L’Ensorcelée

Chapitre 5

 

Pour bien comprendre cette préoccupation nouvelle, si soudaineet si diabolique, dont elle devait plus tard être la victime, ilfaut dire ce qu’était alors Jeanne-Madelaine de Feuardent, femmepar mariage de maître Thomas Le Hardouey.

C’était une femme dans la fleur mûrie de la jeunesse, active,courageuse, et de ce sens droit, perçant et supérieur, qu’onrencontre dans une grande quantité de femmes de Normandie, la terreclassique de cette forte race de ménagères qui entendent si bien legouvernement du logis. Il fallait qu’elle inspirât beaucoupd’estime dans la contrée, car, quoique riche, et d’une richesse malacquise par Thomas Le Hardouey, qui passait pour un homme violentet rusé, on ne la haïssait pas.

On savait la distinguer de son mari quand on en parlait. À elle,on ne lui reprochait rien, si ce n’est un peu de hauteur quand onpensait à son mariage, mais qu’on lui pardonnait quand on pensait àsa naissance. Les Feuardent avaient été une famille puissante.

Des fautes, des malheurs, des passions, cette triple cause detous les renversements de ce monde, avaient, depuis plusieurssiècles, poussé, de générations en générations, les Feuardent à uneruine complète. Avant que 1789 éclatât, cette ruine étaitconsommée.

Jeanne-Madelaine de Feuardent, le dernier rejeton du vieux chênenormand déraciné, orpheline à la merci du sort, fut recueillie parla famille des Aveline, qui avait de grandes obligations auxFeuardent, et qui l’éleva avec ses autres enfants comme un enfantde plus. Sans cela, elle aurait pu aller rejoindre dans leur misèreces marquis de Pottigny, « que j’ai vus aux portes, Monsieur !» me disait maître Louis Tainnebouy avec une espèce d’horreurreligieuse, mourant éclat de cette flamme divine du respect desraces, éteinte maintenant dans tous les cœurs et qui brillaitencore dans ce dernier peut-être des paysans d’autrefois !

Les Aveline (Aveline de la Saussaye, comme ils se faisaientappeler) étaient de ces bourgeois d’un honneur antique, qui, sousl’ancienne monarchie française, étaient les nobles du lendemain,car la noblesse finissait toujours par leur ouvrir son sein, en lesinvertissant de certaines charges, grave initiation à la viepublique, qu’on ne définissait point comme aujourd’hui : legouvernement de tous par tous, – ce qui est impossible et absurde,– mais le gouvernement de tous par quelques-uns, ce qui estpossible, moral et intelligent. Jeanne-Madelaine de Feuardent pritsa part d’une éducation aussi cultivée qu’elle pouvait l’être à lacampagne et à cette époque, mais qui l’était trop encore pour lavie qui devait lui échoir. Ce qui eût convenu à la file desFeuardent ne devenait-il pas un danger pour une femme dont ladestinée n’était pas au niveau du nom !… Quand elle atteignitl’âge nubile, la Révolution était finie, et les enfants desAveline, élevés avec elle, mariés et dispersés dans les environs,la laissèrent seule avec leurs vieux parents, qui, se voyant aubord de leurs tombes, songèrent aussi à l’établir. Maître LeHardouey se présenta, et, comme il n’avait pas encore taché saréputation d’honnête homme en achetant du bien d’émigré, lesAveline appuyèrent sa recherche auprès de leur fille d’adoption.Cependant Jeanne-Madelaine n’aimait guères son prétendu. Le sangdes Feuardent bouillonnait dans ce cœur vierge à l’idée d’épouserun paysan et un homme comme maître Thomas Le Hardouey, beaucoupplus âgé qu’elle et d’une rudesse de mœurs et de caractère quichoquait ses instincts délicats de jeune fille. Elle ne l’agréadonc point tout d’abord. Il fallut même le cruel empire descirconstances pour la décider, non pas à donner sa main, mais à sela laisser prendre par cet homme pour qui elle n’éprouvait que del’éloignement. La prévoyance, cette sévère conseillère, laprévoyance, ce sentiment si profondément normand, lui montral’avenir dans toute sa sombre et inquiétante réalité. Les Avelinepouvaient mourir d’un instant à l’autre, et alors quedeviendrait-elle ? La Révolution avait détruit ces couvents,asiles naturels des filles nobles sans fortune, dont la fierté nevoulait pas souffrir la honte forcée d’une mésalliance.

