L’Ensorcelée

Chapitre 16

 

Pour l’abbé de La Croix-Jugan, la légende vint aprèsl’histoire.

« J’avoue, – dis-je à l’herbager cotentinais quand il eut finison récit tragique, – j’avoue que voilà d’étranges et d’horribleschoses ; mais quel rapport, maître Louis Tainnebouy, cettemesse de Pâques a-t-elle avec celle que nous avons entendue sonneril y a deux heures, et que vous avez nommée la messe de l’abbé deLa Croix-Jugan ?

– Quel rapport il y a, Monsieur ? – fit maître Tainnebouy,– il n’est pas bien difficile de l’apercevoir après ce que j’aitant ouï raconter…

– Et qu’avez-vous donc entendu, maître Louis ? –repartis-je, – car je veux, puisque vous m’en avez tant dit, toutsavoir de ce qui tient à l’histoire de l’abbé de LaCroix-Jugan.

– Vous êtes dans votre droit, Monsieur, – fit le Cotentinais,dont la parole n’avait pas le même degré de vivacité qu’elle avaitquand il me racontait son histoire. – D’ailleurs, vous avez entendules neuf coups de Blanchelande, il faut bien que vous sachiezpourquoi ils ont sonné. Puisque je vous ai dit tout ceci, il fautbien que j’achève, quoique p’t-être il aurait mieux valu ne pascommencer. »

Il était évident que le fermier du Mont-de-Rauville, cette bonnetête si raisonnable, si calme et d’un sens si affermi par lapratique de la vie, était la proie d’une terreur secrète, quivenait sans doute de l’enfant qu’il avait perdu au berceau aprèsavoir entendu sonner les neuf coups de Blanchelande, et que, danstous les cas, pour une raison ou pour une autre, il se repentaitd’avoir comméré sur les morts.

Il surmonta pourtant sa répugnance, et il reprit : « Il y avaitun an, jour pour jour, que l’abbé de La Croix-Jugan était décédé :on était donc au jour de Pâques de l’année ensuivant. L’années’était passée à beaucoup causer de lui et à la veilléedans les fermes, et en revenant, sur le tard, des foires et desmarchés, et Partout…

« C’était une dierie qui ne finissait pas, et dont j’aieu moi-même les oreilles diantrement battues et rebattues dans majeunesse. Que oui, cette dierie a durélongtemps !

« J’ai vu, dans ces époques-là, et à Lessay, un tauret blanc quiavait des cornes noires entrelacées et recourbées sur son muflecomme l’ancien capuchon du moine, et qu’on appelait pour cetteraison le moine deBlanchelande, tant on était imbu de l’histoire de l’abbéde La Croix-Jugan ! Le surnom, du reste, avait porté malheur àla bête, car elle s’était éventrée sur le pieu ferré d’une barrièredans un accès de fureur, et d’aucuns disaient qu’on avait eu tortet grand tort, et qu’on en avait été puni, d’avoir donné à unanimal un surnom qui avait été le nom d’un prêtre.

« On était donc au jour de Pâques, et M. le curé Caillemer avaitrecommandé au prône du matin cet abbé de La Croix-Jugan, dont lamort avant tant épanté Blanchelande. Les esprits étaientplus pleins de lui que jamais.

« Pierre Cloud, ce compagnon à Dussaucey le forgeron, qui avaittant versé de taupettes à Le Hardouey le soir qu’il rentraau Clos pour n’y pas retrouver sa femme, s’en revenait de Lessay,où il avait passé la journée et où il s’était attardé un peu trop àpinter avec de bons garçons… Mais il n’en avait pas prisassez pour ne pas voir sa route ; et d’ailleurs ceux qui l’ontaccusé d’avoir un coup de soleil dans les yeux sont depuis convenusqu’il avait dit la pure et sainte vérité, et que ses yeux n’avaientpas été égalués.

