme il allait l’être, eût fait prévoir à un observateurla scène épouvantable qui devait avoir lieu le lendemain.

Cependant il fallait que le corps de Jeanne restât exposé dansla prairie jusqu’au moment où le médecin et le juge de paix deBlanchelande viendraient faire, conformément à la loi, ce qu’elleappelle énergiquement la levée ducadavre. Ces hommes et ces femmes, qui étaient accourusrassasier leur curiosité d’un spectacle inattendu et tragique,appelés aux champs par les travaux de la journée, se retirèrentdonc peu à peu, parlant entre eux d’un évènement dont ils devaientrechercher longtemps les causes. De ce flot de curieux écoulé, ilne demeura auprès du cadavre que le grand valet du Clos, chargé deveiller sur le corps de la morte jusqu’à l’arrivée du médecin et dujuge de paix, et Nônon Cocouan, qui, d’un mouvement spontané,s’était proposée pour cette pieuse garde. Toute cette histoire l’adit assez : Nônon avait toujours été dévouée à Jeanne. Dans cesderniers temps, elle l’avait vaillamment défendue contre tous ceuxqui l’accusaient d’avoir oublié la sagesse de sa vie « dans deshantises de perdition », et on entendait par là, à Blanchelande,ses visites à la Clotte et ses obscures relations avec l’abbé de LaCroix-Jugan. Nônon, plus que personne, excepté la Clotte peut-être,était touchée de cette mort subite, et elle l’était deux fois, carles cœurs frappés se devinent. Tout en défendant Jeanne, etquoiqu’elle n’eût jamais reçu de confidence, Nônon avait reconnul’amour qui souffre, parce qu’autrefois, dans sa jeunesse, elleaussi l’avait éprouvé. La pauvre fille s’était prise pourJeanne-Madelaine d’un véritable fanatisme de pitié silencieuse. Ungrand respect l’avait empêchée de lui en donner de ces muets etexpressifs témoignages qui pressent le cœur mais sans le blesser.Or, aujourd’hui qu’elle le pouvait, elle le faisait avec une ardeuréplorée. Dévote comme elle l’était, elle croyait queJeanne-Madelaine la voyait de là-haut auprès de sa dépouille sur laterre. Être vu de ceux qu’on a aimés dans le silence et à qui onn’a pas pu dire dans la vie comme on les aimait, ah ! c’est làun de ces apaisements célestes qui vengent de toutes lesimpossibilités de l’existence, et que la Religion donne en prix àceux qui ont la foi ! Nônon Cocouan sentait cet arôme de labonté de Dieu se mêler aux larmes qu’elle répandait sur Jeanne, etles adoucir. La matinée s’avançait avec splendeur. C’était une desplus belles journées d’été qu’on eût vues depuis longtemps : l’airétait pur ; le lavoir, diaphane ; les herbes sentaientbon ; la chaleur montait dans les plantes ; les insectes,attirés par l’immobilité de Jeanne, bourdonnaient autour de cecorps étendu avec une grâce de fleur coupée ; et Nônon, assiseà côté et par moment agenouillée, tenant son chapelet dans sesmains jointes, priait Celle qui a pitié encore lorsque Dieu ne serappelle que sa justice ; car le don que Dieu a fait à saMère, c’est d’avoir pitié plus longtemps que lui ! De temps entemps, cette mystique de village élevait ses yeux, beaux encore etd’un bleu que le feu du cœur avait, en les incendiant autrefois,rendu plus macéré et plus chaste, vers cet autre bleu éternel querien ne ternit, ni siècles ni orages ; vers ce ciel d’un azurétincelant alors, à travers lequel elle voyait Jeanne se penchervers elle et affectueusement lui sourire. Assis comme elle, parterre, à quelque distance, le grand valet du Clos se tenait danscette stupeur accablée que cause aux natures vulgaires le voisinagede la mort. Pour le préserver d’un soleil qui devenait plus vif,Nônon avait recouvert le visage de Jeanne de ce tablier decotonnade rouge que la Clotte avait déchiré en s’efforçant de laretenir. Seul lambeau de pourpre grossière que la destinéelaissait, pour la couvrir, à cette fille noble qui avait emprisonnédans un corset de bure une âme patricienne longtemps contenue,longtemps surmontée, et qui tout à coup, éclatant à l’approched’une âme de sa race, avait tué son bonheur et brisé savie !

