L’Ensorcelée

Chapitre 7

 

Le repas fut long, comme tout repas normand. Le curé Caillemerparla encore quelque temps de l’abbé de La Croix-Jugan. Il venait,disait-il, habiter Blanchelande, à côté des ruines de son abbaye,et racheter, par une vie exemplaire, le crime de son suicide et desa vie de partisan. Il avait choisi Blanchelande par la raisonqu’il faut que le mal soit expié là où il a causé le plus descandale. À ces raisons chrétiennes, il s’en mêlait peut-être uneautre moins élevée, que le bon curé ne savait pas. L’abbé, homme depart d’une grande importance, chef de Chouans, devait, à cetteépoque où la guerre venait de finir, mais où la pacificationn’était pas encore à l’épreuve du premier espoir qui pouvaitrenaître, se trouver placé sous la surveillance d’uneadministration inquiète. À Blanchelande, à Lessay, pays perdu, ilétait moins exposé à cette vigilance, nécessairement tracassière,que tous les gouvernements menacés exercent, sans qu’on puissejustement la leur reprocher. Bientôt on laissa là l’ancien moine,dont le nom et les aventures avaient rendu tout à coup laconversation si sérieuse. Le curé et maître Le Hardouey passèrent àd’autres sujets de causerie et s’égayèrent vers la fin du repas.Une bûche énorme brûlait dans la vaste cheminée, sous le manteau delaquelle la table était placée, et cette bûche, qui se dissolvaitpeu à peu en charbons flambants, entourait nos trois convives d’unechaude atmosphère et joignait son influence à cette excitation quivient de tout repas fait en commun, surtout quand il est arroséd’un cidre en bouteille ambré, pétillant et mousseux, que le curéappelait en riant « un aimable casse-tête du bon Dieu ».

« Pas vrai, monsieur le curé, qu’il n’est pas mauvais ? –disait maître Thomas avec le double sentiment de l’homme quipossède et de l’homme qui a créé ; – c’est un caramel pour lacouleur et pour le goût. J’ai moi-même goûté à chaque pomme dont ila été fait.

– Sainte Vierge ! – répondait le curé, les mains jointessur son rabat, sa pose favorite, et avec une humide jubilation surles lèvres et dans le regard, – ce devait être du pareil cidre quebuvait le fameux prieur de Regneville avec M. de Matignon quand letonnerre tomba sur le prieuré et leur mit le ciel du lit sur latête, comme un dais dont ils eussent été les bâtons, sans qu’ils ensentissent la moindre chose et prissent seulement la peine de sedéranger. »

C’était une anecdote du pays. Le prieur de Regneville était unde ces prêtres grands viveurs, une de ces granges à dîme, comme ondit encore en Normandie, dont le physique colossal justifiait bienun pareil nom.

Il avait été fort célèbre dans le Cotentin, pays de grandsmangeurs et de buveurs intrépides, et il était devenu, sur la finde sa vie, d’un embonpoint si considérable qu’il avait été obligéde faire une entaille circulaire à sa table pour y loger la rotondecapacité de son ventre. Le curé de Blanchelande l’avait connu,pendant l’émigration, à Jersey, où il étonnait et émerveillait lesAnglais par les prodiges de son estomac, toujours prêt à tout, etle bon abbé Caillemer en avait conservé une telle mémoire qu’iln’achevait jamais un repas plantureux et gai sans parler du prieurde Regneville. On pouvait même apprécier le degré d’excitationcérébrale du curé par le nombre d’anecdotes qu’il racontait sur leprieur.

Mais la gaieté des deux convives n’atteignait pas Jeanne. Ellevivait à part de ce qu’ils disaient. Elle en était restée à l’abbéde La Croix-Jugan. Ce prêtre-soldat, ce chef de Chouans, ce suicidééchappé de la mort volontaire et à la fureur des Bleus, la frappaitmaintenant par le côté moral de la physionomie, comme, à l’église,il l’avait frappée par le côté extérieur. C’était un genre desentiment qu’eue éprouvait, analogue à sa première sensation.L’horreur y était toujours, mais, chez cette femme d’action et derace, qui ne s’était jamais consolée d’avoir humilié la sienne dansune mésalliance, l’admiration pour ce moine décloîtré par la guerrecivile, qui ne s’était souvenu que d’une chose, au prix du salut deson âme, c’est qu’il était gentilhomme, oui, l’admirationl’emportait alors sur l’horreur et la changeait en une enthousiasteet noble pitié, Pendant que son mari et le curé buvaient, elle setenait grave et sans boire, soutenant son coude droit dans sa maingauche, et jouant pensivement avec sa jeannette, la croixsurmontée d’un gros cœur d’or quelle portait attachée à son cou parun ruban de velours noir, Placée en face de l’âtre embrasé, entreles deux soupeurs, le feu du foyer incendiait sa joue pâled’ordinaire, et aussi le feu de sa pensée ! Son œil distraitne quittait pas le canon d’un fusil de chasse qui luisait doucementau-dessus du manteau de la cheminée, là où, d’ordinaire, lespaysans mettent leurs armes.