« Il faisait une nuitée noire comme suie, mais beau temps toutde même, et Pierre Cloud marchait bien tranquille et p’t-être detous les gens de Blanchelande celui qui pensait le moins à l’abbéde La Croix-Jugan. Il était parti de la veille au soir et n’avait,par conséquent, pas assisté au prône du curé Caillemer, ni entenduparler dans les cabarets de Blanchelande, comme on en parlait cejour-là, de l’ancien moine, assassiné il y avait juste un an… Or,comme il n’était pas loin du cimetière, qu’il était obligé detraverser pour arriver au bourg, et qu’il longeait la haie d’épinesplantée sur le mur du jardin d’Amant Hébert, le gros liquoriste dubourg, qui fournissait à tous les prêtres du canton, il entenditsonner ces neuf coups de cloche que j’avons, c’te nuit, entendussonner dans la lande, et il s’arrêta, comme vous itou vous avezfait, Monsieur.

« J’ai entendu dire à lui-même que ces neuf coups lui figèrentsa sueur au dos et qu’il se laissa choir par terre, faites excuse,Monsieur, comme si le battant de la cloche lui était tombé sur latête, dru comme sur l’enclume le marteau !

« Mais comme la cloche se tut et ne rebougea plus, et qu’il nepouvait rester là jusqu’au jour pendant que sa femme l’espérait aulogis, il crut avoir trop levé le coude avec les amis de Lessay, etil se remit en route pour Blanchelande, quand, arrivé à l’échalierdu cimetière, il sentit un diable de tremblement dans ses molletset r’marqua une grande lumière qui éclairait les trois fenêtres duchœur de l’église.

« Il pensa d’abord que c’était la lampe qui envoyait c’te lueuraux vitres ; mais la lampe ne pouvait pas donner une clarté sirouge « qu’elle ressemblait au feu de ma forge », me dit-il quandj’en devisâmes tous les deux. Ces vitraux qui flamboyaient luifirent croire qu’il n’avait pas rêvé quand il avait entendu lacloche :

« Je ne suis pas pus aveugle que jodu, – pensa-t-il. –Qué qu’il y a donc dans l’église, à pareille heure, pour qu’il ybrille une telle lumière, d’autant qu’elle est silencieuse, lavieille église, comme après complies, et que les autres fenêtres deses bas-côtés ne laissent passer brin de clarté ? J’ sommesentre le dimanche et le lundi de Pâques, mais i’ se commence à êtretard pour le Salut. Qué qu’il y a donc ? »

« Et il restait effarouché sur son échalier, guettant, sur lesherbes des tombes qu’elle rougissait, c’te lueur violente quiallait p’t-être casser en mille pièces les vitraux tout contrelesquels elle paraissait allumée…

« Mais, tiens ! – dit-il, – les prêtres ont des idées àeux, qui ne sont pas comme les autres. Qu’est-ce qui sait ce qu’ilsforgent dans l’église à c’te heure où l’on dort partout ? Jeveux vais à cha ! »

« Et i’ dévala de l’échalier et s’avança résolument tout près duportail.

« Je vous l’ai dit, Monsieur ; c’était l’ancien portailarraché aux décombres de l’abbaye. Les Bleus l’avaient percé deplus d’une balle, il était criblé de trous par lesquels on pouvaitajuster son œil. Pierre Cloud y guetta donc, comme il avait guettétant de fois, en rôdant par là, le dimanche, quand il voulaitsavoir où l’on en était de la messe, et alors il vit une chose quilui dressa le poil sur le corps, comme à un hérisson saisi par unecouleuvre. Il vit, nettement, par le dos, l’abbé de La Croix-Jugandebout au pied du maître-autel. Il n’y avait personne dansl’église, noire comme un bois, avec ses colonnes. Mais l’autelétait éclairé, et c’était la lueur des flambeaux qui faisait cerouge des fenêtres que Pierre Cloud avait aperçu de l’échalier.L’abbé de La Croix-Jugan était, comme il y avait un an à pareiljour, sans capuchon et la tête nue ; mais cette tête, dontPierre Cloud ne voyait en ce moment que la nuque, avait du sang àla tonsure, et ce sang, qui plaquait aussi la chasuble, n’était pasfrais et coulant, comme il était, il y avait un an, lorsque lesprêtres l’avaient emporté dans leurs bras.