Ce fut vers le soir qu’eut lieu la levée ducadavre. Après l’accomplissement de cet acte légal, lejuge de paix ordonna au serviteur qui l’accompagnait et au grandvalet du Clos de transporter Jeanne dans la maison la plus voisinede la prairie. L’enterrement de maîtresse Le Hardouey était fixépour le lendemain, à l’église paroissiale de Blanchelande. Dansl’incertitude où l’on était sur le genre de mort de Jeanne, lacharité du bon curé Caillemer n’eut point à s’affliger d’avoir àappliquer cette sévère et profonde loi canonique qui refuse lasépulture chrétienne à toute personne morte d’un suicide et sansrepentance. Il estimait beaucoup Jeanne-Madelaine, qu’il appelaitla nourrice de ses pauvres, et il aurait eu le cœur déchiré de nepas bénir sa poussière. Dieu sauva donc à la tendresse du pasteurcette rude épreuve, et Jeanne, justiciable du mystère de sa mort àDieu seul, put être déposée en terre sainte.

On l’y porta au milieu d’un concours immense de gens venus desparoisses voisines de Lithaire et de Neufmesnil. Les cloches deBlanchelande, qui, selon la vieille coutume normande, avaient sonnétout le jour et la veille, avaient appris à ces campagnes que «quelqu’un de riche » était mort. Les informations allant de boucheen bouche, on avait bientôt su que c’était maîtresse Le Hardouey.En Normandie, dans ma jeunesse encore, de toutes les cérémonies quiattiraient les populations aux églises, la plus solennelle et quiremuait davantage l’imagination publique, c’étaient lesfunérailles. Les indifférents y accouraient autant que lesintéressés ; les impies, quoiqu’il y eût moins qu’à présent decette race orgueilleuse et sotte, les impies autant que les genspieux. Ce n’était pas comme en Écosse, où les repas funérairespouvaient déterminer un genre de concours sans élévation et sanspureté. En Normandie, il n’y avait de repas, après l’enterrement,que pour les prêtres. La foule, elle, s’en retournait, le ventrevide, comme elle était venue, mais elle était venue pour voir un deces spectacles qui l’émouvaient et l’édifiaient toujours, et elles’en retournait la tête pleine de bonnes pensées, quand ce n’étaitpas le cœur. Ce jour-là, l’enterrement de maîtresse Le Hardoueyn’attirait pas seulement parce qu’il était une cérémoniereligieuse, ou parce que la décédée était connue à dixlieues à la ronde pour la reine des ménagères, mais aussi parce quesa mort soudaine n’avait pas été naturelle, et qu’il planait commele nuage d’un crime au-dessus. On vint donc aux obsèques de Jeanneencore plus pour parler de sa mort extraordinaire et inexpliquéeque pour s’acquitter envers elle d’un dernier devoir. Lajaserie, ce mouvement éternel de la langue humaine, nes’arrête ni sur une tombe fermée ni en suivant un cercueil, et rienne glace, pas même la religion et la mort, l’implacable curiositéqu’Ève a léguée à sa descendance. Pour la première fois peut-être,le recueillement manqua à ces Paysans. Ce qui, surtout, les renditdistraits, parce que cela leur paraissait étrange et terrible, àeux, qui avaient au fond de leur cœur le respect de la famille,comme le christianisme l’a fait, c’était de ne pas voir de parentsaccompagner et suivre cette bière. La famille de Jeanne deFeuardent, dont elle avait blessé l’orgueil nobiliaire en épousantThomas Le Hardouey, n’était point venue à ses funérailles, et, d’unautre côté, les parents de Le Hardouey, envieux de la fortune qu’ilavait amassée, et blessés aussi par son mariage, qui les avaitéloignés d’eux, n’avaient point paru dans le cortège, malgrél’invitation qu’on avait eu soin de leur adresser. Il y avait doncun assez grand espace entre la bière, portée, selon l’usage dupays, par les domestiques du Clos, sur des serviettes ouvrées dontils tenaient les extrémités deux par deux, et les pauvres de laparoisse, qui, pour six blancs et un pain de quatrelivres, assistaient à la cérémonie, une torche de résine à la main.De mémoire d’homme, à Blanchelande, on n’avait vu d’enterrement oùcet espace, réservé au deuil, fût resté vide. On en faisait touthaut la remarque. Maître Le Hardouey n’était pas rentré au Clos.Tous les yeux étaient fixés sur la place qu’il aurait dû occuper…Hélas ! Il y avait un autre homme encore que les regards del’assistance cherchèrent plus d’une fois en vain : c’était l’abbéde La Croix-Jugan. Parti pour Montsurvent, la veille, ainsi quel’avait dit la mère Mahé à Le Hardouey, il n’était point revenu dechez la comtesse Jacqueline. Pendant toute la funèbre cérémonie, sastalle de chêne resta fermée dans le chœur, et le redoutablecapuchon qu’on y voyait tous les dimanches ne s’y montra pas.