Le lendemain de ce souper, qui se prolongea un peu dans la nuit,Jeanne Le Hardouey se leva de bonne heure et s’occupa des détailsde sa maison avec une activité supérieure à celle qu’elle déployaitd’ordinaire. Son ton de commandement fut plus bref, presque dur,ses mouvements plus rapides. Chez les êtres très actifs, lafébrilité de certaines pensées se révèle par une intensité de lavie habituelle, par une espèce de transport muet de la voix, duregard et du geste, qui sera peut-être du délire bien caractériséle lendemain. La nuit, en passant sur la joue de Jeanne, n’y avaitpoint éteint la flamme que les troubles de son âme avaient alluméepresque sous ses yeux. On aurait pu même remarquer que plus lajournée s’avança, plus se fonça cette trace enflammée. Après lerepas de midi, et quand Thomas Le Hardouey fut aux champs, Jeannejeta sur ses épaules sa pelisse bleue et quitta le Clos. Cependantelle ne se cachait point de son mari. Elle ne profitait pas, commebien des femmes, du moment où il avait le dos tourné pour faire unedémarche sur laquelle il aurait pu lui adresser une question.Maître Le Hardouey avait un grand respect pour sa femme. Jamais ilne lui demanda compte de ses actions. Dix ans de raison et deménage consacraient, pour Jeanne, une indépendance que les femmesne connaissent pas à un pareil degré dans les villes, où chaque pasqu’elles font est un danger et quelquefois une perfidie.

Elle s’en alla visiter une de ses anciennes connaissances, laClotte, comme on disait dans le pays. C’est une abréviationpopulaire du nom de Clotilde. Connue surtout sous cettedénomination à Blanchelande, Clotilde Mauduit était une vieillefille paralytique, qui ne sortait plus de sa maison depuisplusieurs années, et dont la jeunesse avait, comme celle deplusieurs de ses contemporaines, belles et passionnées, jeté unscandaleux éclat. Orgueilleuse de sa beauté, elle avait été unefille sage jusqu’à vingt-sept ans. Sa froideur naturelle l’avaitpréservée. Mais, à vingt-sept ans, cet orgueil fou, courroucéd’attendre, la rage d’une curiosité qui perdit Ève, le regret, plusaffreux qu’un remords, qui commençait pour elle, d’avoir perdu sajeunesse, la firent succomber. Ses passions violentes, mais toutesde tête, ne descendirent jamais plus bas que ses yeux. Tout le paysl’avait courtisée sans succès, quand elle tomba volontairement surla dernière flatterie d’un monceau d’hommages, entassés vainement àses pieds superbes depuis dix ans. C’était le temps oùSang-d’Aiglon de Haut-Mesnil faisait de son château le repaired’une noblesse qui se corrompait dans le sang des femmes, quandelle ne se ravivait pas dans le sang des ennemis. Clotilde Mauduit,après sa chute, fut une des reines villageoises des fêtescriminelles qu’on y célébrait. Seulement, ce n’était pas aux reinsque cette bacchante portait sa peau de tigre, c’était autour ducœur. La nature avait jeté cette fille du peuple dans le moulevaste et glacé des grandes coquettes, non de celles-là qui prennentà la pipée des imaginations imbéciles avec les singeries del’amour, mais de celles qui ont le calme meurtrier des sphinx etqui exaspèrent les coupables passions qu’elles font naître avec lescruautés du sang-froid. Au château de Haut-Mesnil, les débauchésqui l’y attirèrent- avec tant d’autres belles filles des environs,l’appelaient Hérodiade. C’est là qu’elle avait connuLouisine-à-la-hache, bien différente d’elle et de toutes les autresfemmes qui s’enfonçaient sous les voûtes de ce dévorant château,sous la cambrure rougie de ce four dévorant de la débauche, d’où labeauté, la pudeur, la vertu, la jeunesse ne ressortaient jamaisqu’en cendres !