Quelle ressource devait lui rester ? Serait-elle obligéed’aller comme ouvrière à la journée, ou,ce qui serait pire encore, d’entrer quelque part encondition ?… Une telle pensée navrait son courage. Elle sesouvenait aussi de sa mère, qui était une plébéienne, et voilàcomment, les dernières fiertés de son cœur vaincues, elle détournala tête et se laissa épouser.

Car sa mère, cetteLouisine-à-la-hache, commel’avait appelée Nônon Cocouan, était la première mésalliance de cesFeuardent dont elle portait le nom et qui devaient à jamaiss’éteindre en elle. Elle, Jeanne-Madelaine, serait la seconde, maisce serait la dernière.

En effet, son père, le seigneur de Feuardent, avait couronné unevie d’excès et de folies par un mariage qui l’avait mis, comme ondit, au ban de toute la noblesse du pays.

Il avait épousé, dans l’âge où les passions des hommes quifurent longtemps passionnés contractent je ne sais quoi de plusimpérieux et de plus désordonné que dans la superficielle jeunesse,la fille d’un simple garde-chasse d’un seigneur de ses amis, sonvoisin de terre, le seigneur de Sang-d’Aiglon, vicomte deHaut-Mesnil. Cet ami, ce Sang-d’Aiglon de Haut-Mesnil, était unhomme beaucoup plus taré et décrié que jamais ne l’avaient été lesFeuardent. Il a laissé dans le pays des souvenirs tels que, si onles remue encore aujourd’hui dans l’esprit des générations quientendirent parler de cet homme à leurs pères, il en sort ou le feud’une imprécation ou la pâleur glacée de l’effroi.

Pendant vingt ans il avait été l’horreur et la désolation de lacontrée. Dernier venu d’une race faite pour les grandes choses,mais qui, décrépite, et physiologiquement toujours puissante,finissait en lui par une immense perversité, il était duelliste,débauché, impie, contempteur de toutes les lois divines ethumaines ; il avait enfin tous les vices qui peuvent tenir enfaisceau dans un lien de fer sans le fausser, car son âme en étaitun que la plus épouvantable corruption ne put amollir.

On disait que la fille de son garde, le vieux Dagoury, le fameuxsonneur de trompe qui sonnait toujours dans une chasse et faussaitles meilleurs instruments avec son souffle de fer rougi, si bienqu’on prétendait qu’il avait fait un pacte avec le Diable pourpouvoir sonner de cette force-là ! oui, on disait que la fillede Dagoury était la sienne, et la dissolution des mœurs du maîtreexpliquait bien la honte du valet. Cette fille était la belleLouisine. Ce qui autorisait encore de pareils bruits, c’est queLouisine n’était point traitée au château de Haut-Mesnil comme lafille d’un serviteur. Elle y jouissait d’une position étrange,exceptionnelle, osée, depuis le jour surtout où elle avait conquis,par une intrépidité étonnante dans une si jeune enfant, ce nomsingulier deLouisine-à-la-hache qu’elleporta jusqu’à sa mort. Voici le fait en quelques mots :

Un jour, un dimanche, tous les gens du village étaient à lagrand-messe, et depuis une semaine Ruffin Dagoury chassait lesanglier avec son maître dans les forêts des environs.

Il n’y avait que Louisine au château. C’était d’autant plusimprudent de le faire garder par une fille dequinze ans, qu’à cette époque le pays était infesté par une troupede brigands fort redoutables. Mais c’est aussi un traitcaractéristique de la Normandie que la téméraire sécurité de cepays qui tient tant à sonfait, comme il dit dans son langage antique et populaire,et qui ne songe à le défendre que quand on a littéralementla main dessus.

Ainsi, dans mon enfance, j’ai vu des fermiers isolés, n’ayantdes voisins qu’à une lieue de là, coucher tranquillement, la porteouverte. On s’y croyait toujours au temps de Rollon. La Louisine,avec ses quinze ans, n’était qu’une amorce de plus, une odeur dechair fraîche pour les misérables vagabonds qui couraient,pillaient, et parfois incendiaient le pays.

Mais, de son pays plus que personne, elle n’y songeait guères,ce jour-là. Elle allait et venait dans la cuisine. Et comme elletaillait un de ces énormes morceaux de pain bis que l’on appelle unmousquetaire et qu’elle appuyait contre son sein rond et calme,voilà qu’un mendiant poussa la porte et lui demanda la charité.

