L’Ensorcelée

Chapitre 9

 

En 1611, un prêtre de Provence, nommé Louis Gaufridi, fut accuséd’avoir ensorcelé une jeune fille. Cette fille était noble ets’appelait Madeleine de la Palud. La procédure du procès existe. Ony trouve détaillés des faits de possession aussi nombreuxqu’extraordinaires. La science moderne, qui a pris connaissance deces faits et qui les explique ou croit les expliquer, ne trouverajamais le secret de l’influence d’un être humain sur un autre êtrehumain dans des proportions aussi colossales. En vain prononce-t-onle mot d’amour. On veut éclairer un abîme par un second abîme qu’oncreuse dans le fond du premier. Qu’est-ce que l’amour ? Etcomment et pourquoi naît-il dans les âmes ?

Madeleine de la Palud, qui appartenait à la société éclairée deson époque, déposa que Gaufridi l’avait ensorcelée seulement en luisoufflant sur le front. Gaufridi était jeune encore, il était beau,il était surtout éloquent. Shakespeare a écrit quelque part : « Jemépriserais l’homme qui, avec une langue, ne persuaderait pas à unefemme ce qu’il voudrait. » Et, d’ailleurs, que les motifs de l’abbéGaufridi fussent d’un fanatique, d’un insensé ou d’un homme quifaisait habilement servir le Diable à ses passions ; qu’ilsfussent purs ou impurs, qu’importe ! il avait vouluexercer une action énergique sur Madeleine de la Palud, et on saitla magie invincible, le coup de baguette de la volonté ! Maisl’abbé de La Croix-Jugan était, comme il le disait lui-même, unrestant de torture : il effrayait et tourmentait le regard. Il nevoulait pas, il n’a jamais voulu inspirer àJeanne de la haine ou de l’amour. La comtesse de Montsurvent m’ajuré ses grands dieux que, malgré les bruits qui coururent, et dontmaître Louis Tainnebouy avait été pour moi l’écho, elle le croyaitparfaitement innocent du malheur de Jeanne. Seulement ce que lavieille comtesse croyait savoir, parce qu’elle avait connu l’ancienmoine, les gens de Blanchelande l’ignoraient, et c’est surtout cequ’on ne comprend pas qu’on explique. L’esprit humain se venge deses ignorances par ses erreurs.

D’un autre côté, la vie de l’abbé de La Croix-Jugan prêtaitmerveilleusement aux imaginations étranges. Il avait, ainsi quel’avait dit Barbe Causseron, la servante du curé, fieffé la maisondu bonhomme Bouët, auprès des ruines de l’Abbaye, et il y vivaitsolitaire comme le plus sauvage hibou qui ait jamais habité untronc d’arbre creux. Le jour, on ne l’apercevait guères qu’àl’église de Blanchelande, enroulé, comme le premier jour qu’on l’yvit, dans le capuchon de son manteau noir qu’il portait par-dessusson rochet, et dont les plis profonds, comme des cannelures, luidonnaient quelque chose de sculpté et de monumental. Toujours sousle coup d’une punition épiscopale pour avoir manqué aux SaintsCanons et à l’esprit de son état en guerroyant avec un fanatismequ’on accusait d’avoir été sanguinaire, il ne lui était permis nide dire la messe ni de confesser. L’Église, qui a le génie de lapénitence, lui avait infligé la plus sévère, en lui interdisant lesgrandes fonctions militantes du prêtre. Il était tenu seulementd’assister à tous les offices, sans étole, et il n’y manquaitjamais. Hors les jours fériés, où il venait à l’église deBlanchelande, on ne le rencontrait guères dans les environs que denuit ou au crépuscule. Ancienne habitude de Chouan, disaient lesuns ; noire mélancolie, disaient les autres ; chosesingulière et suspecte, disaient à peu près tous. Quelques esprits,à qui les circonstances politiques d’alors donnaient une défianceraisonneuse, prétendaient que cet abbé-soldat, toujours dangereux,cachait des projets de conspiration et de reprise de guerre civiledans sa solitude, et que, cet isolement calculé servait à voilerdes absences, des voyages et des entrevues avec des hommes de sonparti. Qui a bu boira, disaientles sages. Par exception à leur immémorial usage, peut-être que lessages ne se trompaient pas. D’un dimanche à l’autre, on voyait lapetite maison de l’abbé de La Croix-Jugan fenêtres et portestrictement fermées. Nul bruit ne se faisait entendre de l’écurie,où son cheval entier hennissait, se secouait et frappait si fort ladalle de ses pieds ferrés, quand il y était, qu’on l’entendait àtrente pas de là, sur la route.