Louisine, qui avait vécu pure là où les autres s’étaientperdues, n’y resta pas longtemps après son mariage avec Loup deFeuardent. Cette connaissance de sa mère, cette amitié de jeunesse,était la principale raison qui avait attiré à la Clotte l’intérêtde Jeanne. Tout ce qui lui parlait de sa mère lui étaitsacré ! Une autre raison encore de cet intérêt qu’ellemontrait courageusement à la Mauduit, car, dans l’opinion du pays,Clotilde s’était déshonorée, et le poids de son déshonneur devait,sans qu’on l’allégeât, rester sur elle, c’est que, fière de sessouvenirs comme elle l’avait été de sa beauté, la Clotte, ainsiqu’on l’appelait alors, aimait à tenir tête au mépris public enrappelant hardiment à quel monde elle s’était mêlée autrefois. Elleavait un respect exalté pour les anciennes familles éteintes, commel’était celle des Feuardent. Vassale orgueilleuse de ceux quil’avaient entraînée, elle gardait une espèce de fierté féodale mêmede son déshonneur. Vieille, pauvre, frappée de paralysie depuis laceinture jusqu’aux pieds, elle avait toujours montré à chacun, dansce pays, une hauteur silencieuse que sa honte n’avait pu courber.Les compagnes de ses désordres étaient mortes autour d’elle ;le château de Haut-Mesnil s’était écroulé, et la Révolution enavait dispersé les ruines ; les infirmités étaientvenues ; elle s’était trouvée isolée au milieu d’unegénération qui avait grandi et à qui, dès l’enfance, on l’avaitmontrée du doigt comme un objet de réprobation. Eh bien, malgrétout cela, Clotilde Mauduit, ou plutôt la Clotte, était restée toutce qu’on l’avait connue dans sa coupable prospérité. Elle habitaitune pauvre cabane à quelques pas du bourg de Blanchelande, la seulechose qu’elle eût au monde avec un petit courtil, dontelle faisait vendre les légumes et les fruits, et elle vivait làdans une méprisante et sourcilleuse solitude. Une voisine, quicalculait que, pour prix de ses attentions, la Clotte, en mourant,lui léguerait la petite maison ou le courtil, lui envoyait, chaquejour, sa fille, âgée de quatorze ans, pour la soigner. Elle nehantait personne, et personne ne la hantait… excepté Jeanne, à quielle avait toujours montré un bon visage, à cause de ce nom deFeuardent qui lui rappelait sa jeunesse. Jeanne, cette mésalliéequi gardait dans son âme la blessure immortelle de la fierté,trouvait une jouissance, vengeresse de tout ce que son mariage luiavait fait souffrir, dans ses rapports avec la Clotte, qui avaitmaudit autant qu’elle l’inexorable nécessité de ce mariage, et auxyeux de qui elle n’était jamais que la fille de Loup de Feuardent.Après cela, qui ne comprendrait la force du lien qui existait entreces deux femmes ?… Jeanne-Madelaine, obligée de vivre avec deshommes du niveau de son mari, attachée aux intérêts d’un ménage decultivateur, n’ayant jamais connu les mœurs d’une société plusélevée qui, sans les évènements, aurait été la sienne, ignorantemais instinctive ne sentait vivement, ne vivait réellement qu’avecla Clotte. Son âme patricienne comprimée se dilatait avec cettevieille, qui lui parlait sans cesse des seigneurs qu’elle avaitconnus, et dont le langage, enflammé par la solitude, parl’orgueil, par le caractère, avait parfois une extraordinaireéloquence. Pour Jeanne, qui ne connaissait que son missel, laClotte et ses récits étaient la poésie. Cette fille perdue, et quine s’était pas repentie, cette vieille endurcie dans son péché, àqui personne ne tendait la main, parlait à l’imagination demaîtresse Le Hardouey comme elle consolait son orgueil. Comment nel’eût-elle pas souvent visitée ?… Les gens du bourg s’enétonnaient.

« Que diable – disaient-ils – cette sorcière de la Clottea-t-elle fait à maîtresse Le Hardouey pour qu’elle aille si souventla visiter dans son taudis, et pourquoi ne laisse-t-elle pas sedébattre avec le démon, sur son grabat, ce reste d’impudicité qui afait honte à tout Blanchelande pendant dix ans ? »

Ce jour-là, Jeanne allait chez la Clotte, poussée par unensemble de circonstances qui, depuis les vêpres de la veille,cernaient pour ainsi dire son âme et lui donnaient sans qu’elle pûtles comprendre les plus singulières agitations. Il était troisheures de relevée quand elle arriva chez la Clotte. La porte de lachaumière était grande ouverte, comme c’est la coutume dans lescampagnes de Normandie quand le temps est doux. Selon son éternelusage, la Clotte se tenait assise sur une espèce de fauteuilgrossier contre l’unique croisée qui éclairait du côté du courtill’intérieur enfumé et brun de son misérable logis. Les vitres decette croisée, en forme de losanges, étaient bordées de petit plombet tellement jaunies par la fumée que le soleil le plus puissantdes beaux jours de l’année, qui se couchait en face, – car lachaumière de la Clotte était sise au couchant, – n’aurait pas pules traverser.

