L’Ensorcelée

Chapitre 3

 

L’an VI de la République française, un homme marchait avecbeaucoup de peine, aux derniers rayons du soleil couchant quitombaient en biais sur la sombre forêt de Cerisy. On entrait enpleine canicule, et, quoiqu’il fût près de sept heures du soir, lachaleur, insupportable tout le jour, était accablante. L’orbe dusoleil, rouge et fourmillant comme un brasier, ressemblait, penchévers l’horizon, à une tonne de feu défoncée qu’on aurait à moitiéversée sur la terre. L’air n’avait pas de vent, et, dans la mateatmosphère, nul arbre ne bougeait, du tronc à la tige. Pouremprunter à maître Tainnebouy (que je rappellerai souvent dans cerécit) une expression énergique et familière : on cuisait dans sonjus. L’homme qui s’avançait sur la lisière de la forêt paraissaitbrisé de fatigue. Il avait peut-être marché depuis le matin etamoncelé sur lui les lourdes influences de cette longue etdévorante journée. Quoi qu’il en fût à cet égard, aux yeux de toutepersonne accoutumée aux faits de cette époque et qui eût avisé cetinconnu, il n’aurait pas été un voyageur ordinaire, armé, parprécaution, pour longer les bords de cette forêt, réputée sidangereuse que les voitures publiques ne la traversaient pas sansune escorte de gendarmeries. À sa tournure, à son costume, à ce jene sais quoi qui s’élève, comme une voix, de la forme muette d’unhomme, il était aisé, sinon de reconnaître, au moins de soupçonnerqui il était, tout en s’étonnant de le voir errer seul à une heurede la soirée où le jour était si haut encore. En effet, ce devaitêtre un Chouan ! Ses vêtements étaient d’un gris semblable auplumage de la chouette, couleur que les Chouans avaient, comme onsait, adoptée pour désorienter l’œil et la carabine des vedettesquand, au clair de la lune ou dans l’obscurité, ils se rangeaientcontre un vieux mur ou s’aplatissaient dans un fossé comme unmonceau de poussière que le vent y aurait charriée. Ces vêtements,fort simples, étaient coupés à peu près comme ceux que j’avais vusà maître Tainnebouy. Seulement, au lieu de la botte sans pied denotre herbager, l’inconnu portait des guêtres en cuit fauve qui luimontaient jusqu’au-dessus du genou, et sot grand chapeau, rabattuen couverture à cuve, couvraitpresque entièrement son visage.

Selon l’usage de ces guérillas de halliers, qui sereconnaissaient entre eux par des noms de guerre mystérieux commedes mots d’ordre, afin de n’offrir à l’ennemi que des prisonniersanonymes, rien, dans la mise de l’inconnu, n’indiquait qu’il fût unchef ou un soldat. Une ceinture, du cuir de ses guêtres, soutenaitdeux pistolets et un fort couteau de chasse, et il tenait de lamain droite une espingole. D’ordinaire, les Chouans, qui n’allaientguères en expédition que la nuit, ne se montraient point sur lesroutes, de jour, avec leurs armes. Mais, comme personne ne savaitmieux qu’eux l’état du pays, et comme ils eussent pu dire combienen une heure devaient passer de voyageurs et de voitures en telchemin, c’est là ce qui donnait sans doute à ce Chouan, si c’enétait un, sa sécurité. La diligence, avec son écharpe de gendarmes,était passée dans un flot de poussière vers les cinq heures, sonheure accoutumée. Il ne s’exposait donc qu’à rencontrer quelquescharrettes attelées de leurs quatre bœufs et de leurs deux chevaux,ou quelques fermiers et leurs femmes, montés sur leursbidets d’allure, et revenant tranquillement desmarchés voisins. C’était à peu près tout. Les routes neressemblaient point à ce qu’elles sont aujourd’hui ; ellesn’étaient point, comme à présent, incessamment sillonnées devoitures élégantes et rapides. Terrifié par la guerre civile, lepays n’avait plus de ces communications qui sont la circulationd’une vie puissante. Les châteaux, orgueil de la Francehospitalière, étaient en ruines ou abandonnés. Le luxe manquait. Iln’y avait de voitures que les voitures publiques. Quand on sereporte par la pensée à cette curieuse époque, on se rappelle lasensation que causa, même à Paris, la fameuse calèche blanche de M.de Talleyrand, la première qui ait, je crois, reparu après laRévolution. Du reste, pour en revenir à notre voyageur, au premierbruit suspect, à la première vue de mauvais augure, il n’avaitqu’un léger saut à faire et il entrait dans la forêt.