Les malins qui passaient le long de cette maison, morne etmuette, se disaient tout bas avec une brusquerie cynique : « Ilfait plus de pèlerinages que de prières, cet enragé demoine-là ! » Mais, le dimanche suivant, les malinsretrouvaient le noir capuchon dans la stalle de chêne, avec laponctualité rigide et scrupuleuse du prêtre et du pénitent.

Or, il y avait un peu plus d’un an que le mystérieux abbé menaitcette vie impénétrable, quand, un soir de Vendredi Saint, aprèsTénèbres, deux femmes qui sortaient de l’église, et qui se direntbonsoir à la grille du cimetière, prirent, en causant, le chemin dubourg.

L’une d’elles était Nônon Cocouan, la couturière enjournée ; l’autre, Barbe Causseron, la servante de l’honnêtecuré Caillemer. C’étaient toutes les deux ce qu’on appelle de ceslangues bien pendues qui lapent avidement toutes les nouvelles ettous les propos d’une contrée et les rejettent tellement mêlés àleurs inventions de bavardes que le Diable, avec toute sa chimie,ne saurait comment s’y prendre pour les filtrer. Barbe était plusâgée que Nônon. Elle n’avait jamais eu la beauté de la couturière.Aussi, servante de curé dès sa jeunesse, à cause du peu detentations qu’elle aurait offertes aux imaginations les moinsvertueuses, elle avait le sentiment de son importance personnelle,et, plus qu’avec personne, ce sentiment s’exaltait-il avec unedévote comme l’était Nônon ! « Elle approchait de MM. lesprêtres », disait Nônon avec une envie respectueuse. Ce mot-làéclairait bien leurs relations. Que n’eût-elle pas donné, NônonCocouan, pour être à la place de Barbe Causseron, eût-elle dû enprendre, par-dessus le marché, le bec pincé, les reins de manche àbalai et le teint faune, sec et fripé comme une guezettede l’année dernière ! La Barbe Causseron, cette insupportableprécieuse de cuisine, avait des manières si endoctrinantes de dire: « Ma fille » à Nônon Cocouan, que celle-ci ne les eûtprobablement point souffertes sans cette grande position qui luiconsacrait Barbe, « d’approcher MM. les prêtres », et qui était,pour elle, la chimère, caressée dans son cœur, des derniers joursde sa vieillesse, car Nônon voulait mourir servante de curé.

« Barbe, – dit Nônon avec cet air de mystère qui précède toutcommérage chez les dévotes, – vous qui êtes d’Eglise, ma très chèrefille, est-ce que notre vénérable seigneur de Coutances a relevé deson interdiction M. l’abbé de La Croix-Jugan ?

– D’abord, ma fille, il n’est pas interdit, il n’est quesuspens, – répondit la Causseron avec un air derenseignement et de savoir qui faisait de sa coiffe plate le plusbouffon des bonnets de docteur. – Mais nenni ! point que jesache, ma fille. La suspense est toujoursmaintinte. Nous n’avons rien reçu de l’évêché. Il y a plusde quinze jours que le piéton n’a rien apporté au presbytère, etm’est avis que les pouvoirs, s’ils étaient remis à M. l’abbé de LaCroix-Jugan, passeraient par les mains de M. le curé deBlanchelande. Il n’y a paslà-dessus la seuledifficulté ! »

Et Barbe se rengorgea sur ce mot, pris au vicaire de laparoisse, qui le bredouillait et en fermait toutes sesdémonstrations en chaire quand la difficulté qu’il niait commençaitde lui apparaître.

« C’est drôle, alors ! – fit Nônon, marchant de concertavec Barbe et comme se parlant à elle-même.

– Qui ? drôle ? – repartit Barbe curieuse, avec unfilet de vinaigre rosat dans la voix.