Fut-ce cette préoccupation de la foule, répartie entre ces deuxabsents, qui empêcha qu’on ne prît garde à une personne dont laprésence, si elle avait été remarquée, eût semblé aussiextraordinaire que l’absence simultanée des deux autres ?… Eneffet, impiété ou souffrance physique, la Clotte n’allait point àl’église. Il y avait plus de quinze ans qu’on ne l’y avait vue. Ilest juste de dire aussi qu’on ne l’avait point vue ailleurs. Ellen’allait que jusqu’à son seuil. D’un esprit trop ferme pourinsulter les choses saintes, la Clotte semblait les dédaigner, enne les invoquant jamais dans sa vie. L’Hérodiade de Haut-Mesnil,qui avait eu avec les hommes toutes les férocités d’une beautépuissante comme un fléau, devenue l’ascète de la solitude et laMarie Égyptienne de l’orgueil blessé, n’avait pas soupçonné laforce qu’elle aurait trouvée au pied d’une croix. Lorsque, dans satournée de Pâques, le curé Caillemer entrait et s’asseyait chezelle pour lui parler des consolations qu’elle puiserait dansl’accomplissement de ses devoirs de chrétienne, elle souriait avecune hauteur amère. Rachel égoïste et stérile, qui ne voulait pasêtre consolée parce que sa jeunesse et sa beauté n’étaientplus ! Elle souriait aussi de l’humble prêtre, enfant de laparoisse, qu’elle avait vu grandir derrière la charrue, sur lesillon voisin, et qui ne portait pas sur son front la marque denoblesse, qui l’eût consacré, aux yeux d’une femme comme elle, plusque l’huile sainte du sacerdoce. Cette hauteur, ce sourire, cettefierté désespérée, mais sans une seule plainte, cette attitudeéternelle, car il la retrouvait toujours la même à chaque année,cette manière de vider son calice d’absinthe et de le tenir commeelle avait tenu le verre de l’orgie au château de Haut-Mesnil, toutcela imposait au curé et arrêtait sur sa lèvre timide la parole quipeut convertir. Il le disait lui-même. Cette femme chargéed’iniquités, au fond de sa masure délabrée et sous les vêtementsd’une pauvreté rigide, le troublait plus que la comtesse deMontsurvent dans son château et sous le dais féodal qu’elle avaiteu le courage de rétablir dans la salle de chêne sculpté de sesancêtres, comme si la trombe de la Révolution n’avait pas emportétous les droits et les signes qui représentaient ces droits !Pour toutes ces raisons, le bon curé s’était bien souvent demandéce que deviendrait la vieille Clotte… et si, après toute une vie descandale et d’incrédulité orgueilleuse, il n’était pas grand temps,pour elle, de donner l’exemple du repentir !

Et qui sait ? l’heure peut-être était venue. La mort deJeanne, dernière goutte d’amertume, avait déjà fait déborder cecœur qui, pendant des années, avait porté sa misère sans se pencheret sans trembler ! Ce qu’elle n’aurait point fait pour elle,cette femme, qui n’avait jamais demandé quartier à Dieu, l’avaitfait pour Jeanne. Elle avait prié. Elle avait retrouvé l’humilitéde la prière et des larmes ! Sous le coup de la mort deJeanne, elle s’était juré à elle-même que, malgré sa paralysie,elle irait jusqu’à l’église de Blanchelande, qu’elle accompagneraitjusqu’à sa tombe celle qu’elle appelait sonenfant, et que, si elle ne pouvait pas marcher, elle s’ytraînerait sur le cœur ! Eh bien, ce qu’elle s’était juré,elle l’accomplit ! Le matin du jour des funérailles, elle seleva dès l’aurore, s’habilla avec ce qu’elle avait de plus noirdans ses vêtements, et, les deux mains sur le bâton sans lequelelle ne pouvait faire un seul pas, elle commença le pénible trajetqui, pour elle, était un voyage. Il y avait environ une lieue de sachaumière au clocher de Blanchelande ; mais une lieue pourelle, c’était loin ! Elle ne marchait pas ; elle rampaitplutôt sur la partie morte de son être, que son buste puissant etune volonté enthousiaste traînaient d’un effort continu. Les poètesont parlé quelquefois de l’union de la mort et de la vie. Elleétait l’image de cette union, mais la vie était si intense dans sapoitrine appuyée sur ses mains nerveuses, soutenues à leur tour parson bâton noueux… qu’on aurait cru, à certains moments, que cettevie descendait et la reprenait tout entière. Elle allait bienlentement, mais enfin elle allait ! Son front s’empourprait defatigue. Son austère visage prenait des teintes de feu, comme unvase de bronze rongé par une flamme intérieure dont les flancsopaques, devenus transparents, se colorent.