« Je ne me souviens pas – disait Pierre Cloud – d’avoir eujamais bien grand-peur dans ma vie, mais cette fois j’étaisépanté. J’entendais une voix qui me disait tout bas : – Env’là assez, garçon ! et qui m’ conseillait de m’en aller. Maisj’étais fiché comme un poteau en terre, à ce damné portail, etj’étais ardé du désir de voir… Il n’y avait que lui àl’autel… Ni répondant, ni diacre, ni chœuret. Il étaitseul. Il sonna lui-même la clochette d’argent qui était sur lesmarches quand il commença l’Introïbo. Il se répondait à lui-mêmecomme s’il avait été deux personnages ! Au Kyrieeleison, il ne chanta pas… C’était une messe basse qu’ildisait… et il allait vite. Moi, je ne pensais rien qu’à regarder.Toute ma vie se ramassait dans ce trou de portail… Tout à coup, aupremier Dominus vobiscum qui l’obligea à seretourner, je fus forcé de me fourrer les doigts dans les trous quivironnaient celui par lequel je guettais, pour ne pastomber à la renverse… Je vis que sa face était encore plus horriblequ’elle n’avait été de son vivant, car elle était toute semblable àcelles qui roulent dans les cimetières quand on creuse les vieillesfosses et qu’on y déterre d’anciens os. Seulement les blessures quiavaient foui la face de l’abbé étaient engravéesdans ses os. Les yeux seuls y étaient vivants, comme dans une têtede chair, et ils brûlaient comme deux chandelles. Ah ! je crusqu’ils voyaient mon œil à travers le trou du portail, et que leurfeu allait m’éborgner en me brûlant… Mais j’étais endiablé de voirjusqu’au bout… et je regardais ! Il continua de marmotter saprière, se répondant toujours et sonnant aux endroits où il fallaitsonner ; mais pus il s’avançait, pus il se troublait… Ils’embarrassait, il s’arrêtait… On eût gagé qu’il avait oublié sascience… Vère ! i’ n’ savait pus ! Néanmoins il allaitencore, buttant à tout mot comme un bègue, et reprenant… , quand,arrivé à la préface, il s’arrêta court… Il prit sa tête demort dans ses mains d’esquelette, comme un homme perdu qui chercheà se rappeler une chose qui peut le sauver et qui ne se la rappellepas ! Une espèce de courroux lui creva la poitrine…Il voulut consacrer, mais il laissa choir le calice sur l’autel… Ille touchait comme s’il lui eût dévoré les mains. Il avait l’air dedevenir fou. Vère ! un mort fou ! Est-ce que les mortspeuvent devenir fous jamais ? Ch’était pus qu’horrible !J’m’attendais à voir le démon sortir de dessous l’autel, se jetersur lui et le remporter ! Les dernières fois qu’il seretourna, il avait des larmes, de grosses larmes qui ressemblaientà du plomb fondu, le long de son visage. Il pleurait, ah !mais il pleurait comme s’il avait été vivant ! C’est Dieu quile punit, – me dis-je, – et quelle punition !… Et lesmauvaises pensées me revinrent : vous savez, toutes cesaffreusetés qu’on avait traînées sur la renommée de ceprêtre et de Jeanne Le Hardouey. Sans doute qu’il était damné, maisil souffrait à faire pitié au démon lui-même. Vère ! par saintPaterne, évêque d’Avranches, c’était pis pour lui que l’enfer, c’temesse qu’il s’entêtait à achever et qui lui tournait dans lamémoire et sur les lèvres ! Il en avait comme une manière desueur de sang mêlée à ses larmes qui ruisselaient, éclairées parles cierges, sur sa face et presque sur sa poitrine, comme du plombdans la rigole d’un moule à balles ou du vitriol. Quand je vousdirais qu’il recommença pus de vingt fois c’te messe impossible, j’ne vous mentirais pas. Il s’y épuisait. Il en avait labroue à la bouche comme un homme qui tombe de hautmal ; mais il ne tombait pas, il restait droit. Il priaittoujours, mais il brouillait toujours sa messe, et, de temps entemps, il tordait ses bras au-dessus de sa tête et les dressaitvers le tabernacle comme deux tenailles, comme s’il eût demandégrâce à un Dieu irrité qui n’écoutait pas !