– C’est que, – dit Nônon en se rapprochant comme si les haiesdes deux bords du chemin avaient eu des oreilles, – c’est que j’aivu, il n’y a qu’un moment, maîtresse Le Hardouey, qui n’était pointdans son banc pendant qu’on a chanté Ténèbres, se glisser dans lasacristie, et je suis sûre et certainequ’il n’y avait dans la sacristie que M. l’abbé de LaCroix-Jugan.

– Vous vous serez trompée, ma fille, – répondit Barbecompendieusement et les yeux baissés avec discrétion.

– Nenni, – fit Nônon, – je l’ai parfaitement vue, et comme jevous vois, Barbe. J’étais toute seule dans la nef, et ce qui estresté de monde après Ténèbres priait au sépulcre. Les deuxconfessionnaux de la chapelle de la Vierge et du bas de l’égliseétaient pleins. Vous savez qu’il y en a un autre tout vermouluauprès des fonts, qui servait dans le temps à feu le vieux curé deNeufmesnil quand il venait confesser ses pratiques àBlanchelande. Le custo y renferme à présent des bouts decierges brûlés et les chandeliers de cuivre qui ont été remplacéspar les chandeliers d’argent. Eh bien ! sur mon salut éternel,croyez-le si vous voulez maintenant, maîtresse Le Hardouey estsortie de là, bien enveloppée dans sa pelisse, et a gagné toutdoucement, à petits pas et en chaussons, par la contre-allée, lechœur de l’église, où M. l’abbé de La Croix-Jugan faisait saméditation dans sa stalle, et, pour lors, ils’est levé et ils s’en sont allés dans la sacristie tous lesdeux.

– Si vous êtes bien sûre de l’avoir vue, – reprit Barbe, qui nevoulait pas nier une minute de plus ce qu’elle grillait d’envie decroire vrai, – je dis comme vous, Nônon, que c’est un peu étonnant,ça ! Car quelle affaire peut avoir maîtresse Le Hardouey avecl’abbé de La Croix-Jugan, qui ne confesse pas et qui ne parle pas àtrois personnes, en exceptant M. le curé ?

– Vère ! – dit Nônon. – C’est la pure vérité, ce que vousdites. Mais voulez-vous que des trois personnes àqui il parle, je vous en nomme deuxauxquelles il cause plus souvent p’t-être quevous ne pensez ? »

Barbe s’arrêta dans le chemin, et regardant Nônon comme unevieille chatte qui regarde une jatte de crème :

« Vous êtes donc instruite ? – fit-elle avec unepapelardise ineffable.

– Ah ! ma chère dame Barbe, – s’écria Nônon, – je suiscouturière à la journée. Je n’ai pas, comme vous, le bonheur, etl’honneur – ajouta-t-elle en parenthèse ravisée – de rester dans unpresbytère, toute la semaine des sept jours du bon Dieu, à soignerle dîner de MM. les prêtres et à raccommoder les effets de M. lecuré. Il faut que je me lève matin et que je revienne tard àBlanchelande. Je suis obligée de trotter partout, dans lesenvirons, pour de l’ouvrage, et voilà pourquoi je sais etj’apprends bien des choses que vous, avec tous vos mérites, machère et respectable fille, vous ne pouvez réellement passavoir.

– Est-ce que vous avez appris quelque chose – dit Barbe, que lacuriosité démangeait et commençait de cuire – ayant rapport àmaîtresse Le Hardouey et à l’abbé de La Croix-Jugan ?

– Oh ! rien du tout ! – répondit Nônon, qui aimait, aufond, Jeanne-Madelaine, mais qui cédait au besoin de commérer ancréau cœur de toutes les femmes ; – seulement l’abbé de LaCroix-Jugan et maîtresse Le Hardouey se connaissent plus qu’ils neparaissent ; c’est moi qui vous le dis ! L’abbé, qui estun ancien Chouan et un seigneur, ne met pas, bien entendu, le boutde son pied chez un acquéreur de biens d’Eglise comme ce LeHardouey ; mais il voit Jeanne-Madelaine, qui est uneFeuardent, une fille de condition, chez la vieille Clotte. Et c’estbien souvent qu’il y va et qu’il l’y rencontre, m’a conté la petiteIngou, qu’on envoie à l’école dès qu’ils arrivent, ou à jouer auxcallouets toute seule au fond du courtil.