Quelquefois, trahie par sa force, vaincue, mais non désespérée,elle s’arrêtait, haletante, s’asseyait sur une butte ou un tas decailloux dans le chemin, puis se relevait et poursuivait sa routepour se rasseoir encore après quelques pas. Les heuress’écoulaient. La cloche de Blanchelande sonna la messe funèbre. Lamalheureuse l’entendit presque avec égarement ! Elle mesurait,et de quel regard ! à travers les airs, l’espace qui laséparait de l’église, ce qui lui restait à dévorer par la pensée età traverser avec ses pieds lents et maudits ! « Oh !j’arriverai ! » elle se l’était dit plus d’une fois avecespérance. Maintenant elle se disait : « Arriverai-je àtemps ? » Nul voyageur à cheval, nul fermier avec sacharrette, qui, peut-être, eussent été touchés de l’énergie trompéede cette sublime infirme qui défaillait et allait toujours, et quil’auraient prise avec eux, ne passèrent sur cette route solitaire.Ah ! sa poitrine se soulevait d’anxiété et de folle colère.Son cœur trépignait sur ses pieds morts ! Bientôt elle ne putmême plus s’arrêter pour reprendre haleine, et comme elle étaitbrisée dans son corps et qu’elle tombait affaissée, ne voulant pasêtre retardée par sa chute, l’héroïque volontaire se mit à marchersur les mains, à travers les pierres, tenant dans ses dents lebâton dont elle ne pouvait se séparer et qu’elle mordait avec uneexaspération convulsive… Dieu, sans doute, eut pitié de tant decourage et permit qu’elle arrivât à l’église de Blanchelande avantque la messe ne fût dite.

Quand, à moitié morte, elle franchit la grille du cimetière, leprêtre qui officiait chantait la Préface. L’église était troppleine pour qu’elle pût y pénétrer. Aussi resta-t-elle au seuild’une des petites portes latérales qui s’ouvrait dans une chapellede la Vierge, et là, accroupie sur le talon de ses sabots, derrièrequelques femmes plantées debout et qui regardaient dans cettechapelle, elle mêla sa prière et sa désolation intérieure à lamagnifique psalmodie que l’Église chante sur ses morts, et aucroassement des corbeaux dont les noires volées tournaient alorsautour du clocher retentissant. Comme elle agissait au nom d’undevoir et que, d’ailleurs, elle était toujours la fière Clotte,elle ne parla point à ces femmes qui, le dos tourné, chuchotaiententre elles et s’entretenaient de la morte, de maître Thomas LeHardouey et de l’abbé de La Croix-Jugan. Et voilà pourquoi aussi,quand elle se leva, d’accroupie qu’elle était, avant que la messefût finie, elle put échapper au regard de ces femmes qui nel’avaient pas remarquée.

Cependant, la messe étant dite, les porteurs reprirent la bièresur les tréteaux où elle avait été déposée, les prêtres se mirent àmonter la nef en chantant les derniers psaumes, et débouchèrent parle portail, suivis de la foule, dans le cimetière, où la fossecreusée attendait le cercueil, Instant pathétique etredoutable ! Le cœur de l’homme le plus fort n’y résiste pas,lorsque, rangés en cercle, leurs cierges éteints, au bord de latombe entrouverte, les prêtres versent l’eau bénite, dans unrequiescat suprême, sur la bière dépouillée de sa draperienoire et sur laquelle la terre, poussée par les bêches, croule avecun bruit lamentable et sourd. On était parvenu à ce momentterrible, et jusque-là rien n’avait troublé l’imposante et navrantecérémonie. Seulement, quand le clergé, ayant béni le cercueil, sefut retiré, après un Amen suivi d’un morne et vaste silence,laissant la foule groupée autour de la fosse qu’on remplissait etjetant à son tour l’eau sainte, comme il l’avait fait avant elle,une femme, qui était agenouillée sur la terre relevée de la fosse,et à laquelle personne n’avait fait attention, se leva péniblement,et, se plaçant derrière l’homme qui aspergeait alors la tombe,s’avança pour prendre le goupillon qu’il tenait ; mais, aumoment de le lui remettre, l’homme regarda la main tendue vers luiet l’être à qui appartenait cette main.

« Oh ! dit-il en tressaillant, – la Clotte ! »

Et, comme si cette main tendue eût été pestiférée, il reculaavec horreur.

« Que viens-tu faire ici, vieille Tousée ? – poursuivit-il,et pour quel nouveau malheur es-tu donc sortie de ton trou ?»

Le non de la Clotte, sa présence inattendue, l’accent et legeste de cet homme firent passer dans la foule cette vibrationattentive qui précède, comme un avertissement de ce qui va suivre,les grandes scènes et les grands malheurs.

La Clotte avait pâli à ce nom de Tousée qui lui rappelaitbrutalement un outrage qu’elle n’avait jamais pu oublier. Mais,comme si elle n’eût pas entendu, ou comme si la douleur de la mortde Jeanne l’eût désarmée de toute colère :

« Donne ! que je la bénisse, – fit-elle lentement, – etn’insulte pas la vieillesse en présence de la mort », –ajouta-t-elle avec une ferme douceur et une imposantemélancolie.