Mais s’il avait songé à tout cela, calculé tout cela, il n’yparaissait guère. Quand la précaution et la défiance dominentl’homme le plus brave, on s’en aperçoit dans sa démarche et jusquedans le moindre de ses mouvements. Or, le Chouan qui se traînaitentre les deux bords de la forêt de Cerisy, appuyé sur sonespingole comme un mendiant s’appuie sur son bâton fourchu etferré, n’avait pas seulement la lenteur d’une fatigue affreuse,mais l’indifférence la plus complète à tout danger présent ouéloigné. Il ne fouillait point le fourré du regard. Il ne tendaitpoint le cou pour écouter le bruit des chevaux dans l’éloignement.Il s’avançait insoucieusement, comme s’il n’avait pas eu consciencede sa propre audace. Et, de fait, il ne l’avait pas. L’obsessiond’une pensée cruelle, ou l’abattement d’une fatigue immense,l’empêchait d’éprouver la palpitation du danger, chère aux hommesde courage. Aussi, de sang-froid, commit-il une grande imprudence.Il s’arrêta et s’assit sur le revers du fossé qui séparait le boisde la route, et là il ôta son chapeau qu’il jeta sur l’herbe, commeun homme vaincu par la chaleur et qui veut respirer.

C’est à ce moment que ceux qui l’auraient vu auraient comprisson insouciance pour tous les dangers possibles, eussent-ils étérassemblés autour de lui et embusqués derrière chaque arbre de laforêt qui s’élevait aux deux bords du chemin. Débarrassé de songrand chapeau, sa figure, qu’il ne cachait plus, en disait pluslong que n’aurait fait le plus éloquent des langages. Jamaispeut-être, depuis Niobé, le soleil n’avait éclairé une si poignanteimage du désespoir. La plus horrible des douleurs de la vie y avaitincrusté sa dernière angoisse. Beau, mais marqué d’un sceau fatal,le visage de l’inconnu semblait sculpté dans du marbre vert, tantil était pâle ! et cette pâleur verdâtre et meurtrieressortait durement sous le bandeau qui ceignait ses tempes, car ilportait le mouchoir noué autour de la tête comme tous les Chouans,qui couchaient à la belle étoile, et ce mouchoir, dont les coinspendaient derrière les oreilles, était un foulard ponceau, passé enfraude, comme on commençait d’en exporter de Jersey à la côte deFrance. Aperçus de dessous cette bande d’un âpre éclat, les yeux duChouan, cernés de deux cercles d’un noir d’encre, et dont le blancparaissait plus blanc par l’effet du contraste, brillaient de cefeu profond et exaspéré qu’allume dans les prunelles humaines lafunèbre idée du suicide. Ils étaient vraiment effrayants. Pour quiconnaît la physionomie, il était évident que cet homme allait setuer. Selon toute probabilité, il était de ceux qui avaient prispart à un engagement de troupes républicaines et de Chouans, lequelavait eu lieu aux environs de Saint-Lô, le matin même ; un deces vaincus de la Fosse, qui fut vraiment la fosse de plus d’unbrave et la dernière espérance des Chasseurs duRoi. Son front portait la lueur sinistre d’un désastreplus grand que le malheur d’un seul homme. Redressé à moitié sur leflanc comme un loup courageux abattu, cet homme isolé avait, dansla poussière de ce fossé, une incomparable grandeur : c’était lagrandeur de l’instant suprême… Il tourna vers le soleil du soir,qui, comme un bourreau attendri, semblait lui compter avecmélancolie le peu d’instants qui lui restaient à vivre, un regardd’une lenteur altière ; et ses yeux, qu’il allait fermer àjamais, luttèrent, sans mollir, avec le disque de rubis de l’astreéblouissant encore, comme s’il eût cherché à ce cadran flamboyantsi l’heure enfin était sonnée à laquelle il s’était juré,dans son âme, qu’il cesserait de respirer. Qui sait ? c’étaitpeut-être la même heure où l’héroïque ménétrierBras-de-Violon ouvrait gaiement surl’aire d’une grange ce bal intrépide de blessés et d’échappés aufeu qu’il conduisit toute une nuit avec son bras fracassé.Seulement, pour ces joyeux compères à l’espoir éternel, et pourlui, cette heure n’avait pas le même timbre. Il n’acceptait pas silégèrement sa défaite. À en juger par la profondeur de sa peine, ildevait être un des chefs les plus élevés de son parti, car on nes’identifie si bien à une cause perdue, pour périr avec elle, quequand on tient à elle par la chaîne du commandement. Résolu donc àen partager la destinée, il avait ouvert le gilet strictementboutonné sur sa poitrine, et, sous la chemise collée à la peau parles caillots d’un sang coagulé, il avait pris un parchemin cachetéqui renfermait sans doute des instructions importantes, car,l’ayant déchiré avec ses dents comme une cartouche, il en mangeatous les morceaux. Dans sa préoccupation sublime, il ne rabattitpas même son œil d’aigle sur la blessure de son sein, qui se remità couler… Quand, le soir du combat des Trente, Beau manoirBois-de-ton-sang en but pour sedésaltérer, certes, il était bien beau, et l’Histoire n’a pasoublié ce grand et farouche spectacle ; mais peut-êtreétait-il moins imposant que ce Chouan solitaire, dont l’ingrate etignorante Histoire ne parlera pas, et qui, avant de mourir, mâchaitet avalait les dépêches trempées du sang de sa poitrine pour mieuxles cacher en les ensevelissant avec lui.