– Chez la vieille Clotte ! – fit Barbe Causseron, atrocecomme une fille qui, pendant toute sa vie, n’a jamais senti lecruel bonheur d’avoir un cœur aimé du sien, et à qui la faute et ladouleur n’ont point appris la miséricorde. – Chez cetteMarie-je-t’en-prie, malade deses vices ! joli lieu de rendez-vous pour un prêtre et unefemme mariée ! Pas possible, ma chère : ce serait une chosetrop affreuse, par exemple ! Je ne la croirai, celle-là, quequand je l’aurai vue. Il n’y apas sur ça la seuledifficulté.

– Mon Dieu, Barbe, – repartit Nônon, qui était bonne, elle,comme un reste de belle fille indulgente, – le mal n’est pas sigrand, après tout ! On ne peut pas avoir de mauvaises penséessur cet abbé, qui ferait plus peur qu’autre chose à une femme, avecson visage dévoré… Jamais, au grand jamais, on n’a rien dit deJeanne. Sa réputation est nette comme l’or. Et pourtant il y a eubien des jeunes gens amoureux d’elle, soit ici, à Blanchelande,soit à Lessay ! Si donc ils se voient chez la Clotte, c’estqu’il y a peut-être là-dessous quelque manigance de chouannerie. LaClotte a été suspectée d’être une Chouanne dans le temps, et vousvous rappelez qu’ils l’ont tousée, comme on disait alors,sur la place du Marché. Ils croient pouvoir se fier à elle pourquelque chose qui tient à c’te chouannerie, mais il n’y a pasd’autre mal que ça à penser, bien sûr !

– C’est égal, – dit la Causseron, restée défiante, quoiqu’ellene trouvât pas de réponse au raisonnement très sensé de Nônon, – jedois avertir M. le curé, tout de même. Si c’est ce que vous dites,la sacristie de l’église de Blanchelande ne doit pas être un nid àChouans qui se cachent. Et d’ailleurs pourquoi toute cettechouannerie qui n’a que trop duré, maintenant que les églises sontrouvertes et que nous r’avons nos curés ? Ce prêtre m’atoujours épeurée, – fit-elle ; – on dit de lui biendes choses terribles. Il ferait mettre à sac tout Blanchelande,avec ses comploteries contre le gouvernement. S’il était vraimentpénitent, depuis le temps, Mgr l’évêque lui aurait remis sespouvoirs de confesser et de dire la messe. Il faut qu’il soit bienenragé, au contraire, puisqu’il entraîne une femme comme maîtresseLe Hardouey dans son péché. Mon doux Jésus ! qu’est-ce qu’ilspeuvent bien avoir fait, tous deux, dans la sacristie ? Etpeut-être en ce moment qu’ils y sont encore ! Ah !certainement j’en parlerai à M. le curé, et dès ce soir, en luiservant sa collation de jeûne. Ne m’en détournez pas. Adieu, mafille. Je suis tenue en conscience, et sous peine de péché mortel,d’avertir M. le curé de ce qui se passe. Il n’ya pas là-dessus laseule difficulté. »

Et, après avoir lâché ce flux saccadé de paroles, elle se mit àtrottiner sous le vent qui la poussait, – un vent sec et froid deSemaine Sainte, – qui n’avait cessé de souffler aux jupes et aumantelet de nos deux flânières et qui emporta leurs propospar-dessus les haies. En effet, c’est à partir de cette journéequ’à Lessay et à Blanchelande on commença de joindre ensemble lesnoms de Jeanne Le Hardouey et de l’abbé de La Croix-Jugan.