« Entrez, mon bonhomme, – lui dit-elle, – et asseyez-vous sur lebanc. Je taille la soupe, elle sera bientôt trempée, et je vous endonnerai plein votre écuelle. »

Le pauvre s’assit en geignant, et Louisine continua de vaqueraux soins du ménage.

Mais, dans l’entre-deux de ces soins, comme elle était passéedans une pièce voisine, elle vit dans la mirette, devantlaquelle elle ajusta son tour de gorge des dimanches, le mendiantqui rattachait sa fausse barbe grise ; et ce fut alors quel’idée des vols et des assassinats dont on parlait tant dans lepays lui revint.

« On n’est pas encore au sacrement de la messe, – pensa-t-elle,– et, sans doute, ce mendiant n’est pas seul. »

Comme elle sentait qu’elle devenait pâle, elle alla au feu ets’y pencha, pour que la chaleur fit remonter le sang à ses joues.Bientôt elle enleva la marmite à bras tendu et la porta fumantedans la pièce où elle était allée déjà, et en referma la porte.Après qu’elle eut versé la soupe dans un plat de terre où elleavait coupé le pain par tranches, elle regarda encore une fois bienfurtivement par la serrure, comme elle avait fait dans la mirette,et elle vit le mendiant qui ouvrait un grand couteau par-dessous latable auprès de laquelle il s’était assis. Alors, avec cesang-froid de la tête que ne troublent pas les plus impétueusespalpitations de nos cœurs, elle coucha une hache sur le pli de sonbras nu, et prenant avec les deux mains le vase de terre danslequel la soupe bouillait :

« Bonhomme ! – cria-t-elle à travers la porte, – voicivotre soupe ; mais j’ai les deux mains chargées,ouvrez-moi ! »

Le brigand, son couteau à la main, vint lui ouvrir pour se jetersur elle ; mais, cruelle jusque dans sa vaillance, elle luijeta dans les yeux cette soupe bouillante qui l’aveugla et le fithurler de douleur. Puis, saisissant la hache au pli de son bras,elle l’en frappa dans le front, adroite comme un boucher qui frappele bœuf entre les cornes et l’abat, le front fendu, d’un seul coup.Elle laissa la hache dans la blessure et sauta par-dessus le corpsdu bandit, tombé dans une mare de sang, comme elle eût sauté unetouffe d’églantiers au bout d’un buisson. Elle respirait toutes lesqualités de son pays dans son action.

Prévoyante autant qu’inspirée, elle ferma la porte au verrou,poussa contre cette porte la grosse table de la cuisine, et,décrochant le fusil de son père au manteau de la cheminée, ellemonta en haut, sans plus s’inquiéter de ce corpsvautré dans son sang et qui râlait son agonie. Une fois montée,elle arma son fusil, ouvrit la fenêtre, et attendit.

Deux brigands parurent. Ils allèrent d’abord à cette porte,qu’ils trouvèrent fermée, à leur grand étonnement ; puis,levant les yeux, ils l’aperçurent.

« Ouvre-nous la porte, fillette ! » – lui crièrent-ils.

Mais la fillette les coucha en joue et les menaça de faire feus’ils ne se retiraient pas. Eux se moquèrent de cette jeunesse, et,comme ils essayaient de forcer la porte, l’un d’eux tomba frappédans le cœur. L’autre crut venger son complice en envoyant uneballe à cette jeune fille, qui rechargeait le fusil de son père. Laballe emporta la coiffe de linon de Louisine, qui resta décoiffée,et que les gens du château, en revenant de la messe, trouvèrent àla fenêtre, son fusil armé, les joues aussi ardentes que le rubande fil rouge qui retenait à sa tête son abondant chignon, blondcomme une gerbe d’épis mûrs.

Le brigand s’était sauvé, et, s’il y en avait d’autres dans levoisinage, la fin de la messe s’avançant, ils n’avaient pas osévenir.

C’était depuis cette aventure mémorable que la Louisine avaitété traitée au château comme une enfant gâtée, ou comme une sultanefavorite. Cette mâle intrépidité dans une fillette, cette enfant àqui il ne fallait peut-être, pour être une héroïne, que l’occasionhistorique, cette Jeanne Hachette obscure, qui n’avait pas tous lesyeux d’une ville sur elle pour lui décharger dans le cœur les chocsélectriques du courage, fut l’objet de l’enthousiasme des amis duvicomte de Haut-Mesnil, de ces nobles qui, à travers leurs vices,n’avaient qu’une vertu restée fidèle, la vertu du sang, labravoure. Remy de Sang-d’Aiglon crut sans doute reconnaître uneinspiration de sa race dans le courage de cette enfant, et sentitsa paternité longtemps muette se réveiller par les tressaillementsde l’orgueil.

Il fit asseoir Louisine à sa table et lui donna, malgré sajeunesse, la haute main et la surveillance du château. Souvent ill’emmena dans ses parties de chasse. Il aimait à la voir abattre unsanglier aussi bien que lui, et monter avec l’adresse hardie d’uneCotentinaise les chevaux les plus jeunes et les plus fringants. Àcoup sûr, si Louisine avait eu l’âme faible, c’eût été pour elleune mauvaise école que le château de Haut-Mesnil, que ces festinsqu’elle présidait au retour des chasses, et dont les convives yamenaient des femmes sans vertu et se gênaient d’autant moinsqu’elle n’était pas une demoiselle, une fille de leurrang, et que tout le leur rappelait, même le costume deLouisine-à-la-hache ; car elle avait gardé son bavolet etcette fière coiffe de la conquête, abandonnée aux paysannes enNormandie, mais qui n’en est pas moins digne de la tête d’une fillede roi. Heureusement Louisine, qui n’avait plus de mère, était decette famille d’êtres forts qui s’élèvent seuls, et dont Dieu asculpté la lèvre de manière à trouver de quoi boire aux mamelles deBronze de la Nécessité.

Elle sut imposer un respect qu’ils ne connaissaient plus auxhommes sans frein dont elle était entourée. Elle inspira même àquelques-uns d’entre eux de ces passions d’âmes inassouvies qui sesoulèvent avec les rages du vieux Tibère à Caprée, contre leurpropre assouvissement.

On le conçoit. La jeune fille en elle voilait l’amazone de sestimidités rougissantes.

C’était un piquant mélange que cette combinaison d’intrépiditéet de suave faiblesse dans cette jeune et innocente meurtrière dedeux hommes, que ces quelques gouttes d’un sang fièrement versé,retrouvées sur ses bras, plus frais que la fleur des pêchers !C’était un goût nouveau qu’aurait ce breuvage dans leur verre, àces blasés de gentilshommes, à ces satrapes usés dejouissances ; et plus d’une fois ils voulurent l’y fairecouler ! Mais Louisine-à-la-hache, on l’a vu, savait sedéfendre, et elle se défendit si bien que Loup de Feuardent, quin’avait plus guères qu’un débris de fortune et à qui nulle femme dehobereau bas-normand n’aurait voulu donner sa fille, ayant conçupour elle une passion irrésistible, mit cette tache dans son blasonet l’épousa.

Telle avait été la mère de Jeanne, cette célèbreLouisine-à-la-hache, à qui Jeanne ressemblait, disaient ceux quil’avaient connue. Louisine était morte bien peu de temps après lanaissance de sa fille. Le pied d’un cheval furieux brisa ce cœurqui battait dans une poitrine digne d’allaiter des héros, et broyace beau sein dont jamais nulle passion mauvaise n’avait altéré lelait pur. Louisine avait transmis à sa fille la force d’âme quirespirait en elle comme un souffle de divinité ; mais, pour lemalheur de Jeanne-Madelaine, il s’y mêlait le sang des Feuardent,d’une race vieillie, ardente autrefois comme son nom, et ce sangdevait produire en elle quelque inextinguible incendie, pour peuqu’il fût agité par cette vieille sorcière de Destinée qui remue sisouvent nos passions dans nos veines endormies, avec un tisonenflammé ! Hélas ! quand Jeanne avait épousé Thomas LeHardouey, elle avait senti un soulèvement de ce sang qui arrosaitdans son cœur les rêves que toute jeune fille y porte, et quirendait les siens plus brûlants et plus impérieux.