Mais l’homme à qui elle parlait était d’une nature rude etgrossière, et les habitudes de son métier augmentaient encore saférocité habituelle. C’était un boucher de Blanchelande, élevé dansl’exécration de la Clotte. Il s’appelait Augé. Son père, bouchercomme lui, était un des quatre qui l’avaient liée au poteau dumarché et qui avaient fait tomber sous d’ignobles ciseaux, en 1793,une chevelure dont elle avait été bien fière. Cet homme était mortde mort violente peu de temps après son injure, et la mort, imputéevaguement à la Clotte par des parents superstitieux, passionnés, eten qui les haines de parti s’ajoutaient encore à l’autre haine,devait rendre le fils implacable.

« Non ! – dit-il, – tu ferais tourner l’eau bénite, vieillesorcière ! tu ne mets jamais le pied à l’église, et tev’là ! Es-tu effrontée ! Et est-ce pour maléficier aussison cadavre que tu t’en viens, toi qui ne peux plus traîner tes os,à l’enterrement d’une femme que tu as ensorcelée, et qui n’estmorte peut-être que parce qu’elle avait la faiblesse de tehanter ? »

L’idée qu’il exprimait saisit tout à coup cette foule, qui avaitconnu Jeanne si malheureuse et qui n’avait pu s’expliquer nil’égarement de sa pensée, ni la violence de son teint, ni sa mortaussi mystérieuse que les derniers temps de sa vie. Un long etconfus murmure circula parmi ces têtes pressées dans le cimetièreet qu’un pâle rayon de soleil éclairait. À travers ce grondementinstinctif, les mots de sorcière et d’ensorcelées’entendirent comme des cris sourds qui menaçaient d’être perçantstout à l’heure… Étoupes qui commençaient de prendre et qui allaientmettre tout à feu.

Il n’y avait plus là de prêtres ; ils étaient rentrés dansl’église ; il n’y avait plus là d’homme qui, par l’autorité desa parole et de son caractère, pût s’opposer à cette foule etl’arrêter en la dominant. La Clotte vit-elle le péril quil’entourait dans les plis épais de cette vaste ceinture d’hommesirrités, ignorants, et depuis des années sans liens avec elle, avecelle qui les regardait du haut de son isolement comme on regarde duhaut d’une tour ?

Mais, si elle le vit, son sang d’autrefois, son vieux sang deconcubine des seigneurs du pays monta à sa joue sillonnée comme unelueur dernière, en présence de ces hommes qui, pour elle, étaientdes manants et qui commençaient de s’agiter. Appuyée sur son bâtond’épine, à pas de cette fosse entr’ouverte, elle jeta à Augé, leboucher, un de ces regards comme elle en avait dans sa jeunessequand, posée sur la croupe du cheval de Sang-d’Aiglon deHaut-Mesnil, elle passait dans le bourg de Blanchelande, scandaliséet silencieux.

« Tais-toi, fils de bourreau, – dit-elle ; – cela n’a pastant porté bonheur à ton père de toucher à la tête de ClotildeMauduit !

– Ah ! j’achèverai l’œuvre de mon père ! – fit leboucher mis hors de lui par le mot de la Clotte. – Il ne t’a querasée, vieille louve, mais moi, je te prendrai par latignasse et je t’écalerai comme un mouton. »

Et, joignant le geste à la menace, il leva sa main épaisse,accoutumée à prendre le bœuf par les cornes pour le contenir sousle couteau. La tête menacée resta droite… Mais un coup la sauva del’injure. Une pierre lancée du sein de cette foule, quel’inflexible dédain de la Clotte outrait, atteignit son front, d’oùle sang jaillit, et la renversa.

Mais renversée, les yeux pleins du sang de son front ouvert,elle se releva sur ses poignets de toute la hauteur de sonbuste.

« Lâches ! » – cria-t-elle, quand une seconde pierre,sifflant d’un autre côté de la foule, la frappa de nouveau à lapoitrine et marqua d’une large rosace de sang le mouchoir noir quicouvrait la place de son sein.