Nônon Cocouan ne s’était pas trompée. Elle avait très bien vuJeanne Le Hardouey entrer dans la sacristie de l’église deBlanchelande, et elle avait très bien deviné, avec son bon sensdépourvu de malice, « que quelque chouannerie couvait là-dessous ».C’était de cela qu’il retournait, en effet. L’abbé de LaCroix-Jugan faisait depuis plus de six mois servir Jeanne LeHardouey à ses desseins. Il la voyait fréquemment chez la Clotte.Il avait jugé sans doute, avec ce regard suraigu des hommes appelésà gouverner les autres hommes, – car, d’après toutes lesobservations de la comtesse de Montsurvent, il était de cetterace-là, – le profit qu’il pouvait tirer de Jeanne-Madelaine.Mariée comme elle l’était à un cultivateur-herbager, elle pouvait,sous prétexte d’aller au marché de Coutances et aux foires du pays,porter des lettres, des informations, des signaux convenus, auxchefs du parti royaliste cachés ou dispersés dans les environs. Quiaurait suspecté une femme dans la position de Jeanne, laquellecontinuait de faire, et sans plus, ce qu’elle avait fait toute savie ? D’un autre côté, par la nature ferme de son âme, par lesouvenir ardent et fier de sa naissance, par l’humiliation de sonmariage, par les sentiments nouveaux et extraordinaires qu’ilvoyait en elle et qui entrouvraient, de temps en temps, ce masquerouge de sang extravasé, que les révoltes d’un cœur trop concentréavaient moulé sur son visage, Jeanne offrait à l’abbé de LaCroix-Jugan un instrument que rien ne fausserait, et il l’avaitsaisi comme tel. Ce Jéhoël, qui, à dix-huit ans, était resté muetet indifférent à l’amour fauve et sans frein d’Adélaïde Malgy, lemoine blanc et pâle, qui semblait l’archange impassible de l’orgie,tombé du ciel, mais relevé au milieu de ceux qui chancelaientautour de lui, devait être un de ces hommes mauvais à rencontrerdans la vie pour les cœurs tendres qui savent aimer. C’était une deces âmes tout en esprit et en volonté, composées avec un étherimplacable, dont la pureté tue, et qui n’étreignent, dans leursardeurs de feu blanc comme le feu mystique, que des chosesinvisibles, une cause, une idée, un pouvoir, une patrie ! Lesfemmes, leurs affections, leur destinée, ne pèsent rien dans lesvastes mains de ces hommes, vides ou pleines des mondes qui lesdoivent remplir. Or, par cela même qu’il était tout cela, Jéhoël nepouvait-il donc pas, dans l’intérêt de la cause à laquelle ils’était dévoué, et quoique prêtre, et quoiqu’il n’eût pas vouluinspirer à Jeanne une passion coupable, souffler de ses lèvres demarbre dans la forge allumée de ce cœur qui se fondait pour lui,malgré sa force, comme le fer finit par devenir fusible dans laflamme ?

Car, il faut bien le dire, il faut bien lâcher le grand mot quej’ai retardé si longtemps : Jeanne-Madelaine aimait d’amour l’abbéJéhoël de La Croix-Jugan. Que si, au lieu d’être une histoire, ceciavait le malheur d’être un roman, je serais forcé de sacrifier unpeu de la vérité à la vraisemblance, et de montrer au moins, pourque cet amour ne fût pas traité d’impossible, comment et parquelles attractions une femme bien organisée, saine d’esprit, d’uneâme forte et pure, avait pu s’éprendre du monstrueux défiguré de laFosse. Je me trouverais obligé d’insister beaucoup sur la naturevirile de Jeanne, de cette brave et simple femme d’action, pour quile mot familièrement héroïque : « Un homme est toujours assez beauquand il ne fait pas peur à son cheval », semblait avoir étéinventé. Dieu merci, toute cette psychologie est inutile. Je nesuis qu’un simple conteur. L’amour de Jeanne, que je n’ai point àjustifier, qu’il fût venu à travers l’horreur, à travers la pitié,à travers l’admiration, à travers vingt sentiments, impulsions ouobstacles, possédait le cœur de cette femme avec la furie d’unepassion qui, comme la mer, a dévoré tout ce qui barrait sonpassage ; et cet amour, auquel avait résisté longtempsJeanne-Madelaine, commençait enfin d’apparaître aux yeux les moinsclairvoyants. Extraordinaire même pour ceux à qui la réflexionenseigne quelle aliénation de toutes les facultés humaines estl’amour, que ne dut-il pas être pour les esprits qui entouraientJeanne, pour tous ces paysans cotentinais parmi lesquels ellevivait ! À ses propres yeux même, Jeanne-Madelaine dut pendantlongtemps – ainsi qu’on l’a cru et qu’on le croyait encore du tempsde maître Tainnebouy – être ensorcelée. La prédiction menaçante duberger s’était peu à peu enfoncée dans son âme. D’abord elle enavait bravé et insulté l’influence, mais la force de ce qu’elleéprouvait l’y fit croire. Autrement elle n’aurait rien compris àtout ce qui se passait en elle. Quand elle pensait à l’objet de sonamour : « Suis-je dépravée ? » se disait-elle ; et cedoute rendait son amour plus profond… plus marqué du caractère dela bête dont il est parlé dans l’Apocalypse, et qui, pour les âmes,est le sceau de la damnation éternelle. L’histoire de la Malgy nelui sortait point de la pensée ; elle se croyait réservée àune fin pareille ; mais, d’une autre trempe que cette filleviolente et faible, elle s’était imposé ledevoir de cacher la passion qui la minait et de ne révélerà personne l’énigme cruelle de sa vie. Illusion commune aux âmesfortes ! On croit pouvoir cacher la folie de son cœur, et, defait, on la dissimule pendant un laps de temps qui use lavie ; mais tout à coup voilà que la honteuse folie aparu ; voilà que tout le monde en parle et que chacun s’enrécrie, sans qu’on sache même comment pareille chose a puarriver !