Mais elle mit par-dessus cet orage la volonté courageuse qu’elletenait de sa mère, et l’idée que ce sang, après tout, confondu aveccelui d’une fille du peuple, n’avait pas tant le droit degronder ! Plus tard, la vie active, cette laborieuse et saineexistence des cultivateurs, qu’elle avait épousée avec son mari, leménage, l’intérêt domestique, l’éloignement de la classe à laquelleelle appartenait par son père, pesèrent et agirent sur elle avectant d’empire qu’elle ne semblait plus que ce qu’elle devait être,c’est-à-dire une femme qui avait pris son parti avec le sort et quiportait au doigt son alliance de mariage, comme le premieranneau de cette chaîne, formée de devoirs, que, parmi nous autreschrétiens, on appelle la résignation.

Elle avait été belle comme le jour à dix-huit ans : moins bellecependant que sa mère ; mais cette beauté, qui passe plus vitedans les femmes de la campagne que dans les femmes du monde, parcequ’elles ne font rien pour la retenir, elle ne l’avait plus.

Je veux parler de cette chair lumineuse de roses fondues etdevenues fruit sur des joues virginales, de cette perle defraîcheur des filles normandes près de laquelle la plus pure nacredes huîtres de leurs rochers semble manquer de transparence etd’humidité. À cette époque, les soins de la vie active, les soucisde la vie domptée, avaient dû éteindre au visage de Jeanne cettenuance des larmes de l’Aurore sous une teinte plus humaine, plusdigne de la terre dont nous sommes sortis et où bientôt nous devonsrentrer : la teinte mélancolique de l’orange, pâle et meurtrie.Grands et réguliers, les traits de Maîtresse Le Hardoueyavaient conservé la noblesse qu’elle avait perdue, elle, par sonmariage. Seulement ils étaient un peu hâlés par le grand air, etparsemés de ces grains d’orge savoureux et âpres, qui vont bien, dureste, au visage d’une paysanne. La centenaire comtesse Jacquelinede Montsurvent, qui l’avait connue, et dont le nom reviendra plusd’une fois dans ces Chroniques de l’Ouest, m’a raconté que c’étaitsurtout aux yeux de Jeanne-Madelaine qu’on reconnaissait laFeuardent. Partout ailleurs, on pouvait confondre la femme deThomas Le Hardouey avec les paysannes des environs, avec toutes cesmagnifiques mères de conscrits qui avaient donné ses plus beauxrégiments à l’Empire ; mais aux yeux, non ! il n’étaitplus permis de s’y tromper. Jeanne avait les regards de faucon desa race paternelle, ces larges prunelles d’un opulent bleu d’indigofoncé comme les quinte-feuilles veloutées de la pensée, et quiétaient aussi caractéristiques des Feuardent que les émaux de leurblason. Il n’y a que des femmes ou des artistes pour tenir comptede ces détails. Naturellement, ils avaient échappé à maître LouisTainnebouy, comme bien d’autres choses d’ailleurs, quand il m’avaitraconté l’histoire que j’ai complétée depuis qu’il m’en eut touchéla première note, dans cette lande de Lessay où nous nous étionsrencontrés. Lui, mon rustique herbager, jugeait un peu les femmescomme il jugeait les génisses de ses troupeaux, comme les pasteursromains durent juger les Sabines qu’ils enlevèrent dans leurs brasnerveux : il ne voyait guère en elle que les signes de la force etles aptitudes de la santé. Avec sa taille moyenne, mais bien prise,sa hanche et son sein proéminents, comme toutes ses compatriotesdont la destination est de devenir mères, si Jeanne n’était plusalors une femme belle, pour maître Tainnebouy, elle était encoreune belle femme. Aussi, quand il m’en parla, et quoiqu’elle fûtmorte depuis des années, son enthousiasme de bouvier bas-normands’exalta et atteignit des vibrations superbes, je dois enconvenir.

« Ah ! Monsieur, – me disait-il en frappant de son pied defrêne les cailloux du chemin, – c’était une fière et vertecommère ! Il fallait la voir revenant du marché de Créance,sur son cheval bai, un cheval entier, violent comme la poudre,toute seule, ma foi ! comme un homme ; son fouet de cuirnoir orné de houppes de soie rouge à la main, avec son justaucorpsde drap bleu et sa jupe de cheval ouverte sur le côté et fixée parune ligne de boutons d’argent ! Elle brûlait le pavé etfaisait feu des quatre pieds, Monsieur ! Et il n’y avait pasdans tout le Cotentin une femme de si grande mine et qu’on pûtciter en comparaison ! »

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