« J’étais si appréhendé par un tel spectacle que je ne m’enallai point. J’oubliai tout, ma femme qui attendait, l’heure qu’ilétait, et je restai collé à ce portail jusqu’au jour… Car il n’yeut qu’au jour que ce terrible diseur de messe rentra dans lasacristie, toujours pleurant, et sans avoir jamais pu aller plusloin que la Consécration… Les portes de la sacristie s’ouvrirentd’elles-mêmes devant lui, en tournant lentement sur leurs gondscomme s’ils avaient été de laine huilée… Les cierges s’éteignirent,comme les portes de la sacristie s’étaient ouvertes, sanspersonne ! La nef commençait de blanchir. Tout était, dansl’église, tranquille et comme à l’ordinaire. Je m’en allaide delà, moulu de corps et d’esprit… et de toutcha je ne dis mot à ma femme. C’est pus tard que j’encausai pour ma part, parce qu’on en causait dansla paroisse. Un matin, le sacristain Grouard avait, à l’ouverture,trouvé dans les bénitiers des portes l’eau bénite qui bouillait, enfumant, comme du goudron. Ce ne fut que peu à peu qu’elle s’apaisaet se refroidit ; mais il paraît que pendant la messe de ceprêtre maudit, elle bouillait toujours ! »

« Tel fut le dire de Pierre Cloud lui-même, – ajouta maîtreLouis Tainnebouy, dont la voix avait subi, en me les répétant, lesmêmes altérations que quand il avait commencé de me parler de cettemesse nocturne, – et voilà, Monsieur, ce qu’on appelle la messe del’abbé de La Croix-Jugan ! »

J’avoue que cette dernière partie de l’histoire, cette expiationsurnaturelle, me sembla plus tragique que l’histoire elle-même.Était-ce l’heure à laquelle un croyant à cette épouvantable visionme la racontait ? Était-ce le théâtre de cette dramatiquehistoire, que nous foulions alors sous nos pieds ? Étaient-celes neuf coups entendus et dont les ondes sonores frappaient encoreà nos oreilles et versaient par là le froid à nos cœurs ?Était-ce enfin tout cela combiné et confondu en moi qui m’associaità l’impression vraie de cet homme si robuste de corps etd’esprit ? Mais je conviens que je cessai d’être un instant duXIXe siècle, et que je crus à tout ce que m’avait dit Tainnebouy,comme il y croyait.

Plus tard, j’ai voulu me justifier ma croyance, par une suitedes habitudes et des manies de ce triste temps, et je revins vivrequelques mois dans les environs de Blanchelande. J’étais déterminéà passer une nuit aux trous du portail, comme Pierre Cloud, leforgeron, et à voir de mes yeux ce qu’il avait vu. Mais comme lesépoques étaient fort irrégulières et distantes auxquelles sonnaientles neuf coups de la messe de l’abbé de La Croix-Jugan, quoiqu’onles entendît retentir parfois encore, me dirent les anciens dupays, mes affaires m’ayant obligé à quitter la contrée, je ne pusjamais réaliser mon projet.

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