Et lorsqu’il eut rempli ce devoir d’une fidélité prévoyante,quand du parchemin dévoré il ne lui resta plus entre les doigts quele large cachet de cire pourpre qui le fermait et qu’il avaitrespecté, une idée, triste comme un espoir fini, traversa son âmeintrépide. Chose étrange et touchante à la fois ! on le vitcontempler rêveusement, et avec l’adoration mouillée de pleurs d’unamour sans bornes, ce cachet à la profonde empreinte, comme s’ileût voulu graver un peu plus avant dans son âme le portrait d’unemaîtresse dont il eût été idolâtre. Qu’y a-t-il de plus émouvantque ces lions troublés, que ces larmes tombées de leurs yeux fiersqui vont, roulant sur leurs crinières, comme la rosée des nuits surla toison de Gédéon ! Et pourtant il n’y avait point deportrait sur la cire figée. Il n’y avait que l’écusson qui scellaitd’ordinaire toutes les dépêches de la maison de Bourbon. C’étaittout simplement l’écusson de la monarchie, les trois fleurs de lys,belles comme des fers de lance, dont la France avait été couronnéetant de siècles, et dont son front révolté ne voulait plus !Aux yeux de ce Chouan, un tel signe était le saint emblème de lacause pour laquelle il avait vainement combattu. Il l’embrassa doncà plusieurs reprises, comme Bayard expirant embrassa la croix deson épée. Mais, si la passion de ses baisers fut aussi pieuse quecelle du Chevalier sans reproche, elle fut aussi plus désolée, carla croix parlait d’espérance, et les armes de France n’en parlaientplus ! Quand il eut ainsi apaisé la tendresse de sa dernièreheure, lui qui n’avait pas sur son glaive le signe du martyre divinqui ordonne même aux héros de se résigner et de souffrir, il saisitprès de lui sa compagne, son espingole, chaude encore de tant demorts qu’elle avait données le matin même, et, toujours silencieuxet sans qu’un mot ou un soupir vînt faire trembler ses lèvres,bronzées par la poudre de la cartouche, il appuya l’arme contre sonmâle visage et poussa du pied la détente. Le coup partit. La forêtde Cerisy en répéta la détonation par éclats qui se succédèrent etrebondirent dans ses échos mugissants. Le soleil venait dedisparaître. Ils étaient tombés tous deux à la même heure, l’underrière la vie, l’autre derrière l’horizon.