Et pour Jeanne ce moment-là était venu. À dater de cettepremière révélation faite à la servante du curé Caillemer par NônonCocouan, des bruits vagues, un mot dit par-ci et par-là, dessouffles plutôt que des mots, mais des souffles qui vont tout àl’heure devenir un orage, commencèrent à circuler sur la pauvreJeanne. D’abord on parla, comme Nônon, de chouannerie… Mais, commele pays resta tranquille, comme l’abbé de La Croix-Jugan ne fitaucune démonstration extérieure qui prouvât que le chef de Chouans,toujours soupçonné en lui, malgré son attitude de pénitent, vivaitet agissait, on perdit peu à peu l’idée qu’on avait eue d’abordpour expliquer les espèces de relations qui existaient entre lui etmaîtresse Le Hardouey. La cause royaliste était, en effet,désespérée, et les efforts de cette âme à la Witikind qui respiraitsous le capuchon ténébreux de l’ancien moine n’aboutirent jamais àréveiller autour de lui les âmes lassées des gentilshommes, sescompagnons d’armes. Les jours tombant les uns sur les autres sansamener d’évènement, et les entrevues chez la Clotte entre l’abbé deLa Croix-Jugan et Jeanne restant aussi fréquentes que par le passé,on vit des étonnements qui avaient l’air sournois des soupçons. «Ma foi, – disaient beaucoup de bonnes têtes, – maîtresse LeHardouey a beau être une fille de condition, une demoiselle deFeuardent, et l’abbé de La Croix-Jugan une face criblée etcouturée, pire que si toutes les petites véroles de la terre yavaient passé… , le diable est bien malin, et, si j’étais maîtreThomas, je ne me soucierais guères des accointances de ma femmeavec ce prêtre qui, malgré ses airs d’aujourd’hui, n’a jamaisbeaucoup tenu à sa robe, puisqu’il s’est défroqué si vite pouraller aux Chouans. Ces sortes de réflexions, faites en passant,finirent par acquérir une consistance qu’involontairement lamalheureuse Jeanne augmenta. Elle souffrait alors des peinescruelles. Elle était arrivée à cette crise de l’amour où lespreuves du dévouement ne suffisent plus à l’apaisement du sentimentqu’on éprouve. D’ailleurs, ces preuves elles-mêmes devenaientimpossibles à donner. Elle avait multiplié pendant longtemps lescourses les plus périlleuses, pour le compte de cet abbé, qui nepensait qu’à relever sa cause abattue, portant des dépêches à lafaire fusiller, toute femme qu’elle fût, si elle eût été arrêtée.Quand, à Blanchelande, on la croyait à Coutances pour quelqueaffaire de son mari, elle était sur la côte, qui n’est éloignée deLessay que d’une faible distance, et elle remettait elle-même auxhommes intrépides qui, comme Quintal ou le fameux Des Toucheslui-même, portaient la correspondance du parti royaliste enAngleterre, les lettres de l’abbé de La Croix-Jugan. Cette vieaventureuse et qui la soutenait n’était plus possible. L’abbé avaitperdu sa dernière espérance… et il avait serré autour de lui, etavec la rage qui autrefois avait armé son espingole, ce camailbrûlant dans lequel il faudrait désormais mourir ! Jeannesentait bien que même l’œil de cet homme ne la regardait plusdepuis qu’il avait été obligé d’abandonner ses desseins. Avecl’élévation de son caractère, et religieuse comme elle l’était,elle dut terriblement souffrir des mouvements désordonnés quil’entraînaient vers ce prêtre, dont l’âme était inaccessible. Ellese vit, au fond de son cœur, déshonorée. De tels supplices ne segardent pas éternellement enfermés sous un tourde gorge, comme l’avait dit maître Tainnebouy, eton ne put s’empêcher de les voir, malgré les efforts deJeanne-Madelaine pour les cacher. Une fois aperçus, une fois cettegrande question posée dans Blanchelande : « Qu’a donc cette pauvremaîtresse Le Hardouey ? » Dieu sait tout ce qu’on put ajouter.Sa pure renommée était flétrie. – C’est précisément dans cetemps-là que maître Louis avait connu Jeanne.