Ce sang eut, comme toujours, sa fascination cruelle. Au lieu decalmer cette foule, il l’enivra et lui donna la soif avecl’ivresse. Des cris : « À mort, lavieille sorcière ! » s’élevèrent etcouvrirent bientôt les autres cris de ceux qui disaient : «Arrêtez ! non ! ne latuez pas ! » Le vertige descendait ets’étendait, contagieux, dans ces têtes rapprochées, dans toutes cespoitrines qui se touchaient. Le flot de la foule remuait etondulait, compacte à tout étouffer. Nulle fuite n’était possiblequ’à ceux qui étaient placés au dernier rang de cettetassée d’hommes ; et ceux-là curieux, et quidiscernaient mal ce qui se passait au bord de la fosse, regardaientpar-dessus les épaules des autres et augmentaient la poussée. Lecuré et les prêtres, qui entendirent les cris de cette foule enémeute, sortirent de l’église et voulurent pénétrer jusqu’à latombe, théâtre d’un drame qui devenait sanglant. Ils ne le purent.« Rentrez, monsieur le curé, – disaient des voix ; vous n’avezque faire là ! C’est la sorcière de la Clotte, C’est cetteprofaneuse dont on fait justice ! je vous rendronsdemain votre cimetière purifié. »

Et, en disant cela, chacun jetait son caillou du côté de laClotte, au risque de blesser ceux qui étaient rangés près d’elle.La seconde pierre, qui avait brisé sa poitrine, l’avait roulée dansla poussière, abattue aux pieds d’Augé, mais non évanouie.Impatient de se mêler à ce martyre, mais trop près d’elle pour lalapider, le boucher poussa du pied ce corps terrassé.

Alors, comme la tête coupée de Charlotte Corday qui rouvrit lesyeux quand le soufflet du bourreau souilla sa joue virginale, laClotte rouvrit ses yeux pleins de sang à l’outrage d’Augé, et d’unevoix défaillante :

« Augé, – dit-elle, – je vais mourir ; mais je te pardonnesi tu veux me traîner jusqu’à la fosse de Mlle de Feuardent et m’yjeter avec elle, pour que la vassale dorme avec les maîtres qu’ellea tant aimés !

– I’ g’n’a pus de maîtres ni de demoiselles de Feuardent, –répondit Augé, redevenu Bleu tout à coup et brûlant des passions deson père. – Non ! tu ne seras pas enterrée avec celle que tuas envoûtée par tes sortilèges, fille maudite du diable, et je tedonnerai à mes chiens ! »

Et il la refrappa de son soulier ferré au-dessus du cœur. Puis,avec une voix éclatante :

« La v’là écrasée dans son venin, la vipère ! – fit-il. –Allons, garçons ! qui a une claie que je puissions traîner sacarcasse dessus ? »

La question glissa de bouche en bouche, et soudain, avec cetteélectricité qui est plus rapide et encore plus incompréhensible quela foudre, des centaines de bras rapportèrent pour réponse, en lapassant des uns aux autres, la grille du cimetière, arrachée de sesgonds, sur laquelle on jeta le corps inanimé de la Clotte. Deshommes haletants s’attelèrent à cette grille et se mirent àtraîner, comme des chevaux sauvages ou des tigres, le char devengeance et d’ignominie, qui prit le galop sur les tombes, sur lespierres, avec son fardeau. Éperdus de férocité, de haine, de peurrévoltée, car l’homme réagit contre la peur de son âme, et alors ildevient fou d’audace ! Ils passèrent comme le vent rugissantd’une trombe devant le portail de l’église, où se tenaient lesprêtres rigides d’horreur et livides ; et renversant tout surleur passage, en proie à ce delirium tremens desfoules redevenues animales et sourdes comme les fléaux, ilstraversèrent en hurlant la bourgade épouvantée et prirent le cheminde la lande… Où allaient-ils ? ils ne le savaient pas. Ilsallaient comme va l’ouragan. Ils allaient comme la laves’écoule.

Seulement, chose moins rare qu’on ne croirait si on connaissaitles convulsifs changements des masses, à mesure qu’ils s’avançaientdans leur exécution terrible ils devenaient moins nombreux, moinsardents, moins furieux. Cette foule, cette légion, cet immenseanimal multiple, à plusieurs têtes, à plusieurs bras, perdait de satoison d’hommes aux halliers du chemin. Ses rangss’éclaircissaient. On voyait les uns se détacher des autres ets’enfuir en silence. On en voyait rester au détour d’une route etne pas rejoindre la troupe effrénée et clamante, pris de frisson,de remords, d’horreur lentement venue, mais enfin ressentie etglacée. Ce n’était plus qu’une poignée d’hommes, la lie du flot quiécumait il n’y avait qu’un moment. La conscience du crime revenaiteux, sur ce fond et bas-fond humain qui s’opiniâtre au crime quandles coups de violence sont passés ! et toujours allant, maismoins vite, elle grandit si fort en eux, cette conscience, qu’elleles arrêta court, de son bras fort et froid comme l’acier. La peurdu crime qu’ils venaient de commettre, et qui peu à peu avaitdécimé leur nombre, prit aussi ces derniers qui traînaient sur saclaie de fer cette femme tuée par eux, assassinée ! Une autrepeur s’ajouta à cette peur. Ils entraient dans la lande, la lande,le terrain des Mystères, la possession des esprits, la landeincessamment arpentée par les pâtres rôdeurs et sorciers ! Ilsn’osèrent plus regarder ce cadavre souillé de sang et de boue quileur battait les talons. Ils le laissèrent et s’enfuirent, sedispersant comme les nuées qui ont versé le ravage sur une contréese dispersent sans qu’on sache où elles ont passé.