Or, comme ce jour-là, qui était un jour d’hiver, il n’y avaitpas de soleil, à peine si quelques gouttes de lumière passaient àtravers ce verre jauni, qui semblait avoir l’opacité de la corne,pour tomber sur le front soucieux de Clotilde Mauduit. Elle étaitseule, comme presque toujours lorsque la petite de la mère Ingou setrouvait à l’école ou en commission à Blanchelande. Son rouet, quid’ordinaire faisait entendre ce bruit monotone et sereinementrêveur qui passe le seuil dans la campagne silencieuse et avertitle voyageur au bord de la route que le travail et l’activitéhabitent au fond de ces masures que l’on dirait abandonnées, sonrouet était muet et immobile devant elle. Elle l’avait un peurepoussé dans l’embrasure de la croisée, et elle tricotait des basde laine bleue, d’un bleu foncé, presque noir, comme j’en ai vuporter à toutes les paysannes dans ma jeunesse. Quoique l’âge etles passions eussent étendu sur elle leurs mains ravageuses, onvoyait bien qu’elle avait été une femme « dont la beauté – me ditTainnebouy quand il m’en parla – avait brillé comme un feu de joiedans le pays ». Elle était grande et droite, d’un buste puissantcomme toute sa personne, dont les larges lignes s’attestaientencore, mais dont les formes avaient disparu. Sa coiffe plate auxpapillons tuyautés, qui tombaient presque sur sesépaules, laissait échapper autour de ses tempes deux fortes mèchesde cheveux gris qui semblaient être la couronne de fer de sa fièreet sombre vieillesse. Son visage, sillonné de rides, creusé commeun bronze florentin qu’aurait fouillé Michel-Ange, avait cetteexpression que les âmes fortes donnent à leur visage quand ellesrésistent pendant des années au mépris. Sans les propos de lacontrée, on n’aurait jamais reconnu sous ce visage de médailleantique, aux yeux de vert-de-gris, la splendide maîtresse de Remyde Sang-d’Aiglon, une créature sculptée dans la chair purpurine desfilles normandes. Les lèvres de cette femme avaient-elles étédévorées par les vampires du château de Haut-Mesnil ? On neles voyait plus. La bouche n’était qu’une ligne recourbée,orgueilleuse. La Clotte portait un corset couleur de rouille endroguet, un cotillon plissé à larges bandes noires sur un fondgris, et un devantey bleu en siamoise. À côté de son fauteuil, onvoyait son bâton d’épine durcie au four sut lequel elle appuyaitses deux mains, quand, avec des mouvements de serpent à moitiécoupé qui tire son tronçon en saignant, elle se traînait jusqu’aufeu de tourbe de sa cheminée afin d’y surveiller soit le pot quichauffait dans l’âtre, soit quelques pommes de reinette ou quelqueschâtaignes qui cuisaient pour la petite Ingou.

« Je vous ai reconnue au pas, mademoiselle deFeuardent, – dit-elle quand Jeanne parut au seuil garni depaille de sa demeure, – j’ai reconnu le bruit de vos sabots. »

Jamais, depuis son mariage, la Clotte n’avait appelé Jeanne LeHardouey du nom de son mari. Pour elle, Jeanne-Madelaine étaittoujours Mlle de Feuardent, malgré la loi, et, disait cet espritfort de village, malgré les simagrées des hommes. Quand ellen’était pas en train de maudire ce mariage, elle l’oubliait.

Jeanne souhaita le bonsoir à la Clotte et vint s’asseoir sur unescabeau à côté de la paralytique.

« Ah ! – dit-elle, – je suis fatiguée ; – et elle fitun mouvement d’épaules, comme si sa pelisse avait été de plomb. –Je suis venue trop vite, – ajouta-t-elle pour répondre au regard dela Clotte, qui avait laissé tomber son tricot sur ses genoux etplanté une de ses aiguilles dans les cheveux de ses tempes en laregardant.

– Vère ! – fit la Clotte, – vous serez venue trop vite. Lessabots pèsent la mort par la boue qu’il fait, et le chemin doitêtre bien mauvais au Carrefour des Raines. Vous, qui n’êtes pasrouge d’ordinaire, vous avez les joues comme du feu.

– J’ai presque couru, – reprit Jeanne. – On va si vite quand ona l’ennui derrière soi ! Il est des jours, ma pauvre Clotte,où les ouvrages, les marchés, la maison, toute cette vied’occupations que je me suis faite, n’empêchent pas d’avoir lecœur, on ne sait pourquoi, entre deux pierres, et vous savez bienque c’est toujours dans ces moments-là que je viens vous voir.

– Je le sais, – dit gravement la Clotte, – et je voyais bienqu’il n’y avait pas que la fatigue de la marche dans l’éclat de voscouleurs, ma fille. C’est donc aujourd’hui – reprit-elle après unsilence, comme une femme qui parle une langue déjà bien parléeentre elles deux – un de nos mauvais jours ? »

Jeanne fit le geste d’un aveu silencieux. Elle courba latête.

« Ah ! – dit la Clotte déjà exaltée, – ils ne sont pasfinis, ces jours-là, mon enfant. Vous êtes si jeune et siforte ! Le sang des Feuardent, qui vous brûle les joues, serévoltera encore longtemps avant de se calmer tout à fait.

« Peut-être – ajouta-t-elle en fronçant les rides de son front –que des enfants, si vous en aviez, vous feraient plus de bien quetout le reste ; mais des enfants qui ne seraient pas desFeuardent !… »

Et elle s’arrêta, comme si elle se fût repentie d’en avoir tropdit.

« Tenez, la Clotte, – dit Jeanne-Madelaine en mettant sa mainsur une des mains desséchées de la vieille femme, – je crois quej’ai la fièvre depuis hier au soir. »

Et alors elle raconta sa rencontre avec le berger sous le porchedu Vieux Presbytère, et la menace qu’il lui avait jetée et qu’ellen’avait pu oublier.

La Clotte l’écouta en jetant sur elle un regard profond.

« Il y a d’autres anguilles sous roche, – dit-elle en hochant latête. – La fille de Louisine-à-la-hache n’a pas peur des sornettesque débitent les bergers pour effrayer les fileuses. Je ne dis pasqu’ils n’aient pas de méchants secrets pour faire mourir les bêteset se venger des maîtres qui les ont chassés ; mais qu’est-cequ’un de ces misérables pourrait faire contre Mademoiselle deFeuardent ? Vous avez autre chose que ça sur l’esprit, monenfant… »

Mais Jeanne Le Hardouey resta muette, et la Clotte, qui semblaitchercher la pensée de Jeanne dans sa vieille tête, à elle,fouillait les cheveux gris de sa tempe creusée, avec le bout de sonaiguille à bas, comme on cherche une chose perdue dans les cendresd’un foyer éteint, et continuait à la dévisager de ses redoutablesyeux pers.

« Vous qui avez connu tant de monde, la Clotte, – dit, aprèsquelques minutes de silence, Jeanne Le Hardouey, qui succombaitenfin à sa pensée secrète, – avez-vous connu, dans le temps, unabbé de La Croix-Jugan ?

– L’abbé de La Croix-Jugan ! Jéhoël de LaCroix-Jugan ! qu’on appelait le frère Ranulphe deBlanchelande ! – s’écria tout à coup la Clotte, redevenueClotilde Mauduit, avec le frémissement d’un souvenir quigalvanisait sa vieillesse, – si je l’ai connu ! Oui, ma fille.Mais pourquoi me demander cela ? Qui vous a parlé de l’abbé deLa Croix-Jugan ? Je ne l’ai que trop connu, ce Jéhoël. C’étaitavant la Révolution. Il était moine à l’abbaye. Sa famille l’yavait mis presque au sortir de son enfance ; et ma jeunesse, àmoi, quand je l’ai connu, commençait déjà à se passer. On disaitque, comme tant d’autres prêtres de grande famille, il n’avait pasde vocation, mais que, toujours, chez les La Croix-Jugan, ledernier des enfants était moine depuis des siècles. Si je l’aiconnu ! oh ! ma fille, comme je vous connais ! Ilsortait bien sou vent de son monastère, et il s’en venait chez leseigneur de Haut-Mesnil les jours qu’ils appelaient leur jour desabbat, et il voyait là de terribles spectacles pour un homme quidevait un jour porter la mitre et la croix d’abbé. Jéhoël de LaCroix-Jugan ! comme l’appelaient Rémy de Sang-d’Aiglon deHaut-Mesnil et ses anis, car ils ne lui donnaient jamais son nomreligieux de frère Ranulphe, alors qu’il était avec eux, quoiqu’ilportât la soutane blanche et son manteau de chanoine deSaint-Norbert par-dessus, quand il venait au château, entrel’office et matines. J’ai ouï dire qu’ils voulaient, en lui donnantson nom de gentilhomme, lui enfoncer dans le cœur un dégoût encoreplus profond que celui qu’il avait pour son état de prêtre, et jen’ai pas de peine à croire que cela ait été l’idée de pareilsréprouvés, mon enfant !

– Comment était-il quand vous l’avez connu ? – fitavidement Jeanne-Madelaine.

– Je vous l’ai dit, ma fille, il était bien jeune alors, – ditla Clotte, – oui, jeune d’âge ; rais qui le voyait oul’entendait ne l’aurait pas dit, car il était sombre comme unvieux. Jamais son visage ne s’éclaircissait. On disait qu’iln’était pas heureux d’être moine, mais ce n’était pas, malgré sagrande jeunesse, un homme à se plaindre et à porter la tonsure quilui brûlait le crâne moins fièrement qu’il n’eût fait un casqued’acier. Il était haut comme le ciel, et je crois que l’orgueilétait son plus grand vice. Car, je vous l’ai déjà dit, mon enfant,nous étions là, au château de Haut-Mesnil, une troupe d’affolées,et jamais, au grand jamais, je n’ai entendu dire que l’abbé de LaCroix-Jugan ait oublié sa robe de prêtre avec aucune de nous.

– Pourquoi donc, s’il était ce que vous dites, – repartitJeanne, – allait-il au château de Haut-Mesnil ?

– Pourquoi ? Qui sait pourquoi, ma fille ? – dit laClotte. – Il trouvait là des seigneurs comme lui, des gens de sasorte, et des occupations qui lui plaisaient plus que les officesde son abbaye. Il n’était pas né pour faire ce qu’il faisait… Ilchassait souvent, tout moine qu’il fût, avec les seigneurs deHaut-Mesnil, de la Haye et de Varanguebec, et c’était toujours luiqui tuait le plus de loups ou de sangliers. Que de fois je l’ai vu,à la soupée, couper la hure saignante et les pattes boueuses de labête tuée le matin et les plonger dans le baquet d’eau-de-vie àlaquelle on mettait le feu et dont on nous barbouillait les lèvres.Oh ! ma fille, je ne vous dirai pas les blasphèmes et lesabominations qu’il entendait alors. « Tiens ! – lui disaitRichard de Varanguebec en lui versant cette eau-de-vie à feu, leurrégal de démons, – tu aimes mieux ça que le sang du Christ, buveurde calice ! » Mais il continuait de boire en silence, sombrecomme le bois de Limore et froid comme un rocher de la mer devantles excès dont il était témoin. Non, ce n’était pas un homme commeun autre que Jéhoël de La Croix-Jugan ! Quand la Révolutionest venue, il a été un des premiers qui aient disparu de soncloître. On raconte qu’il a passé dans le Bocage et qu’il a tuéautant de Bleus qu’il avait jadis tué de loups… Mais pourquoi neparlez-vous de l’abbé de La Croix-Jugan, ma fille ? –interrompit la Clotte en laissant là ses souvenirs, vers lesquelselle s’était précipitée, pour revenir à la question de Jeanne LeHardouey.

– C’est qu’il est revenu à Blanchelande et qu’hier il était auxvêpres, mère Clotte, – répondit Jeanne-Madelaine.

– Il est revenu ! – fit avec éclat la vieille femme.

– Vous êtes sûre qu’il est revenu, Jeanne de Feuardent ?Ah ! si vous ne vous trompez pas, je me traînerai sur monbâton jusqu’à l’église pour le revoir. Il a été mêlé à une mauvaiseet coupable jeunesse, mais dont le souvenir me poursuit toujours.Quelquefois je crois, – reprit-elle en fermant ses yeux ardents etrigides comme si elle regardait en elle-même, – oui, je crois queles vices qu’on a eus vous ensorcellent, car pourquoi, moi quevoilà sur le bord de ma fosse, désiré-je revoir ce Jéhoël de LaCroix-Jugan ?

– D’autant que vous ne le reconnaîtriez pas, mère Clotte !– dit Jeanne. – Quand vous le reverrez, on peut vous défier de direque c’est lui. On raconte que, dans un moment de désespoir, quandil a vu les Chouans perdus, il s’est tiré d’une arme à feu dans levisage. Dieu n’a pas permis qu’il en soit mort, mais il lui alaissé sur la face l’empreinte de son crime inaccompli, pour enépouvanter les autres et peut-être pour lui en faire horreur àlui-même. Nous en avons tous tremblé hier, à l’église deBlanchelande, quand il y a paru.