« Monsieur, – me racontait-il avec des accents que je ne puisoublier, – je vous l’ai déjà dit, depuis bien longtemps avant cetteépoque l’entendement n’y était plus, et elle avait bien l’air de cequ’elle était. J’ai vu souvent qu’on lui parlait, et elle ne vousrépondait pas ; mais elle vous regardait d’un grand œil mort,comme celui d’une génisse abattue, elle qui avait eu des yeux àcasser toutes les vitres d’une cathédrale ! Toute safaisance-valoir, qui était la plus considérable du pays, ne luiétait de rien. Elle aimait encore à monter sapouliche et à aller au marché ; mais, à la maison, plus defemme, Monsieur, plus de ménagère, plus de maîtresse Le Hardouey,mais une arbalète rompue, une anatomie dans un coin ! Quand LeHardouey, qui n’était pas, c’est vrai, une grande sorte d’homme,mais qui l’aimait à sa manière, après tout, comme la suite ne l’aque trop prouvé, lui demandait ce qu’elle avait et pourquoi elleétait comme ça, elle disait qu’elle ne savait pas ce qui luibouillait dans la tête ; et, par le bœuf de la saintecrèche ! elle était bien fondée à parler ainsi, carson visage avait l’air d’une fournaise, vère ! d’un four àchaux qui flambe dans la nuit ! Je suis bien souvent restédevant à songer qu’elle était perdue. Maître Le Hardouey laconduisit lui-même, et à plusieurs fois, aux médecins deCoutances ; mais les médecins ne pouvaient rien à ce quin’était pas une maladie d’homme ou de femme, Monsieur ! Età preuve que le malin esprit était fourré làdedans et qu’elle savait la griffe qui l’avait blessée et qui latenait, c’est que le curé Caillemer lui conseilla de faire uneneuvaine à la bonne Vierge de la Délivrance, et que, religieusecomme elle l’avait toujours été, elle ne voulut pas. C’était là ledernier degré de sortilège et de misère, Monsieur : elle ne voulaitpas guérir ! Elle aimait le sort qu’on lui avait jeté !Les uns parlaient du berger du Vieux Probytère,les autres de l’abbé de La Croix-Jugan, et, croyez-moi, Monsieur…c’étaient de terribles et ordes remarques qu’on faisait alors surmaîtresse Le Hardouey, à Blanchelande, au bourg de Lessay et plusloin, – et je n’ai jamais su bien tirer au clair ce qu’onracontait ; mais, vrai comme nous v’là dans c’te lande, pourqui, comme moi, nombre de fois les vit à l’église, lui, cet abbénoir comme la nuée dans sa stalle, et elle, rouge comme le feu dela honte dans son banc, et ne lisant plus dans son livre de messe,debout quand il fallait être assise, assise quand il fallait être àgenoux, il n’y a pas moyen de penser que le maître de cettemisérable ensorcelée ait été un autre que ce prêtre, qui semblaitle démon en habit de prêtre, et qui s’en venait braver Dieu jusquedans le chœur de son église – sous la perche de son crucifix !»

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