Le silence s’étendit dans ces campagnes, devenues tout coupsolitaires. Il était d’autant plus profond qu’il succédait à descris. Le clocher de Blanchelande, dont la sonnerie bruyante s’étaitarrêtée après vingt-quatre heures de continuelles volées, ne futplus qu’une flèche muette sur laquelle l’ombre montait à mesure quele soleil penchait à l’horizon. Nul bruit ne venait du bourg.L’affreux spectacle qui l’avait sillonné, comme une vision de sanget de colère, avait laissé comme le poids d’une consternation surces maisons dont la terreur du matin semblait encore garder lesportes. L’après-midi s’allongea dans une morne tristesse ; et,quand le soir de ce jour de funeste mémoire commença de tomber surla terre, on n’entendit, dans les lointains bleuâtres, ni le chantmélancoliquement joyeux des vachères, ni les cris des enfants auseuil des portes, ni les claquements fringants du fouet desmeuniers regagnant le moulin, assis sur leurs sacs, les piedsballant au flanc de leurs juments d’allure. On eût dit Blanchelandemort au bout de sa chaussée… Pour qui pratiquait ce paysd’ordinaire vivant et animé à ces heures, il y avait quelque chosed’extraordinaire qui ne se voyait pas, mais qui se sentait… L’abbéde La Croix-Jugan, revenant ce soir-là de chez la comtesseJacqueline, eut peut-être le sentiment que j’essaye de fairecomprendre. Il avait traversé la lande de Lessay sur sa pouliche,noire comme ses vêtements, et, depuis qu’il s’avançait versl’endroit de cette lande où la solitude finissait, il n’avaitrencontré âme qui vive. Tout à coup son ardente monture, quiportait au vent, fit un écart et se cabra en hennissant… Cela letira de sa rêverie, car cet homme renversé sous les débris d’unecause ruinée, cette espèce de Marius vaincu, trouvait son marais deMinturnes dans l’abîme de sa propre pensée… Il regarda alorsl’obstacle qui faisait dresser le crin sur le cou de sa noirepouliche, et il vit, devant les pieds levés de l’animal, la Clottesanglante, inanimée, étendue dans la route sur sa claied’acier.

« Voilà de la besogne de Bleus ! – dit-il, mettant le doigtsur la moitié de la vérité par le fait de sa préoccupationéternelle, – les bandits auront tué la vieille Chouanne. »

Et il vida l’étrier, s’approcha du corps de la Clotte, ôta songant de daim et tourna vers lui la face saignante. Un instants’écoula, il interrogea les artères. Par un prodige de force vitalecomme il s’en rencontre parfois dans d’exceptionnellesorganisations, la Clotte, évanouie, remua. Elle n’était pas encoremorte, mais elle se mourait.

« Clotilde Mauduit ! – fit le prêtre de sa voix sonore.

– Qui m’appelle ? – murmura-t-elle d’une voix faible. –Qui ? Je n’y vois plus.

– C’est Jéhoël de La Croix-Jugan, Clotilde, – répondit l’abbé.Et il la souleva et lui appuya la tête contre une butte. –Oui ! c’est moi. Reconnais-moi, Clotilde. Je viens pour tesauver.

– Non ! – dit-elle, toujours faible, et elle sourit d’undédain qui n’avait plus d’amertume, – vous venez pour me voirmourir… Ils m’ont tuée…

– Qui t’a tuée ? qui ? – dit impétueusement le prêtre.– Ce sont les Bleus, n’est-ce pas, ma fille ? – insista-t-ilavec une ardeur dans laquelle brûlait toute sa haine.

– Les Bleus ! – fit-elle comme égarée, – les Bleus !Augé, c’est un Bleu ; c’est le fils de son père. Mais tous yétaient… tous m’ont accablée… Blanchelande… tout entier. »

Sa voix devint inintelligible ; les noms ne sortaient plus.Seul, son menton remuait encore… Elle ramenait sa main à sapoitrine et faisait ce geste épouvantable de ceux qui agonisent,quand ils semblent écarter de leurs doigts convulsifs les araignéesde leur cercueil. Quia vu mourir connaît cette effroyabletrépidation.

L’abbé la connaissait. Il voyait que la mort était proche.

Il interrogea encore la mourante, mais elle ne l’entendit pas.Elle avait l’absorption de l’agonie… Lui, qui ne savait pas laraison de cette mort terrible qu’il avait là devant les yeux,pensait aux Bleus, sa fixe pensée, et il se disait que tout crimede parti pouvait rallumer la guerre éteinte. Le cadavre mutilé dela vieille Clotte lui paraissait aussi bon qu’un autre pour mettreau bout d’une fourche et faire un drapeau qui ramenât les paysansnormands au combat.