C’était véritablement un beau soir. L’air avait repris sonsilence, et la brise qui s’élève quand le soleil est couché, commela balle siffle quand elle est passée, commençait d’agiterdoucement les feuilles de la forêt et pouvait caresser de sessouffles le front ouvert du suicidé. Une bonne femme, qui rôdaitpar là et qui ramassait des bûchettes, remonta lentement ce fosséqu’une créature de Dieu venait de combler avec son argile. Toutoccupée de son ouvrage, sourde peut-être ou, si elle avait entendula déchirante espingole, l’ayant prise pour le fusil de quelquechasseur attardé, elle heurta par mégarde de son sabot le corps dumeurtrier. Comme on le pense bien, elle eut peur d’abord de cecadavre ; mais elle avait son fils aux Chouans. Plus mère quefemme, elle finit par courber sa vieille tête, en pensant à sonfils, vers le corps du Chouan défiguré, et elle lui mit la main surle cœur. Qui l’eût cru ? il battait encore. Alors cettevieille n’hésita plus. Elle regarda, d’un œil inquiet, la route, letaillis, la clairière ; mais partout ne voyant personne, etl’ombre venant, elle chargea le Chouan sur son dos, malgré savieillesse, comme un fagot qu’elle aurait volé, et elle l’emportadans sa cabane, sise contre la lisière du bois. L’ayant couché surson grabat, elle lava toute la nuit, à la lueur fumeuse de songrasset, les horribles blessures de cette tête aux oscassés et aux chairs pendantes. Il y en avait plusieurs qui secroisaient dans le visage du suicidé comme d’inextricables sillons.L’espingole était chargée de cinq ou six balles. En sortant de cecanon évasé, elles avaient rayonné en sens divers, et c’est, sansnul doute, à cette circonstance que le Chouan devait de n’être pasmort sur le coup. Cependant la bonne femme pansa, du mieux qu’elleput, cette effroyable momie sanglante, dont toute forme humaineavait disparu. Experte en misère, l’âme plus forte que tous lesdégoûts, elle se dévoua à la tâche de pitié que Dieu lui envoyait àla fin de sa journée, comme au bon Samaritain sur le chemin deJérusalem à Jéricho. C’était une rude chrétienne, une femme d’untemps bien différent du nôtre. Elle avait gardé cette foi ducharbonnier qui rend la vertu efficace, pousse aux bonnes œuvres etfait passer la charité du cœur dans les muscles de la main. Ellen’imagina pas que l’homme qui était l’objet de sa pieusesollicitude eût tourné contre lui-même une violence impie. Unsigne, qu’elle trouva sur cet homme, l’eût arrachée d’ailleurs àl’horreur de cette pensée, si elle avait pu la concevoir.Royaliste, parce qu’elle honorait Dieu, elle ne douta donc pas quedes balles bleues n’eussent fait les plaies qu’elle pansait, et celui fut une raison nouvelle pour les soigner avec un dévouement etplus chaleureux et plus tendre. Il fallait la voir, cettehospitalière de la souffrance ! Quand elle avait finid’éponger, de bassiner et de fermer avec les lambeaux de sespauvres chemises mises en pièces ces épouvantables blessures, elles’agenouillait devant une image de la Vierge et priait pour ceChouan déchiré de douleur. La Vierge-Mère l’exauçait-elle ?…Toujours est-il que le blessé tardait à mourir.

Or, dix jours environ s’étaient écoulés depuis que Marie Hecquet(c’est le nom de notre bonne femme) avait ramassé le Chouanexpirant. Isolée sur la lisière de ce bois solitaire, n’ayant nivoisins ni voisines, elle n’était exposée à aucune interrogationmaladroite ou ennemie. De ce côté, du moins, elle était tranquille.Mais, comme dans un temps de troubles civils on ne saurait exagérerla prudence, elle avait enterré les armes et les habits du Chouandans un coin de sa chaumière, prête à ruser si les Bleus passaient,et à leur dire que ce blessé qui se mourait était son fils. Elle necraignait pas de lui quelque noble imprudence. Ses blessures ne luipermettaient pas d’articuler un seul mot.

« Que si les Bleus – pensait-elle – l’avaient vu parfois dans lafumée de la poudre et dans le face-à-face du combat, ils nepourraient, certes ! pas le reconnaître, car sa mère, sa mèreelle-même, si cet homme en avait une encore, ne l’aurait pasreconnu. »

Tout semblait donc favoriser son œuvre de charité pieuse ;mais l’urne de la destinée est plus perfide que celle de Pandore.On croit l’avoir vidée de tous les malheurs de la vie, qu’ons’aperçoit qu’il y a encore un double fond, et qu’il est toutplein !

C’était un soir, comme le jour du suicide, un soir long, orangé,silencieux. Marie Hecquet, au seuil de sa porte ouverte, parlaquelle venait au blessé cet air des bois qui porte la vie en sesémanations parfumées, lavait dans un baquet posé devant elle leslinges rougis de plusieurs bandelettes. Comme toutes cesplébéiennes si facilement héroïques quand elles ont du cœur, commetoutes ces Marthe de l’Évangile qui agissent toujours, mais chezqui l’action n’étouffe point la pensée, pas plus que le travail deschamps n’étouffe et ne brise l’enfant qu’elles y portent souventdans leur sein, la mère Hecquet surveillait son malade, quoiqu’elleeût les mains plongées dans la broue sanglante de sonsavonnage et qu’elle parût absorbée par ce qu’elle faisait. Unepetite coche, qu’on ne voyait pas, vint à tinter tout près de là.Ce n’était pas la faible clochette d’une de ces mousseuseschapelles d’ermite, bâties jadis dans les profondeurs des bois, carles églises ne se rouvraient point encore. C’était latinterelle de quelque hutte de sabotier qui marquait lesheures et la fin du travail et de la journée. Mais pour MarieHecquet, cette femme antique, restée ferme de cœur dans la religionde ses pères et dans les souvenirs de son berceau, ces sept heuressonnant, n’importe où, étaient demeurées l’heure bénie quidescendait autrefois des clochers, à présent muets, dans lescampagnes, et qui conviaient à la prière du soir. Aussi, dèsqu’elle les entendit, elle laissa retomber au fond du baquet leslinges qu’elle tordait et qu’elle allait étendre au noisetiervoisin, et portant sa vieille main mouillée à ce front jaune commele buis aux yeux des hommes, mais pur comme l’or aux yeux de Dieu,elle se mit, la noble bonne femme, à réciter sonAngélus.

Ce qui doit nous sauver peut nous perdre. Ce signe de croix futson malheur.

Cinq Bleus, sortis à pas de loup de la forêt en face, s’étaientarrêtés sur le bord du chemin. Appuyés sur leurs fusils, éveillés,silencieux, l’œil plongeant dans toutes les directions de la route,ils guettaient çà et là, comme des chiens en train de battre lebuisson et de faire lever le gibier. Leur gibier à eux, c’était del’homme ! Ils chassaient au Chouan. Ils espéraient saisir,après leur récente défaite, quelques-uns de ces hardis partisanséparpillés dans le pays. Depuis quelques minutes déjà ils semontraient par signes, les uns aux autres, la chaumière ouverte dela mère Hecquet, dont le soir rougissait l’argile, et cette pauvrefemme qui savonnait à son seuil. Quand elle redressa son corpspenché sur son ouvrage pour faire le signe de la Rédemption, à cesigne qu’on leur avait appris à maudire, ils ne doutèrent plusqu’elle ne fût une Chouanne, et ils s’avancèrent sur elle enpoussant des cris.

« Hélas ! c’est des chauffeurs, – dit-elle. – Jésus !ayez pitié de nous !

– Brigande, – fit le chef de la troupe, – nous t’avons vuemarmotter ta prière : tu dois avoir des Chouans cachés dans tonchenil.

– Je n’ai que mon fils qui se meurt, – dit-elle, – et qui s’estblessé à la tête en revenant de la chasse. »

Et elle les suivit, pâle et tremblante, car ils s’étaient ruésdans la maison comme eût fait une troupe de sauvages.

Ils allèrent d’abord au lit, découvrirent avec leurs mainsbrutales le blessé dévoré de fièvre, et reculèrent presque envoyant cette tête enflée, hideuse, énorme, masquée de bandeletteset de sang séché.

« Cela ! ton fils ! – dit celui qui avait parlé déjà.– Pour ton fils, il a les mains bien blanches, – ajouta-t-il enrelevant avec le fourreau de son sabre une des mains du Chouan quipendait hors du lit. – Par la garde de mon briquet, tu mens,vieille ! C’est quelque blessé de la Fosse qui se sera traînéjusqu’ici, après la débâcle. Pourquoi ne l’as-tu pas laissémourir ? Tu mériterais que je te fisse fusiller à l’instantmême, ou que mes camarades et moi rôtissions avec les planches deton baquet les manches à balai qui te servent de jambes !Ramasser un pareil bétail ! Heureusement pour ta peau que lebrigand est diablement malade. Nos camarades l’ont arrangé de labelle manière, à ce qu’il paraît. Mille têtes de rois ! quellehure de sanglier égorgé ! Cela ne vaut pas la balle qui dortdans les canons de nos fusils. Nous épargnerons notre poudre et lelaisserons mourir tout seul. Nous avons bien nos sabres ; maisil ne sera pas dit que nous serons venus ici pour abréger sessouffrances en l’achevant d’un seul coup. Non, de parl’enfer ! Allons, la vieille bique ! donne-nous àboire ! As-tu du cidre ? que nous puissions trinquer à laRépublique en regardant agoniser ce brigand-là ! »

La malheureuse Marie Hecquet sentait ses ongles noircir deterreur à de telles paroles ; mais, refoulant en elle sesémotions, elle alla tirer d’un petit fût, placé au pied de son lit,le cidre demandé par le Bleu. Elle le plaça dans un pot d’étain,avec des godets de Monroc, son humble vaisselle, sur une table quela hache avait à peine dégrossie. Les cinq réquisitionnaires de laRépublique s’assirent sur le banc qui entoure toujours les pluspauvres tables normandes, et le pot, circulant, se remplit unedizaine de fois. Ils se souciaient fort peu de mettre à sec laprovision de la vieille femme ; et elle, trop contente devoir, à ce prix, leur attention détournée, allait et venait dans lachaumine, tantôt balayant l’aire, tantôt ranimant la cendre dufoyer, pour faire, comme la Baucis du poète, tiédirl’onde nécessaire au pansement du soir, quand sesterribles hôtes seraient partis. Les discours des Bleus, quis’exaltaient de plus en plus à force de parler et de boire,augmentaient encore les premières peurs de Marie Hecquet. Il semêlait de temps à autre à ces discours les noms funestes deRossignol et de Pierrot, de Pierrot surtout, ce Cacus dont lesférocités avaient le grandiose de sa force, et qui s’amusait àrompre, comme il eût rompu une branche d’arbre, les reins de sesprisonniers sur son genou. De pareils discours étaient bien dignes,du reste, de soldats irrités comme eux par le fanatisme et larésistance des guerres civiles, dont le caractère est d’êtreimpitoyable, comme tout ce qui tient aux convictions. Dépravés parces guerres implacables, ces cinq Bleus n’étaient point de cesnobles soldats de Hoche ou de Marceau que l’âme de leurs générauxsemblait animer. Tout vin a sa lie, toute armée ses goujats. Ilsétaient de ces goujats horribles qu’on retrouve dans les bas-fondsde toute guerre, de cette inévitable race de chacals qui viennentsouiller le sang qu’ils lapent, après que les lions ontpassé ! En un mot, c’étaient des traînards appartenant à cesbandes de chauffeurs alors si redoutées dans l’Ouest, lesquelles,par l’outrance de leurs barbaries, avaient appelé, il faut bien enconvenir, des représailles cruelles. Marie Hecquet avait entendusouvent parler de ces bandits à des voyageurs et à des fermiers.Elle se rappelait même une affreuse histoire que son fils, sabotierdans la forêt, et qui venait parfois la voir entre deux expéditionsnocturnes, lui avait dernièrement racontée avec l’indignation d’uneâme de Chouan révoltée. C’était l’histoire de ce seigneur dePontécoulant (je crois) dont, au matin, au soleil de l’aurore, onavait trouvé la tête coupée et déposée – immonde et insultanteraillerie ! – dans un pot de chambre, sur une des fenêtresplacées au levant de son château dévasté[2] .

De tels récits, de tels souvenirs jetaient leur reflet sur cesBleus sinistres et la faisaient frissonner, elle qui n’était nifaible ni folle, à chaque atroce plaisanterie de ces hommes buvantavec une joie de cannibales, auprès du lit de torture du Chouan. «C’est peut-être les assassins de Pontécoulant », pensait-elle. Lanuit s’avançait. Fut-ce l’influence de ces ombres et de cesténèbres, car la nuit couve les forfaits dans les cœurs scélérats,fut-ce plutôt l’échauffement de l’ivresse, ou encore l’odieuxremords qui s’élève dans les âmes perverses quand elles ontsuspendu l’accomplissement d’un crime ou laissé là quelqueépouvantable dessein, qui le sait ?… mais, à mesure que lanuit tomba plus noire sur la chaumière, les pensées de vengeance etde sang reprirent ces Bleus et montèrent dans leurs cœurs. LeChouan, renversé sur son grabat, expirait sans pouvoir même crierde douleur. Les bandages qui liaient son visage fracassé appuyaientsur sa bouche un silence pesant comme un mur. Il ne gémissait pas,mais sa respiration entrecoupée, ce râle permanent et sourd, qu’onentendait dans ce coin de chaumière obscur, et sur lequel,incessant, éternel, funèbre, se détachaient les éclats de la voixet du rire des Bleus, tout cela leur fit sans doute l’effet du défid’un ennemi par terre, d’une dernière morsure au talon, comme ladouleur vaincue en imprime parfois, de sa bouche mourante, au piedbrutal de la Victoire.

« Ce Chouan m’ennuie, à la fin, avec son râle ! – dit lechef des cinq, – et la tentation me prend de l’envoyer à tous lesdiables avant de partir !

– Tope ! – fit un autre, peut-être le plus repoussant de latroupe : une tête écrasée et livide, aux tempes de vipère, sortantd’une énorme cravate lie-de-vin, métamorphosée pour le moment envalise, car elle contenait une chemise de rechange, volée la veilleà un curé ; cet homme, c’était l’horrible et le bouffonréunis. – Tope, sergent ! – répéta-t-il d’une voix enrouée, –c’est parler en homme, ça. Tuons ce Chouan après cette chopine, carnous ne pouvons boire ici jusqu’à demain matin. Mais comment letuer ? Tu le disais tout à l’heure, citoyen sergent, lesflambards des Colonnes Infernales ne sont pas venus ici pourabréger les souffrances d’une chouanaille qui jouit en ce moment detous les avant-goûts de l’enfer, s’il y en a un. Il faudrait luiinventer une agonie qui lui procurerait, avant la culbutedéfinitive, l’enfer tout entier !

– Par le diable et ses cornes ! tu as raison,Sifflet-de-voleur. – Le Bleu, en effet, avait le nez taillé encette aimable forme, et il en tirait son nom de guerre. – Il fautle tuer, comme dit le capitaine Morisset, avecl’intelligence de la chose. Jevous forme en conseil de guerre, citoyens, pour délibérer sur legenre de mort qu’il convient d’infliger à ce brigand-là !»

Et ils remplirent leurs cinq godets de Monroc comme pours’inspirer.

L’infortunée Marie Hecquet voulut intervenir au nom de tous lessentiments naturels soulevés dans son cœur. Elle implora, avec desparoles de feu et des larmes, ces cinq hommes sourds à toute pitié.C’était à croire ce qu’elle leur avait dit d’abord, qu’elle étaitla mère du blessé, tant elle fut pathétique dans ses discours, sonaction, sa manière de les supplier ! Mais tout fut vain.

« Te tairas-tu, brigande ! – fit l’un deux en lui envoyantun coup de crosse de son fusil dans les reins.

– Empare-toi de cette vieille sorcière, Sans-Façon, reprit lesergent, – et fais-lui un bâillon de la poignée de ton sabre pourqu’elle ne trouble pas les délibérations du conseil de guerre parses cris ! »

Mais la femme du peuple, qui ne craint pas sa peine, et qui saitmettre, comme on dit, la main àla pâte, eut en Marie Hecquet un derniermouvement d’énergie, trahi, hélas ! par la vieillesse. Quandelle vit venir le Bleu à elle, elle voulut prendre un tison allumédans l’âtre, pour se défendre contre l’outrageante agression, mais,avant qu’elle eût pu saisir l’arme qu’elle cherchait, il l’avaitdéjà terrassée, et il la contenait.

« Maintenant, citoyens, – dit le sergent, – délibérons. »

Et ils délibérèrent. Dix genres de mort différente furentproposés ; dix affreuses variétés du martyre !

La plume se refuse à tracer ce chaos de pensées de bourreaux endélire, ce casse-tête de propositions effroyables qui se mêlèrenten s’entrechoquant. Le chef de ces bandits eut le dégoût de lahideuse verve et de l’anarchie de son conseil, où, comme dans toutconseil, chaque avis voulait prévaloir.

« Nous sommes des imbéciles ! – cria-t-il en fermant ladiscussion par un coup de poing sur la table. – Tout considéré, jen’ai jamais été d’avis de tuer ce Chouan, qui, dans l’état où ilest, serait trop heureux de mourir. Mais voici mes adieux à sadamnée carcasse. Regardez ! »

Il marcha au lit du Chouan et, saisissant avec ses ongles lesligatures de son visage, il les arracha d’une telle force qu’ellescraquèrent, se rompirent, et durent ramener à leurs tronçons brisésdes morceaux de chair vive enlevés aux blessures qui commençaient àse fermer. On entendit tout cela plutôt qu’on ne le vit, car lanuit était tout à fait tombée, mais ce fut quelque chose de siaffreux à entendre que Marie Hecquet s’évanouit.

Un rugissement rauque qui n’avait plus rien de l’homme sortit,non plus de la poitrine du blessé, mais comme de la profondeur deses flancs. C’était la puissance de la vie forcée par la douleurdans son dernier repaire et qui poussait un dernier cri.

« Et maintenant, – dit l’exécrable sergent des ColonnesInfernales, – salons le Chouan avec du feu ! »

Et tous les cinq prirent de la braise rouge dans l’âtre embrasé,et ils en saupoudrèrent ce visage, qui n’était plus un visage. Lefeu s’éteignit dans le sang, la braise rouge disparut dans cesplaies comme si on l’eût jetée dans un crible.

« Qu’il vive maintenant, s’il peut vivre, – dit le sergent, – etque la vieille fasse sa lessive, si elle veut ! Laissons-lescomme les voilà, à tous les diables ! Voici la nuit ; onn’y voit pas son poing devant soi, dans cette cahute, depuis quenous avons pris le feu pour cuire la grillade de ce Chouan. Il fautpartir. Haut les fusils, camarades, et en avant !… »

Et ils s’en allèrent. Qu’arriva-t-il après leur départ ? untel détail n’importe guère à cette histoire. Qu’on sache seulementque le Chouan défiguré ne mourut pas. Le rayonnement des balles del’espingole lui avait sauvé la vie. L’enflure du visage, quicachait ses yeux quand les Bleus poudrèrent ses plaies avec du feu,le sauva de la cécité. Après la guerre de la Chouannerie, etlorsqu’on rouvrit les églises, on le vit un jour se dresser dansune stalle, aux vêpres de Blanchelande, enveloppé dans un capuchonnoir. C’était l’ancien moine de l’abbaye dévastée : le fameux abbéde La Croix-Jugan.

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