– Quoi ! – reprit la Clotte avec un sentiment d’étonnement,– Jéhoël de La Croix-Jugan n’a plus son beau visage de saint Michelqui tue le dragon ! Il l’a perdu sous le fer du suicide, commenous, qui l’avons trouvé si beau, nous, les mauvaises filles deHaut-Mesnil, nous avons perdu notre beauté aussi sous les chagrins,l’abandon, les malheurs du temps, la vieillesse ! Il est jeuneencore, lui, mais un coup de feu et de désespoir l’a mis d’égal àégal avec nous ! Ah ! Jéhoël, Jéhoël ! –ajouta-t-elle avec cette abstraction des vieillards qui les faitparler, quand ils sont seuls, aux spectres invisibles de leurjeunesse, – tu as donc porté les mains sur toi et détruit cettebeauté sinistre et funeste qui promettait ce que tu as tenu !Que dirait Dlaïde Malgy, si elle vivait et qu’elle terevît ?

– Qu’était-ce que Dlaïde Malgy, mère Clotte ? – dit JeanneLe Hardouey toute troublée, et dont l’intérêt s’accroissait àmesure que parlait la vieille femme.

– C’était une de nous, et la meilleure peut-être, – fit laMauduit ; – c’était l’amie de votre mère, Jeanne de Feuardent.Mais, hélas ! Louisine, qui était sage, ne put sauver DlaïdeMalgy par ses conseils. La pauvre enfant se perdit, comme toutesles hanteuses du château de Haut-Mesnil, comme Marie Otto, JulieTravers, Odette Franchomme, et Clotilde Mauduit avec elles, toutesfilles orgueilleuses, qui aimèrent mieux être des maîtresses deseigneurs que d’épouser des paysans, comme leurs mères. Vous nesavez pas, Jeanne de Feuardent, vous ne saurez jamais, vous quiavez été forcée d’épouser un vassal de votre père, ce que c’est quel’amour de ces hommes qui, autrefois, étaient les maîtres desautres, et qui se vantaient que la couleur du sang de leurs veinesn’était pas la même que celle de notre sang. Allez ! il étaitimpossible d’y résister. Dlaïde Malgy l’apprit par sa propreexpérience. Elle fut une des plus folles de ces folles quilivrèrent leur vertu à Sang-d’Aiglon de Haut-Mesnil et à sesabominables compagnons. Mais aussi qu’elle en fut punie !Ah ! nous avons toutes été châtiées ! Mais elle fut lapremière qui sentit la main de Dieu s’étendre comme un feu surelle. Au sein de toutes ces perditions dans lesquelles seconsumaient nos jeunesses, elle aima Jéhoël de La Croix-Jugan, lebeau et blanc moine de Blanchelande, comme elle n’avait aimépersonne, comme elle ne croyait pas, elle qui avait été si rieuseet si légère de cœur, qu’on pût aimer un homme, un être fait avecde la terre et qui doit mourir ! Elle ne s’en cacha point.Belle, amoureuse, devenue effrontée, elle croyait facile de sefaire aimer… Mais elle s’abusa. Elle fut méprisée pour sa peine.Nous n’étions pas dans les passions de ce Jéhoël, s’il en avait.Roger de la Haye, Richard de Varanguebec, Jacques de Néhou, Lucasde Lablaierie, Guillaume de Hautemer se moquèrent de l’amourméprisé de Dlaïde. « Fais ta belle et ta fière, maintenant ! –disaient-ils. – Tu n’as pas même su mettre le feu à la robed’amadou d’un moine. Tu as trouvé ton maître, ton maître qui neveut pas de toi. » Elle, exaspérée par leurs railleries, jura qu’ill’aimerait. Mais ce serment fut un parjure… Jéhoël avait despensées qu’on ne savait pas. L’acier de son fusil de chasse étaitmoins dur que son cœur orgueilleux, et le sang des bêtes massacréesqu’il rapportait sur ses mains du fond des forêts, il ne l’essuyajamais à nos tabliers ! Nous ne lui étions rien ! Unsoir, Dlaïde, devant nous toutes, dans un de ces repas qui duraientdes nuits, lui avoua son amour insensé. Mais, au lieu de l’écouter,il prit au mur un cor de cuivre, et, y collant ses lèvres pâles, ilcouvrit la voix de la malheureuse des sons impitoyables du cor, etlui sonna longtemps un air outrageant et terrible comme s’il eûtété un des Archanges qui sonneront un jour le DernierJugement ! Je vivrais cent ans, Jeanne-Madelaine, que jen’oublierais pas ce mouvement formidable, et l’action cruelle de ceprêtre, et l’air qu’il avait en l’accomplissant ! Pour Dlaïde,elle en tomba folle tout à fait. La pauvre tête perdue s’abandonnaaux faiseuses de breuvages, qui lui donnèrent des poudres pour sefaire aimer. Elle les jetait subtilement, par derrière, dans leverre du moine, à la soupée ; mais les poudres étaient desmenteries. Rien ne pouvait empoisonner l’âme de Jéhoël. Toutindigne qu’il fût, Dieu gardait-il son prêtre ? ou l’Espritdes ténèbres se servait-il de l’oint du Seigneur pour mieuxmaîtriser le cœur de Dlaïde ?… Exemple effroyable pour noustoutes, mais qui ne nous profita pas ! Dlaïde Malgy passabientôt pour une possédée et une coureuse de guilledou, dans toutle pays. Les femmes se signaient quand elles la rencontraient lelong des chemins, ou assise contre les haies, presque à l’étatd’idiote, tant elle avait le cœur navré ! D’aucuns disaientqu’elle n’était pas toujours si tranquille… et que, la nuit, onl’avait vue souvent se rouler, avec des cris, sur lestêtes de chat de la chaussée deBroquebœuf, hurlant de douleur, au clair de lune, comme une louvequi a faim. C’était peut-être une invention que cettedirie de la chaussée de Broquebœuf… mais ce qui estcertain, c’est que, dans le temps, quand nous allions nous baignerdans la rivière, je comptai bien des meurtrissures, bien des placesbleues sur son pauvre corps, et quand je lui demandais : «Qu’est-ce donc que ça ? où t’es-tu mise ?… » elle medisait, dans son égarement : « C’est une gangrène qui me vient ducœur et qui me doit manger partout. » Ah ! sa beauté et sasanté furent bientôt mangées. La toux la prit. C’était la plusfaible d’entre nous. Mais la maladie et son corps, qui se fondaitcomme un suif au feu, ne l’empêchèrent point de mener la vie quenous menions à Haut-Mesnil. Ce n’étaient pas des délicats que lesdébauchés qui y vivaient ! L’amour de la Malgy pour Jéhoël, samaladie, sa maigreur, sa langueur, quelle enflammait en buvant dugenièvre comme on boit de l’eau quand on a soif, ce qui lui fitbientôt trembler les mains, bleuir les lèvres, perdre la voix, rienn’arrêta les forcenés dont elle était entourée. Ils aimaient,disaient-ils, à monter dans le clocher quand il brûle ! et ilsse passaient de main en main cette mourante, dont chacun prenait sabouchée, cette fille consumée, qui flambait encore par dedans, maispas pour eux ! Ils l’ont tuée ainsi, l’infortunée ! Ça nefut pas long… Mais pourquoi pâlissez-vous, Jeanne deFeuardent ? – s’écria, en s’interrompant, Clotilde Mauduit,épouvantée du visage de Jeanne. – Ah ! ma fille, Jéhoël a-t-ilencore le don d’émouvoir les femmes, maintenant qu’il n’est plus lebeau Jéhoël d’autrefois ? A-t-il encore cette puissancediabolique qu’on crut longtemps accordée par l’enfer à ce prêtreglacé, puisque, malgré le changement de son visage, vous pâlissez,ma fille, rien qu’à m’en entendre parler ?… »

La femme des passions avait vu l’éclair souterrain qu’ellesjettent parfois du fond d’une âme.

« Ai-je donc pâli ? – fit Jeanne effrayée à son tour.

– Oui, ma fille, – dit la Clotte, pensive devant cette pâleur,comme le médecin pénétrant devant le premier symptôme du mal caché,– et, Dieu me punisse, je crois même que vous pâlissezencore ! »

Jeanne-Madelaine baissa les yeux et ne répondit pas, car ellesentait que la Clotte disait vrai et que quelque chose deterrifiant et d’indicible lui étreignait le cœur et le lui tordaitencore plus fort que la veille aux vêpres, à la même heure. Clouéesur l’escabeau où elle s’était assise, elle ne put pas même, elle,Jeanne la forte, relever ses paupières, lourdes comme d’un plombmortel, vers la Clotte, qui ne parlait plus.

Maître Louis Tainnebouy, qui n’était pas un moraliste et quiregardait plus au poil de ses bœufs qu’à l’âme humaine, m’avaitpeint d’un mot rude et terrible, dans son patois de mots etd’idées, ce que je cherche à exprimer avec des nuances.

« Les femmes se perdent avec des histoires ! – me dit-il. –La vieille sorcière de la Clotte avait écopi sur maîtresseLe Hardouey le venin de ses radoteries. À dater de ce moment, elles’hébéta comme la Malgy, – ajouta-t-il ; – elle avait le sangtourné. »

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