« Que se passe-t-il donc ? » – fit-il avec explosion, déjàfrémissant, palpitant et frappant la terre de ses bottes àl’écuyère aux éperons d’argent. Le chef, l’inflexible partisan, sedressa, redevenu indomptable, dans le prêtre, et, oubliant, lui, leministre d’un Dieu de miséricorde, qu’il y avait là une mourantequi n’était pas encore trépassée, il s’enleva à cheval comme s’ileût entendu battre la charge. Lorsqu’il retomba sur sa selle, samain caressa fiévreusement la crosse des pistolets qui garnissaientles fontes… Le soleil, qui se couchait en face de lui, éclairait enplein son visage cerclé de sa jugulaire de velours noir et hachépar d’infernales blessures, auxquelles le feu de sa pensée faisaitmonter cette écarlate qu’un aveugle célèbre comparait au son de latrompette. Il enfonça ses éperons dans les flancs de la pouliche,qui bondit à casser sa sangle. Par un mouvement plus prompt que lapensée, il tira un des pistolets de ses fontes et le leva en l’air,le doigt à la languette, comme si l’ennemi avait été à quatre pas,visionnaire à force de belliqueuse espérance ! Ces pistoletsétaient ses vieux compagnons. Ils n’avaient, durant la guerre,jamais quitté sa ceinture. Quand la mère Hecquet l’avait sauvé,elle les avait enfouis dans sa cabane. C’étaient ses pistolets deChouan. Sur leur canon rayé, il y avait une croix ancrée de fleursde lys qui disait que le Chouan se battait pour le Sauveur, sonDieu, et son seigneur le roi de France.

Cette croix que le soleil couchant fit étinceler à ses yeux luirappela l’austère devoir de toute sa vie, auquel il avait sisouvent manqué.

« Ah ! – dit-il, replongeant l’arme aux fontes de la selle,– tu seras donc toujours le même pécheur, insensé Jéhoël ! Lasoif du sang de l’ennemi desséchera donc toujours ta boucheimpie ! Tu oublieras donc toujours que tu es un prêtre !Cette femme va mourir et tu songes à tuer, au lieu de lui parler deson Dieu et de l’absoudre. À bas de cheval, bourreau, etprie ! »

Et il descendit de sa pouliche comme la première fois.

« Clotilde Mauduit, es-tu morte ? » – lui dit-il ens’approchant d’elle.

Fut-ce une convulsion suprême, mais elle se tordit sur lapoussière comme une branche de bois sec dans le feu. Il semblaitque la voix du prêtre galvanisât sa dernière heure.

« Si tu m’entends, – dit-il, – ô ma fille ! pense au Dieuterrible vers lequel tu t’en vas monter. Fais, par la pensée, unacte de contrition, ô pécheresse ! et, quoique indignemoi-même et pénitent, mais prêtre du Dieu qui lie et qui délie, jevais t’absoudre et te bénir. »

Et, les mains étendues, il prononça lentement les parolessacramentelles de l’absolution sur ce front offusqué déjà desombres de la mort. Singulier prêtre, qui rappelait ces évêques dePologne, lesquels disent la messe, bottés et éperonnés comme dessoldats, avec des pistolets sur l’autel. Jamais être plus hautaindebout n’avait récité de plus miséricordieuses paroles sur un êtreplus hautain renversé. Quand ce fut fini : « Elle a passé »,dit-il, et il détacha son manteau et l’étendit sur le cadavre. Puisil prit deux branches cassées dans un ravin et les posa en forme decroix par-dessus le manteau. Le soleil s’était couché dans un bancde brume sombre : « Adieu, Clotilde Mauduit, – dit-il. – Ô complicede ma folle jeunesse, te voilà ensevelie de mes mains ! Si ungrand cœur sauvait, tu serais sauvée ; mais l’orgueil a égaréta vie comme la mienne. Dors en paix, cette nuit, sous le manteaudu moine de Blanchelande. Nous viendrons te chercher demain. » Ilremonta à cheval, regarda encore cette forme noire qui jonchait lesol. Son cheval, qui connaissait son genou impérieux, frémissaitd’être contenu et voulait s’élancer, mais il le retenait… Sa mainbaissée sur le pommeau de la selle rencontra par hasard la crossedes pistolets : « Taisez-vous, – dit-il, – tentations deguerre ! » Et, conduisant au pas cette pouliche qu’ilprécipitait d’ordinaire dans des galops qu’on appelait insensés, ils’en alla, récitant à demi-voix, dans les ombres qui tombaient, lesprières qu’on dit pour les morts.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer